148 ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [États généraux.] « Monsieur leprésident, c’est avec la douleur la plus vraie que nous sommes déterminés à une démarche qui nous éloigne dans ce moment d’une Assemblée pour laquelle nous sommes pénétrés de respect, et dont chaque membre a des droits personnels à notre estime; mais nous regardons comme un devoir indispensable de nous rendre dans la salle où se trouve réunie la pluralité des Etats généraux. Nous pensons qu’il ne nous est plus permis de différer un instant de donner à la nation une preuve de zèle, et au Roi un témoignage de notre attachement pour sa personne, en proposant et procurant , dans les affaires qui regardent le bien général, une réunion d’avis et de sentiments que Sa Majesté regarde comme nécessaire dans la crise actuelle, et comme devant opérer le salut de l’Etat. « Le plus ardent de nos vœux serait sans doute de voir notre façon de penser adoptée par la Chambre de la noblesse tout entière : c’est sur ses pas que nous eussions voulu marcher; et le parti quenous nous voyons obligés de prendre sans elle est sans contredit le plus grand acte de dévouement dont l’amour de la patrie puisse nous rendre capables; mais dans la place que nous occupons, il ne nous est plus permis de suivre les règles qui dirigent les hommes privés ; le choix de nos concitoyens a fait de nous des hommes publics ; nous appartenons à la France entière, qui veut par-dessus tout des Etats généraux, et à des commettants qui ont le droit d’y être représentés. * Tels sont, Monseur le président, nosmotifs et notre excuse ;nous eussionseul’honneurde porter nous-mêmes à la Chambre de la noblesse la résolution que nous avons prise; mais vous avez assuré l’un de nous qu’il était plus respectueux pour elle de remettre notre déclaration entre vos mains ; nous avons en conséquence l’honneur de vous prier de vouloir bien lui en rendre compte. » M. le comte de Lally-Tolendal demande à faire connaître son opinion au sujet de la séance royale du 23 juin, et prononce le discours suivant : M. le comte de lially-Tollendal (1). Messieurs, en réduisant les différentes déclarations qui nous ont été lues hier, on peut y distinguer deux objets. lo Un nouveau plan de conciliation que le Roi nous offre sur les divisions qui séparent les ordres, et qui empêchent les Etats généraux de commencer. 2° Des instructions sur les différents travaux auxquels nous devons nous livrer, quand les Etats seront commencés et sur les différentes lois que nous pourrons avoir à proposer ou consentir. L’un et l’autre de ces objets nous ont certainement présenté plusieurs grandes vues de justice et de bienfaisance. Plus d’une disposition nous a frappé par sa sagesse, plus d’une expression a retenti et retentit encore au fond de nos âmes; mais je ne sais quel mélange semblait aussi altérer quelquefois la pureté du bienfait. Des dispositions étaient contrariées par d’autres; on eût dit que le cœur noble et sensible de Sa Majesté avait été arrêté au milieu des mouvements généreux auxquels il s’abandonne. Ainsi, tandis que le Roi nous invitait encore, nous pressait encore de tout son amour , suivant l’expression qu’aucun de nous n’a oubliée, d’adop-(1) Le discours de M. le Comte de Lally-Toliendal p’a pas été inséré au Moniteur » [24 juin 1789.] ter un nouveau plan d’union, on prononçait en son nom, au milieu de l’Assemblée nationale, des ordres, des défenses et des cassations. Ainsi ces instructions si touchantes en elles-mêmes, ces projets qu’il nous donnait pour nos lois futures, on les intitulait : Déclaration des volontés du Roi. Il était évident dès hier que c’était une erreur ministérielle ; le Roi, qui jusqu’ici a si constamment honoré son caractère et son cœur en défendant notre liberté contre nous-mêmes, ne pouvait pas avoir eu l’idée de venir au milieu des Etats libres et généraux, nous déclarer sa volonté, sur des points que nous n’avions pas encore mis en délibération. L’acte sur lequel reposera la constitution ne peut pas être intitulé: Déclaration des volontés du Roi\ il doit être intitulé : Déclaration des droits de la nation, du Roi et des individus. Quelque juste, quelque bienfaisant que fût un pareil acte, avec le titre sous lequel il a été produit, ce que nous ne tiendrions que de la volonté d’un monarque, nous poumons le perdre par la volonté d’un autre moins