258 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [23 septembre 1791.' drait pas effrayant pour les bons citoyens; je demande enfin si plus d’un million d’hommes sans travail, sans pain, sans espérance, au milieu de la détresse publique, ne deviendrait pas parfaitement le germe de tous les troubles. S’il est possible de prévoir quel usage on pourrait en faire, à quel excès on pourrait les porter; si alors le peuple se plaignant et demandant des changements (car le peuple ne sait qu’une chose, c’est qu’il est bien ou qu’il souffre; il veut changer le régime établi;) si, dis-je, le peuple agité par ses douleurs, se plaignant des changements; si des millions d’hommes désœuvrés, présentant des armes et des instruments à quiconque voudrait les employer, il ne deviendrait pas facile, possible au moins, de changer la Constitution établie, d’abattre le système monarchique, ou de lui donner une extension illimitée; que ceux qui sont les amis des révolutions, non pour les inconvénients qu’elles produisent, mais pour les résultats, pour le bonheur qui doit en être l’effet, disent si l’on peut balancer entre la perspective d’un si grand danger et la question dont il s’agit. Et remarquez bien que, tandis qu’une poignée d’hommes de couleur réunis, à Paris, je ne sais par qu< 1 ressort, couvrent les rues de la capitale de leurs affiches, et ne cessent d’agiier cette Assemblée pour avoir non les droits civils que tout le monde leur reconnaît, mais les droits politiques dont 3 millions de Français sont privés dans la métropole (. Applaudissements ), je demande si de pareils intérêts sur lesquels les hommes de couleur sont si froids dans les colonies, peuvent résister à l’intérêt immense de la patrie? Depuis que les nouvelles de l’effet du décret sont arrivées dans les ports, il n’en est aucun qui ne vous ait fait parvenir les plus pressantes pétitions. Les mêmes places de commerce qui étaient demeurées muettes, lorsque le décret a été rendu, éclairées par les événements, viennent vous supplier de changer une résolution qui les met au désespoir. On dit, sans cesse, dans cette Assemblée, que l’intérêt des colons et des commerçants est une preuve qu’ils ne peuvent pas être entendus dans la question , comme si l’intérêt des commerçants de France n’était pas dans le moment actuel l’intérêt de la France elle-même. (. Applaudissements .) Il est sans doute des questions où l’intérêt des commerçantsestdiff'érent del’intérêt du commerce et de l’intérêt de la nation ; mais ces questions ne sont pas celle-ci. Ici ce n’est pas seulement l’armateur qui transporte et qui vend la marchandise, c’est le manufacturier qui la prépare, c’est le cultivateur qui l’extrait de la terre, qui sont immédiatement intéressés à la conservation des colonies. Quelles sont les denrées que vous y exportez? Quels sont les objets gui sont échangés avec les denrées coloniales, qui vous donnent seuls l’avantage et la prépondérance du commerce? Ce sont des objets perçus et manufacturés chez vous presque en totalité : ce n’est donc pas l’armaieur seul qui profite; l’armateur n’est que l’agent du manufacturier et de l’agriculteur. Or, si l’intérêt du manufacturier, l’intérêt de l’agriculture, l’intérêt du commerce sont ici réunis, quel intérêt véritable encore est indifférent à la question? Il est donc parfaitement vrai que c’est de l’intérêt national dont il s’agit et qui ne peut être mis en balance avec l’impatience suggérée à un petit nombre d’individus qui, jouissant déjà de tous les droits civils dont la nation leur promet le maintien et l’intégrité, exposent le royaume à sa ruine pour conquérir des droits, dont, comme je l’ai dit, plusieurs millions de Français sont privés par la Constitution. (Murmures.) On ne peut pas attaquer ces droits parce qu’ils sont respectés; mais, si l’on approfondissait la question autant qu’elle peut l’être, on trouverait qu’il est de l’intérêt de la métropole que l’exercice des droits soit borné et limité dans les hommes de couleur; car, il est politiquement vrai de dire que l’esprit de retour n’existe pas dans les hommes de couleur; que les blancs sont plus ou moins Fi ançais, parce que la France est leur première patrie; que là sont presque toujours leurs familles; qu’il n’en est presque aucun qui ne conserve un esprit de retour dans la métropole, tandis que les hommes de couleur, étant nés sur les lieux, n’ayant aucune espèce de liaison avec la mère-patrie, une fois qu’ils auraient obtenu tout ce qu’ils demandent aujourd’hui, deviendraient véritablement, par leur esprit, par leur instinct et par leurs sentiments, absolument