[Assemblée nationale.) ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [13 février 1790.1 585 proposé par la prochaine assemblée du département. » M. le Président met aux voix le décret qui est adopté. M. le baron de Cernon propose un autre décret relatif au district de Bourboune. Il dit que le député du district de Bourbonne, qui fait partie du département de Chaumont, a fait valoir auprès du comité que ce district n’a pas l’étendue voulue par les décrets, et qu’il y a lieu de réviser les limites. Le comité de constitution pense que la plainte est fondée et propose le décret suivant : Département de Chaumont. « L’Assemblée nationale décrète que les limites entre le district de Bourmont et ceux de Chaumont, Langres et Bourbonne seront déterminées par la prochaine assemblée du département. » Les députés des autres districts réclament l’exécution des démarcations signées entre eux et déposées au comité. Le réclamant observe qu’il est le seul représentant du district de Bourbonne contre douze représentants pour les autres districts; il persiste à réclamer la réparation de l’injustice qui a été commise. M. le marquis d’Estourmel appuie le renvoi de la décision à l’assemblée du département. D'autres membres proposent la question préalable sur le décret. M. Gaultier de Rinuzat. La division déjà faite ne peut être opposée au réclamant puisqu’il l’a combattue et qu’il s’est trouvé seul contre douze adversaires. Si le district est inférieur en étendue et en population à tous les autres, rien n’empêche d’approcher davantage de l’égalité; je conclus donc à l’adoption du décret et je demande qu’il obtienne la priorité. M. le Président met le décret aux voix, il est adopté. M. le baron de Cernon propose un troisième projet de décret pour laisser à la vallée de Barcelonnette la faculté de se déterminer à la prochaine législature sur sa réunion à la Provence ou au Dauphiné. M. Delley d’Agler. Vous ne pouvez changer vos décrets toutes les vingt-quatre heures. Dimanche dernier vous avez décrété que Barcelonnette serait le chef-lieu d’un district du département de la Provence, vous ne devez pas vous déjuger à si courte date. M. Bouche. La vallée de Barcelonnette ne réclame pas; en conséquence, je propose de décider qu’il n’y a pas lieu à délibérer. La motion de M. Bouche est mise aux voix et adoptée. M. le Président. L’ordre du jour appelle la discussion sur celte question : Les ordres religieux seront-ils abolis ? Y aura-t-il des exceptions? M. Roger. L’Assemblée nationale doit-elle supprimer les ordres religieux? Gomment doit-elle le faire? Doit-elle ne conserver aucun des établissements ecclésiastiques ? Vous pouvez supprimer les ordres religieux, si vous le devez : vous le devez, s’ils n’ont plus d’objets d’utilité. Nos champs sont défrichés; l’imprimerie a conservé et propagé les lumières ; les établissements publics de charité rempliront mieux que les ordres religieux les devoirs de la société. Les ordres religieux sont donc inutiles ? Etant inutiles, ils ne peuvent être que nuisibles. Vous devez donc les supprimer; vous le pouvez donc? Mais les religieux ont des droits à ce qu’ils ont possédé. Nous ne pouvons être à leur égard ni injustes, ni économes ; la mesure de leurs possessions est celle de leurs droits ; elle doit donner la proportion de leurs pensions. J’adopte l’affirmative de la question présentée à la discussion, et je propose, en amendement de conserver uniquement la congrégation de Saint-Maur, parce qu’elle a bien mérité de l'Etat par ses vertus et par son amour pour les lettres. M. l’abbé d’Eymar, député du clergé de la Basse-Alsace {[). Messieurs, combien il serait heureux et avantageux, peut-être, pour la chose publique, que la grande majorité de cette Assemblée eût éprouvé, en écoutant hier et avant-hier le rapport du comité ecclésiastique, la même impression d’assentiment qui l’a affectée, lorsqu’elle a entendu, lundi dernier, celui de votre comité féodal ! C’est le propre de ce qui est vraiment juste et utile de captiver rapidement; ainsi, l’universalité des suffrages, en dépit des préventions et de l’intérêt, tandis