520 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [9 février 1790.] Département du Roussillon. L’Assemblée nationale décrète, conformément à l’avis du comité de constitution, que la ville de Perpignan est le chef-lieu du département du Roussillon ; ce département est divisé en trois districts, dont les chefs-lieux sont Perpignan Geret et Prades. M. Grossia annonce que sous deux jours, le comité de constitution pourra proposer à l’Assemblée le décret général sur la division du royaume. L’Assemblée témoigne une visible satisfaction . M. le Président M. Garat demande la parole pour rendre compte à l’Assemblée de ce qui s’est passé à Bordeaux au sujet du décret concernant les juifs. M. Carat l’aîné. Un courrier extraordinaire arrivé hier de Bordeaux m’a apporté une lettre dont je demande la permission de vous faire lecture. Cette lettre porte que : « le lundi, après l’arrivée du décret rendu par l’Assemblée nationale, quelques jeunes gens formèrent à la Bourse de Bordeaux une cabale contre les juifs; que cette cabale se manifesta aux spectacles le soir du même jour, mais que tous ces désagréments finirent là. « Les juifs eurent la satisfaction de recevoir le lendemain les excuses de quelques-uns de leurs ennemis, et l’expression de l’intérêt que mille autres citoyens avaient pris à leur peine. Le général de la milice nationale leur prouva son amitié d’une manière particulière. Les quatre-vingt-dix électeurs les prévinrent qu’ils avaient pris des précautions pour assurer la tranquillité; et ce jour là même lacavalerie et le régiment de Saint-Remy se réunirent aux environs de la Bourse, pour protéger et défendre ces malheureuses victimes d’un préjugé que la philosophie a réprouvé depuis ongtemps. La lecture du décret en leur faveur ’ut faite le soir dans un café, où étaient assemblées plus de huit cents personnes; tout le monde prêta le serment de fidélité aux décrets de l’Assemblée nationale, et promit de regarder les juifs comme frères. Les cris de vive le Roi! vive l Assemblée nationalel furent unanimement répétés. » Cette communication excite une vive joie et de Yifs applaudissements. M. Carat l'aîné ajoute: Messieurs, c’est ainsi que partout seront reçus vos décrets lorsqu’ils seront fondés sur la raison et la justice et qu’ils feront rentrer les hommes dans la jouissance de leurs droits éternels. M. le Président. L’Assemblée passe à son ordre du jour de deux heures. M. Dupont ( deNemours ). J’ai eu l’honneur de vous parler, dans une de vos dernières séances, de l’état affreux de vos finances, et de la nécessité de rétablir l’ordre dans cette partie de l’administration, sans laquelle toutes J es autres parties ne peuvent exister. J’ai cru que vous deviez vous prescrire, à ce sujet, un ordre de travail utile et suivi pour alimenter sans relâche les occupations de l’Assemblée, et faciliter en même temps les discussions, en donnant aux membres le temps nécessaire pour les préparer. Je propose aujourd’hui le décret suivant, que j’ai rédigé dans les principes que je viens d’exposer; Art. 1er. L’Assemblée nationale ordonne que les comités de finance, des domaines ecclésiastiques, féodal et des impositions, la mettront, ( le plus* promptement possible, à portée de s’occuper sans discontinuation: 1° de fixer le nombre et le sort des ministres du culte; 2° de prononcer sur les ordres religieux; 3° d’assurer aux ecclésiastiques qui ne seront pas nécessaires au ministère des autels un traitement honnête, convenable, provisoire et proportionné à celui dont ils sont en possession; 4° de connaître positivement et d’appliquer aux besoins extraordinaires les biens qui sont en sa disposition, et qui ne seront pas nécessaires à l’entretien des ecclésiastiques séculiers et réguliers, et ail service du culte ; 5° de chercher et d’employer les moyens les plus propres et les plus prompts pour assurer d’une façon régulière le service ordinaire de l’année 1790, en soulageant néanmoins le peuple de tous les faux-frais et de toutes vexations qu’entraînaient les différentes impositions dont les inconvénients ont été reconnus; 6° de préparer et d’établir, pour 1791, un système de contribution, conforme aux principes d’équité et de liberté qui sont la base de la constitution; 7° d’établir une forme de comptabilité par laquelle on puisse être instruit en tout temps de l'état des finances. Art. 2. Toutes les parties de ce travail étant corrélatives, et devant s’étayer