[Assemblée nationale.) ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [16 décembre 1789.] 615 du Roi de 1786, en accordant 700 livres, aux premiers, et 350 livres, aux seconds, et qu’en conséquence ladite déclaration, non encore enregistrée au parlement de Pau, lui soit incessament envoyée pour qu’elle soit transcrite sur ses registres; et que pareil envoi et que pareille inscription soient ordonnés à l’égard des autres parlements qui pourraient être dans le retard. On propose que cette motion soit renvoyée au comité ecclésiastique, et l’Assemblée alors décrète que le comité ecclésiastique en rendra compte vendredi à deux heures. Les Suisses des châteaux et parcs de Versailles et Marly, admis à la barre, offrent en don patriotique leurs boucles d’argent, et une somme de 572 livres. Ils témoignent leurs regrets de ce que leurs faibles moyens ne leur ont pas permis de réunir entre eux un don plus considérable. M. le Président leur témoigne la satisfaction que cause à l’Assemblée leur patriotisme. Il est fait ensuite lecture du procès-verbal des deux séances de la veille. Plusieurs membres demandent la parole sur la rédaction de la partie du procès-verbal qui rend compte de la séance du soir. Un d’entre eux, sollicite vivement la suppression des détails d’une scène affligeante et propose à l’Assemblée de décréter qu’il ne sera inscrit sur le procès-verbal que les décrets prononcés pas l’Assemblée, relativement à l’affaire de M. le vicomte de Mirabeau, et qu’il ne sera fait aucune mention des motions sur lesquelles on n’a pas délibéré, ni des différentes réflexions faites pendant le cours de cette discussion. La question préalable demandée met l’Assemblée dans le cas de décréter qu’il n’y a pas lieu à délibérer sur cette motion,- ce qui laisse le procès-verbal sans aucun changement dans sa rédaction. On passe à l’ordre du jour, et on reprend la discussion sur le rapport du comité' militaire concernant le mode de recruter V armée, et sur la préférence à donner , ou à la conscription militaire, ou aux engagements volontaires. M. Bureaux de Pusy, député d’ Amont (1). Messsieurs, je ne viens point offrir à l’Assemblée le plan d’un nouveau mode de recrutement pour l’armée ; en adoptant celui qui existe sauf quelques modifications nécessaires , je me bornerai à rapprocher et à développer (2) davantage quelques-unes des objections qui ont été faites contre le projet d’une conscription militaire. D’abord , en considérant la disposition qu’on vous propose, dans son sens Je plus mitigé , soit qu’elle s’étende à la totalité des forces militaires du royaume, soit qu’elle se borne à la formation et à l’entretien de l’armée auxiliaire , destinée à (1) Le Moniteur ne donne qu’une analyse de ce discours. (2) Cette opinion, telle qu’elle avait été conçue, offrait des détails, et s’appuyait sur des moyens que Ton a cru devoir supprimer, comme étant devenus faibles ou surabondants, depuis ce qu’avaient dit M. le duc de Liancourt et M. le baron rte Wimpfen, et Ton a pensé que pour achever d’éclaircir la question, il suffirait de donner à quelques rapports que les préopinants n’avaient fait qu’indiquer sommairement, les développements dont ces rapports étaient susceptibles. (Note de M. Bureaux d« Pusy.) compléter ou à renforcer l'armée active en cas de guerre, je dis que l’intention d’une telle loi ne sera presque jamais remplie que par l’homme pauvre qui, privé de la faculté de se substituer un avoué, supportera seul unjoug auquel l’homme riche aura tous les moyens de se soustraire. La loi n’atteindra donc pas” son but, qui est d’imposer une obligation égale et personnelle à tous les membres de l’Etat, pour l’intérêt commun de tous. Au lieu d’obliger l’universalité des citoyens, elle ne pèsera donc plus que sur quelques individus Or, tonte loi générale qui, par la facilité d’en éluder les dispositions, se transforme en une loi particulière, si elle n’est pas décidément mauvaise, est au moins bien imparfaite. Passant à l’examen des effets ultérieurs de cette loi, prise dans son sens le plus absolu, je n’en vois pas résulter le bien qu’on se propose de produire par elle. Je crois même qu’en organisant l’armée d’après ce