que ce qui n’est pas marqué à ces grands caractères n’a ni le même ascendant, ni la même prépondérance, et qu’il laisse à la variété des opinions la persuasion respective que chacun a la meilleure et qu’elle doit prévaloir. Puisque, tel est à mon grand regret et à celui de beaucoup d’autres, le sort de la question actuelle, essayons du moins de l’environner et de la frapper de tant de lumières que la conscience de chacun soit acquittée, et que votre jugement, quand il sera prononcé, n’ait imprimé et ne laisse aucune trace que celle de l’équité et du bien général. Vous avez fait hier, Messieurs, un acte réel de justice, quand vous avez prolongé la discussion qui nous est soumise, et que vous avez reculé la décision d’un problème aussi imposant que celui de savoir si l'Assemblée nationale supprimera en France l'ordre religieux en tout ou en partie ; car tel est le premier article auquel on a réduit la grande question qui nous occupe, et sur laquelle plusieurs orateurs vous out déjà exposé des idées et des senti-timents bien opposés ; cette opposition elle-même, et cette diversité prouvent, Messieurs, combien il est nécessaire de s’éclairer avant de prononcer. Si vous jetez un seul religieux hors de son état, vous avez le même droit contre tous. Si vous annulez un seul de ses vœux, vous avez le même pouvoir contre tous ses autres vœux. Ici le principe est si sévère, les conséquences sont tellement cohérentes, que tous les hommes et tous les vœux vous sont soumis, ou que vous êtes forcés de respecter également et tous les vœux et tous les hommes. Voilà l’étendue et la rigidité du droit qu’il s’agit de chercher, du droit sur lequel avant tout (1) L’opinion de M. l’abbé d’Eymar n’a pas été insérée au Moniteur. 586 ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [13 février 1790.] [Assemblée nationale.] il faut s’appuyer, sous peine d’attentat et de violence. Mais au milieu des vérités frappantes et des erreurs non moins grandes que je crois avoir entendues hier dans cette discussion, m’est-il permis de demander si on a traité la proposition sous son véritable point de vue et si on nous a mis à portée de prononcer sur la question qui a été rédigée ? Le rapporteur du comité ecclésiastique ’a ainsi énoncée : supprimera-t-on l'ordre reli-ieux en totalité ou en conservera-t-on une partie ? orsqu’on discutait les termes exacts de cette énonciation, je pris la liberté de dire que la vraie manière de l’exprimer était celle-ci : abrogera-t-on pour la suite ou prohibera-t-on l’émission des vœux monastiques? Tout ce que j’ai entendu et tout ce qui a été dit sur cette matière m’a confirmé dans mon avis, et je crois le prouver par vos intentions elles-mêmeà et par la manifestation de vos décrets subséquents : ceci n’est point hors du sujet, et peut au contraire servir beaucoup à l’éclairer; vous allez en juger. Une preuve certaine, Messieurs, que la loi constitutionnelle, dont vous formez le projet en ce moment, porte infiniment plus sur l’avenir que sur le présent, c’est que je suppose pour un instant que la totalité des religieux, auxquels vous offrez la liberté et la sortie du cloître, se refusât absolument au changement proposé, et que tous ou presque tous vinssent à opter pour la conservation de leur état ; ils le peuvent puisque le choix libre leur en est laissé ; qu’arriverait-ii alors ? Une chose toute simple, c’est que toutes les dispositions que vous êtes dans le dessein de décréter sur les vœux deviendraient et seraient en effet, une loi prohibitive pour la suite, c’est-à-dire, ou qu’il serait défendu de faire des vœux ou qu’on ne pourrait en prononcer qu’à tel âge, avec telle ou telle modification : vous voyez donc bien, Messieurs, que dans cette hypothèse très admissible assurément, puisque les articles subséquents du décret la prévoient, l'abrogation des vœux monastiques pour la suite, est bien mieux le sujet de la loi que vous voulez établir, que celui de la suppression actuelle des ordres religieux. Car si chaque individu optait pour la négative et restaiten place dans son ordre, vos décrets actuels seraient sans