[Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [27 août 1789.) 499 ments, voilà ce qui me paraît également juste et pressant ; voilà ce qui ne saurait, dans le moment actuel, plus admettre de retard. Je n’insisterai pas, Messieurs, pour que vous passiez eu une seule délibération les quatre propositions de M. l’évêque d’Autun; mais les deux premières sont tellement liées, tellement connexes, que leur séparation, même momentanée, pourrait avoir sur le crédit public les conséquences les plus funestes : approuver l’emprunt sans consacrer la dette, sans la mettre à l’abri de toute réduction, de toute atteinte, c’est semer la déliance et l’effroi parmi les capitalistes ; c’est leur annoncer des intentions sinistres ; c’est, en un mot, proclamer la banqueroute dans le moment où nous demandons du crédit. Et dans quel temps, à quelle époque pensez-vous à annoncer des vues aussi malheureuses ? Quand vous êtes prêts à recevoir le grand, l’inestimable bien d’une constitution libre, quand cette constitution est à l’enchère ! (Quelques murmures se font entendre.) Oui, Messieurs, je ne crains poi nt de le répéter . par un heureux effet des fautes et déprédations ministérielles, la Constitution est aujourd’hui à l’enchère ; c’est le déficit qui est le trésor de l’Etat ; c’est la dette publique qui a été le germe de notre liberté. Voudrez-vous recevoir le bienfait et vous refuser à en acquitter le prix ? M. de Lally-Tollendal se réfère aux observations de M. de Mirabeau sur les premiers articles de la motion, et propose de destiner deux séauces par semaine aux rapports des comités à établir. M. Glelzen s’élève contre la motion de M. d’Autun : il dit qu’elle n’est pas dans les vues de M. le contrôleur général. M. de Boisgelin, archevêque d'Aix, et M. le duc de Uancourt parlent pour les premiers articles de la motion ; et M. de Liancourt se récrie contre ceux qui ont annoncé, lors de la discussion sur le premier emprunt, qu’ils se chargeaient de le faire remplir. M. Rewbell propose de décréter que l’Assemblée se concertera avec M. Necker sur le mode de l’emprunt. M. le comte de Mirabeau objecte à cet amendement que ce serait un moyen d’éluder la responsabilité des ministres. L’amendement est rejeté, et les premiers articles de la motion de M. d’Autun sont admis. ils sont compris dans l’arrêté suivant : « L’Assemblée nationale, délibérant sur les propositions qui lui ont été faites, au nom du Roi, par le premier ministre des linances, déclare l’emprunt de 30 millions fermé; décrète l’emprunt de 80 millions moitié en argent, moitié en effets publics, tel qu’il a été proposé par le premier ministre des linances, et elle en laisse le mode au pouvoir exécutif. « L’Assemblée nationale renouvelle et confirme les arrêtés des 17 juin et 13 juillet, par lesquels elle a mis les créanciers de l’Etat sous la sauvegarde de l’honneur et de la loyauté française. En conséquence, elle déclare que dans aucun cas, et sous aucun prétexte, il ne pourra être fait aucune nouvelle retenue ni réduction quelconque sur aucune des parties de la dette publique. » La séance est continuée à ce soir. Séance, du soir. M. le Président rend compte de la demande formée par M. l’évêque de Castres, pour avoir la liberté de se retirer momentanément de l’Assemblée, attendu l’état de sa santé. Il annonce aussi que les pouvoirs de M. d’Ab-badie, député des communes Quatre-Vallées de Guyenne, à la place de M. le comte de Ségur, qui a donné sa démission, ont été véritiés ef trouvés en règle. Il fait part d’une lettre de M. d’Esterhazy, relative à la mention qui se trouve à son sujet dans la plainte des quatre bourgeois de Marienbourg. Cette lettre est renvoyée au comité des rapports. Un membre réclame les exemplaires adressés à l’Assemblée, d’un ouvrage intitulé : le Financier patriote, composé par M. Roland, qui est venu de Londres pour s’informer des causes du retard de cet envoi. M. le président répond qu’il est informé de ce qui concerne cet ouvrage, dont une partie des exemplaires est au secrétariat, le surplus chez l’imprimeur, le tout devant être incessamment remis dans les bureaux. M. le Président dit qu’il est