vertueux, moins sensible que celui qui nous gouverne. Mais le Roi, dans sa bonté, a pu nous tendre un fil pour nous aider à sortir du labyrinthe où nos divisions nous ont engagés ; il a pu rappeler notre attention à tous les objets qui devaient l’occuper; il a pu nous annoncer enfin ses dispositions sur les vœux que nous avions à former; et, sous cet aspect, c’est une sollicitude paternelle, c’est un avis salutaire ; ce sont des institutions bienfaisantes qui doivent nous pénétrer de la plus tendre et de la plus respectueuse reconnaissance. Il serait prématuré de s’occuper dans ce moment, de tous les articles contenus dans les instructions, soit pour les lumières à tirer du fond, soitpourles réclamations que la forme peut nécessiter. Avant de songer aux objets de délibération, il faut avoir une forme de délibérer ; avant que les Etats généraux fassent des lois, il faut qu’ils existent. Le nouveau plan de conciliation, proposé par le Roi, doit donc seul dans ce moment fixer toute notre attention, et j’adopte entièrement, à cet égard, la résolution proposée par M. le comte de Tonnerre. Donnons au Roi, Messieurs, celte consolation; donnons-lui cette juste récompense de ses soins paternels : que pour prix de ses bienfaits, il ne | recueille pas toujours l'amertume. Allons au tiers, allons-y tous ; portons-lui nous-mêmes cette communication de nos pouvoirs que le Roi nous invite à lui donner. Délibérons-y même, si vous le voulez, sur ce qui s’est passé hier. Le Roi nous a invités encore à délibérer en commun sur les objets qui intéresseraient le bonheur général ; or, ! quels objets intéressent plus le bonheur général, que ceux qui ont rempli cette séance et les bien-i faits du Roi, elles droits de ses sujets, et les; moyens de concilier l’exercice de l’autorité légi-i time avec la liberté des Assemblées nationales. Nous remonterons ensuite dans notre Chambre ; nous nommerons des commissaires ; nous nous occuperons des moyens d’opérer une réunion constante. Mais je regarde ce grand exemple de notre part ; je regarde cet acte imposant de patriotisme comme seuls capables d’amener le tiers à adopter les mêmes vues de conciliation. C’est par là seulement, c’est par ce mouvement entraînant que nous le vaincrons, et non par des conférences de commissaires dont l’inefficacité nous est assez prouvée. Enfin c’est parla seule- [Etats généraux.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [-24 juin 1789.] 149 ment que nous amènerons l’union et la formation réelle des Etats généraux. II est bien temps, Messieurs, que l’union existe. Il est bien temps que les Etats généraux commencent. Voyez tous les fléaux qui nous menacent ; nous y avons échappé jusqu’ici per un miracle qui a été celui de tous les jours et de presque tous les instants. Si nos divisions se perpétuent, il viendra un moment où toute la prévoyance humaine n’y pourra rien. On parle de l’intérêt de la noblesse. Eh, Messieurs, qui, dans cette Chambre, n’en est pas pénétré? Quel gentilhomme est capable de le trahir; de ne pas défendre, au péril de sa vie, les vrais, les justes intérêts de la noblesse. Mais ce sont ces intérêts-là même que je vous conjure de ne pas méconnaître. Etudiez-les bien, songez que dans la marche des révolutions politiques, il est une force des choses qui l’emporte sur celle des personnes, et que si cette marche était trop rapide, le seul moyen de la ralentir serait de s’y prêter. Il a été une époque à laquelte il a fallu que la servitude fût abolie, et elle l’a été ; une autre, à laquelle il a fallu que le tiers entrât dans les Assemblées nationales et il y est entré. En voici une ou les progrès de la raison, où les droits de l’humanilé trop longtemps méconnus, où le respect que doit inspirer cette masse imposante de vingt-quatre millions d’hommes vont donner à ce même tiers l’égalité d’influence, la juste proportion de droits qui doit encore lui appartenir. Cette troisième révolution est commencée, rien ne l’empêchera. Je crois fermement qu’il ne tient qu’à la noblesse de s’y assigner une place d’honneur, de s’y couvrir d’une gloire plus brillante peut-être que toute celle qu’elle a jamais recueillie. de s’y inscrire pour jamais comme bienfaitrice de la nation. C’est à ce titre, Messieurs, c’est par vos plus chers intérêts, que je vous presse d’acquiescer à la motion de M. de Tonnerre, qui, non-seulement