effet pour le moment. Que voulais-je conclure de cet éclaircissement? Uue vérité bien conséquente encore, c’est que ce qu’on veut appeler improprement suppression actuelle, ne sont vraiment que des dispositions pour préparer une extinction ou une suppression future. Or, l'unede ces dispositions est d’annuler l’effet civil et religieux des vœux, prononcés librement et volontairement en face des autels, sous l’autorité de la toi. L’Assemblée nationale, le Corps législatif, peuvent-ils, sans le concours des pouvoirs ecclésiastiques, dissoudre ce lien comme il a le droit d’établir ou de créer des lois, sur l’émission ou la non-émission des vœux solennels? C’est, Messieurs, à mon avis, l’une des deux questions renfermées dans celle qui vous est présentée, et qui n’a pas été entamée encore ; la seconde est celle de savoir s’il est bon et utile à l’Etat de supprimer toute corporation dont les membres se croient liés par des vœux solennels. Quant à la première, à Dieu ne plaise, Messieurs, que je m’oppose à ce que la liberté soit accordée et rendue à ceux qui se disent malheureux de l’avoir perdue, et qui peuvent trouver du bonheur à la recouvrer ’. je crois bien, au contraire, que par ce motif et par celui aussi de procurer paix et tranquillité aux religieux qui préféreront de conserver leur état, il est plus que nécessaire d’effectuer cette séparation: je crois encore que des vues sages de politique et de législation bien entendue peuvent et doivent déterminer des suppressions et des réductions; mais je sais aussi qu’il existe, pour y parvenir, des lois et des formes consacrées par une pratique constante, qu’il est dangereux d’enfreindre quand on peut, en s’y assujettissant , obtenir le même résultat. Pourquoi ne pas soumettre le projet et l’exécution au concours des deux puissances qui ont jusqu’à ce jour opéré conjointement et légalement les suppressions et les extinctions de ce genre? Ces lois sont en pleine vigueur; elles n’ont été abrogées, ni par vous, ni par ceux qui étaient investis de l’autorité légitime avant votre convocation : il me paraît donc conforme à la justice et digne de vous, Messieurs, de les appeler à votre secours dans cette circonstance, et de donner un exemple qui inspirera pour vos propres lois un respect dont il me semble qu’on ne saurait trop se hâter d’établir et d’affermir les fondements. Une loi qui détruirait, qui troublerait seulement une possession, une jouissance jusque là reconnue légitime, serait précisément le contraire d’une loi, l’infraction de toute loi. De cette vérité immuable, résulte cette maxime, qu’une loi nouvelle ne peut avoir d’effet rétroactif. Il faudrait renoncer à tout principe, si on hésite à se soumettre aveuglément à celui-ci. Aussi, strictement parlant, les ordres religieux existants par le pouvoir de la loi antérieure ne peuvent être dissous que par leur extinction naturelle, c’est-à-dire que par la mort de chacun des membres qui les composent. L’ Assemblée nationale n est donc pas compétente pour abroger l'effet civil des vœux monastiques déjà prononcés sous l’autorité de la loi. Elle ne l’est pas, car elle est puissance législative, et qu’à ce titre, elle n’est que l’organe de l’équité. Ce pouvoir est incompatible avec la puissance, car la puissance se changerait en usurpation, en tyrannie, si elle troublait une possession , un état acquis par des sacrifices déjà consommés. Ramenez les religieux à l’âge où ils étaient lorsqu’ils ont fait le premier pas vers le cloître. Restituez-leur les années qui se sont écoulées pour chacun d’eux depuis cette époque. Rendez-ieur les jouissances qu’ils ont sacrifiées, les perspectives’ auxquelles ils ont renoncé; faites que tout à coup ils se trouvent instruits, disposés aux divers états qu’ils eussent pu embrasser ; donnez leur des professions dans lesquelles ils puissent se trouver aussi habiles qu’ils pourraient l’être s’ils en eussent suivi les travaux pendant autant de temps que les lois leur ont permis de vivre dans le cloître ; faites enfin qu’ils puissent dire : Nous n'avons rienperdu, et les lois ne nous ont pas trompés. Voilà ce que la probité vous demande ; mais n’est-il pas encore une autre voix qui vous fait entendre d’autres réclamations ? Un vœu, qui soumet à la lois à des devoirs de plusieurs genres, peut-il être annihilé dans l'une de ses conditions sans l’être dans toutes ? Celui qui se voit dégagé de l’un des liens qu’il avait juré de respecter autant que les autres ne doit-il pas se croire délié de tout à la fois, pour peu que ses passions lui rendent cette opinion utile ? Enfin, l’effet civil des vœux monastiques peut-il (Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. 