nécessaire de nommer quelqu’un pour veiller à l’impression du procès-verbal in-i°, et à l’arrangement des pièces qui y seront annexées. L’Assemblée témoigne qu’elle s’en rapporte à M. le président; il annonce que M. Emmery, ainsi que M. Camus, archiviste, veulent bien se charger de suivre ce travail. Le reste de la séance est employé à entendre la lecture de l’arrêté pris le matin. La séance est levée. ANNEXE à la séance du 27 août 1789. Mémoire de M. l’ABBÉ Sieyès (1) sur le rachat des droits féodaux. (Imprimé par ordre de l’Assemblée nationale ) Messieurs, l’Assemblée nationale, en détruisant la féodalité, a distingué deux sortes de droits féodaux. Les uns, qui attaquent la liberté personnelle. Les autres, qui n’étant affectés que sur les fonds, et ayant pour principe la tradition du fonds, sous telles ou telles redevances, étaient une propriété inattaquable. Vainement aurait-on voulu, pour diminuer le respect inviolable dû à la propriété , avancer que les fonds de terre aliénés aux citoyens, moyennant une redevance, avaient été usurpés. L’usurpation en ce genre est le premier titre de la propriété. Dans l’état de nature, l’homme n’a pas de pro priété; il jouit de tout ce qui lui convient; sa propriété est la surface du pays qu’il habite. Il jouit de ce dont il s’empare ; et il s’y maintient jusqu’à ce que la force l’en chasse. L’établissement de l’ordre social met une li-(1) Le mémoire de M. Sieyès n’a pas été inséré au Moniteur. 500 [Assemblée nationale. [ ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [27 août 1789.] mite à ce droit illimité, que chaque homme reçut de la nature, de s’emparer de ce qui lui convient. Ce droit de propriété universelle fut restreint au droit de propriété circonscrite : et cette borne, qui limita le pouvoir de chacun dans ce qu’il possédait, devint la base du contrat social, et sa garantie, son objet. Les sociétés, éclairées par leur intérêt, ajoutèrent encore à ce premier titre de propriété, le moyen de légitimer l’acquisition de toute propriété par une possession sans trouble, dont le terme fut fixé par les lois. Dès lors deux choses furent requises pour l’ac-quit d’une propriété ; la possession et le laps de temps pendant lequel cette propriété devait être jouie sans trouble. Aussitôt que ces deux conditions se trouvèrent remplies, la propriété devint inattaquable et sacrée. La nation, elle-même, n’a plus le droit d’en dépouiller le citoyen sans indemnité, car si le bien public autorise la nation à changer, pour le bien de tous, la nature d’une propriété ; elle ne peut le faire qu’en indemnisant le possesseur légitime de cette propriété, de telle manière qu’en cessant de jouir de cette espèce de propriété dont la nation commande le sacrifice, il en reçoive un prix qu’il puisse employer à l'acquisition de propriétés qu’elle autorise. Une conduite différente serait un brigandage. Le sol inféodé, dans le XIIe siècle, époque de la plupart des inféodations , appartenait à celui qui l’inféodait ; au moins en était-il alors le possesseur ; et le laps des siècles a revêtu du caractère sacré de la propriété les contrats passés entre celui qui possédait le fonds et celui qui l’acceptait de lui, sous telles ou telles redevances. Ces fonds ainsi grevés de cens et autres redevances , sortis des mains des premiers colons, qui les acquirent du possesseur immédiat, ont depuis été vendus, échangés ; les censitaires les ont acquis en défalquant du prix d’achat la valeur de ee cens qu’ils devaient payer. Ainsi, cette redevance n’est point la propriété de celui qui ne l’a pas acquise; elle ne peut appartenir qu’à celui qui en a toujours joui. 11 est sans doute inutile, puisque l'Assemblée nationale l’a prononcé, que cette redevance imprescriptible et irrachetable devienne sujette au rachat; mais il fut aussi utile à la nation que cette faculté d’acensement ait eu lieu, et que les Etats généraux antérieurs ne l’aient pas proscrite. C’est surtout dans les pays rudes et âpres que s’est établi l’usage des acensements. Les propriétaires, possesseurs, dans le XII* siècle, d un terrain immense , mais infertile, manquaient de moyens pour le rendre