76 ARCHIVES PARLEMENTAIRES - CONVENTION NATIONALE elle se trouve. J’ai remarqué qu’elle avait remporté une grande victoire sur une faction qui compromettait la liberté publique, mais j’ai remarqué aussi que d’autres factions avaient survécu à celle-là. Certains hommes, oubliant le respect qui est dû à la Convention et la hauteur où elle s’est élevée le 9 thermidor, ont voulu s’emparer des rênes du gouvernement et diriger l’opinion publique. Je suis convaincu qu’il s’est opéré une réaction dangereuse. J’ai été singulièrement étonné à mon retour de voir des gens qui, avant mon départ, vivaient républi-cainement, qui, comme nous, marchaient à pied, étaler aujourd’hui un faste insolent et fréquenter les aristocrates. (Nomme-les! s’écrie-t-on de toutes parts.) J’ai vu... ( Nomme-les !) J’ai vu... {Nomme-les !) Je prie ceux qui ne se reconnaissent pas au tableau que je fais de me laisser continuer. (Nomme-les ! crie-t-on de nouveau. On applaudit.) [On insiste pour qu’il nomme : il nomme Merlin (de Thionville). Une voix : Le lâche! il nomme un absent.] (93) [je l’ai vu monter sur de superbes chevaux, chasser comme les seigneurs de l’ancien régime.] (94) J’ai vu, ou plutôt j’ai appris que ces gens allaient chasser dans le parc du Raincy, qu’ils avaient des femmes perdues de débauche, [qu’ils y jouaient des sommes énormes...] (95) [Une voix : Le grand mal!] (96) BAUDIN : Et ceux qui vont à Clichy, tu ne les nommes pas! Ils ont des femmes aussi; en veux-tu la liste ? Les voilà {en montrant une des extrémités de la salle) ! {On applaudit.) DU ROY : J’ai vu des hommes qui, dans les temps plus affreux, faisaient voiturer au supplice des charretées de malheureux, venir ici prêcher l’humanité. {Bruit.) J’ai vu... CLAUZEL : N’avilis pas la représentation nationale. DU ROY : La représentation n’est pour rien dans tous ces reproches. Plusieurs voix : Tu ne nommes personne ; cela pèse sur tous. Cambacérès entre dans la salle ; la grande majorité de l’Assemblée le presse de prendre le fauteuil à la place d’Amar ; il monte au milieu des plus vifs applaudissements. DU ROY : Je dirai la vérité quand vous aurez le courage de l’entendre. {Bruit.) J’ai vu le modérantisme se relever. Qu’est-il arrivé de là? qu’à force de crier après les patriotes, de les accoler injustement à des hommes qui devaient être proscrits, on a incarcéré les patriotes et rendu les aristocrates à la liberté. {Applaudissements. Murmures.) Il est arrivé de là que, l’aristocratie prenant le dessus dans les départements et les sociétés populaires, on vous a (93) Débats, n° 779, 725. (94) Rép., n° 53. (95) Rép., n° 53. (96) Débats, n° 779, 725. fait des adresses qui se ressentaient de l’esprit de modérantisme. {On rit.) Quand il y aura un comité de Sûreté générale qui veuille entendre la vérité, je lui déposerai des pièces qui prouveront ce que je dis. Vous avez entendu des vérités : eh bien, des hommes corrompus ont écrit dans les départements et mendié des suffrages... Plusieurs voix : Qui, qui? DU ROY : On fait fermenter les passions ; je déclare que je verserai mon sang avec la représentation nationale. {Applaudissements.) Je ne parle pas pour ceux qui ne cherchent qu’à mendier des applaudissements, mais pour sauver mon pays, s’il est possible, pour empêcher l’aristocratie de nous présenter un roi d’ici à quinze jours. {Murmures.) L’aristocratie a fait hier un essai. {Applaudissements. Murmures.) Je sais que vous serez encore là comme dans la nuit du 9 thermidor. (Oui, oui! s’écrie-t-on de toutes parts.) Souvenez-vous que nous ne faisons pas de petites erreurs, que la moindre faute que nous commettons peut coûter la vie à des