178 ARCHIVES PARLEMENTAIRES - CONVENTION NATIONALE Lefiot demande qu’on renvoie à un comité à examiner si on peut admettre des preuves testimoniales contre un représentant du peuple. GUÉRIN, rapporteur: Je combats cette proposition comme contraire aux vrais principes, ceux de l’égalité. S’il était possible d’élever à cet égard des doutes, il en résulterait l’impunité des horreurs commises à Nantes, et dont est accusé Carrier, si d’ailleurs on n’avait pas des écrits de cet accusé qui certifient les plaintes publiques ; au surplus les témoins doivent toujours être appréciés sur leur moralité. THIBAULT : Si l’on n’admettait pas les preuves testimoniales, un représentant pourrait impunément assassiner en plein jour. Je suppose qu’un représentant requière la force armée pour arrêter un de ses collègues: en serait-il moins coupable, pour n’avoir pas pris d’arrêté ? Et ceci n’est point une supposition gratuite; cela est arrivé à Lefiot. LEFIOT: Je défie qu’on prouve rien contre moi ; je demande que Thibault porte sa dénonciation au comité. THIBAULT : Je n’ai pas dénoncé, mais cité un fait. Lefiot réclame la parole avec instance. Thibault la demande aussi. Lefiot insiste pour que Thibault soit entendu. Chazal observe qu’il s’agit non d’individus, mais de principes. L’Assemblée passe à l’ordre du jour sur cet incident (123). RÉAL : Et moi aussi je pense qu’il est des cas où un représentant du peuple ne pourrait être traduit en jugement sur de simples preuves testimoniales. Citoyens, cette question tient aux plus grands intérêts de l’ordre social. La garantie de la représentation nationale sera toujours le plus ferme rempart de la liberté publique. Pour résoudre cette question, il suffit de distinguer les cas. Sans doute, lorsqu’il existe un corps de délit constant et des preuves écrites, revêtues d’un caractère authentique contre un représentant, on doit admettre les preuves testimoniales qui viennent à l’appui. Mais, si un mandataire du peuple était accusé de ces crimes qui ne laissent aucune trace matérielle du délit, et qu’il n’y eût d’ailleurs aucun écrit émané de lui à sa charge, pensez-vous qu’il fût sage et politique de l’accuser sur de simples témoignages, toujours équivoques lorsqu’ils sont dénués du concours des autres preuves? Je ne le pense pas, moi; les représentants du peuple seront toujours le point de mire des ennemis de la liberté. Il faut donc les garantir de leurs atteintes meurtrières. Au reste, cette question est oiseuse. D’une part, les lois sages que vous avez faites sur (123) Moniteur, XXII, 603. Rép., n° 67. cette matière, les filières par lesquelles doit passer une dénonciation contre un représentant, garantissent suffisamment la représentation nationale, et assurent au peuple l’action de la loi contre ses mandataires infidèles; d’autre part, dans l’affaire de Carrier, il n’y a malheureusement que trop de preuves écrites, émanées de sa main, pour justifier notre décret d’accusation. Je demande que l’on passe à l’ordre du jour sur toutes les propositions incidentes, et que l’on discute article par article l’acte d’accusation. Cette proposition est adoptée (124). Un membre propose d’ajouter au premier article de l’acte d’accusation, relatif aux individus que Carrier ordonnoit d’exécuter sans jugement, ces mots amenés à Nantes. Il observe que cette conduite de Carrier est ce qui constitue principalement le délit, en ce qu’il auroit pu les faire fusiller sur le champ de bataille, s’ils avoient été pris les armes à la main, au lieu de les faire amener à Nantes pour exercer un raffinement de cruauté (125), en prolongeant les horreurs de la mort (126). Réal voudrait que l’on ajoutât aussi par sous-amendement: contre le vœu formel de la loi. Le premier amendement seul est adopté. Il sera ajouté à l’article (127). Un autre membre [DEVARS] demande que le mot prétendus précède brigands. Le rapporteur [GUÉRIN] observe que, dans l’acte d’accusation, la commission s’est servie des expressions consignées dans les pièces. L’article est adopté, et successivement tous les articles (128). BOUDIN : J’insiste pour que l’article soit adopté comme il est conçu. Croyez-vous rendre Carrier plus coupable par cette distinction ? Eh ! ne l’était-il pas assez en faisant fusiller ou noyer, sans jugement, les brigands eux-mêmes ? L’article est adopté comme il est rédigé, et successivement les autres articles de l’acte d’accusation (129). Acte d’accusation contre le représentant du peuple Carrier (130). «La Convention nationale, après avoir entendu sa commission des Vingt-Un; (124) Moniteur, XXII, 603. Rép., n° 67 ; Débats, n° 793, 928 ; J. Perlet, n° 793. (125) Moniteur, XXII, 603, indique un «raffinement de barbarie». (126) P.-V., L, 110. (127) Moniteur, XXII, 603. Débats, n° 793, 927. (128) P.-V., L, 110. Moniteur, XXII, 603. (129) Moniteur, XXII, 603. (130) P.