utile. Un seul moyen était praticable; celui de le peupler de propriétaires. La propriété fertilise tout ; l’amour de la propriété avive tout. L’acensement a rendu le peuple propriétaire ; et c’est à ce seul véhicule qu’est due la fertilité de ces pays difficiles, où le travail des hommes a dompté la nature, et l’a forcée d’orner de ses dons un terrain ingrat qu’elle semblait avoir réprouvé (1). (1) C’est d’après ces idées, que j’avoue que je crois que la prohibition des rentes foncières, connues en Languedoc sous le nom de locataires perpétuelles, est nui-sibleà l’agriculture ; elle deviendra fatale au colon. Le propriétaire d’un héritage, obligé de vivre loin de ses possessions, et dans la nécessité d’en négliger la culture, livrait son domaine à un cultivateur, sous Le bien une fois opéré, il était sans doute utile que le moyen qui l’avait produit-cessât d’exister ; et il a été détruit. Mais les possesseurs des cens et autres droits que l’Assemblée a déclarés rachetables avaient droit à cette justice rigoureuse qu’ils ont obtenue. C’eût été un attentat que de la leur refuser. La possession, le laps des siècles, la sécurité, la loi, futilité même dont avait été ce mode de propriété, tout exigeait qu’en la détruisant ils en reçussent la valeur. L’Assemblée n’a pas fait grâce; elle a fait justice et même justice très-sévère; elle sait que la justice est un devoir, mais que ce n’est que de sa propriété qu’il est permis de faire des largesses. Avec les droits utiles, la féodalité en avait introduit de cruels, d’absurdes, d’avilissants. Ils ont été détruits sans indemnité par ce seul motif: c’est que la loi de la propriété a pour objet les choses, mais elle ne peut atteindre les personnes. On devient le propriétaire d’une terre; on ne peut devenir le propriétaire d’un citoyen. Les tyrans seuls sont les maîtres des hommes ; et la tyrannie, qui brise toutes les lois, ne peut en établir aucune. Mais l’Assemblée a établi cette règle avec rigueur sur les droits de ce genre, convertis, depuis plusieurs siècles, en redevances en grains ou en prestations pécuniaires. Tout homme, en quel siècle que ce fût, qui achetait des serfs, des main mortes, ne pouvait ignorer qu’il achetait des esclaves; et le vice de f’ac-quisition s’annonçant à l’instant, il n’a pu acquérir une pareille propriété, et la juste punition de l’avoir acquise devait être de la perdre un jour. Mais ces droits odieux, convertis en prestations, ont été vendus comme objets utiles, sans que le titre vicieux de leur origine apparût à l’acheteur. Le silence des lois semblait favoriser son erreur ; le laps du temps l’a entretenue. Les propriétés des familles n’ont pas eu d’autre base dans quelques provinces; les créanciers n’ont pas eu d’autre gage. La bonne foi a été pleine et entière de la part de tous. Et, aujourd’hui qu’un zèle actif et infatigable de la part de l’Assemblée a, dans une seule nuit, renversé les abus et les institutions de dix siècles par son arrêté du 4 août, mille familles peut-être l’obligation d’acquitter une rente représentative d’une partie du produit net du domaine qui lui était livré. Le propriétaire, afin de s’assurer des payements do cette rente, la déclarait foncière, c’est-à-dire irrachetable, attachée au fonds, et de cette manière, il ne se dépouillait pas totalement de sa propriété. Quel fut l’effet de cet engagement? l’héritage, mal cultivé par le propriétaire éloigné, devint fertile dans les mains de celui qui l’avait acquis moyennant une renie foncière. La rente ne pouvant jamais s’accroître, toutes les améliorations furent au profit du cultivateur; mais elles assuraient en même temps la solidité du gage du premier propriélaire. Ainsi tous gagnaient à ce marché, et le public et le propriétaire, et le colon. Quel sera l’effet du rachat forcé des rentes foncières, et de la prohibition d’en établir à l’avenir? 1° Le colon actuel deviendra propriétaire, à très-bas prix, de la prop-iété d’un autre, qui lui était engagée. 