principe , on tomberait dans des inconvénients très-graves, que je vais exposer le plus succinctement qu’il me sera possible. Premièrement, on se priverait de la faculté de choisir les sujets dont serait composée l’armée. En second lieu, on arracherait à l’agriculture, à l’industrie, au commerce, aux arts, aux talents, des hommes précieux , pour les changer tout au plus en de médiocres soldats ; car rarement on fait bien ce qu’on ne fait point librement et par choix. Troisièmement, qu’est-ce que veulent ceux qui demandent une conscription militaire ? épurer la composition de l’armée, la rendre aussi solide, aussi digne de la confiance de la nation qu’il sera possible, en substituant, dans sa formation, aux hommes achetés qui la composent, des soldats citoyens pénétrés de l’importance et de la dignité des fonctions auxquelles ils seront appelés par les lois de la patrie et par la voix de l’intérêt public. Si l’Assemblée nationale pouvait être séduite , sans doute elle serait excusable de céder à l’illusion brillante d’un projet qui rappelle, qui semble mettre en jeu le patriotisme et toutes les vertus civiques. Mais, Messieurs , on l’a dit avant moi, et je le répète avec confiance : gardons-nous de décider des questions politiques d’après la seule impression du sentiment. En effet, comme l’a dit un des préopinants : si toutes les communes ont réclamé contre le tirage au sort de la milice... si cette institution a laissé une impression profonde de douleur dans des cœurs qui se sentaient nés pour la liberté ; je demande comment l’on conçoit que la nouvelle loi qui, au lieu de forcer quelques volontés, les contraindra toutes, sera plus favorable à la liberté..? Je demande si l urne qui renfermera le sort de tous les citoyens, ne présentant jamais qu’un billet noir à chacune des victimes de l’obéissance, leur paraîtra moins fatale alors , que dans le temps où celui qui allait y puiser l’arrêt de sa destinée, savait en y portant la main, qu’un grand nombre de chances heureuses militait en sa faveur ; et qui même, lorsque la fortune avait trompé ses vœux, avait au moins conservé jusqu’au dernier instant, les charmes et les dédommagements de l’espérance ? Je demande encore pourquoi des enrôlements faits avec choix, discernement, et surtout avec décence, ne procureraient pas à l’armée des soldats aussi sûrs, aussi dignes de confiance, que ceux que le hasard seul appellerait sous les drapeaux ? Que j’examine ensuite les caractères moraux 610 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [16 décembre 1789.] qui distinguent un soldat enrôlé de celui qui sert en vertu de la conscription militaire, je suis forcé de convenir que le premier fait au moins l’acte d’un homme libre, lorsqu’il engage volontairement sa liberté au service de l’Etat ; tandis qu’il est possible que celui qui ne prend les armes que pour obéir à la loi ne fasse qu’une démarche d'esclave; et dans cette supposition, qu’on me dise : si l’Etat sera mieux servi, mieux défendu, par celui qui traînera servilement et péniblement la chaîne de devoirs qu’il n’aura point choisis, que par celui qui se les sera volontairement imposés? D’ailleurs, quelques-uns des défenseurs de l’opinion que je combats admettent des avoués : or, un avoué, dans le sens qu’on attache à ce mot, n’est qu’un soldat enrôlé par le particulier dont il tient la place, au lieu de l’avoir été par un recruteur, au nom d’un régiment ; c’est toujours un homme qui a engagé sa liberté à terme pour de l’argent. Le prétendu vice que l’on veut fuir dans ce système ne sera donc détruit qu’eu partie , et ce que l’on en évitera sera compensé par un vice plus grand, celui d’opprimer le pauvre, qui , par faute de moyens , supportera seul , comme je l’ai déjà dit, tout le fardeau d’une charge qui devrait être commune. Enfin, il arrivera nécessairement l’une de ces trois choses. Ou l’armée sera composée en majeure partie d’avoués, et pour lors le but de la conscription militaire est manqué ; car il est permis de croire que les avoués qui serviront de leur propre mouvement et par goût , ou par convenance, ne se borneront pas à la simple durée du service des conscriptionnaires , et que successivement