milliers de citoyens. Tant que vous ne tiendrez pas sur l’aristocratie une main compressive, elle se relèvera. Je sais bien qu’en disant ces vérités j’ai excité les passions de certaines personnes qui se sont reconnues aux tableaux que j’ai faits ( applaudissements ); mais ce n’est pas à ceux-là que je parle; c’est aux députés purs qui ont voté la mort du tyran. {Violents murmures. Un grand nombre de membres demandent vivement que Du Roy soit rappelé à l’ordre.) Je parle à ces députés purs, qui, convaincus que le tyran était coupable de tous les crimes qu’on lui reprochait, ont cru... (On demande de nouveau que Du Roy soit rappelé à l’ordre.) Plusieurs voix : Le rapport du comité! D’autres : Laissez dire Du Roy. DU ROY : Nous ne nous entendrons jamais toutes les fois qu’on n’entendra qu’une partie d’un discours sans en entendre la fin. Je parle aux députés qui, après avoir déclaré le tyran convaincu de ses crimes, ont cru qu’il n’était pas de l’intérêt de la patrie de le condamner à mort ; je les estime cent fois plus que ceux qui n’ont fait périr le tyran que pour en mettre un autre à sa place. Plusieurs voix : Nous ne voulons pas de ton estime. DU ROY : Voilà mon opinion sur la marche de la Convention. De tout ce que j’ai dit, je conclus que vous n’avez pas de comité de gouvernement chargé de la Sûreté générale qui ait bien rempli vos intentions. Je demande qu’à cette séance, et par appel nominal, on renouvelle le comité de Sûreté générale. {Quelques applaudissements. Violents murmures.) Un autre membre [Du ROY] fait la motion de renouveler le comité de Sûreté SÉANCE DU 20 BRUMAIRE AN III (10 NOVEMVRE 1794) - N08 20-22 77 générale par appel nominal : cette motion n’a pas de suite (97). CLAUZEL : Je demande que Reubell, qui présidait hier les quatre comités réunis, rende compte des délibérations qui ont été prises. La parole est accordée à Reubell. Le représentant du peuple [REUBELL] qui a présidé les quatre comités réunis lorsqu’ils ont délibéré sur l’événement d’hier, rend compte des faits (98). REUBELL : Citoyens, hier la séance du comité de Sûreté générale s’était prolongée jusqu’à cinq heures ; mais au premier avis du trouble qui se manifestait, les membres se réunirent, et à huit heures tous étaient à leur poste. Ce n’est pas moi que les quatre comités ont choisi pour être leur organe (99) ; ce ne sera donc pas un rapport que je vais vous faire, mais simplement un récit des faits, et le résumé des opinions qui ont été émises dans les comités lorsque je présidais. Un membre de cette Assemblée a dit aux Jacobins que les partis étaient en présence. Je crois qu’il s’est trompé; il n’y a qu’un parti en France, celui qui veut sauver la République. (Vifs applaudissements. Oui, oui ! s’écrie-t-on de toutes parts.) Comme il n’y a qu’un seul parti, il ne doit y avoir qu’un seul cri de ralliement, et ce cri de ralliement doit être : Vive le peuple ! [vive la liberté!] (100) vive la République! vive la Convention nationale! (On applaudit.) Tout autre cri qui servirait de ralliement à une faction n’est qu’un cri de révolte, un cri de guerre civile : c’est d’après ce principe que vos comités se sont conduits : vous allez les juger. Les yeux les moins exercés à la tactique des factions devraient s’apercevoir que ce qui se passe en ce moment n’est qu’une suite et une conséquence de ce qui a lieu depuis quinze mois. Avez-vous donc oublié que le but des hommes qui sont venus ici commander à la Convention, et lui faire des demandes qui ont conduit plusieurs de ses membres à l’échafaud, était d’avilir la représentation nationale, pour être les dominateurs de la France? Ce fait existe. DUHEM : C’est au Palais-Royal qu’on avilit la Convention nationale. REUBELL : Oui, je suis sur la brèche ; ma vie est à la patrie, je l’offre ; mais avant de la perdre j’aurai le courage de dire toute la vérité. (Vifs applaudissements.) Où la tyrannie s’est-elle organisée? où a-t-elle eu ses suppôts, ses satellites? C’est aux Jacobins. Qui a couvert la France de deuil, porté le désespoir dans les familles, peuplé la République de bastilles, rendu le régime républicain si odieux qu’un esclave courbé sous le poids de ses fers eût refusé d’y vivre? les Jacobins. (Vifs applaudissements.) (97) P.-V., XL IX, 109. (98) P.-V., XLIX, 109. C.Eg., n° 814. (99) Débats, n° 778, 715 indique que « Laignelot, nommé rapporteur, s’étant trouvé incommodé, n’a pu faire le rapport ». (100) Débats, n° 780, 729. Qui regrette le régime affreux sous lequel nous avons vécu? les Jacobins. Si vous n’avez pas le courage de vous prononcer en ce moment, il n’y a plus de République, parce que vous aurez des Jacobins. (Nouveaux applaudissements.) GASTON : Je déclare pour le salut de la République... (Grand bruit.) Plusieurs voix : La parole est à Reubell. REUBELL : Sans doute il est des aristocrates ; mais que chacun de nous descende dans sa conscience, qu’il jette un coup d’oeil sur l’intérieur de la République ; il verra que ceux qui dans les départements sont les patriotes les plus exagérés étaient aristocrates au commencement de la révolution. (On applaudit.) Étaient-ce les aristocrates, à la manière de certaines gens, qui dans le nuit du 9 au 10 thermidor conspiraient contre la République? Étaient-ce les aristocrates qui, dans cette nuit célèbre, remplissaient les tribunes des Jacobins et de la commune rebelle? Étaient-ce les aristocrates qui voulaient assassiner la représentation nationale? Étaient-ce les aristocrates qui voulaient dominer pour se gorger d’or? Non, c’étaient les Jacobins! (On applaudit. ) Pouvez-vous vous dissimuler, sans passer pour des lâches, que le système qui existait aux Jacobins avant le 9 thermidor ne soit le même que l’on suit maintenant? Quel est le Jacobin rebelle qui soit tombé sous le glaive de la loi depuis le 9 thermidor, si ce n’est le vice-président? S’il y avait un président aux Jacobins dans la nuit du 9 au 10 thermidor, il y avait aussi une assemblée; pourquoi avoir puni l’un et fait grâce aux autres? Quelles sont maintenant les tribunes des Jacobins? les mêmes du 9 thermidor : elles sont composées de Furies de guillotine (on applaudit), qui ne font d’autres métiers que de les remplir, et de venir assiéger celles de la Convention nationale. (On applaudit [vivement, et la Convention se lève en criant : Oui, oui.)] (101) [C’est ainsi qu’une poignée de factieux se met insolemment en opposition avec votre sublime Adresse.] (102) Souffrir que de misérables factions se mettent au-dessus de la Convention nationale, quelle honte pour nous ! Depuis quelque temps, des gens soudoyés par la faction se mêlaient aux groupes, et affectaient de se mettre en opposition avec la Convention nationale pour sonder l’opinion publique. Le premier jour, ce petit manège leur a réussi ; mais le second jour, le peuple avait ouvert les yeux, et les battants ont été battus. (On rit.) Alors, grand bruit ; ils ont dit que tout était perdu parce que des Jacobins avaient reçu quelques coups de bâton. (On rit et on applaudit.) Ce qu’on faisait il y a quelques mois se répète aujourd’hui : des gens sans aveu se mêlent dans les groupes, et, je ne sais pourquoi, crient les uns : Vivent les Jacobins! et les autres : Vive la Convention! DUHEM : C’est faux! (Bruit.) (101) Débats, n° 780, 731. (102) Débats, n° 780, 731.