2° C’est qu’à l’avenir, les propriétaires préféreront de conserver un héritage, dût-il dépérir entre leurs mains, au malheur de le livrer à un colon, moyennant une rente, qui n’étant plus rachetable, ne peut plus leur convenir. Ainsi, le public, le propriétaire et le colon perdront également par la prohibition de la faculté d’établir des rentes foncières. ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [27 août 1789.] 501 [Assemblée nationale.] sont réduites à la mendicité, sans pouvoir concevoir encore quelle horrible fatalité creusa sous leurs pas le gouffre de misère où une seule nuit les a tout à coup plongées (1). J’ose croire qu’elles avaient des droits à la justice de l’Assemblée nationale; mais je dois désirer qu’il me soit permis d’ajouter, que je ne possède aucun droit de cette nature. Et certes, si j’en avais, j’aurais trouvé le décret du 4 août fort dur ; mais je me serais abstenu de m’en plaindre: j’aurais su endurer en silence ce qu’ alors il m’eût ôté pardonnable de regarder comme un acte cruel de sévérité; et, dans la confiance de n’avoir pas mérité mon infortune, j’aurais au moins évité le tourment des supplications et des plaintes inutiles. Il est dans le malheur un sentiment d’innocence et de fierté qui commande le silence, surtout quand l’infortune d’un particulier paraît augmenter l’allégresse publique; et le succès d’une assemblée de laquelle on doit attendre le salut de l’Etat. Mais ne possédant aucune espèce de ces droits, j’avoue que je ne peux m'accoutumer à l’idée de voir ceux qui avaient acquis ces prestations, dont le titre primitif était odieux, mais dont ils ont ignoré l’origine, réduits à la plus affreuse indigence. Si la prospérité de l’Etat est attachée à tant de malheurs particuliers, il a bien fallu y consentir ; mais j’aurais voulu, je l’avoue, que l’édifice du bonheur et de la liberté n’eût coûté des larmes qu’aux tyrans. Les redevances qui n’ont pas une origine vicieuse formant une propriété sacrée, l’Assemblée a jugé que cette propriété était nuisible; aussitôt elle devait cesser d’exister; mais elle a ordonné que les possesseurs seraient indemnisés; et c’est sur la manière de leur rendre, à cet égard, la justice rigoureuse qui leur est due que j’ai cru devoir exposer mes idées. Il se présente une multitude de difficultés pour former une juste appréciation de ces droits rache-tables; et, il faut l’avouer, il y a une impossibilité absolue à former un tarif unique et général pour l’universalité du royaume. Userait plus facile de taxer leur valeur, si, comme je l’ai entendu proposer, on prenait pour taux de rachat le discrédit où la proscription de ce genre de propriété l’a fait tomber (2); mais ces odieux principes portent avec eux leur réprobation. Ils sont, à la fois, si lâches et si absurdes, (l) J’ai entendu dire pour légitimer cet acte de violence qu’un titre vicieux ne pouvait jamais donner un droit. Mais quand la loi rendait ce titre valable ; quand c’est sur la certitude que la loi vous donnait de la bonté de ce titre, que vous avez acquis; quand vous avez été de bonne foi, et que c’est la loi elle-même qui vous a trompé, ne vous est-il dû aucune indemnité, quand le législateur déclare que votre titre est vicieux? Si le Roi disait aujourd’hui aux magistrats : c’est un abus énorme autant qu’odieux de vendre le droit héréditaire d’être juge. On n’a pas pu ni dû acquérir un pareil droit. L’Assemhlée nationale abolit la vénalité des offices; votre titre était vicieux; il ne vous est rien dû ; votre finance est perdue. On trouverait ce raisonnement très-cruel, et j’avoue qu’il ressemblerait au sourire de Domitien, qui plaisantait ses victimes dans les supplices. Mais ce qui serait injuste pour des magistrats n’est pas juste envers des citoyens, quand c’est sur un raisonnement pareil que la loi établit la ruine de leur propriété. (2) Je dois dire que ce n’est pas assurément dans IJ Assemblée nationale que j’ai entendu exposer ni défendre de pareils principes. qu’ils semblent ne pouvoir convenir que dans la caverne des brigands, où il serait, en effet, trouvé plaisant de proposer cette espèce de justice : pour indemniser un particulier, possesseur d’une maison, détruisons d’abord l’édifice, et nous eu apprécierons ensuite la valeur d’après celle des pierres qui en formeront les