[Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [18 janvier 1791.] 319 (L’Assemblée, consultée, renvoie le projet de de M. Martineau au comité de Constitution.) L’ordre du jour est un rapport du comité d'agriculture et de commerce sur le commerce du Sénégal. M. Roussillon, rapporteur (1). Messieurs, au nom de votre comité d’agriculture et de commerce, je viens soumettre à votre décision le sort d’un privilège exclusif, qui enchaîne les mouvements du commerce maritime, et qui, au mépris des droits communs à tous les citoyens de l’Empire, concentre, dans les mains de quelques particuliers, la faculté de commercer à la côte d’Afrique : ces particuliers forment ce qu’on appelle la compagnie du Sénégal. Tout privilège est sans doute contraire au but de toute société et à cette égalité de droits que les hommes se proposent de maintenir en se réunissant, et que l’Assemblée nationale n’a jamais perdu de vue dans ses sublimes opérations ; mais celui qui est l’objet de mon rapport, vicieux dans Jes motifs qui lui ont donné naissance, irrégulier dans les formes de son établissement, odieux dans ses progrès qui n'offrent que des invasions successives, n’a pas même rempli les espérances des particuliers qui l’avaient sollicité et a été par conséquent funeste, à tous égards, au commerce national ; et pour être tout à fait juste, en vous exposant ces différentes circonstances, je crois devoir vous faire connaître aussi les frivoles prétextes dont la cupidité ne manque jamais de colorer ses usurpations. Le berceau de la compagnie du Sénégal, qui a porté différents noms et subi diverses métamorphoses, fut à la Guyane, colonie restée dans une misérable enfance, et qui sans doute, à l’ombre de la liberté, prendra de l’accroissement et de la vigueur, lorsqu’elle ne sera plus immolée, par les caprices des ministres, aux spéculations de l’intérêt particulier. La compagnie du Sénégal, qui porta d’abord le nom de compagnie d’Afrique, ensuite celui de la Guyane, doit son existence à un prêtre, qui voulut faire servir les opérations du commerce au profit de la religion, ou peut-être celle-ci au succès d’un commerce lucratif. Il promettait beaucoup d’or et de conversions; il disait que le fameux pays Del-Dorado, vainement cherché en Amérique, se trouvait sur les bords du Sénégal. Il ne pouvait manquer d’intéresser beaucoup de passions à ses vues; et, en effet, plusieurs hommes puissants, avides, crédules, et peut-être même pieux, secondèrent son entreprise : il réussit à faire armer au Havre, par un député extraordinaire du commerce, quatre navires qui partirent au mois de décembre 1772. Leur cargaison consistait en quinze ou seize prêtres pour baptiser les nègres, une grande quantité de pelles pour ramasser l’or, et quelques caisses mystérieusement fermées. L’expédition n’eut pas un succès brillant, un seul navire revint avec de la gomme, et les actionnaires perdirent plus de 300,000 livres. L’année suivante, cette compagnie apostolique envoya deux navires, mais cette fois avec l’intention d’acheter tout bonnement les nègres qu’elle n’avait pu convertir, se flattant que s’ils ne pouvaient rien faire de ces hommes pour l’autre monde, ils en tireraient du moins quelque (1) Le Moniteur ne donue qu’une analyse de ce rapport. parti pour celui-ci. Mais leurs espérances forent encore trompées ; et, aussi mauvais marchands que missionnaires malheureux, ils perdirent plus de 100,000 livres dans cette seconde expédition. Celte compagnie n’a cessé depuis de solliciter des privilèges et des faveurs, qu’elle a obtenus, et qui ont aussi peu servi à sa fortune particulière qu’à l’accroissement de notre commerce en général. Les administrateurs de la compagnie ont nié ces privilèges et ces faveurs; mais les députés du commerce leur ont représenté l’arrêt du conseil du 6 janvier 1786, qui renferme ces privilèges en neuf articles. Ces concessions ne suffirent pas cependant, et le 14 août 1777, la compagnie obtint de traiter des noirs, et de commercer sur la côte d’Afrique, depuis le Gap Vert jnsqu’à la rivière de Gaza-manee, pendant J’espace de quinze années, exclusivement à tous ies Français. L’expérience apprit à la compagnie que ce privilège lui était inutile. Elle offrit, le 3 décembre 1783, d’en faire l’abandon; elle demanda en remplacement celui de la traite de la gomme du Sénégal. Le 28 du même mois un arrêt du conseil lui accorda sa demande. Le 29 octobre 1786, la compagnie offrit de payer des dépenses d’administration au Sénégal pour une somme de 260, 0ÜÜ livres, si on voulait en chasser les commerçants particuliers, qui, disait-elle, la troublaient," et lui concéder toutes les espèces de commerce qu’on peut faire dans l’intérieur du fleuve et sur les côtes de la mer. Le 26 novembre suivant, le ministre de la marine persuada au roi que des particuliers ne pouvaient soutenir la concurrence d’une compagnie ; que le bien public exigeait qu’on lui continuât toutes les espèces de commerce, puisqu’elle offrait de payer, au soulagement des finances, une somme de 260,000 livres des dépenses de l’administration. Le roi y consentit; et par Je mot approuvé de sa main, au bas du mémoire, le roi des Français chassa les Français d’une possession française, contre le vœu de son cœur. Il paraît, par les dates des pièces que le ministre de la marine a remises à votre comité, que, dès ie 10 novembre, l’arrêt du conseil était prêt; en sorte qu’il résulte que ie roi avait, le même jour, rendu dans son conseil un arrêt auquel il n’a consenti, par sa signature, dans son cabinet, que le 26. Enfin, le 11 janvier 1789, le ministre proposa au roi d’admettre la compagnie à augmenter ses dépenses d’administration jusqu’à 302,221 livres et de lui donner en compensation la faculté de commercer, concurremment avec les particuliers, sur les bords de la mer, depuis le Gap Vert jusqu’à la rivière de Gamble. G’est dans cet état de choses, Messieurs, que les députés du commerce ont dénoncé la compagnie de la Guyane et ce qu’ils appellent ses diverses métamorphoses, par lesquelles, se transformant en compagnie du Sénégal, elle s’est approprié à elle seule tout le commerce de cette contrée. Ils remarquent d’abord que les différents arrêts du conseil, qui ont successivement fondé, étendu et consacré les privilèges de la compagnie, sont nuis, même d’après les principes établis dans l’ancien régime: 1° Parce qu’ils ont éié rendus sans avoir entendu les commerçants du royaume, qui étaient parties au procès ; 2° parce qu’ils sont privés de la sanction de l’enregistrement dans les cours antiques qui ont quelquefois servi de barrière à