étrangers à la France, dont les blancs ne cessent jamais de se croire les enfants. (Applaudissements.) Je vous ai présenté, Messieurs, les raisons théoriques par lesquelles la compétence du Corps législatif, même après une inbiative, est, d’après ce que l expérience vient de prouver, destructive et subversive du régime colonial : il est inutile de démontrer que le système que nous présentons n’établit, d’ailleurs, aucun droit redoutable pour la Fiance :car le droit de prononcer sur quelques questions de droit politique, limitées par la sanction provisoire du gouverneur et définitive du roi, n’est pas une attribution dangereuse et nuisible à la propriété et à la puissance nationale; tandis que le refus de ce droit-là est la subversion des colonies, leur séparation prochaine, et la certitude de tous les désastres qui viendront fondre sur le royaume. Si vous voulez donner à cette question toute l’importance qu’elle a, ne la considérez pas sous le point de vue où on l’a présentée, de l’intérêt de quelques hommes; consi-dérez-la par les effets qu’elle va immédiatement avoir; ne léguez pas à vos successeurs une grande guerre contre les colonies et des grands troubles en dedans; ne livrez pas au changement des législateurs ces deux points essentiels; car, si vous dites que vous les laissez au Corps législatif, vous ne ferez pas cesser les inquiétudes des colons, qui croirontvoir renaître chaque année les mêmes questions et chez qui la confiance ne s’établira jamais, et, d’autre part, en ne prononçant pas immuablement sur les compétences des lois de commerce, vous verrez s’établir la suite des raisonnements et le résultat que je vous ai annoncé, et vous verrez cette grande question occuper longtemps l’Europe, plonger la France dans une suite de maux, et finir par la réduire au-dessous des puissances qui lui sont actuellement inférieures. Je vous invite donc, Messieurs, à décider dès à présent la question comme nous avons eu l’honneur de vous la proposer, et à ne pas craindre une grande, profonde et décisive démarche pour sauver une dernière fois la patrie car cette délibération va décider aujourd’hui du sort de la France pendant la prochaine législature. (Applaudissements.) Voici notre projet de décret : « L’Assemblée nationale constituante, voulant, avant de terminer ses travaux, assurer d’une manière invariable la tranquillité intérieure des colonies, et les avantages qup la France rgtiie de ces importantes possessions, décrète comme arti- 259 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [23 septembre 1791.] clés constitutionnels, pour les colonies, ce qui suit : « Art. 1er. L’Assemblée nationale législative statueia exclusivement, avec la sanction du roi, sur le régime extérieur des colonies. En conséquence, elle fera : 1° les lois qui règlent les relations commerciales des colonies, celles qui en assurent le maintien par l’établissement des moyens de surveillance, la poursuite, le jugement et la punition des contraventions, et celles qui garantissent l’exécution des engagements entre le commerce et les habitants des colonies ; 2° les lois qui concernent la défense des colonies, les parties militaire et administrative de la guerre et de la marine. « Art. 2. Les acsemblées coloniales pourront faire, sur les mêmes objets, toutes demandes et représentations; mais elles ne seront comiderées que comme de simples pétitions, et ne pourront êire converties dans les colonies en règlements provisoires, sauf néanmoins les exceptions extraordinaires et momentanées relatives à l’introduction des subsistances, lesquelles pourront avoir lieu à raison d’nn besoin pressant légale - mentconstüté, et d’après un arrêté ctes assemblées coloniales appiouvé par les gouverneurs. « Art. 3. Les lois concernant l’etat des personnes non libres et l’état politique des hommes de couleur et nègres libres, ainsi que les règlements relatifs à l’exécution de ces mêmes lois, seront laites parles assemblées coloniales, s’exécuteront provisoirement avec l’approbation des gouverneurs des colonies, et seront portées directement à la sanction du roi, sans qu’aucun décret antérieur puisse porter obstacle au plein exercice du droit conféré par le présent article aux assemblées coloniales. « Art. 4. Quant aux formes à suivre pour la confection des lois du régime intérieur qui ne concernent pas l’état des personnes désignées dans l'article ci-dessus, elles seront déterminées par le pouvoir législatif, ainsi que le surplus de l’organisation des colonies, après avoir reçu le vreu que les assemblées coloniales ont été autorisées à exprimer