adopte le plan du Roi, mais qui en garantit l’exécution, et à laquelle j’adhère dans son entier. La fin de la séance de la Chambre de la noblesse est consacrée à délibérer sur la première déclaration du Roi. COMMUNES. Présidence de M. Bailly. Après la lecture du procès-verbal delà veille, il est arrêté qu’il sera établi une imprimerie à Versailles, pour les travaux de l’Assemblée nationale; et M. Baudoin, député suppléant de Paris, a été nommé son imprimeur. M. le Président lit une lettre du garde des sceaux, et une autre du marquis deBrézé. Toutes deux ont pour objet d’annoncer que les ordres du Roi sont que l’entrée de la salle des députés du tiers-état soit désormais dans la rue du Grand-Chantier. Un membre dit qu’on a fermé les portes de communication intérieure de la salle, pendant que la force militaire avait empêché l'Assemblée d’y continuer ses séances ; qu’elle est actuellement investie de troupes sous les armes, soit dans l’intérieur de l’hôtel, soit dans les différentesMvenues ; ce qui est contraire également à la liberté de l’Assemblée et au droit qu’elle a d’exercer elle-même sa police intérieure et extérieure. Il propose de prendre des informations sur les ordres dont les troupes sont chargées, pour délibérer sur le tout. Un officier des gardes de la prévôté de l’hôtel entre, et dit qu’il est chargé d’empêcher les étrangers d’entrer dans la salle de l’Assemblée, et qu’il y a une porte de communication intérieure, dont il n’a pas ordre d’empêcher l’usage à Messieurs les députés. MM. de Ktostainget de Goay, avec M. Pison da Oaland, l’un des secrétaires, sont chargés de prendre des informations sur les ordres dont étaient chargées les troupes placées à l’extérieur de l’hôtel ; ils sortent pour remplir l’objet de leur mission. Rentrés dans laî salle, ils rapportent, par l’organe de M. Pison du Galand, qu’ayant demandé l’officier commandant, M. le comte du Bel-ley, lieutenant des gardes françaises, s’est présenté, et leur a dit qu’il avait l’ordre de laisser entrer à toute heure, tant individuellement que collectivement, tous les membres des Etats généraux dans la salle de l’Assemblée générale, et de ne pas y laisser entrer les étrangers ; et que les gardes placées aux différentes avenues n’étaient destinées qu’à indiquer les divers accès des salles particulières. M. llounler. Je fais la motion de présenter une adresse au Roi, pour lui exposer que les représentants de la nation doivent avoir la police du lieu de leur Assemblée, et lui demander que les troupes aient à se retirer des environs de la salle des Etats libres et généraux, attendu que leur présence est incompatible avec la liberté de l’Assemblée; et que si le Boi ne les écarte pas, l’Assemblée nationale se verrait forcée de se transférer ailleurs. Cette proposition est fortement appuyée. Pendant le cours de la discussion, quelques membres se plaignen t de la conduite du garde des sceaux. M. le comte de Mirabeau. J’aurais dénoncé dès aujourd’hui mon digne cousin, le garde des sceaux, si je n’avais la certitude excessivement fondée qu’il donnera ce soir sa démission ; mais je me réserve de le faire. La délibération sur la motion de M. Mounier est interrompue par l’arrivée du clergé, précédé et annoncé par son huissier. Cent cinquante-un ecclésiastiques formant la majorité, à la tête desquels sont MM. les archevêques de Vienne et de Bordeaux, les évêques de Coutances, Chartres et Rhodez, avancent au milieu de la salle, qui retentit d’applaudissements et d’acclamations universels. Un secrétaire porte devant eux les pouvoirs qui avaient été vérifiés dans le comité assemblé le lundi précédent. M. S�e Franc de Pompignan, archevêque de Vienne , après avoir pris place à côté du président, à l’invitation de l’Assemblée, dit : Messieurs, la majorité du clergé a délibéré ce matin, dans la salle où étaient assemblés les députés de l’ordre aux Etats généraux, qu’il fût référé aux trois ordres réunis du contenu du procès-verbal de la séance royale qui fut tenue hier. Je prie l’Assemblée, à laquelle vient de se réunir la majorité de l’ordre du clergé, de procéder incessamment à la vérification commune des / pouvoirs des membres du clergé, qui ne l’ont pas encore été, pour qu’ils puissent délibérer dans l’Assemblée générale des représentants de la nation de tout ce qui s’est passé dans la séance royale dont je viens de parler. »