587 [13 février 1790.] cesser, sans que l’effet religieux des mêmes vœux ne soit également anéanti ? Vous auriez donc.par un seul acte, brisé et les uns et les autres. Je vous vois rappelés ici par l'intérêt de la religion, par celui des mœurs, comme par l’objet politique et civil. Votre unique devoir à l’égard de la religion se borne à la faire respecter ; mais ce devoir est le premier de tous. Songez donc au coup qu’elle recevrait dans l’opinion, si les vœux qu’elle a reçus et sanctiBés étaient méprisés et ne devenaient plus qu’un objet de scandale. Armés d’un pouvoir plus actif pour les mœurs, votre vigilance doit vous faire prévoir tous les dangers qu’il y a à faire sortir des cénobites de leurs solitudes pour les jeter au milieu d’un monde dans lequel ils se trouveront si étrangers. Cette transition subite est assurément le plus redoutable écueil pour la sagesse humaine. Que peuvent devenir, dans le sein de nos cités, des citoyens sans état, sans occupation, sans expérience? Ceux qui ne seront que des hommes peuvent y être bientôt les victimes de la corruption, et la corruption infecte tout ce qu’elle approche. Il est une observation encore relative à cette abrogation irrégulière des vœux, très importante à mon gré, qui le paraîtra moins à beaucoup d’autres 3 elle tient cependant au bonheur de chaque individu : vous le voulez sans doute, Messieurs, ce bonheur du citoyen que vous réportez au milieu de la société, en brisant les liens qui l’attachaient au cloître? Eh bien, négligez, n’usez pas du préalable légal que je réclame, et vous risquez de livrer un jour à l’anxiété et au tourment des scrupules plusieurs de ceux-là mêmes qui sollicitent ou paraissent désirer avec tant d’ardeur leur changement et leur retour au siècle : en effet, Messieurs, s’il en est dans le nombre que la légèreté ou des motifs irréfléchis, que la contrainte même ont précipités dans l’émission des vœux, il en est beaucoup aussi qui ont très librement et très volontairement embrassé l’état monastique, vis-à-vis desquels les formes d’épreuve dans tous les genres ont été observées strictement, et qui longtemps eux-mêmes ont rempli avec autant de succès que d’édification leurs devoirs et de pénibles fonctions : il en est qui, sans le trouble excité généralement dans les cloîtres, trouble qui, dans les ordres les mieux réglés et les plus paisibles, a amené une entière désorganisation, n’eussent jamais désiré un changement, et bien moins encore la destruction. Avec ces êtres timorés, le recours tardif à l’autorité ecclésiastique, en ce qui concerne le lien spirituel, ne fera qu’ajouter un jour à leurs regrets,à leurs remords ; tout vous invite donc, Messieurs, et la règle, et l’humanité, et les considérations politiques et religieuses, à appeler à votre secours, dans une occasion si importante, les formes légales, ces mêmes lois canoniques dont vous allez sous peu et avec raison, invoquer l’ancienne vigueur, pour rappeler l’ordre et la discipline dans la hiérarchie ecclésiastique. Vous parlerez peut-être alors du respect qui leur est dû et de la sagesse de leurs dispositions ; ne vous convient-il point, dans ce cas, d’en faire l’apologie et l’application dès à présent, pour échapper à tout reproche de partialité, et surtout pour remplir une loi de justice, pour prévenir tons les inconvénients, et procéder avec ordre dans la réforme ou suppression que vous méditez ? Je ne balance point à penser que l’Assemblée nationale, sans ce préalable et ce concours légal, ne peut donner un effet rétroactif