ils remplaceront plusieurs de ceux-ci. Selon toute apparence il formeront donc la classe des vieux soldats ; ils auront donc toute l’influence que le nombre, l’ancienneté et la confiance qu’ils inspirent doivent donner; et j’ai dilque des avoués n’étaient que des enrôlés sous une autre dénomination. Ou les conscriptionnaires seront les plus nombreux ; et pour lors on n’aura évité qu’une partie de l’inconvénient qu’on voulait détruire ; mais un vice intolérable résultera de cette situation de choses, c’est que le fond, la majeure pa-tie de votre armée ne sera composée que de soldats nouveaux et sans expérience , puisque le terme moyen du service des conscriptionnaires ne doit être que de deux ans. Ou les conscriptionnaires et les avoués seront en nombre égal ; et dans cette supposition, l’objet de la loi proposée ne sera pas même à moitié rempli ; car les avoués , qui seront toujours les vétérans, égaux aux conscriptionnaires par le nombre, leur seront certainement supérieurs par l’opinion, et qu’ils détermineront, et l’esprit, et toutes les impulsions de l’armée. Ainsi, dans toutes les hypothèses possibles, les défauts que l'on reproche aux enrôlements subsisteront dans l’organisation militaire qu’on vous propose, ou seront remplacés par des défauts peut-être plus grands, Par exemple, dans le nombre de vos conscriptionnaires il se trouvera des hommes faibles, délicats, timides ; on ne se donne point les qualités contraires. Ces hommes, s’ils sont pauvres, ne pourront pas s’exclure, et vous , en vertu de la loi, vous serez forcés de les employer. D’un autre côté, vous aurez des sujets qui réuniront le plus grand nombre des qualités physiques et morales qui conviennent à un soldat; mais s’il leur manque la plus essentielle de toutes, celle sans laquelle toutes les autres sont presque nulles : je veux dire la volonté , le goût de leur métier ; si même, ce qui peut arriver, une aversion insurmontable leur rendait leur profession odieuse, quel service pourriez-vous attendre de pareils soldats ? IJ pourra se faire encore que vous perdiez tous les avantages que dans d’autres circonstances vous auriez tirés de certains sujets excellents, mais de qui l’esprit fier et le caractère indépendant, incapables de céder à la contrainte, ne savent déployer leurs facultés que par des impulsions libres et spontanées. On veut bien servir l’Etat, se dévouer à son pays ; mais on est humilié de se voir commander le dévouement ; et tel homme ne remplit qu’avec dégoût des devoirs qu’on exige de lui, qui s’en fût honoré , qui s’y fût livré avec passion, si on ne lui eût pas ôté le mérite de se les imposer librement ;si l’autorité, en paraissant douter qu’il eût en lui les vertus qu’elle lui prescrivait, n’eût indigné, n’eût étouffé son émulation et son zèle. Mais de tous les défauts que je reproche à la conscription militaire, le plus grave, le plus important, selon moi, c’est celui qui découle des moyens de faire exécuter cette loi. Dès qu’elle sera prononcée, il faut qu’elle soit obligatoire pour tous les citoyens. Et quelles seront les mesures que vous prendrez pour forcer à l’obéissance celui qui prétendrait s’y soustraire ? vous n’en avez que deux : une peine quelconque, afflictive ou pécuniaire , et le déshonneur. Mais observons que la loi imposant une obligation égale à tous les citoyens, ia peine de la désobéissance à la loi doit être la même pour tous ; par conséquent, si pour moyen coercitif vous adoptez une peine pécuniaire” quelque modique qu’on la suppose, il résultera de la disproportion des fortunes qu’un même délit ne coûtera à quelques individus qu’un effort à peine sensible pour eux, tandis que d’autres ne pourront l’acquitter que par des sacrifices désastreux. Ainsi, je suppose un citoyen qui réunirait toutes les vertus sociales, auquel on n’aurait à reprocher que cette faiblesse d’organisation qui rend incapable d’une vie dure et pénible, que l’absence de cette sorte de courage qui fait braver la mort sur une brèche ou sur un champ de bataille; mais qui aurait la franchise de vous dire : « Je suis né faible et timide ; n’exigez pas de moi que je sois fort et brave. Je puis tenir utilement dans la société