mutuellement, l’Assemblée entendra, sur chacune d’elles, les rapports des comités des finances, des domaines, ecclésiastique, féodal et d’impositions, à mesure que ces rapports se trouveront prêts. Art. 3. Jusqu’à ce que ces rapports soient prêts, et pendant les intervalles que pourra laisser leur discussion, l’Assemblée s’occupera du travail de l’organisation des districts et des départments, et et de celui qu’exigera l’établissement de l’ordre judiciaire. Art. 4. Le pouvoir exécutif pourvoira aux affaires particulières, jusqu’à ce que les points constitutionnels, qui sont l’objet du présent décret, aient été décrété, sauf la responsabilité des ministres. Art. 5. L’Assemblée prendra séance les dimanches et fêtes. M. Barnave. Le projet de décret qui vient de vous être proposé est rédigé dans des principes qui ne peuvent pas être les vôtres; le préopinant semble regarder le travail sur les finances comme un objet principal, dont le travail sur la constitution n’est qu’un simple accessoire, et certes je ne crois pas que vous pensiez ainsi ; je demande que la motion de M. Dupont soit ajournée indéfiniment. Quelques membres demandent la question préalable. M. Démeun 1er. Je pense que la question préalable ne doit pas être invoquée. La demande de M. Dupont n’est point une demande, puisqu’il est vrai que vous avez ordonné à vos comités de faire incessamment ce qu’il veut que vous exigiez d’eux. Encore une fois, je crois qu’il faut laisser tomber sa motion et passer à l’ordre du jour. La proposition de M. Démeunier est adoptée. MM. Devoisin etFerté, membres de l’Assemblée, demandent la permission de s’absenter pendant quinze jours, pour raison de santé et d’affaires pressantes. Ce congé leur est accordé. M. le Président fait part à l’Assemblée d'une lettre de M. Arsandeau, écrite au nom de la com- f Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [9 février 1790.] 521 mune de Paris, qui désire présenter à l’Assemblée une adresse sur le marc d’argent. L’Assemblée décrète que cette adresse sera envoyée au comité de constitution. L’Assemblée reprend la suite de son ordre du jour et passe à la discussion des rapports de son comité militaire sur la constitution militaire. M. Alexandre de Aaineth, député de Pé-ronne (1). Messieurs, vous avez entendu les deux rapports qui vous ont été faits par votre co mité militaire : je suis loin de refuser à ces ouvrages le genre de mérite que chacun d'eux présente, et dont leurs auteurs paraissent s’être particulièrement occupés. Le premier offre, sans doute, des vues utiles, des détails intéressants, des données indispensables pour l’organisation de l’armée. Le second y joint des dispositions importantes sur la constitution militaire; mais il semble que ni l’un ni l’autre n’a présenté l’ensemble du travail dont vous avez à vous occuper; et que surtout la marche que vous devez suivre n’y est pas assez clairement indiquée. Vous avez été envoyés, Messieurs, pour rendre la France libre, et pour lui donner une constitution ; cette idée principale est celle à laquelle vous devez ramener sans cesse vos pensées; c’est le centre auquel toutes vos opérations doiventaboutir; c’est le principe qui doit toutes les diriger. Ainsi, quand vous portez vos premiers regards sur l’organisation de l’armée, sa liaison à la constitution, les lois générales qui, déterminant son usage et le but de son institution, la rendront propre à défendre la France contre l’étranger, sans compromettre jamais sa liberté intérieure; celles qui, conciliant son existence, non seulement avec la prospérité publique, mais avec les droits naturels des individus, marqueront avec précision ce que le soldat doit à la discipline, et ce que la loi militaire doit au citoyen engagé sous les drapeaux. Voilà, selon moi, les premiers rapports sous lesquels vous devez envisager la tâche que vous avez à remplir. De là naîtra, Messieurs, une première classe de lois sur l’armée, lois fondées immédiatement sur les maximes éternelles des droits des hommes, liés à la forme de notre gouvernement, qui seront une partie essentielle de la constitution, et que, par conséquent, il n’appartient qu’à vous de décréter avec l’acceptation du Roi. Les lois subordonnées, nécessaires à l’application de celles-là, mais susceptibles, pour le bien de l’Etat, de varier suivant les circonstances, nous présentent ensuite une féconde classe de lois militaires; leur établissement appartiendra aux simples