et présent aux vœux monastiques remis librement sous l’autorité de la loi, et dans les formes et la solennité religieuse, propres à chaque ordre u’on embrassait. Je crois qu’il n’est point in-ifférent pour l’Assemblée nationale d’adopter ou de rejeter les formes établies dans l’opération proposée ; je crois qu’en ne les adoptant point, elle peut compromettre ses décrets et la tranquillité particulière d’une infinité de citoyens. Vous êtes législateurs, Messieurs, prenez garde de faire des malheureux et des coupables; avant d'ordonner, consultez encore votre vertu. Actuellement, est-il utile à l’Etat de supprimer les ordres religieux, en tout ou en partie? Cette question vous a été présentée hier, Messieurs, sous différents aspects et sous différents rapports très intéressants, et je ne répéterai pas les réflexions justes et solides de plusieurs des préopi-nants : les preuves lumineuses dont ils ont étayé leur opinion ne pourraient que s’affaiblir dans ma bouche, et je suppose qu’elles ont répandu un grand jour sur cette discussion ; il me semblerait juste surtout et prudent qu’on débattît les calculs présentés par M. l’évêque de Nancy, et qu’on en prouvât l’erreur, car s’ils sont exacts, ils doivent nécessairement être pris en considération, et influer sur la détermination de l’Assemblée, ainsi que sur les mesures de détail si importantes en ce moment : puisque le mot calcul m’a échappé, permettez-moi, Messieurs, de vous parler d’un seul qui est très simple et qui ne peut manquer de vous frapper dans la disposition générale et particulière des biens ecclésiastiques séculiers et réguliers Il y a cent-cinquante mille ecclésiastiques dans le royaume, en y comprenant les maisons religieuses des deux sexes : à 600 livres par tête, l’un dans l’autre, cest la somme de quatre-vingt-dix millions qu’il faudrait prélever sur la masse totale des revenus du clergé : sans les dîmes, il s’en faut de je ne sais combien de millions que ce revenu lui reste : jugez donc comment, dans l’opération particulière et générale dont vous vous occupez en ce moment pour les religieux, il vous sera possible de pourvoir à tout. J indique à peine un raisonnement qui, s’il était développé, affaiblirait au moins le grand système d’utilité politique qu’on cherche à croire lié à la suppression des ordres religieux; il présenterait de grandes objections pour le moment, et il fortifierait celui de ne détruire ou de ne réduire que par extinction graduelle, système infiniment plus juste, si, par hasard, il n’était pas politique. Et à cette occasion, puis-je me dispenser, Messieurs, de relever deux propositions que j’ai entendu prononcer dans cette tribune, dont l’une a été bien mal employée, et plus mal appliquée, et dont l’autre est entièrement fausse? La première est une maxime toujours invoquée pour trancher brusquement toute difficulté; maxime cependant, qui, appliquée par des législateurs irréfléchis, servirait à ravager promptement la terre, c’est celle-ci : qu'il faut toujours sacrifier le bien particulier au bien public. Qu’on la réserve cette terrible maxime pour le salut des empires , lorsque de grands sacrifices seront l’unique, l’infaillible remède à des périls certains : mais dans toute autre circonstance, n’oublions jamais que le bonheur public ne se compose que du bonheur des individus, que la loi; qui a fait gémir quelques citoyens, flétrit le code qui la recèle, et ne se transmet avec lui à la postérité que pour l’accuser et susciter contre lui les plaintes des générations, Messieurs, nous sommes arrivés à la législature, 588 Assemblée nationale. ARCHIVES PARLEMENTAIRES. si pénétrés de la sainteté des droits de l’homme, que nous avons jugé que l’édifice politique ne pourrait être bien affermi que sur la déclaration de ses droits. Et de quel homme, Messieurs, cette déclaration a-t-elle entendu parler? Serait-ce de l’homme sauvage, de l’homme dans l’état de nature, ou de l’homme social ? Si c’est de l’homme sauvage, l’un des préopinants (1) a eu raison d’opposer notre déclaration à l’état des religieux, et c’est ici la seconde proposition erronée