une autre place que celle que vous m’y destinez ; je saurai y servir mon pays avec probité, avec exactitude, avec désintéressement , avec zèle ; ne m’arrachez donc pas à des fonctions paisibles que je puis exercer avec succès, pour me charger d’un emploi auquel je n’ai nulle aptitude, pour m’ordonner des efforts qui me sont impossibles. » Quoi donc, il pourrait arriver que l’homme estimable qui vous parlerait ainsi , pour prix de ce langage plein de candeur et de raison , serait ou ruiné, ou déshonoré, ou puni corporellement ! Quelle loi, Messieurs, que celle qui peut écraser le cœur d’un homme de bien entre la douleur, ou la misère, ou l’infamie d’une part, et de l’autre la nécessité d’obéir à des devoirs qui lui répugnent, auxquels il n’est appelé ni par sa complexion, ni par sa force physique, ni par son énergie morale, ni par ses talents, ni par ses goûts ! Et ce serait chez la même nation qui vient de fonder avec tant d’éclat l’édifice de la liberté politique et civile, que le patriotisme 61 T [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [16 décembre 1789.] égaré érigerait cet étrange monument à la servitude et à l’immoralité! Et les mêmes législateurs qui viennent de donner à l’univers l’exemple d’un respect si religieux pour les droits imprescriptibles de l’humanité, pourraient, dans cet instant, contredire à ce point leurs principes, et violer par une loi fondamentale de l’Etat, la liberté personnelle de tous les citoyens ! Et ce serait à des hommes dont on aurait éteint l’émulation, flétri le caractère, découragé les vertus par une contrainte légale aussi rigoureuse que peu nécessaire, que la France confierait l’honneur de ses armes, la garde, la tutelle de son indépendance et de ses droits ! Jetez les yeux en arrière, Messieurs, considérez le passé, dites, si dans le temps même du despotisme et de l’oppression , si lorsque l’autorité arbitraire , en étouffant l’esprit public, semblait devoir 'dessécher dans tous les cœurs, jusqu’aux germes du courage, dites si dans ces temps malheureux, la France ne trouva pas toujours dans ses enfants des défenseurs zélés prêts à mourir pour elle ; dites si les détracteurs de notre nation ont jamais osé calomnier ni la valeur de nos concitoyens, ni le noble dévouement qui les a portés au secours de l’Etat dans toutes ses détresses. Ne soyons donc pas plus injustes que nos ennemis mêmes, en adoptant des mesures qui pourraient faire soupçonner que les Français déchus de leur antique prouesse, sans harmonie intérieure, sans confiance réciproque, sans attachement à la chose publique, ont été réduits à la honteuse nécessité de chercher dans la sévérité des lois, des cautions mutuelles de leur fidélité et de leur amour pour la patrie. N’attribuez point, Messieurs, aux enrôlements des défauts qui ne viennent pas d’eux. Ce n’est point parce qu’il est enrôlé que tel homme est un mauvais soldat; c’est parce qu’il est ou mal choisi, ou mal discipliné, ou tous les deux ensemble. Ce ne sont point les enrôlements qui produisent dans les armées la désertion qui les mine, la dépravation qui les énerve, l’indifférence ou le dégoût qui les paralysent, et l’indiscipline qui les détruit. Ces vices qui infectent tant d’armées recrutées par des enrôlements volontaires existeraient indépendamment du principe d’après lequel elles ont été formées, il importe donc moins de détruire ce mode de leur formation, que de perfectionner leur régime. Que notre armée soit composée de citoyens enrôlés librement ; que l’existence des soldats soit améliorée autant qu’elle peut et qu’elle doit l’être ; que l’émulation soit excitée par un avancement sûr et d’autres récompenses accordées au mérite ; que l’instabilité des opinions et des ordonnances militaires , qui après avoir impitoyablement tourmenté les troupes pendant plus de vingt-cinq ans, a fini par les rebuter tout à fait, par y répandre le découragement et l’insubordination ; que cette vicissitude funeste s’arrête enfin et se transforme en un ordre constant et durable; qu’en embrassant l’état militaire, un soldat n’ait plus la décourageante perspective de rentrer à l’école d’instruction, peut-être le même jour qu’il parviendra à la