[Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. ont été destinés au secours général de la Normandie, dont la récolte a été insuffisante. Plusieurs expéditions sont encore en mer, en sorte que Sa Majesté espère pouvoir continuer à procurer aux divers cantons de cette province l’assistance dont ils ont besoin. « Le roi, dès le 10 du mois dernier, et en apprenant les insurrections du pays de Gaux, avait donné des ordres pour y faire passer un détachement de dragons et d’infanterie; et, dans ce moment, il est sûrement à portée d’arrêter un désordre dont Sa Majesté est profondément affectée. « J’ai l’honneur d’être avec respect, Monsieur le Président, votre très humble et très obéissant serviteur, « Necker. « Paris , le 8 mai 1790. » L’Assemblée reprend la suite de la discussion sur l'ordre judiciaire . M. le Président rappelle que le point actuellement en délibération est la question suivante : Les juges d'appel seront-ils sédentaires ou ambulants ? M. Goupil de Préfeln préfère le plan de M. Thouret, et s’attache à combattre les objections de M. Tronehet. — M. Tronchet a dit que la justice devait être : 1° d’un abord facile; 2° expéditive ; 3° peu dispendieuse; 4° éclairée. 11 a dit que l’abord serait facile en adoptant le plan du comité, parce que les citoyens aisés ont seuls des procès de nature à être jugés en dernier ressort. Si les citoyens peu aisés avaient des procès de cette nature, ils seraient obligés de renoncer au bénéfice de l’appel, et assurément les citoyens les moins aisés peuvent avoir des procès importants : leur légimité ne peut-elle pas être attaquée ? le contrat de mariage de leur père ne peut-il pas donner lieu à des discussions? ces citoyens ne peuvent-ils pas avoir des droits successibles considérables, etc. ? Ainsi donc toutes les classes des citoyens sont intéressées à être rapprochées des juges d’appel; ainsi donc, dans le plan de M. Thouret, la justice est, en général, d’un abord plus facile; elle sera d’ailleurs plus expéditive, surtout si M. Thouret restreint à deux départements l’ambulance de ses juges. La dépense sera moins considérable : en effet, il suffira de deux eent-cio-quante-deux juges pour tout le royaume ; quant aux parties co-litigeantes, il est certain que la justice la plus rapprochée est la moins dispendieuse pour les justiciables. Mais, dit-on, ce n’est pas assez, il faut que la justice soit éclairée, et le grand inconvénient qu’on présente, un inconvénient immense, c’est que l’instruction de l’appel se fera dans le lieu où la première instance se sera instruite. Il en sera toujours de même, quel que soit l’ordre de choses que vous aurez établi. On dit encore que pour que la justice soit éclairée, il faut un grand nombre de juges. Je réponds que ce n’est pas dans les tribunaux nombreux que les. décisions sont plus réfléchies; au contraire, moins ils sont nombreux, et plus les discussions sont raisonnablement approfondies ; d’ailleurs des juges nombreux seront moins soumis au tribunal respectable et redoutable de l’opinion publique. Or, en envisageant la question sous les rapports lre Série. T. XV. [3 mai 1790.] 359 politiques, on a calculé quatre causes qui ont rendu les parlements dangereux, et qui ne se retrouveront pas, dit-on, dans des cours de vingt juges; cependant vous donnerez nécessairement à ces cours un ressort de plusieurs départements. Ainsi, ces corps seront nombreux; ainsi, leur puissance sera étendue; ainsi, l’esprit de corps se perpétuera et pourra faire de grands progrès. Nous avons dans notre histoire un exemple très fameux de la rapidité de ces progrès. Les parlements ont d’abord très heureusement servi, dans les mains de nos rois, pour réprimer la puissance féodale. Vous savez ce que les parlements sont devenus. Ne pourra-t-on pas employer les nouveaux corps pour attaquer la Constitution nationale?... Mais, dit-on, il faudra un dépôt de lois. N’aurez-vous pas les législatures, etc...? Ainsi, le plan de M. Thouret n’a pas les inconvénients qu’on lui reprochait et réunir beaucoup d’avantages. Je conclus en proposant le projet de décret suivant: « L’Assemblée nationale décrète que, dans chaquedépartement, il y aura une cour supérieure d’appel composée de six juges, et divisée en deux sections égales, dont l’une sera sédentaire, et l’autre ambulante. Les juges ambulants siégeront successivement dans deux