646 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [17 décembre 1789.] 3e ANNEXE. Opinion de dom TVerguet, prieur du Relec, vicaire général de l’ordre des Cîleaux , et député de la province de Bretagne, sur le traitement des ordres religieux, en cas de suppression { 1). Messieurs, des circonstances malheureuses ont amené la ruine du Trésor public, les possessions du clergé peuvent contribuer à la restauration ; et tout annonce que bientôt vous prononcerez la suppression de ces corps, dont l’institution présentera longtemps à la société un objet d’utilité et dans lesquels elle trouvera de grandes ressources et de grandes vertus. i: Je ne chercherai point, Messieurs, à défendre les corps religieux contre les inculpations trop humiliantes dont on a cherché à les noter dans l’opinion publique : leurs instituts, leur genre de vie, l’accroissement de leurs biens et leur emploi, ont servi tour à tour à la censure la plus amère pour eux. Qu’il serait douloureux pour eux, Messieurs, qu’on présentât cette destruction comme un retranchement aussi vivement sollicité par la justice que par les besoins. Les calculs politiques peuvent être exacts; mais quand ils sont appliqués aux institutions les plus anciennes, quand ils servent à juger des établissements que l’antiquité a respectés, la défaveur même la plus méritée ne détruit pas la force imposante de la vérité, et l’histoire a consigné dans ses fastes que les cloîtres ont été l’asile où les sciences et les connaissances humaines furent constamment cultivées pendant les longs désordres de l’anarchie, que l’agriculture y reçut des encouragements et des accroissements toujours avantageux à la fortune publique. Je dois me taire, Messieurs, sur les secours que les communautés religieuses versent dans les lieux où elles sont placées; la bienfaisance est, de leurs devoirs, le plus facile à remplir, et elles sont bien éloignées de vouloir s’en faire un titre pour demander des moditications au sort que vous leur préparez. Elles attacheront leur gloire à être immolées au salut de la patrie et entreront par ce sacrifice dans les vues patriotiques et sages qui ont motivé vos décrets. Mais le nouvel ordre, qui va s’établir, n’effacera pas les traces de ces bienfaits, et je désire ardemment que la privation n’en soit pas trop sensible. La plus douce jouissance de l’état religieux a été de soulager la misère souffrante, et de former à l’amour de l’ordre et de la régularité, ceux que des inclinations paisibles destinaient à partager leurs fonctions et leur zèle. Vous avez craint, Messieurs, que la certitude de la suppression n’occasionnât la dispersion des meubles qui appartiennent aux communautés, et vous avez p,ensé ne pas porter trop loin la prévoyance, en désignant d’avance, et en fixant la peine qui doit frapper les infracteurs. Cette sévérité est sans doute dictée par la sagesse, et j’ai la confiance que dans l’ordre auquel j’ai l’honneur d’appartenir, et plus particulièrement dans les maisons confiées à mon administration, il ne sera fait aucunes distractions contraires au vœu de la loi. Je dois le croire d’après les dispositions que je connais à mes confrères; le régime de l’ordre dans lequel nous vivons procurait l’aisance, et pourvoyait aux besoins par une somme suffisante dont le' particulier dirigeait l’emploi avec plus ou moins d’économie. Vous n’avez sans doute pas voulu, Messieurs, que les objets que l’amour de l’étude, le goût pour les sciences et pour les arts ont fait rechercher aux religieux comme propres à leur faire cultiver et acquérir des connaissances, à employer utilement leur temps, soient soumis à la déclaration ordonnée, et vous fixerez avec précision que toutes ces choses ne sont pas assujetties à la formalité prescrite par la dénomination générique des biens mobiliers : car si vous donniez, Messieurs, à cette expression toute l’étendue dont elle est susceptible, les économies patrimoniales et les meubles qui sont presque autant de dons que l’amitié des parents a faits, seraient alors mis sous la main de la loi, et la nation aurait prononcé tout à la fois et la rupture d’un engagement longtemps chéri, et la confiscation des meubles qui sont pour les religieux Ja seule hérédité qu’ils tiennent de leurs familles. Je me serais bien trompé, Messieurs, si en interprétant vos vues, et en appliquant la disposition de la