vétérance ; que les commandements des corps et tous les autres emplois trop souvent accordés par la faveur à la naissance, à la fortune et quelquefois à l’intrigue, soient toujours le prix de l’instruction, des services et des talents; que les officiers et surtout que les chefs se rappellent sans cesse que les inférieurs auxquels ils commandent leur ont été confiés par la patrie, pour être entre leurs mains des instruments de l’ordre, de la force et du bonheur public, et non pour devenir jamais, ni les marchepieds de leur ambition particulière, ni les jouets de leurs caprices, ni les hochets de leur vanité. Qu’une discipline exacte, sévère, mais équitable, maintienne l’ordre, l’obéissance et l'instruction, sans flétrir le caractère national, sans détruire, sans affaiblir d’antiques et utiles préjugés ; car il en est qu’il faut respecter. Que rendu fréquemment à ses foyers, un soldat ne perde point l’habitude des occupations et des devoirs qu’il lui faudra reprendre un jour; qu’en soulageant sa famille par ses travaux, il en reçoive en échange l’exemple des mœurs et des vertus domestiques, premier germe des mœurs et des vertus publiques ; et que cet heureux salaire de sa piété filiale devienne le préservatif qui le garantira de la contagion des vices qui doivent l’affaiblir à son retour dans sa garnison; que l’état d’un soldat soit honoré autant qu’il est honorable, et jamais l’armée ne manquera de sujets, et jamais vous ne craindrez de la voir devenir l’égout de la société. Vous la verrez au contraire se remplir de citoyens , d’hommes «qui aimeront leur profession, parce que leur profession flattera leur orgueil, encouragera leur ambition, et suffira â leurs besoins; et vous aurez des soldats sur lesquels vous pourrez toujours compter ; parce que leur nouveau pacte avec l’Etat, ne fera que resserrer les liens primitifs qui déjà les attachaient à la chose publique; et c’est alors enfin que l’armée, composée d’hommes libres, sera l’appui certain de la liberté, loin d’en être l’effroi, loin d’être, comme plus d’une armée de l’Europe, une maladie du corps politique. Si vous rapprochez, Messieurs, les considérations que je viens d’avoir l’honneur de vous soumettre, de toutes celles qui déjà vous ont été présentées sur le même objet, surtout de cette importante observation qui vous a été faite dans le rapport de votre comité : savoir, que dans les provinces du nord de la France, le goût des armes procure à l’armée un nombre de sujets beaucoup plus considérable que ne le comporte naturellement la population de ces provinces ; tandis que l’ordre inverse se remarque dans les provinces du midi, d’où il arriverait que la conscription militaire, rompant, dans les unes et dans les autres, l’équilibre qui s’est établi entre les besoins et les moyens de se les procurer, occasionnerait dans les premières un engorgement de population surabondante, tandis qu’elle priverait les secondes d’un grand nombre de bras qui leur sont nécessaires. Si pour ne rien laisser à désirer dans une question d’un si grand intérêt, vous consultez l’histoire, et si vous y voyez que la conscription militaire, qui fut souvent un moyen du despotisme, fut rarement une ressource de la liberté ; et que sous ce dernier point de vue, elle fut presque toujours instituée par des peuples neufs, agricoles ou pasteurs, qui ne cultivaient ni la science, ni le commerce, ni les beaux-arts; qui forcés d’être fréquemment réunis pour résister à des voisins ambitieux ou jaloux, étaient cependant trop pauvres et trop peu nombreux pour fournir à l’entretien d’une armée toujours active, vous conclurez, du moins j’ose le croire, qu’une grande nation protectrice des arts et des sciences, aussi puissante par sa population que par son agriculture et par son commerce, chez laquelle une prodigieuse inégalité dans les fortunes, et conséquemment dans les moyens d’instruction, entraîne l’inégalité des capacités et 618 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [16 décembre 1789 ] celle des talents, la diversité des emplois, des goûts, des mœurs, des habitudes; vous conclure*, dis-je, qu’une telle nation ne pourrait admettre la conscription militaire, comme loi