départements. » M. MHscent. Deux opinions divisent l’Assemblée : une partie pense qu’on doit admettre des juges ambulants; l’autre, que les juges doivent être sédentaires. Les premiers adoptent le plan de M. Thouret, les seconds celui du comité. Celui de M. Thouret ne présente que des institutions nouvelles ; sous ce rapport, il a de grands partisans, et vous concevez aisément qu’on jette des préventions défavorables sur ceux qui veulent le combattre. J’examiuerai deux questions : le plan de M. Thouret est-il plus favorable à la liberté politique? est-il plus favorable à la bonne administration de la justice? M. Thouret donne à son tribunal d’appel plusieurs attributions: 1° de juger les matières provisoires ; 2° de juger l’appel des sentences interlocutoires; 3° d’examiner les affaires susceptibles d’être jugées en dernier ressort, et d’en faire le rapport aux juges ambulants. Dans la première ferveur de la Révolution, les inconvénients que je vais exposer se-Iront moins graves; mais nous ne faisons pas une constitution pour un jour; bientôt l’ardeur du zèle des juges ambulants se refroidirait. Autrefois les tribunaux d’élection étaient ambulants : peu à peu cet usage est tombé en désuétude. Il en serait bientôt de même des juges qu’on vous propose de créer. Le juge ambulant se reposerait aveuglément sur le juge sédentaire qui ferait le rapport, Jet vous n’auriez des juges ambulants que pour la forme, car ils se borneraient à donner leur sanction aux jugements des juges de la portion sédentaire. Si vous craignez l’abus de la puissance de quelques citoyens sur les autres citoyens, pouvez-vous adopter cette portion sédentaire composée de trois juges, qui, jugeant en dernier ressort, auraient une immense autorité? Mais ce n’est pas là le plus grand inconvénient : les juges sédentaires prononceront sur les sentences interlocutoires, et, dans un très grand nombre de cas, ces sentences attaquent le fond. Ou n’interjette appel sur l’interlocutoire qu’à cause de son influence sur le fond. J’adopte les réflexions par lesquelles M. Tronchet a montré que la justice serait moins bien rendue, et j’ajouterai seulement que les plaideurs ne manqueront pas de multiplier les incidents. 24 370 [Assemblée nationale.] Il faudra ordonner l’instruction d’un fait nouveau; le temps s’écoulera, la session finira sans que le jugement soit rendu, et une année se passera sans que le débiteur soit forcé de payer son créancier. Non, des juges ambulants ne nous conviennent pas, et ne sauraient convenir à une société où la chicane et l’intrigue feront jouer tous leurs ressorts : l’ambulance serait un fléau dont vous auriez accablé la France. Je finis par une observation de quelque poids : la majorité des départements ne demande pas des juges ambulants; si vous les établissez, et qu’ils ne réussissent pas, vous en serez responsables, et vous ne le serez pas du peu de succès que pourraient avoir des juges sédentaires. (On demande à aller aux voix.— La discussion est fermée.) Après quelques débats sur la manière de poser la question, elle est posée dans les termes suivants : « Les juges d’appel seront-ils sédentaires? Oui ou non. » M. Mewbcll propose par amendement qu’on ajoute le mot tous à la motion. La question préalable est invoquée sur l’amendement, et elle est rejetée. L’ Assemblée , consultée , adopte l’amendement. La motion principale avec l’amendement, est ensuite décrétée ainsi qu’il suit : « Tous les juges d’appel seront sédentaires. » On passe à la discussion de la question suivante : « Les juges seront-ils établis à vie, ou seront-ils élus pour un temps déterminé ? » M. Brochcton. Il faut établir de? juges qui réunissent les lumières et l’intégrité : pourra-t-on trouver ces juges dans tous les temps? On craint le pouvoir des juges à vie. La liberté des citoyens ne sera-t-elle pas assurée par les bons choix qu’ils auront faits?... On pourrait, en déclarant inamovibles les membres des cours supérieures, les soumettre, tons les six ans, à un scrutin d’épreuve, par lequel la destitution des juges s’opérerait à une majorité des deux tiers des voix. Je penserais cependant que les membres du tribunal de révision ne devraient être en fonction que pendant six ans, sauf à être continués. M. d’André, conseiller au parlement d'Aix. Je n’entrerai pas dans de grands détails; il n’est pas douteux que des