dont je veux parler : certes, rien n’est plus incompatible que la vie sauvage et la vie monastique ; mais si c’est pour l’homme civilisé que nous avons fait cette déclaration, c’est elle que j’invoque en faveur des religieux, car elle veut l’observation rigide des lois et de l’équité, car elle commande le plus profond respect pour tous les contrats garantis par la foi publique. Et quel est le lien et l’engagement pris dans la société, qui, d’après cette maxime, ne serait pas contraire aussi à la déclaration de nos droits? Les nœuds sacrés du mariage seraient donc confondus dans cette prétendue contradiction; et quel funeste bouleversement ne serait pas la suite d’une doctrine sur de pareils principes, et sur un commentaire aussi bizarre de la déclaration de nos droits ? Le même orateur a pu avancer encore que l’existence des religieux et l’émission des vœux monastiques étaient incompatibles avec la religion elle-même : ce qui peut excuser une pareille assertion, c’est l’ignorance des rapports intimes de la vie monastique avec la religion catholique, et d’avoir oublié que l’on ne pouvait encore parler ici que des principes de cette religion. J’excuse le préopinant par ces motifs d’autant plus fondés, que plusieurs autres maximes, plus contraires encore que les premières à la religion de l’Etal, sont sorties de sa bouche ; mais s’il lui a été libre de prêcher une doctrine si désolante au milieu des législatéurs d’un peuple chrétien, je puis me croire autorisé à rappeler que cette licence est ici d’un exemple trop dangereux : c’est dans ce sanctuaire surtout que nous devons savoir que la religion est le lien qui attache les hommes aux devoirs inspirés par la conscience, qu’elle est la lumière qui les éclaire et les console, et qu’elle est la vie des corps politiques : si un seul doute pouvait s’élever à cet égard, regardons Rome pieuse, dominatrice des nations ; voyons-la ensuite infectée d’épicurisme, s’ensevelir avec son empire, dans la tombe des dieux de Lucrèce. Pardonnez, Messieurs, cet épisode à un zèle qui ne peut, je crois, que mériter votre approbation. Je reviens aux religieux dont l’absolue et entière suppression me paraît nuisible à l’Eglise, qui peut et qui en tirerait infailliblement des services majeurs, si on en conserve un nombre limité et qu’on fixe pour l’émission des vœux des lois qui puissent se concilier avec le système de liberté que vous voulez étendre sur toutes les parties ; et j’avoue que ce bienfait inestimable, distribué avec intelligence au milieu de vos concitoyens, est fait pour inspirer une reconnaissance éternelle aux générations présentes et futures ; mais ne pouvons-nous en jouir que par (1) Barnave, député du Dauphiné, est de la religion calviniste : je ne fais cette observation que pour en excuser davantage la hardiesse de ses opinions ; mais j’ai dû, par caractère, par conviction et par devoir les relever avec force. [13 février 1790.] la destruction d’une infinité d’établissements utiles, qui prêtent à la réforme et à l’amélioration, mais qu’on peut conserver. L’état religieux est du nombre : je vous soumets mon opinion à ce sujet avec d’autant plus de raison que la majeure partie des cahiers de mes collègues, députés de la province d’Alsace, nous font une loi de vous demander pour cette province. Messieurs, la conservation des maisons religieuses, les uns sans restriction, les autres avec des modifications. Il y existe une congrégation particulière de religieux bénédictins dont le prince-évêque de Strasbourg est le général, et quelques maisons de cette congrégation sont situées au delà du Rhin : je dois dire à sa louange et je ne serai point démenti par les députés de la province, que l'état religieux dans cette congrégation y conserve encore beaucoup de son éclat primitif par la sévérité de sa règle et par l’édification de sa conduite. La province et les habitants de la campagne désirent beaucoup, en général, la conservation de ces maisons, par les secours abondants qu’elles versent dans le sein de l’indigence et par l’utilité dont elles sont en se prêtant avec le plus grand zèle à