fondamentale, sans porter une atteinte dangereuse à ses cultivateurs, à ses commerçants, à ses artistes, à ses manufacturiers; sans détruire les convenances, sans troubler le repos, sans violer la liberté de tous les citoyens. Si vous considérez de plus que la faible économie que l’on trouverait dans la suppression des enrôlements, ne dispenserait pas des frais énormes attachés à l’existence d’une armée nécessaire et constamment entretenue ; que loin que cette économie fût réelle, il résulterait de la disposition qu’on propose, une surcharge d’impôt pour les peuples. Enfin, et je ne puis trop le répéter, que même, dans le cas des modifications qui semblent le plus adoucir la rigueur de la conscription militaire, l’inégalité des richesses rejetterait constamment sur la classe souffrante la charge du service personnel. Vous n’hésiterez pas, j’espère, à repousser une opinion que je crois incompatible avec la tranquillité, la liberté, les droits de l’homme et du citoyen, l’utilité publique, notre esprit national, et "toutes nos manières d’être, morales et politiques. (Le discours de M. Bureaux de Pusy fait une très-vive impression sur l’Assemblée.) Plusieurs membres demandent l’impression. — L’impression est ordonnée. M. lladter de Monjau. Je propose d’adjoindre M. Bureaux de Pusy au comité militaire. M. Chassebœuf de Volney. On ne peut qu’applaudir à l’éloquence et à la sagacité dont M. Bureaux de Pusy vient de donner une preuve éclatante; mais je ne crois pas que l’Assemblée, par une distinction, quelque méritée quelle soit, puisse s'éloigner de ses propres principes. L’opinion d’un comité a une influence nécessaire; il faut que les membres qui doivent le composer soient librement et légalement choisis. M. Bureaux de Pusy. Déjà attaché à un comité, je ne pourrais profiter de la bienveillance de l’Assemblée; mais je demande qu’on admette dans le comité militaire un officier du génie, service important dans l’armée. M. Dubois de Crancé appuie cette dernière disposition, et fait la même réquisition pour un officier d’artillerie. M. le marquis de Sillery. J’adopte d’autant plus volontiers les propositions des deux préopinants/que les comités ne sont pas toujours composés de personnes instruites des matières qu’on doit y traiter : moi, Messieurs, je suis du comité de judicature. M. le comte Charles de Lamefh. J’applaudis aux vues de l’Assemblée sur M. Bureaux de Pusy : mais je propose de décider que désormais nulle motion personnelle, contraire aux principes età la liberté des suffrages dans les élections des commissaires, ne soit admise par l’Assemblée. M. Boeder cr. Il serait possible de concilier le respect pour les principes et les preuves d’estime que l’Assemblée veut donner à un de ses membres, en décrétant qu’il y aura quatre nouvelles places dans le comité militaire, et qu’on procédera à l’élection de ces nouveaux commissaires, au sortir delà séance. Ainsi, on ne fera éprouver aucune humiliation aux personnes qui peuvent, ainsi que M. Bureaux de Pusy, avoir bien mérité de nous sur le même objet. M. Charles de Larneth. J’appuie l’exception flatteuse que mérite si bien M. Bureaux de Pusy, mais je demande qu’à l’avenir il ne puisse plus être fait de semblable motion, Je me borne sur ce point à vous rappeler les principes consacrés par votre règlement. M. le Président met d’abord aux voix l’adjonction de M. Bureaux de Pusy au comité militaire. — Cette adjonction est décrétée. M. le Président consulte ensuite l’Assemblée sur la motion de M. de Lameth tendant à ce qu’il ne puisse, à l’avenir, être fait de nomination pour les comités, en séance publique. — La motion est adoptée. On reprend la suite de la discussion sur le mode de recruter l'armée. M. le duc de Biron (1). Messieurs, le service personnel est, à mon opinion, le plus onéreux et le plus désastreux impôt dont on puisse charger un peuple; il n'en est point dont il soit plus difficile d’arrêter les abus et les dangers. J’ose vous * représenter qu’il n’est pas parfaitement exact que tout citoyen soit obligé à uu service personnel; cela serait vrai sans doute, si chaque citoyen n’était point imposé, ou l’était insuffisamment pour qu’il fût possible de