ruines. De pareilles idées n’ont jamais pénétré dans l’Assemblée nationale. Elle veut avant tout être juste; mais il est bien difficile de faire des lois justes et générales sur cet objet. Deux redevances affectent les propriétés soumises au cens:celle de la redevance censuelle, et le droit des lodsetventes payé au seigneur toutes les fois que le fonds, chargé d’un cens, est vendu (1). L’une et l’autre de ces redevances sont rache-lables ; et il faut d’abord décider si elles doivent être rachetées à la fois. Gela paraît indubitable; car si le droit de lodsetventes n'est dû qu’à raison de cequece fonds est soumis au cens,cecens, quelque léger qu’il soit, est une garantie perpétuelle de ce droit de lods et ventes. Or, l'Assemblée ayant défendu de conserver et d’établir aucun droit de cens, il s’ensuit qu’en affranchissant un fonds de sa censive, il faut aussi le rédimer des droits de lods et ventes. Mais est-il possible de former un seul et même bloc de la réunion de ces deux droits, et de leur fixer un taux commun? Gela ne me paraît pas possible, parce que cela ne se peut faire sans injustice. Le droit de cens peut recevoir dans une province un taux commun, en se servant pour éléments de la fixation de ce taux, de tous les documents nécessaires pour former un taux commun des diverses mesures et des divers tarifs des marchés. Mais le droit de lods et ventes est nécessairement séparé du cens, et ne peut jamais y être réuni pour former, un seul et môme taux de rachat. Un denier de cens, qui suffit pour soumettre un fonds au droit de lods, peut, en vertu de ce droit de lods, rapporter lors de la vente, un lods de cent mille livres. Or, un pareil droit ne serait pas équitablement remboursé par quarante deniers, en supposant que l’affranchissement du cens, réuni au lods, fût évalué au denier quarante. Et de même un fonds, quelquefois peu considérable, est chargé d’un cens de plusieurs sep-tiers de blé; et le propriétaire, forcé de racheter sa censive à une plus haute valeur, à cause du droit de lods qui y serait réuni, payerait ce droit de lods au-dessus de sa valeur. Il est donc absolument nécessaire de rembourser à part ces deux genres de propriétés, et de fixer un taux à chacune d’elles. Les difficultés sur le mode de remboursement ne sont pas moins multipliées que les difficultés sur létaux. Il existe, dans les provinces méridionales surtout, trois sortes de manières d’asseoir les cens. Une communauté entière inféode un ténement, le divise ensuite à ses colons, mais en les soumettant chacun à une partie de la redevance assise sur ce ténement, elle se soumet en corps de communauté à l’acquit du cens; de telle manière que la communauté eutière est solidaire. (t) Dans tout ce que je vais dire, j’ai surtout en vu la féodalité de mon pays, et sa jurisprudence à ce égard. 502 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [27 août 1789.] Un particulier peut inféoder avec plusieurs particuliers un même ténement, et se soumettre à la fois à la solidarité et indivisibilité de la redevance. Enfin, un seul particulier peut inféoder pour lui et les siens, purement et simplement, sans avoir d’autre garant de sa redevance que le fonds sur lequel elle est assise. Sans avoir égard à ces différents genres d’inféodation, on a proposé d’autoriser les communautés en corps à faire des emprunts et à se rédimer à la fois de toutes les redevances de la communauté. Ce moyen offrait deux avantages : celui d’éteindre plus tôt ce genre de propriété, et celui de mettre dans les mains du propriétaire un capital assez fort pour qu’il pût le placer; car il faut avouer que la municipalité des payements individuels expose le propriétaire à dissiper sa fortune, ou à l’impossibilité de rien faire produire à ses remboursements, jusqu’à ce qu’ils aient été portés à une somme assez forte pour en faire un placement (1). Ce projet n’a pas été accueilli; il offrait cette difficulté : vous faites contracter une dette à une communauté; vous gênez la liberté des citoyens, en les forçant à un remboursement auquel leur titre de possession ne les soumet pas. Bien que ce titre stipule qu’ils ne pourront pas se