-V., L, 110-113. C 327 (1), pl. 1431, p. 25. Guérin rapporteur, Rovère secrétaire selon C 327 (1), pl. 1431, p. 34. Moniteur, XXII, 604 ; Débats, n° 794, 933 ; Ann. Patr., n° 694 bis ; C. Eg., n° 830 ; F. de la Républ., n° 66 ; M.U., n° 1354. SÉANCE DU 5 FRIMAIRE AN III (25 NOVEMBRE 1794) - N° 46 179 accuse le représentant du peuple Carrier, l’un de ses membres : 1. D’avoir, le 27 frimaire, l’an deuxième, donné à Phelippes [Tronjolly], président du tribunal criminel du département de Loire-Inférieure, séant à Nantes, l’ordre écrit de faire exécuter sans jugement et sur-le-champ vingt-quatre brigands qui venoient d’être arrêtés les armes à la main, et amenés à Nantes, dont deux de treize et deux de quatorze ans ; d’avoir le même jour, réitéré verbalement l’ordre précédent, quoique Phelippes lui eut représenté qu’il contra-rioit les lois des 19 mars, 10 mai et 5 juillet 1793 (vieux style) ; 2. D’avoir, le 29 dudit mois de frimaire, donné l’ordre écrit audit Phelippes, de faire exécuter sans jugement vingt-sept brigands qui avoient été arrêtés les armes à la main, et qui avoient été amenés aussi à Nantes, dans le nombre desquels se trouvaient sept femmes ; 3. D’avoir autorisé une commission militaire à faire fusiller les gens de la campagne, dont une partie n’avoit jamais pris les armes, et d’avoir fait investir dans la nuit différentes communes de campagne, dont ensuite les habitans qui, depuis plus de deux mois, restoient tranquilles cultivant leurs champs, ont été tous fusillés indistinctement, sans avoir été interrogés; 4. D’avoir fait noyer ou fusiller un très-grand nombre de brigands, qui s’étoient rendus à Nantes sur la foi d’une amnistie ; 5. D’avoir fait subir à quatre-vingt et quelques cavaliers brigands, armés et équipés, le même sort qu’à d'autres détenus, quoiqu’ils eussent déclaré venir au nom de toute l’armée ennemie, pour se rendre, livrer leurs chefs, pieds et mains liés ; que trois d’entr’eux se détacheroient pour porter l’acceptation, et que les autres reste-roient en otages ; 6. D’avoir ordonné ou toléré diverses noyades d’hommes, d’enfans et de femmes, dont plusieurs enceintes ; 7. D’avoir donné des pouvoirs illimités au nommé Lamberty, qui s’en est servi pour des noyades de prêtres, autres personnes, et pour des mariages qu’il appeloit républicains, et qui consistoient à mettre nus un jeune garçon et une jeune fille, les lier ensemble et les jeter ensuite à l’eau ; 8. D’avoir défendu à tous citoyens d’obéir aux ordres du représentant du peuple Tré-houart, pour lors revêtu des pouvoirs de la Convention nationale, en le déclarant partisan de tous les fédéralistes, royalistes, modérés et contre-révolutionnaires des pays qu’il avoit parcourus, et cela, parce que le représentant du peuple Tréhouard avoit fait mettre en arrestation le nommé Lebatteux qui, muni de pouvoirs illimités de Carrier et à la tête d’une armée dite révolutionnaire, s’étoit livré à plusieurs actes arbitraires, avoit fait arrêter et fusiller huit individus, quoique deux d’entr’eux produisissent des certificats de civisme en bonne forme ; 9. D’avoir écrit au général Haxo, le 23 frimaire, que l’intention de la Convention nationale étoit de faire exterminer tous les habitans de la Vendée, et d’en incendier toutes les habitations. C’est depuis cette lettre que quelques généraux ont fait incendier un grand nombre de communes de ce pays, ainsi que les fermes et fait égorger les habitans, sans distinction de sexe, d’âge, de patriotes et de rebelles ; 10. Et d'avoir donné au chef et à chacun des membres de la compagnie dite Marat, des pouvoirs qui mettoient dans leurs mains les moyens d’attenter à la liberté, à la sûreté et aux propriétés de tous les citoyens. En conséquence, la Convention nationale décrète que Carrier sera traduit devant le Tribunal révolutionnaire à Paris, pour y être jugé sur les faits ci-des-sus, conformément à la loi. Charge la commission des Vingt-Un d’envoyer dans le plus bref délai, à l’accusateur public près ce tribunal, toutes les pièces dont elle est dépositaire, relatives à la conduite de Carrier. » BOUDIN : La Convention nationale doit tirer parti du grand acte de justice que vous venez de consommer, et essayer de faire rentrer dans le giron de la République des frères que les fureurs de Carrier en ont peut-être fait sortir, ou en tiennent éloignés. Un des grands délits dont Carrier est accusé, c’est d’avoir fait périr un grand nombre de brigands qui s’étaient rendus à Nantes, sur la foi d’une amnistie en faveur de ceux qui mettraient bas les armes. Cette violation de la foi promise est encore présente à l’esprit des rebelles. Leurs chefs s’en servent pour les retenir dans le crime. Plusieurs d’entre nous savent très bien qu’on n’a aucune confiance dans les proclamations de ceux de nos collègues en mission dans ces contrées malheureuses. On ne se fie qu’aux promesses qui émanent directement de la Convention nationale. Ils peuvent justifier leur défiance sur la conduite de Carrier, ainsi que sur l’improbation de la Convention nationale elle-même à là proposition faite par notre collègue Levasseur d’accorder une amnistie aux rebelles qui mettraient bas les armes. Je crois que la Convention nationale devrait enfin se prononcer d’une manière formelle à cet égard.