364 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [28 janvier 1790.] tution , un rapport sur la possession d’état de citoyen actif , réclamée par des juifs portugais établis à Bordeaux. M. de Talleyrand , évêque d'Autun. Les juifs regnicoles, établis à Bordeaux, viennent d’envoyer une députation extraordinaire, avec des pouvoirs constatés et signés par deux cent quinze chefs de leurs maisons. Ces députés ont remis au comité de constitution une adresse pour l’Assemblée nationale, dontnotre devoir est de vous donner connaissance, et sur laquelle, à raison de l’époque prochaine des élections, il nous a paru également juste et convenable que vous prononçassiez incessamment. Les juifs de Bordeaux, ainsi que ceux de Bayonne et d’Avignon, se trouvent dans une position particulière, en sorte que votre décision laissera intact l’ajournement que vous avez prononcé. Cette position les rend étrangers aux observations qui ont été faites dans cette assemblée sur l’état des juifs. Ils n’ont ni lois, ni tribunanx, ni officiers particuliers. Ils jouissent du droit indéfini d’acquérir des immeubles. Ils possèdent toute espèce de propriété. Ils supportent toute imposition sur le même pied que les autres Français. Ils participent au droit de bourgeoisie, assistent dans toutes les occasions aux assemblées publiques comme citoyens et comme négociants ; ils ont concouru en dernier lieu à l'élection des députés à l’Assemblée ; ils servent dans ce moment dans les milices nationales, y occupent des grades, et en remplissent les fonctions sans distinction d’aucun jour de la semaine. Enfin, ce qui nous a paru tout-à-fait décisif, depuis deux cent quarante ans, ils jouissent de tous les droits de régnicoles, en vertu de lettres-patentes légalement enregistrées et renouvelées de règne en règne. Les preuves de tous ces faits nous ont été remises ; elles sont incontestables. Voici les termes des lettres-patentes de 1776 : « Voulons (y est-il dit en parlant des juifs portugais établis à Bordeaux) qu’ils soient traités et regardés, ainsi que nos autres sujets nés en notre royaume, et qu’ils soient réputés tels, tant en jugement que dehors. » Les lettres-patentes de 1780, relatives aux juifs avignonnais établis aussi à Bordeaux, sont plus expressives encore. Ils demandent donc, Messieurs, non pas d’être admis à la participation des droits de citoyen ; mais plutôt d’être maintenus dans la jouissance de ces droits. Leur demande nous a paru parfaitement juste, Vous n’avez point voulu, vous n’avez pas pu priver personne de l’honorable qualité de citoyen à moins qu’il n’eût démérité aux yeux de la nation ; et il est évident que ce serait priver les juifs de Bordeaux que de ne pas la leur reconnaître en ce moment. Votre comité de constitution a donc pensé que, sans rien préjuger sur la question de l’état des juifs, prise dans sa généralité, il était juste et convenable de décréter en ce moment : « Que les juifs à qui les lois anciennes ont accordé la qualité de citoyen, ainsi que ceux qui sont dans une possession immémoriale d’en jouir, la conservent, et, en conséquence, sont citoyens actifs, s’ils réunissent les autres qualités exigées par les décrets de l’Assemblée. » Cette motion excite de vives réclamations. M. Hewbell prend la parole; il est interrompu par des rumeurs. M. le vicomte de IVoailles s’écrie : En 1757, les juifs de Bordeaux ont ouvert une caisse aux officiers de la marine française ; ils ont donné des preuves du plus grand patriotisme, et ce sont de tels citoyens qu’on veut priver de leur état ! M. de la Gralissonnière. Les juifs ont trouvé leur intérêt en agissant ainsi. M. de Fumel. J’assure qu’il existe chez les ministres des preuves de ces actes du patriotisme le plus pur et le plus désintéressé des juifs. M. Ifiewbell. Je croirais manquer à mon devoir si je ne m’opposais pas au projet du comité; c’est une exception très-dangereuse qu’il vous propose; votre décret a ajourné la question de tous les juifs. Ceux de Bordeaux n’ont énoncé qu’un extrait de leurs lettres-patentes, et des lettres isolées de bourgeoisie. Les juifs