rédimer, la loi autorisant les rachats, il faut que ce bienfait de la loi ne change pas la condition du redevable, et que la dette qu’il contracte individuellement, il puisse l’acquitter individuellement. Ces raisons, il faut l’avouer, présentent un motif d’équité qui a dû frapper l’Assemblée nationale. Mais aussi, ce même motif d’équité met hors de toute atteinte les remboursements que doivent effectuer en masse commune toutes les communautés et tous les particuliers soumis à des renies indivises et solidaires. La nature de leur contrat les y soumet. L’Assemblée nationale n’a pu changer la nature de ce contrat, et faire que la redevance à laquelle il les soumit solidairement, soit remboursée par parcelles. 11 faudrait, si elle avait ordonné un pareil mode de remboursement, une nouvélle indemnité pour celte solidarité acquise qu’elle aurait détruite. Ainsi, nul doute qu’il ne soit pas équitable de forcer les communautés à se racheter en corps, quand elles ne sont pas obligées au cens en corps ; mais nul doute aussi que celles qui sont solidaires, et les particuliers qui sont dans la même position, ne doivent rembourser le cens ensemble, et suivant la solidarité à laquelle les soumet le titre de leur propriété. La suppression des droits féodaux a été effectuée dans un royaume voisin. En 1771 et 1773, le roi de Sardaigne ordonna que tous les droits féodaux seraient abolis (2); mais comme le conseil d’un roi absolu est obligé à plus de ména-(1) Il me paraîtrait cependant juste, afin de ne pas dilapider entièrement la fortune des propriétaires de ces sortes de droits , de leur accorder les rem-boursemenls du cens, bien qu’ils dussent s’opérer pendant tout le courant du mois, où le titre fixe le payement du cens. De cette manière, le propriétaire recevrait chaque année, dans le même temps, une somme qu’il pourrait employer utilement ; au lieu que les sommes morcelées, en ruinant celui qui les reçoit, l’exposent à dissiper l’hypothèque de ses créanciers. (2) Voyez à la fin de ce mémoire cinq pièces, contenant des lois des rois de Sardaigne sur cet objet. gements et de lenteur, quand il attaque la propriété, qu’une Assemblée nationale, il établit des règles douces et modérées, et des modes de remboursement qui parurent équitables à ceux-là mêmes dont ils dénaturaient la propriété. Il voulut que les droits de servitude personnelle fussent évalués à dix louis au plus pour les personnes soumises à ce genre d’esclavage. Cette indemnité n’a point été ordonnée pour ces sortes de droits par l’Assemblée nationale; elle n’a pas dû apprécier la liberté des citovens. Quant aux redevances en blé et tous autres droits seigneuriaux, le rachat en a été fixé d’après des estimations locales, qui ont àlafois paru équitables aux colons et aux propriétaires (1). Jugeant qu’il devait cependant s’élever sur l’application de ces lois générales un nombre prodigieux de difficultés ; que s’il fallait les discuter selon la forme judiciaire, en suivant la hiérarchie des appels, il arriverait que l’accessoire dépasserait en frais le principal, et qu’on serait ruiné avant d’être instruit du moyen de rédimer sa propriété ; le roi de Sardaigne établit un tribunal suprême de cinq sénateurs, pour juger sommairement, sans frais et sans appel, toutes les contestations élevées sur l’application de cette loi. Cet exemple et les raisons qui guidèrent le roi de Sardaigne pourront et doivent peut-être engager l’Assemblée nationale à charger les tribunaux du second ordre, siégeant sur les lieux, de juger sans appel et sans frais les causes de cette espèce. L’effet de la loi en Sardaigne a été de rédimer beaucoup de terres des redevances ceusuelles, les communautés s’étant réunies souvent volontairement pour s’en affranchir en totalité. Celles qui n’ont pu s’affranchir sont assujetties au payement du cens et autres droits, et les acquittent jusqu’à ce qu’elles aient pu s’en rédimer. Je crois que l’affranchissement des terres en Savoie, à une époque voisine de celle où nous sommes, s’y étanl opéré sans murmure, sans entraîner la ruine des familles, peut, dans ses détails, offrir des moyens d’exécution dont il