62 ARCHIVES PARLEMENTAIRES - CONVENTION NATIONALE « La Martinique a été prise le 20 mars, vieux style. Les troupes anglaises se placèrent dans les maisons des citoyens. Le capitaine de grenadiers, Bentabourg, prit possession de la maison du citoyen Camboularet, contrôleur de la Marine ; celui-ci étant porté sur la liste des déportés, et venant mettre ordre à ses affaires pour s’embarquer, Bentabourg lui dit : Vous allez en France, vous serez guillotiné. Comment, lui dit Camboularet, vous plaisantez, en me disant que je serai guillotiné ; on ne guillotine que les traîtres et les aristocrates, et je ne suis déporté que parce que je suis patriote, et que je ne puis vivre sous un gouvernement ennemi. Oh! c’est égal, répliqua Bentabourg, Robespierre guillotine les patriotes et les aristocrates. Vous arriverez en France, vous trouverez du changement; Robespierre protège la fille et le fils du roi de France, et c’est lui qui les fera passer en Angleterre, et vous aurez un roi, etc.» Si l’on fait attention que ce propos a été tenu en Amérique en mars 1794, il y a lieu de croire que la conspiration de Robespierre est de longue haleine, et qu’un des chaînons auquel elle était liée est l’Angleterre, qui n’a jamais perdu de vue de s’approprier le commerce exclusif par lequel on gouverne le monde : l’Angleterre devait garantir la tyrannie de Robespierre qui, de son côté, lui aurait garanti la propriété des colonies et de quelques ports en France ; ce premier pas aurait eu toutes les suites qu’on peut concevoir ; ce qu’il y a de particulier c’est que Robespierre n’a jamais rien voulu envoyer aux colonies. Je donne cet avis, citoyen représentant, parce que je crois qu’il est utile de recueillir tout ce qui peut avoir du rapport avec les dangers qui ont menacé la République; ce propos a été tenu à la Martinique, en présence de dix citoyens qui sont en France. L’insertion au bulletin est décrétée. 60 Un membre [THURIOT] annonce que les esclaves de Robespierre, obligés de renoncer au plan de leur maître, se répandent dans les sociétés populaires pour y semer des alarmes sur les subsistances ; il propose que sa déclaration soit insérée au bulletin, pour mettre le peuple en garde contre cette nouvelle manœuvre pratiquée par ses ennemis. Décrété (97). THURIOT : La secte infâme de Robespierre, obligée d’abandonner son premier plan, sur lequel copiptait l’Angleterre, vient d’en adopter un nouveau. Les complices de la conspiration se répandent dans les départements, font ou font faire par des affidés ou des hommes trompés des motions dont l’objet est d’exciter l’alarme sur les subsistances dans les lieux (97) P.-V., XLVI, 95. mêmes où règne l’abondance : plusieurs sont déjà arrêtés. Il est bon que cette vérité soit connue de toute la France, afin que les sociétés populaires s’empressent de faire saisir sur-le-champ ces hommes criminels s’ils se présentent dans leur sein, et les livrent à la justice (98). 61 Le rapporteur de la loi sur les émigrés [ESCHASSERIAUX] présente à la discussion plusieurs nouveaux articles ; après quelques débats, ils sont décrétés dans les termes suivans : Art. IX. - Les citoyens des pays réunis à la République, établis ou naturalisés dans les pays étrangers antérieurement à l’époque de leurs révolutions respectives, sont assimilés aux Français, en ce qui concerne les dispositions de l’article IV du présent titre. Section III. Complices des émigrés. Art. X. - Sont réputés complices des émigrés, ceux qui seront convaincus d’avoir, depuis le 9 mai 1792, 1°. Favorisé les projets hostiles des émigrés; 2°. De leur avoir fourni des armes, des chevaux, des munitions, ou toutes autres provisions de guerre, ou des secours pécuniaires ; 3°. D’avoir envoyé leurs enfants ou soudoyé des hommes sur terre étrangère; 4°. D'avoir provoqué à l’émigration et fait émigrer des citoyens par séduction, promesses ou sommes données; 5°. D’avoir sciemment recelé des émigrés ou facilité leur rentrée sur le territoire de la République; 6°. D’avoir fabriqué de faux certificats de résidence pour les émigrés (99). 62 Un membre [LEGENDRE de la Nièvre] obtient la parole; il prononce un discours contenant des vues sur l’approvisionnement des subsistances et sur l’encouragement des manufactures : à la suite de ce (98) Moniteur, XXII, 69; Débats, n 735, 62; Ann. R. F., n' 5; Ann. Patr., n° 633; C. Eg., n° 768; F. de la Républ., n° 5; Gazette Fr., n° 998; J. Fr., n 730; J. Mont., n° 149; J. Perlet, n' 732; Mess. Soir., n“ 768; M. U., XLIV, 57; Rép., n° 5. (99) P.-V., XLVI, 95. C 320, pl. 1328, p. 13, minute de la main d’Eschasseriaux, rapporteur. Gazette Fr., n° 998; J. Fr., n° 730-731 ; J. Paris, n” 5 ; J. Perlet, n 733 ; J. Univ. , n° 1767 ; Mess. Soir., n” 768; M. U., XLIV, 72; Rép., n" 5 SÉANCE DU 4 VENDÉMIAIRE AN III (25 SEPTEMBRE 1794) - N° 62 63 discours, il propose un projet de décret tendant à la réunion des douze commissions exécutives à une commission de douze membres pris dans le sein de la Convention, pour dresser le tableau des ressources commerciales, alimentaires et industrielles de la République. L’impression tant du discours que du projet de décret est demandée et adoptée (100). LEGENDRE (de la Nièvre) : Citoyens, je viens appeler votre sollicitude et votre attention sur des projets bien importants, puisque c’est du parti que vous prendrez, après m’avoir