sur leur constiiuuon. » J’observerai, Messieurs, que, bien que l’Assemblée ait achevé son travail de la Constitution, et qu’elle n’y puisse rien changer, cependant elle peut encore statuer constitutionnellement à l’égard des colonies, parce qu’il a été formellement décrété quelles n’étaient pas comprises dans la Constitution. (La discussion est ouverte sur le projet de décret des comités.) M. de Tracy. Messieurs, c’est avec une répugnance infinie que je reparais dans une discussion qui a pris le caractère de la querelle la plus vio'eme. J’aime à chercher la vérité dans le calme de la méditation, mais je hais d’être contraint de la poursuivre à travers les orages des passions et des haines. Cependant, regardant comme un devoir d’exposer mon opinion sur une question qui a été plus disputée, que discutée jusqu’à présent, je vais dire sans fard et sans fiel ce que je crois la vérité et je la dirai tout entière. J’entre en matière. La question qui occupe l’Assemblée a certainement en elle-même de grandes difficultés qui sont encore bien augmentées et bien aggravées par les circonstances antérieures. Vous venez d’entendre la quantité de maux qu’on vous prédit, et qui, certes, seraient infini lient effrayants, s’il était vrai que ce projet de décret en fût le remède; je le crois infiniment incapable de remédier à rien. (Applaudissements à l'extrême gauche.) Dans l’état actuel des choses, je vois de grandes menaces que l’on nous fait, je vois un remède qu’on nous propose : examinons d’abord les menaces, nous viendrons ensuite au remède. (. Applaudissements à l'extrême gauche.) Cet examen nécessite à reprendre quelques faits antérieurs; car il s’agit, ici, non pas seulement d’un décret partiel, comme le dit M. le rapporteur; en cela je suis de son avis. Notre malheur est d’en avoir trop fait de partiels. Il s’agit d’adopter un système de relation entre les colonies et la métropole. Il s’agit donc de repasser rapidement ce que nous avons fait jusqu’à cet instant. Je maintiens que le décret du 15 mai 1791 n’est que la traduction littérale de c* lui du 28 mars 1790, purgée d’équivoques ( Exclamations au centre); et je supplie qu’on les lise, cela me suffit. Ainsi tout le mal que mes adversaires disent du décret du 15 mai doit s’appliquer à celui du 28 mars, dont ils sont les auteurs; à moins qu’ils ne soutiennent que son mérite ne consiste que dans son ambiguïié. Mais je reviendrai sur ce point, et je me flatte de le porter à l’évidence. Dans ce moment, mon projet n’est pas de discuter partiellement tel ou tel décret; cela ne nous conduirait à aucun résultat, et pourrait nous faire prendre de fausses mesures. 11 est un examen préalable, indispensablement nécessaire pour ne pas tomber dans des contradictions perpétuelles; c’est de voir si l’Assemblée nationale a eu, jusqu’à présent, un plan de conduile suivi et combiné vis-à-vis de ses colonies, et notamment de Saint-Domingue, et quel système elle doit enfin embrasser. Je dis que l’Assemblée n’a pas eu de plan, et n’a pas pu en avoir, et que le comûéen aun très suivi, et très opposé aux principes de la justice, de la saine politique et de la Constitution; et de là sont venus tous nos maux. J’écarie toute personnalité; mais, comme c’est le système du comité en masse que j’atiaque, qu’il me soit permis de dire un mot sur le devoir des comités en général. (. Exclamations au centre et interruptions.) Ce que j’ai à dire, Messieurs, est moins long que vos interruptions. Je pense qu’un comité est l’œil et le bras de l’Assemblée qui l’a nommé; il doit recueillir les connaissances positives, éclaircir et discuter les faits, poser les principes et proposer un plan. Ce plan agréé, il doit proposer toutes les mesures de détail propres à le faire réussir. S’il est rejeté, le comité doit se pénétrer des idées qui ont eu la préférence, et les servir loyalement; ou, ce qui est beaucoup plus sûr, donner sa démission, comme on fait nos deux premiers comités de Constitution, quand leurs systèmes ont été renversés. Dans tous les cas, les intéressés à une affaire doivent être appelés au comité qui la traite, mais doivent rarement en être membres, encore moins y dominer absolument. D’après ces principes, que je ne crois pas qu’on me conteste, jetons un coup d’œil rapide sur ha malheureuse histoire de nos colonies. (Interruptions.) Je vous supplie, Messieurs, de me prêter quet-quesinstants d attention; au moins me permettrez-vous d’exposer succinctement la marche de nos délibérations sur les colonies. Dans un moment éternellement honorable pour les membres de cette Assemblée qui ont eu le