serait possible que l’Assemblée nationale profitât, et qu’elle perfectionnât encore cet ouvrage ; car il est hors de doute que l’esprit de justice réuni à celui de la liberté, ajoutera à la perfection d’un ouvrage entrepris et achevé par le pouvoir absolu ; comme il n’est pas possible de croire qu’une justice rendue aux propriétaires par le despotisme puisse leur être refusée par les représentants d’une nation libre. Il est encore une réclamation à laquelle l’Assemblée ne peut refuser justice. Nous avons établi que le cens devait être racheté suivant la nature du contrat de celui qui en est redevable ; isolé s’il n’est pas solidaire, en solidarité s’il est soumis à l’indivis. Nous avons cherché à établir qu’il serait convenable que la terre affranchie du cens le fût (1) Dans cet édit, où l’on trouve des dispositions très-sages, on en trouve aussi d’inconsidérées ; et jamais une Assemblée nationale n’eût commis, par exemple, l’erreur de fixer par un édit l’intérêt de l’argent à 4 0/0. Elle a des moyens de faire tomber volontairement le prix de l’argent par de sages opérations ; et ce sont ces moyens seuls qu’elle emploie. Je dois ajouter pour ceux qui remarqueraient dans l’édit le taux auquel le cens fut évalué, qu’il le fut d’après le taux de l’intérêt à 4 0/0, et que ce taux ne peut convenir dans un pays ou l’intérêt de l’argent est 4 5 0/0. [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [27 août 1789.] 503 aussi du droit de lods, non que ce droit ne dût être estimé séparément du droit de cens ; mais il paraît convenable qu’il soit acquitté en même temps. Nous avons prouvé qu’il était juste de fixer le taux du rachat des cens sur la valeur qu’avaient ces droits daus les provinces, avant qu’ils fussent déclarés rachetables, et le respect dû à l’Assemblée nationale nous a prescrit de ne pas prouver que les estimer sur le taux où l’arrêté du 4 août les a fait tomber serait injuste, parce qu’il est inutile, autant qu’il est peu décent, de prouver que l’Assemblée nationale ne peut pas violer la propriété et la ravir aux citoyens, quand c’est d’elle qu’ils doivent recevoir les moyens de la défendre. Mais à ces réflexions, on pourrait ajouter une réclamation. C’est que l’Assemblée, en fixant le taux du rachat en 1789, ne peut fixer ce taux que pendant un certain nombre d’années, passé lequel il est de sa justice de revenir à un nouvel examen pour établir une nouvelle fixation. Dans trente ans, par exemple, l’accroissement du numéraire peut avoir accru les prix des denrées; or, il serait injuste que le septier de blé dû par un citoyen à un autre citoyen, ne fût remboursé dans trente ans que survie pied du taux où étaient évalués les blés en 1789. 'Jn exemple rendra cette vérité sensible. Il y a trente ans qu’en Languedoc le blé était évalué 8 livres le septier (l), blé-seigle. Si l’on eût rendu dès lors les cens rachetables, et qu’on eût fixé le taux du rachat au denier trente, un septier de blé eut été acquitté par 240 livres ; mais si alors on ne se fût pas réservé le droit de revenir dans trente ans à une nouvelle fixation, le septier de ce même blé valant aujourd’hui �livres, le citoyen redevable eût pu s’acquitter envers son créancier, en 1789, en lui payant 240 livres au lieu de 360; et il l’aurait frustré de l’accroissement de la plus-value des blés. Si la loi prescrivait à chaque particulier de payer dans tel laps de temps le capital du cens, une seule évaluation suffirait; mais il est impossible de gêner à ce point le citoyen redevable. La loi doit lui laisser la faculté de se racheter quand il en aura les moyens ; mais le prix de cette faculté est de subir un nouveau taux, quand après un laps de temps considérable la denrée dont il est redevable aura acquis, par l’accroissement du numéraire, une plus haute valeur. Il est encore une justice que l’Assemblée doit à tous les citoyens. S’il lui est impossible de fixer un taux commun à tout le royaume, pour le rachat des cens et autres droits rachetables, elle doit poser des règles claires, d’après lesquelles les Assemblées provinciales seront tenues de procéder à ces estimations. L’uniformité de la règle à ce