loi au seul mobilier destiné à l’usage général des établissements religieux, je m’étais écarté de son véritable esprit; je ne peux le croire : il répugne que les représentants d’une grande nation aient voulu établir une rigidité inquisitoriale pour connaître un détail d’objets minutieux qui ne doivent point fixer leur attention, et qui sont absolument étrangers au bien de l’Etat dont ils s’occupent. Mais en réduisant la force du décret à ce sens précis, j’adopte, Messieurs, et je respecte le principe par lequel vous qualifiez de vol fait à la nation toute distraction que se permettrait un particulier : ce serait de plus une infidélité envers la société dont il est membre, et je m’unirais à la sévérité de la loi, pour solliciter la punition des coupables. Il est sans doute, Messieurs, dans l’esprit de vos décisions, que celui qui, sous la foi publique et du serment, a choisi un état qu’il regarde comme immuable, n’en soit privé qu’avec l’assurance d’un traitement qui suffise aux besoins indispensables de la vie, et que ce traitement soit proportionné à la masse des biens qui seront recueillis dans l’ordre auquel il était attaché. Les pensions des Gélestins et des Antonins pourraient être proposées pour modèles, et les grandes possessions des religieux rentés présentent à la fois la possibilité et l’assurance du sort qu’ils peuvent attendre. Mais, Messieurs, vous ne devez pas faire et vous ne ferez pas une acception particulière des ordres riches, et votre justice répugnerait à une inégalité de partage qui laisserait subsister l’aisance toujours attachée à ceux qui auraient eu moins de privations, tandis que d’autres religieux mendiants, en vertu de leur institut, seraient encore livrés à l’indigence ou à cette étroite médiocrité qui en approche. Je ne crains pas, Messieurs, d’être désavoué dans les vœux que je forme, l’humanité me les inspire, et je crois être ici l’interprète des sentiments de mes confrères. Je vous propose donc, Messieurs, que la masse des biens qui sera destinée à la subsistance des religieux, soit partagée sans autre distinction et autre différence dans la répartition, que celle qu’il vous plaira d’assigner à l’âge où les infir-(1) Ce document n’a pas été inséré au Moniteur. [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [17 décembre 1789.] §47 mités multiplient les besoins. La vraie confraternité n’aperçoit d’inégalité dans les moyens que pour les faire disparaître, et le règne de la justice qui va vivifier et régénérer toutes les parties de l’empire, doit se manifester encore plus en rétablissant l’égalité qui existait bien dans le dévouement du zèle, mais qui laissait subsister la plus frappante inégalité dans les moyens de subsister. Les religieux, plus unis entre eux, ne verront plus que des objets d’utilité, à remplir; ils aimeront la patrie, et iis recevront d’elle, par l’organe de ses représentants, le droit de renaître et d’être admis à la jouissance de tous les droits du citoyen, tels qu’ils sont reconnus et consacrés par la constitution française. C’est un dédommagement qui ne peut leur être refusé. F. VERGUET, prieur du Relec, vicaire général de l'ordre de Cîteaux, député de Bretagne. 4e ANNEXE. Opinion de M. Ifayet, curé de Rochetaillée (1), député de Lyon , sur l'état religieux (2). Messieurs, la question qui vous est soumise me paraît être une des plus importantes que vous ayez jamais eues à traiter, soit qu’on la considère en elle-même , je veux dire, sous ses rapports politiques et religieux, soit qu’on l’envisage du côté de l’influence que votre décision doit avoir sur l’existence future de ce grand nombre d’individus qui composent l’état monastique. Un ordre religieux, Messieurs, qui, par la pratique exacte et toujours soutenue des devoirs que lui impose la règle, s’est acquis des droits légitimes à notre admiration, vous demanda, il y a quelques jours, par l’organe d’un de ses membres (3) devenu aujourd’hui notre collègue, d’ordonner provisoirement, et en attendant un décret définitif sur l’anéantissement ou la conservation des instituts religieux, d’ordonner pour l’ordre des Chartreux, que ceux de ses membres qui, fidèles à leur engagement, désirent de vivre et de mourir sous la règle respectable qu’ils ont embrassée, pourront rester réunis en communauté, pour y vaquer, sous la garantie de la loi, à la prière, et aux autres exercices de la vie monastique. 