subvenir aux frais d’une grande force publique. Mais lorsque chaque citoyen paye rigoureusement tout ce qu’il peut payer, lorsqu’il ne reste pas au plus grand nombre de" quoi fournir à ses plus pressants besoins, chaque citoyen n’a-t-il pas le droit de penser que le premier emploi des impositions dont il est accablé, doit être le maintien et l’entretien de l’armée; car c’est principalement pour la protection et la défense de sa propriété qu’il est primitivement imposé; et dans le cas d’une invasion subite et inattendue, les habitants défendront sans doute leurs foyers sans l’obligation d’une imposition continuelle et onéreuse : il suffira que toutes les municipalités déterminent un lieu de rendez-vous générai dans les moments de danger public. Non-seulement le service personnel n’est ni juste, ni nécessaire, mais il est encore l’imposition la moins susceptible d’être proportionnellement répartie. En supposant qu’il fût imposé en raison des propriétés, et qu’un habitant riche fût obligé de se faire représenter par dix hommes, tandis qu’un autre ne serait tenu qu’à marcher seulement, ou à son remplacement unique. La charge serait encore bien plus forte pour le citoyen d’une fortune très-bornée, qui n’aurait que difficilement le moyen de faire veiller à ses affaires, ou celui de fournir un homme pour le représenter. L’existence de sa famille pourrait être compromise s’il s’en éloignait, et s’il cessait de lui donner ses soins. S’il préférait d’envoyer un homme dont il devrait répondre, il se le procurerait difficilement, serait obligé de le chercher longtemps, et les recherches (1) L’opinion de M. le duc de Biron n’a pas été insérée au Moniteur. 619 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [16 décembre 1789.] rendraient l’impôt plus onéreux pour lui ; car sous ce rapport, tous les gens riches et influents auraient tout avantage, toute préférence, même à prix égal; et l’homme pauvre serait ruiné, si, par la réjection ou la désertion de l’homme dont il serait tenu de répondre, on exigeait de lui une double, et peut-être triple contribution. D’ailleurs s’il est décidé, comme cela est probable, que l’établissement ordinaire de l’armée sera sur les frontières, ces recrues y viendront de toutes les parties du royaume; et l’inégalité des distances, dont quelques-unes sont fort grandes, nécessitera l’inégalité des charges; car celui qui aura une longue route à faire pour lui, ou pour son représentant, sera plus durement imposé que celui gui vivra dans les lieux voisins. Ainsi donc cette imposition onéreuse pour tout le monde, le serait incomparablement davantage pour la classe la plus indigente, et consommerait sa ruine lorsque les malheurs publics l’auraient commencée. Un des avantages que l’on trouve au service personnel, est, dit-on, de composer l’armée d’une meilleure espèce de soldats. D’une meilleure espèce de soldats! je ne croyais pas que sous ce rapport la France eût rien à désirer. Les grands hommes de tous les pays ont rendu plus de justice aux soldats français, ont envié le bonheur de servir avec eux, ont cru que rien ne devait être impossible à leur tête. Les soldats français ont constamment donné de grands exemples de courage, de patience, de générosité; ils ont assez mérité l’estime de tout l’univers pour que l’on ait toujours plus attribué leurs revers à leurs chefs qu’à leurs fautes. Lorsqu’un des préopinants a appelé l’espèce d’hommes qui composent maintenant l’armée, l’écume de la nation, il a oublié sans doute que, malgré les injustes privilèges qui ont si longtemps exclu là classe la plus nombreuse des emplois militaires, quelques noms à jamais fameux ont, à force de vertus et de talents, percé cette foule opprimée, sont sortis de cette écume pour vaincre à la tête de nos armées. Quoique j’aie moins d’expérience militaire que beaucoup de préopinants, j’ai cependant été assez heureux pour voir les troupes françaises donner des exemples respectables de bon ordre et de discipline, dans plusieurs parties du monde. Plus heureux, mieux traités, avec plus d’espoir d’un avancement mérité, les soldats français vaudront-ils moins? pourront-ils en rencontrer ailleurs qui vaillent mieux qu’eux? Quels