sujet est le plus grand bienfait que les citoyens puissent recevoir de l’Assemblée nationale. Je dis plus; c’est que l’uniformité de la règle peut seule maintenir Légalité des droits et assurer la tranquillité publique. Quand la règle d’après laquelle les Assemblées provinciales doivent évaluer les droits rachetables sera connue de tous, alors les citoyens sauront pourquoi les cens et autres droits sont évalués plus ou moins dans les provinces voisines, et ils n’attribueront pas ces variations de prix à des sentiments personnels, à des faveurs partielles toujours odieuses et aussi révoltantes que l’injus-(1) Le geptier dont il est ici question pèse 120 livres. tice de ceux qui, ne possédant aucun de ces droits, voudraient dans les Assemblées provinciales détruire par un taux injuste les propriétés des citoyens qui n’ont pour patrimoine que ces sortes de droits rachetables. On ne doit pas se le dissimuler, et encore moins le taire à l’Assemblée-nationale ; il est possible que dans les assemblées provinciales il existe des hommes qui, désireux de la faveur politique, et n’osant se croire le droit de l’obtenir par des vertus, chercheraient à se la concilier, en fomentant le désir que chaque homme a dans le cœur de s’acquitter de ce qu’il doit au moindre prix possible. C’est une vérité honorable et consolante que le peuple laissé à lui-même est bon, et que son premier mouvement est de fléchir devant la justice ; mais il est aisé à égarer, et ses erreurs ont des suites toujours cruelles. L’Assemblée nationale doit enlever à l’ambition les moyens criminels de se satisfaire en trompant le peuple. Elle doit dire au peuple Voilà la loi, jugez si elle est bien ou mal appliquée par vos assemblées provinciales. En général, l’Assemblée nationale doit donner des lois générales, des règles générales surtout; elle doit former ainsi l’esprit public et abandonner alors aux assemblées provin ciales, toujours guidées par ses décrets, le soin de leur exécution. L’Assemblée nationale protège également les propriétés de tous. Elle ne peut attacher aucune satisfaction au triste et barbare pouvoir qu’ont les tyrans de favoriser les propriétés qu’ils affectionnent, aux dépens de celles des autres citoyens. Ce serait déshonorer sans utilité le peuple français que d’associer à la gloire des premiers jours de sa liberté le souvenir du malheur de plusieurs milliers de citoyens, et du vol honteux de leur patrimoine. D’ailleurs, ce patrimoine n’est pas toujours à eux seuls : il est celui de leur famille, le gage de leurs créanciers. Ils pourraient volontairement se réduire à l’indigence s’ils étaient les maîtres absolus de leur propriété ; mais ils sont chargés du gage de leurs créanciers; ils-doivent le réclamer, le défendre ou le voler ; il n’y a pas de milieu. Ces motifs de justice, je devrais ne pas les exposer, et je ne les aurais pas exposés si j’eusse parlé à ce sujet dans l’Assemblée, parce que c’est là qu’ils existent dans toute leur pureté ; l’Assemblée nationale doit être leur sanctuaire. Mais j’ai cru devoir les mettre sous les yeux de ceux qu’un zèle un peu trop ardent égare, et qui, dans l’activité de leur enthousiasme, trouveraient peut-être bon que les droits rachetables, qu’ils ne possèdent pas, ou dont sont grevés leurs héritages, ne fussent pas rachetés, et que ceux qui les possèdent en fussent dépouillés par l’injustice et la violence, ou que de vaines terreurs les forçassent à en faire encore l’abandon. . . Les hommes libres, et qui veulent l’être, sont ceux qui doivent être le plus attachés aux propriétés légalement acquises. La propriété légitime assure l’indépendance. On est esclave quand on existe aux dépens des propriétés d’autrui. L’homme libre et honnête tient à sa propriété légitime, parce qu’il sait combien il est difficile d’acquérir, quand on veut établir sa fortune par les mômes moyens qui font qu’on en jouit sans honte et sans remords. Enfin, l’homme libre défend sa propriété parce qu’il sait que nul n’a le droit d’y attenter sans crime; il la défend au péril de sa vie contre les tyrans, et il lui suffit, pour la conserver, de demander justice dans un Etat libre.