seconder MM. les curés dans leurs pénibles fonctions. Je ne dis rien ici des religieuses, parce que l’intention de l’Assemblée, d’après le rapport du comité ecclésiastique, m’a paru décidée à en faire la matière d’une discussion particulière: elle mérite en effet toute son attention ainsi que son intérêt le plus réfléchi. Je conclus donc ainsi : 1° Si l’Assemblée nationale se détermine à prononcer une abrogation de l’effet civil des vœux, je demande que la forme des lois canoniques soit observée, et que tout religieux ne puisse obtenir sa sécularisation sans recourir à l’autorité ecclésiastique, comme partie nécessaire dans les jugements à porter à ce sujet. 2° J’opine à la conservation d’un certain nombre de maisons religieuses, et notamment de celles de la province d’Alsace, sauf à déterminer, pour la suite, une loi positive sur les vœux, matière très importante et qui exige une discussion particulière. M. Garat l'aîné. La religion gagnera-t-elle à la suppression des religieux? Elle gagnera des ministres : les prêtres réguliers n’existant plus, il y aura davantage de prêtres séculiers. L’éducation nationale y gagnera-t-elle? Elle y aurait beaucoup perdudans l’ancien état de choses; mais dans l’état actuel, l’éducation sera éclairée, elle sera pure comme les principes; il faudra, pour élever des citoyens, des hommes libres comme eux. L’indigence y gagnera-t-elle ? Le doute calomnierait nos mœurs actuelles, la bienfaisance se montre de toutes parts; soyez confiants en votre humanité, ne doutez pas que, par les lois que vous ferez sur la mendicité, le sort des pauvres sera bien moins précaire. Les finances y gagneront-elles? Si l’on en croit M. l’évêque de Nancy, on dira non; mais des calculs promis par M. Dupont annoncent un résultat bien plus avantageux. Les familles y gagneront-elles ? Elles y perdront, elles redouteront cette opération, a dit hier un préopinant; une semblable assertion fait frissonner d’horreur. Les droits de l’homme y gagneront-ils? Voici la véritable question. Les établissements religieux en étaient la violation la plus scandaleuse. Dans un moment de ferveur passagère, un jeune adolescent prononce le serment de ne re- 589 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [13 février 1790.] connaître désormais ni père, ni famille, de n’être jamais époux, jamais citoyen ; il soumet sa volonté à la volonté d’un autre, son âme à celle d'un autre ; il renonce à toute sa liberté dans un âge où il ne pourrait se dessaisir de la propriété la plus modique ; son serment est un suicide civil. Y eut-il jamais d’époque plus déplorable pour la nature humaine, que celle où furent consacrées toutes ces barbaries?... Voici ma profession de foi. Je jure que je n’ai jamais pu concevoir comment l’homme peut aliéner ce qu’il tient de la nature, comment il pourrait attenter à la vie civile plutôt qu’à la vie naturelle. Je jure que jamais je n’ai conçu comment Dieu pourrait reprendre à l’homme les biens et la liberté qu’il lui a donnés. . . MM. de Bonnal, évêque de Clermont, de Juigné, l’abbé Maury, etc. crient au blasphème. M. Garat veut continuer ; le tumulte d’une partie de l’Assemblée l’en empêche: l’autre partie demande à aller aux voix. M. Garat. Enfin, je jure... M. de Fumel. On insulte l'Assemblée en disant je jure. M. Guillaume.il paraît, par les interruptions qu’éprouve M. Garat, que son discours a suffisamment instruit ces messieurs sur la question. Je demande en conséquence que la discussion soit fermée. Les membres placés à la droite du président se lèvent, s’agitent. MM. l’abbé d’Eymar, deBouville, de Juigné, de La Fare, évêque de Nancy, de Guil-hermy, Dufraisse-Duchev, de Foucault parlent tous à la fois. M. le Président annonce que ces messieurs font une motion tendant à ce qu’il soit préalablement reconnu que la religion catholique, apostolique et romaine. est la religion nationale. Mais, ajoute-t-il, il en a été fait une autre : elle a pour objet de fermer la discussion. M. de La Fare, évêque de Nancy. Je fais la motion formelle de décréter avant tout « que la religion catholique , apostoligue et romaine , est la religion de l'Etat. » M. de Fumel. Il n’y a plus de ménagements à arder, il faut que l’Assemblée prenne un parti écisif. M. de JLaTF&re, évêque de Nancy. Il est des circonstances impérieuses ; car pourquoi ai-je fait la motion de déclarer que la religion catholique est celle de l’Etat ? G’est parce que tous les cahiers nous obligent de demander avant tout cette déclaration. Quand nous assistons ici pour entendre à chaque instant outrager, et en ce moment blasphémer la religion, il n’est pas possible de ne pas réclamer. Un des membres a été accusé d’avoir manqué à l’Assemblée par des expressions très équivoques, et il a été censuré : lorsqu’il sera question de la religion de nos pères, souffrirez-vous que des idées philosophiques fermentent dans cette assemblée, et fasse éclipser cette religion? Voilà les motifs de ma motion : je demande qu’elle soit mise en délibération sur-le-champ. (Le tumulte augmente; les interruptions partent de tous les côtés de la salle ; le Président ne peut se faire entendre. — M. l’abbé Villebanois réclame la parole avec une vive insistance (voyez son Dire, annexé à la séance), elle lui est refusée. — M. Blin parle au milieu du bruit, mais n’est pas entendu. Enfin un calme relatif se produit.) M. le Président consulte l’Assemblée sur la question de savoir si une motion qui est hors de l’ordre du jour peut être mise en délibération. La partie droite interrompt avec tumulte. M. Dupont (de Nemours) obtient la parole; il est deux fois interrompu. M*** Une motion pareille à celle de M. l’évêque de Nancy ne doit pas être discutée. M. le Président. Le règlement défend la délibération par acclamation. M. Dupont (de Nemours). Il n’y a personne dans cette Assemblée qui ne soit convaincu que la religion catholique est la religion nationale. Ce serait offenser la religion, ce serait porter atteinte aux sentiments qui animent l’Assemblée, que de douter de cette vérité. On ne doit mettre en délibération que ce qui est douteux, il ne faut donc pas faire délibérer sur la motion de M. l’évêque de Nancy. M. Rœderer. M,. l’évêque de Nancy, en interrompant la délibération, pourrait faire croire que la religion périclite au milieu de nous, et que nous hésitons dans nos respects pour elle. C’est qualifier sans rigueur cette motion que de l’appeler injurieuse, et ce serait agir en citoyen infidèle que de ne pas relever cette injure. M. de Cazalès. Il n’est pas au pouvoir de l’Assemblée nationale de changer la religion; il n’était pas en son pouvoir de ne pas reconnaître que le royaume est monarchique, et cependant vous l’avez déclaré. Il ne faut que trois minutes pour faire la déclaration qu’on vous demande aujourd’hui. M. Le Rois-Desguays. Il n’est question que d’un vil intérêt personnel et temporel; et c’est faire une injure à la religion que de croire que cet intérêt peut, parmi nous, influer sur elle. M. Charles de Lameth. Je ne m’élève assurément pas contre la motion de M. l’évêque de Nancy ; mais je m’élève, autant qu’il est en moi, contre l’intention de l’apôtre qui l’a faite. Je ne vous rappellerai qu’une circonstance, je ne ferai qu’une comparaison qui, je crois, est frappante. Lorsque nous avons attaqué les ordres injustes, contraires au bonheur de la nation, on a dit que nous voulions porter atteinte à la puissance royale. G’est ici le sanctuaire de toutes les autorités , et si la religion était en péril, c’est ici qu’elle trouverait ses vrais défenseurs. Je poursuis ma comparaison. Dans cette circonstance, où il ne s’agit plus de détruire les ordres, mais les désordres religieux, quand il est question de vils intérêts temporels et d’argent, on vient nous parler de la divinité ..... Il s’agit de la suppression des ordres religieux : eh bien ! si l’on peut les rappeler à leur institution primitive, personne ne s’élèvera contre eux; mais, si pour sauver une opulence si ridicule aux yeux de la raison, si contraire à l’esprit de l’évangile, on appelle l'inquiétude des peuples sur nos sentiments religieux, si l’on fait naître, par une motion incidente à l’ordre du jour et très insidieuse, les moyens d’at-