11 vous demandait en outre de déclarer que ceux de ces religieux qui, soit défaut de liberté au moment où ils se sont engagés, soit dégoût, inconstance, ou tout autre motif semblable, ne se croient plus propres au silence, à la vie contemplative des cloîtres, pourront se retirer dans une maison de leur ordre, pour y attendre ensemble le bref de leur sécularisation. Il est temps, Messieurs, qu’un décret de l’Assemblée nationale, dicté par la sagesse , mûri (1) Ce document n’a pas été inséré au Moniteur. (2) Lorsque je me suis présenté au bureau pour demander à parler sur cette matière, trente-deux personnes étaient déjàinscrites. Dans rimpossibilitéd’oblenir la parole, j’ai pensé qu’il était de mon devoir de faire connaître par un autre moyen, à l’Assemblée nationale, et à mes commettants, mon opinion personnelle sur un sujet aussi important, et c’est uniquement pour y satisfaire que j’ai recours à l’impression. (Note de M. Mayet .) (3) Dom Gerle, prieur d’une Chartreuse en Auvergne. par la réflexion, aille calmer au loin les louables inquiétudes des uns , satisfaire ou modérer l’extrême impatience des autres. Mais cette demande, Messieurs, qui d’abord ne vous avait été faite qu’au nom et en faveur de l’ordre des Chartreux en particulier, a pris dans la motion ultérieure de M. Treilhard un tel degré d’extension, quant à son application et quant à son objet, que pour se trouver dans l’ordre du jour en la discutant, on ne peut plus se renfermer dans le cercle étroit de tel ou tel institut, mais qu’il faut l’envisager sous un rapport absolument général et applicable à tous les établissements religieux du royaume. La motion de M. Treilhard renferme deux objets principaux par rapport aux religieux : la liberté de sortir du cloître ou d’y rester, aux charges et aux conditions qu’il énonce, et le traitement plus ou moins considérable qu’il assigne à chacun d’eux. Dans l’un et l’autre cas, je me permettrai, Messieurs, de discuter seulement la première partie de cette motion, m’en rapportant à la justice de l’Assemblée sur la fixation des pensions qu’il sera convenable d’accorder aux religieux. M. Treilhard vous propose d’abord, Messieurs, d’autoriser les religieux satisfaits de leur sort, à demeurer dans le cloître, aux conditions de se réunir dans des maisons de leur ordre, au nombre de 15 religieux, au moins, et d’y observer la règle monastique. Il vous propose, en second lieu, de permettre à ceux qui se trouveraient mécontents dans leur état, de rentrer dans le monde aussitôt après la déclaration qu’ils en auront faite par-devant les officiers municipaux, sauf à se pourvoir pour le lien spirituel seulement , par-devant la puissance ecclésiastique , pour être par elle relevés de leurs vœux, s'il y a lieu. On vous propose enfin de statuer que les religieux qui voudront continuer de vivre sous la règle monastique, se retireront, par préférence, dans celles de leurs maisons qui se trouvent situées dans les petites villes et dans les campagnes. Tels sont, Messieurs, les trois objets principaux de la motion de M. Treilhard, sur lesquels je supplie l’Assemblée de me permettre quelques observations. Il me semble d’abord, survie premier article, qu’indépendamment des motifs puisés dans la religion, qui ne nous permettent pas de forcer de pieux cénobites, engagés dans un état saint, liés par un serment irrévocable, à la face des autels et sous les auspices de la loi, à devenir involontairement parjures, et à abdiquer malgré eux, une profession dans laquelle ils ont juré de vivre et de mourir, il me semble qu'indépen-damment de ces motifs respectables sans doute, la voix sévère de la justice, le sentiment plus doux de l’humanité, le texte même de vos décrets, vous tracent fa marche que vous avez à suivre, et vous prescrivent de ne pas troubfer dans la possession de leur état, des hommes paisibles, des citoyens édifiants, vertueux, qui reposent tranquillement sous la garantie des conventions sociales, et que peut-être on chercherait bien moins à inquiéter aujourd’hui, si leurs devanciers, en défrichant de leurs propres mains presque la moitié du sol de la France, en la fécondant par leurs sueurs, n’eussent acquis quelque aisance, et si l’on veut, des richesses. Les religieux, Messieurs, quelle que soit la règle qu’ils ont embrassée, dès qu’une fois le légis-