défenseurs de la liberté pourront dans l’avenir montrer plus de courage et de patriotisme? Nous sommes entourés de monuments qui nous attestent leurs droits à leur confiance. Pouvons-nous raisonnablement espérer que les hommes, uniquement déterminés par le plus offrant, sans cesse marchandés, qui appartiendront incontestablement davantage au plus puissant et au plus riche, puissent remplacer dignement ceux dont l’honneur est toute la fortune, et la gloire tout l’espoir? Il serait facile de prouver que les hommes qui se destineraient à remplacer ceux qui ne voudraient pas marcher eux-mêmes, dont l’état serait de n’en pas avoir, deviendraient bientôt une classe dangereuse, toujours prête à se joindre aux insurrections, et ayant plus à espérer des troubles et des révolutions, que d’un bon ordre de choses. Je suis loin de croire que l’enrôlement volontaire nuise aux mœurs, autant que quelques-uns des préopinants ont paru le penser. Il est un âge où les passions entraînent, où les hommes ont besoin de mettre quelque intervalle entre la fougue de la jeunesse et les devoirs d’un âge plus mûr, où, pour sentir ensuite le bonheur de vivre dans sa famille, on a besoin d'en avoir été séparé, où la discipline fait un bon et respectable soldat, du jeune homme bouillant qui eût été un mauvais sujet dans son village. Je conclus donc à ce que l’Assemblée nationale décrète que le service personnel ne sera point exigé, que les enrôlements volontaires et à prix d’argent continueront à avoir lieu, et que les assemblées provinciales et municipales seront consultées sur les meilleurs moyens de rassembler promptement, en cas d’invasion, les citoyens en état de porter les armes, et d’augmenter rapidement la force de l’armée, si les circonstances l’exigeaient. M. le vicomte de Noailles propose les articles suivants : 1° La force publique sera divisée en deux parties : la première composée des milices nationales ; la seconde de troupes de ligne. 2° La formation des troupes nationales sera déterminée d’après le travail du comité militaire, combiné avec celui du comité de constitution; il sera joint à cette formation une instruction militaire destinée aux milices nationales. 3° Le recrutement des troupes de ligne se fera par des engagements volontaires. Le temps de service des soldats sera réglé par la loi. 4° Les régiments seront attachés à un ou à deux départements pour former leur recrutement. Les régiments conviendront avec les représentants des départements, des moyens qu’ils emploieront pour se recruter. M. le baron d’Harambure. Je pense que la conscription militaire ne peut être utile que dans deux cas : lorsque la liberté nationale est compromise, ou lorsque l’ennemi est entré dans le royaume. Je propose de remplacer l’ancienne milice, qui était composée de soixante mille hommes, par une milice nouvelle de quatre-vingt mille hommes. Chaque paroisse de quatre-vingts feux fournirait et entretiendrait deux soldats qui, en temps de paix, n’auraient qu’un service très-borné, et se réuniraient en temps de guerre aux troupes soldées. Ainsi, l’armée pourrait être réduite à cent vingt mille hommes. Cette armée continuerait à être recrutée par engagements volontaires. M. le baron d’Barambure propose des articles qui contiennent les détails de son projet. M. le vicomte de Toulongeon. En examinant les faits historiques, on voit que la conscription n’a jamais été adoptée que par les gouvernements despotiques ouïes républicains. Si l’on entend par ce mot le droit de prendre les armes, quand la patrie est en danger, c’est une loi nationale. Si ron entend que les hommes naissent soldats et marchent au premier appel, proposer la conscription, c’est demander le despotisme et l’esclavage. La conscription ne doit être autre chose qu’un règlement, par lequel les citoyens seront appelés de gré à gré à soutenir la force militaire. Dans ce sens, je l’adopterais pour les milices nationales. Mais elle est inapplicable aux troupes continuellement actives, et l’enrôlement volontaire est seul praticable. Je propose de décréter que l’armée française sera composée de soldats engagés volontairement, et dont le nombre ne sera ni de moins de cent mille