hommes qui seraient juges pour la vie regarderaient leurs offices comme des propriétés et chercheraient à étendre leurs prérogatives : il n’est pas douteux qu’à la longue l’esprit de corps attaquerait la liberté. La seule objection qui puisse d’abord paraître raisonnable est celle-ci : des juges à temps ne seraient pas de bons juges; je crois, au contraire, que des juges à vie seraient de mauvais juges. Il est certain qu’un magistrat assuré de conserver son état toute sa vie se fait une routine et n’étudie plus: on peut, sur ce point, en croire mon expérience. Les juges honorés du choix du peuple croiront n’avoir plus rien à apprendre, et n’avoir plus qu’à juger; ainsi l’inamovibilité est un moyen sûr d’avoir de mauvais juges. Le magistrat à temps, désirant se faire continuer, travaillera et rendra bonne justice. Vous exciterez encore les gens de loi à se conduire avec désintéressement et probité pour obtenir les suffrages [3 mai 1790.] du peuple... Sans entrer dans de plus grands détails, je conclus à ce que les juges ne restent en fonction que pendant cinq ans et puissent cependant être réélus. (On demande à aller aux voix.) L’Assemblée, consultée, décide que’la discussion ne sera pas fermée. M. lîuzot. Mettre en question si les juges seront amovibles, c’est supposer que des juges pourront abuser de leur pouvoir et devenir incapables de remplir leurs fonctions. Il y a plusieurs sortes d’incapacités : l’incapacité naturelle, dont personne ne peut se garantir, je veux dire les infirmités qu’amène l’âge. Il est une autre incapacité moins ordinaire, mais plus funeste; la négligence qu’on apporte à s’instruire, quand on ne peut rien perdre par cette négligence... Le peuple peut être trompé, séduit; et si les juges étaient inamovibles, vous le puniriez de sa faiblesse et de son erreur, ou plutôt de l’erreur de ceux qu’il aurait chargés de ses intérêts; car il ne peut élire que par des représentants... Je ne suis pas rassuré par la responsabilité des juges, car cette responsabilité doitavoirdes bornes :ilfautque les jugesn’abusentpasdeleur ministère ; mais il ne faut pas les empêcher d’en user... En examinant la question sous les rapports de la liberté publique, j’entrevois les plus grands dangers; l’inamovibilité dégénérerait en un traité entre le monarque qui voudraitgouverner arbitrairement et les juges qui asserviraient leur conscience aux vues du monarque. Vous avez déjà adopté une partie des principes du comité ; Userait possible que vous crussiez devoir en adopter l’application : combien ces juges n’auront-ils pas de créatures qui s’attacheront aux magistrats, et les appelleront aussi les pères de la patrie! Ces juges exerceront un grand empire sur les esprits; ils auront, dans les élections, une influence directe ou indirecte, mais qui n’en sera pas moins dangereuse. Si les magistrats inamovibles se coalisent avec le pouvoir ministériel, ils s’empareraient des législatures ; nulle réforme dans l’ordre judiciaire ne serait possible, et le pouvoir ministériel, avec cet appui, prendrait des accroissements funestes... Je demande que vous décrétiez l’amovibilité et la faculté de réélire. M. Fanlcon. J’adopte l’inamovibilité des juges avec des modifications. II y aura tous les six ans une assemblée pour confirmer ou pour révoquer les magistrats. Nulle révocation ne se pourra faire qu’à la majorité des quatre cinquièmes des électeurs; mais comme il est un terme où la vertu doit cesser d’être éprouvée, les juges ne seront plus soumis à ce scrutin épuratoire après avoir triomphé dans trois épreuves. M. Roederer, conseiller au parlement de Metz. Vousavez, dès le premier moment de cette discussion, témoigné beaucoup d’empressement à aller aux voix, après avoir entendu contre l’inamovibilité des juges un magistrat qui avait le droit de la faire absoudre. Je demande, comme lui, que les jug es soient temporaires : je le demande pour l’intérêt des juges, pour l’intérêt de lajustice, pour l’intérêt politique national ; quant à l’intérêt de lajustice, je n’ajouterai rien à ce qu’a dit M. d’André : il est clair à mes yeux que des juges élus pour trois ans, qui pourront être éliminés du tribunal, s’ils se conduisent mal, et conservés s’ils se conduisent bien, assureront au ministère de lajustice ce respect et cette majesté que l’opinion publique seule confère. ARCHIVES PARLEMENTAIRES.