législatures. Enfin, après l’émission de ces lois, doit suivre l’organisation intérieure de l’armée, qui exigera des règlements et des ordonnances sur la formation des troupes, sur les manoeuvres, sur la discipline, enfin, sur toutes les parties de l’économie militaire. Je pense que ces règlements subordonnés et assujettis aux lois que vous aurez portées, doivent, à tous égards, être abandonnées au pouvoir exécutif; et parmi les objets que votre comité vous a présentés, je crois qu’il en est plusieurs qui rentreront dans cette classe. En considérant pour la première fois, Messieurs, les lois militaires dans leurs rapports avec une constitution libre, il est impossible de se dissimuler les difficultés d’une si grande et d’une si importante tâche; des préjugés invétérés, de longues (1) Le Moniteur ne donne qu’une analyse du discours de M. Alexandre de Lamelh. épreuves, et l’exemple de presque toutes les na-tioos, semblent se réunir pour nous donner des craintes et pour exciter notre inquiétude ; unir dans une grande monarchie, dans une vaste région à qui sa situation n’a pas assigné de toutes parts des limites naturelles, une puissance formidable au dehors avec une liberté solide au dedans, concilier dans une armée nombreuse une discipline exacte, avec les droits sacrés que des soldats citoyens ne peuvent jamais aliéner; ce sont peut-être, Messieurs, les plus grands problèmes politiques qui aient encore réel amé votre attention , et qui vous restent encore à résoudre. Peut-être avant l’heureuse Révolution, qui a changé la face de cet empire, et qui a pressé si rapidement les progrès de toutes les idées, personne n’aurait-il osé croire à la possibilité d’une pareille combinaison ; où en effet aurait-il cherché des modèles ? Où aurait-il puisé l’idée d’une armée à la fois disciplinée et citoyenne ? Serait-ce chez ces nations qui font delà science militaire leur unique étude, et chez lesquels, depuis longtemps, nous étions accoutumés à en chercher des leçons ? Jetez les yeux, Messieurs, sur les divers peuples de l’Europe, et vous verrez, presque partout, les armées agir en raison inverse de leur véritable institution ; faites pour défendre les peuples, elles ne sont occupées qu’à les contenir; destinées à protéger la liberté, elles l’oppriment; à conserver les droits des citoyens, elles les violent; elles sont une espèce de propriété royale, entretenue à grands frais par les peuples pour assurer leur oppression. Si, dans un coin de l’empire, quelques hommes généreux ont assez d’énergie pour n’être pas arrêtés par la crainte, et réclament l’exercice des droits naturels, on y envoie des soldats, les faibles plient, les courageux périssent, et tout rentre dans l’ordre, c’est-à-dire dans l’esclavage. Vivant au sein, je ne dirai pas de leur patrie, mais de leur pays, comme des conquérants au milieu de peuples vaincus, les officiers et les soldats, aveugles instruments des volontés d’un maître, ne sont occupés qu’à étendre ce qu’ils appellent sa gloire, c’est-à-dire son autorité. En entrant au service, ils doivent renoncer aux plus chères affections de la nature; leur religion est de ne connaître ni parents, ni frères, ni amis, de ne savoir qu’obéir. Tel est, Messieurs, l’affligeant spectacle que présentent les armées du nord, et telle est la conséquence presque nécessaire de cette étrange corruption des institutions humaines, qui plaçant dans un état continuel de discorde et de guerres, des nations faites pour s’aimer et s’entresecourir, a placé, dans les forces mêmes qu’elles sont obligées d’entretenir pour leur défense, une source de ruine, et un moyen continuel d’oppression. Sans doute le moment approche où les lumières universelles mettront un terme à cet inconcevable délire; une révolution, peut-être lente, mais inévitable, prépare à toutes les nations la connaissance et la conquête de leurs droits : alors une des premières vérités qui viendra frapper tous les yeux, c’est l’intérêt qu’elles ont de s’unir, et l’étrange abus de laisser à un petit nombre d’hommes le pouvoir de sacrifier des peuples entiers à leurs ressentiments personnels, à leurs méprisables caprices. 1! ne sera plus nécessaire alors d’entretenir, au sein d’une nation, une multitude d’hommes armés; et les moyens de concilier leur existence, soit avec les revenus publics, soit avec la constitution et la liberté, ne seront plus un des points les plus difficiles de la science des gouvernements.