se sont réunis pour exister en corps de nation séparé des Français ; ils ont un rôle distinct, ils n’ont donc jamais joui de la possession d’état de citoyen actif; d’ailleurs l’exception pour les juifs de Bordeaux entraînerait bientôt la même exception pour les autres juifs du royaume. L’Alsace est inondée de libellistes dont les ennemis publics se servent pour chercher à soulever les peuples, et après votre décret, ils leur diront qu’il existe une confédération des juifs et des agioteurs pour s’emparer de toutes les propriétés ; enfin, si les juifs ne sont pas en possession, un de vos décrets ne la leur donnera pas ; si au contraire, ils sont en possession, ils n’ont pas besoin de vos décrets. Je demande la question préalable. M. de Sè*e. Quand je ne serais pas un des représentants de la province de Guyenne, je me croirais le droit d’être le défenseur d’un peuple malheureux, longtemps opprimé par vos lois civiles, qui a supporté avec la plus longue patience la proscription de presque toutes les nations au milieu desquelles il a vécu. Je me croirais surtout ce droit, au moment où l’on veut ôter l’espèce d’adoucissement à son sort, qu’il a obtenu de la faveur de nos rois ; mais comme représentant de la ville de Bordeaux, c’est un droit et un devoir, parce qu’ils ont influé sur ma nomination. Dépositaire de leurs intérêts, je dois les défendre. D’abord les lettres-patentes qui ont reconnu les juifs en différents temps leur ont donné un des droits les plus précieux des citoyens, celui de posséder des fonds de terre, droit dont ne jouissent pas les juifs alsaciens, et qui est un des premiers pas aux autres droits de cité. Les juifs de Bordeaux ont exercé de plus la plénitude des droits de citoyens actifs, en concourant, comme électeurs, à l’élection des députés de l’Assemblée nationale; et si quelqu’un (l’entre ‘eux ne siège pas dans cette Assemblée, le hasard seul les a privés de cet honneur, que leur patriotisme, si souvent déployé dans toutes les crises de la France, leur eût mérité. Si les juifs n’ont pas occupé à Bordeaux les charges municipales, c’est que jusqu’à présent elles sont concentrées dans trois classes de citoyens ; c’est que tous les non-catholique3 en étaient éloignés par le serment qu’il fallait prêter ; c’est que la raison n’avait pas encore dissipé tous les préjugés, et que les droits de l'homme étaient méconnus. [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [28 janvier 1790.] 36o On demande la lecture des lettres-patentes confirmatives des juifs portugais. M. le Chapellier les lit ; les débats recommencent. M. le Chapelier. Je demande la priorité en faveur du décret du comité de constitution. S’il s’agissait d’examiner si les juifs peuvent avoir le droit de citoyens, les arguments qu’on leur oppose auraient quelque fondement ; mais il ne s’agit que de conserver des droits acquis. Les droits pouvaient être qualifiés autrefois de privilèges, quoique ce ne soient que des droits. Quant aux juifs d’Alsace et de Lorraine, leur cause doit être séparée, quoique les juifs d’Alsace aient demandé que ceux de Bordeaux soient assimilés à eux. J’adopte l’avis du comité ; car celui de M. l’abbé Maury compromet l’état des juifs de Bordeaux. M. l’abbé Maury. Le décret du comité serait un décret éternel ; ces lettres-patentes qu’on a lues ne font que confirmer des privilèges ; or ce n'est pas un privilège d’être citoyen actif dans un Etat. Je propose, en conséquence, qu’ils continuent de jouir seulement des droits qui leur sont attribués par les lettres-patentes ; si l’on voulait aller plus loin, il serait impossible de résister à des arguments en faveur des juifs d’Alsace et de Lorraine ; il ne faudrait que faire enregistrer les mêmes lettres-patenjes au parlement de Metz. Ainsi le décret du comité changerait un brevet dérogatoire en loi du royaume, et ce décret assimilerait à perpétuité les juifs à tous les autres citoyens, M. le Chapelier. On ne peut pas faire dépendre l’état des juifs de Bordeaux de ceux d’Alsace ; la question est de savoir si on ôtera aux Juifs portugais, de Bordeaux et des autres