entendu, que peut dépendre le salut de la République. Nous ne sommes plus aux temps où l’ignorance des lois, des principes et de l’action du gouvernement laissait vaguer l’Assemblée entre l’opinion d’un ministre perfide et les oscillations du doute et de l’inquiétude sur les résultats des délibérations qu’on était forcé de prendre pour ne pas interrompre la marche des affaires publiques. Aujourd’hui le gouvernement est entre vos mains, il dépend de vous de bien le connaître, de bien le diriger, et de créer le bonheur du peuple par la sagesse de vos lois et par le zèle que vous apporterez à vous éclairer sur toutes les parties de l’administration; car ce n’est qu’avec des lumières que vous pourrez appliquer les remèdes convenables aux maux infinis qui menacent d’attaquer le sein de la patrie ; plus vous êtes environnés de puissance et de moyens par la volonté du souverain qui vous a confié ses pouvoirs et qui vous protège par sa force, plus vous contractez de devoirs envers lui, et plus vous devez vous empresser de les remplir. Il vous a demandé la liberté, la victoire et le bonheur. Vous avez satisfait à son premier vœu par le renversement de la tyrannie et du despotisme nobiliaire et sacerdotal : quant à la victoire, il semble que le courage et l’audace des armées de la République aient fixé son instabilité sur toutes nos frontières; et lorsque la postérité lira les triomphes d’une seule année de combats, elle interrogera l’histoire, et lui demandera si tous les soldats de la République étaient des héros ou des dieux. C’est donc du bonheur public et des moyens de préparer la paix, en nous disposant toujours à la guerre, que vous devez vous occuper dans les moments difficiles où il semble que la discorde, la haine et l’envie aient jeté au milieu de nous leurs poignards, leurs poisons et leurs serpents, pour nous diviser, pour nous avilir et pour nous faire faire un pas rétrograde qui soit sans espérance de retour; car ne doutez pas que ce ne soient l’unique but et la dernière espérance des ennemis de la liberté et des vôtres. Le bonheur public sur lequel j’appelle toute votre attention et toutes vos réflexions se compose essentiellement du bonheur individuel, qui (100) P.-V., XLVI, 97. Le décret pris sous le nom de Bernard (des Sablons), rapporteur, attribue à tort ce discours au représentant Boudin. n’est que le résultat d’une sage administration, qui économise et distribue avec égalité et avec justice tous les moyens de prospérité publique, qui empêche les abus, pourvoit à tous les besoins, et établit de cette manière la confiance que le peuple doit avoir dans ses magistrats. Vos comités vous rendront compte sans doute de tout ce qui a rapport à la guerre, à la législation et aux finances de la République ; c’est pourquoi je ne porterai mes regards que sur les parties d’administration qui, dans les circonstances actuelles, m’ont paru exiger plus particulièrement votre surveillance et vos soins, si nous voulons empêcher les progrès des malheurs publics, en éviter les funestes conséquences. Mais je dois vous prévenir, citoyens, que votre sagesse, votre expérience et votre fermeté dans l’exécution des mesures que vous prendrez, peuvent seules garantir vos succès. Je vais dire sans mollesse et sans exagération ce que je sais et ce que je pense, afin que la vérité des faits que j’exposerai sous vos yeux puisse animer continuellement vos actions, et exciter votre zèle à réparer les maux de la République, et à les prévoir. Je dirai donc que le commerce, l’agriculture, les subsistances, la consommation, les transports par terre, la navigation intérieure, les approvisionnements des grandes communes, ainsi que ceux des armées de terre et de mer, réclament également votre sollicitude et l’interposition des mesures dépendantes de l’autorité de la Convention nationale, pour se revivifier, se reproduire, et circuler dans toutes les parties du territoire français. Je ne dirai qu’un mot sur chacun des objets dont j’ai à vous entretenir, afin de laisser plus de latitude à vos réflexions et à votre méditation sur les moyens que je proposerai pour remèdes, après avoir indiqué les inconvénients et les dangers. Le commerce n’existe plus, parce qu’il manque des objets nécessaires à son aliment; il a d’ailleurs été étonné, comprimé, vexé par l’abus qu’on a fait des réquisitions, et par la guerre ouverte qu’on lui a déclarée, en signalant trop généralement tous les commerçants et tous les fabricants comme des ennemis de la République, et ne protégeant pas assez ceux qui en étaient les amis. De là ce découragement qui a détruit les opérations commerciales et rompu cette chaîne féconde en échanges et en produits d’objets de manipulation et de fabrication, qui fournissait continuellement aux besoins et à la consommation de la République, en même temps qu’elle servait à solder nos retours avec l’étranger. Dès lors chacun a retiré ses fonds. Le crédit et la confiance ont disparu, et on s’est occupé partout à créer de nouveaux établissements qui n’ont rien produit encore, et qui ont fini de ruiner, par l’emploi des bras et des matières premières, les anciens établissements auxquels il aurait fallu donner de l’extension et de la vigueur. L’agriculture qui a été si florissante l’année dernière, et qui a si généreusement récompensé les cultivateurs des soins qu’ils s’étaient don-