villes, les droits de citoyen. Il n’y a aucune connexité entre l’état des juifs de Bordeaux et ceux d’Alsace ; il s’agit de conserver aux uns leur état, au lieu qu’il faudrait en donner aux autres qui n'en ont pas. Je conclus par demander la priorité pour le projet de décret proposé par le comité. M. de Beauharnais propose un autre projet en ces termes : « Que les juifs de Bordeaux continueront de jouir des droits dont ils ont joui jusqu’àprésent en vertu de lettres-patentes. » La question de priorité s’élève entre le projet proposé par le comité, et celui proposé par M. de Beauharnais. M. de Sèze propose de décréter que les juifs de Bordeaux continueront d’exercer les droits de citoyens actifs. La priorité est accordée à la rédaction de M. de Beauharnais. Plusieurs amendements sont présentés. M. Briois de Beaumctz propose d’étemlre le décret aux juifs de Bayonne. M. Grégoire. Je demande que le décret ait lieu pour tous les juifs portugais, espagnols et avignonnais. Quant aux juifs allemands , je demande l’ajournement à jour fixe me proposant de réfuter les paralogismes de M. l’abbé Maury et autres. M. le président le Pelletier de Saint-Fargeau propose une rédaction qu’il dit renfermer les divers amendements déposés ; elle porte que les juifs espagnols, portugais, et avi-gnonnais, qui, en vertu de lettres-patentes, jouissent de privilèges particuliers, exerceront à l’avenir les droits de citoyens actifs, s’ils réunissent les autres conditions prescrites par la Constitution. La question préalable est demandée sur les amendements. M. de Lameth observe qu’on ne peut les comprendre en une seule délibération, parce qu’ils ne se ressemblent pas. L’Assemblée décrète que tous les amendements seront successivement mis aux voix. Le premier amendement est d’ajouter les mots juifs espagnols, portugais et avignonnais. La question préalable est proposée et rejetée ; ensuite l’amendement est décrété. On propose d’ajouter au premier amendement le droit d’être admis aux charges municipales comme par le passé, pour ceux qui en auront joui. On observe qu’il faut juger auparavant s’ils seront citoyens actifs. Cet amendement est mis aux voix. La première épreuve par assis et levé paraissant douteuse, on vient à une seconde épreuve, dont le résultat est également incertain. Plusieurs membres demandent l’appel nominal. Il se forme dans la partie de la salle, à droite de M. le président, un groupe d’un certain nombre de députés qui s’opposent vivement à cet appel, en demandant qu’il soit renvoyé à une autre séance. Chaque fois que le secrétaire commence l’appel, il s’élève un murmure pour l’interrompre. Une heure entière se passe dans cet état. M. le due de Liancourt. Il est du devoir et de l’honneur de l’Assemblée de ne plus retarder l’appel nominal. Je réclame la règle d’après laquelle une délibération commencée ne doit pas être interrompue. Plusieurs membres, qui sont debout dans la salle s’y opposent, et demandent l’ajournement, sur le fondement que, l’heure étant très-avancée, plusieurs prélats et curés ont quitté la séance. Enfin, après beaucoup de débats, et par la persévérance de la majorité de l’Assemblée, l’appel nominal se fait. Le résultat de l’appel donne 374 voix pour admettre l’amendement qui accorde aux juifs portugais, espagnols et avignonnais les droits de citoyens actifs, et 224 contre l’amendement. La motion principale est ensuite mise aux voix, avec les différents amendements admis, et l’Assemblée rend le décret suivant : « L'Assemblée nationale décrète que tous les juifs connus sous le nom de juifs portugais, espagnols et avignonnais, continueront de jouir des droits dont ils ont joui jusqu’à présent, et qui leur avaient été accordés par des lettres-patentes. En conséquence, ils jouiront des droits de citoyens actifs, lorsqu’ils réuniront, d’ailleurs, les conditions requises par les décrets de l’Assemblée. » M. le vicomte de Mirabeau monte à la tribune et demande la parole pour dénoncer à l’Assemblée des excès commis dans le Bas-Limousin , le Quercy et la Bretagne . M. le Président fait remarquer à l’orateur