768 lAssemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [1er mars 1790.] aux droits dont l’article 14 prononce la suppression ceux de Chasse-Mannée ou de Quette-Moute, usités dans la coutume de Péronne. M. Merlin, rapporteur, adoptant la plus grande partie des amendements, propose de substituer à la première rédaction une nouvelle rédaction. On demande la division des articles. La division est repoussée. M. Merlin, rapporteur. Le comité reconnaît que la rédaction nouvelle qu’il propose est défectueuse pour l’article 15. Il vous demande de décréter le fond, sauf à vous représenter l’article à la séance de demain, avec les corrections de style dont il est susceptible. Sous le bénéfice de cette observation, les articles 14 et 15 sont mis aux voix et adoptés en ces termes : Art. 14. « Tous les droits de banalité de fours, moulins, pressoirs, boucheries, taureau, varrat, forges et autres, ensemble les sujétions qui y «ont accessoires, les droits de verte-moute et de vent, le droit prohibitif de la quête-mouture ou chasse des meuniers, soit qu’ils soient fondés sur la coutume ou sur un titre acquis par prescription, ou confirmés par des jugements, sont abolis et supprimés sans indemnité, sous les seules exceptions ci-après : « Art. 15. Sont exceptées de la suppression ci-dessus, et seront rachetables : « 1° Les banalités qui seront prouvées avoir été établies par une convention souscrite entre une communauté d’habitants et un particulier non -seigneur; « 2° Les banalités qui seront prouvées avoir été établies par une convention souscrite entre une communauté d’habitants et un seigneur, pour l’intérêt et l’avantage desdits habitants, et par laquelle le seigneur ne se sera pas seulement obligé à bâtir ou entretenir les usines et objets nécessaires au service de la banalité; 3° Celles qui seront prouvées avoir eu pour cause une concession faite par le seigneur à la communauté des habitants, de droits d’usages dans ses bois ou prés, ou de communes en propriété. » M. le Président. Demain, la séance ouvrira à 9 heures. Elle commencera par la lecture, de la part du rapporteur du comité féodal, de l’article 15 qui vient d’être voté sous réserve de rédaction, après quoi viendra l’affaire des colonies. (La séance est levée à quatre heures.) ANNEXE à la séance de V Assemblée nationale du Ier mars 1790. M. Pellerin, députéde Nantes (1). Réflexions sur la traite des noirs (2). Messieurs, une société qui dit (1) Ce document n’a pas été inséré au Moniteur. (2) Le jour que la députation de Bordeaux (25 février) vint supplier l’Assemblée nationale de décréter la continuation de la traite des noirs, je me fis inscrire pour porter la parole dans cette affaire. Comme elle a été renvoyée au comité nommé par l’Assemblée nationale pour l’examen de tout ce qui intéresse nos colonies, je me suis décidé à imprimer le discours que je me proposais de faire afin de le servir aux membres de ce comité. ( Note de M. Pellerin.) tenir sa mission de l’humanité, vous demande Vabo-lition de la traite des noirs. Cette société est formée d’hommes choisis, et pour soutenir la cause qu’elle porte au tribunal de la nation, elle fait valoir de puissants moyens. Composée d’une multitude de gens de lettres, de savants académiciens, de citoyens distingués, elle compte encore parmi ses coopérateurs et peut-être parmi ses membres des étrangers illustres, qu’un intérêt commun paraît avoir rapprochés d'elle, malgré les rivalités qui jusqu’ici avaient divisé leur nation de la nôtre. Les moyens que ces deux sociétés alliées, au grand étonnement de l’Europe, invoquent à l’envi dans l’affaire majeure de l’affranchissement des nègres, c’est la liberté de l’homme, le premier don de la nature ; c’est l’humanité, la première de toutes les vertus. La société des Amis des noirs veut venger une nombreuse portion du genre humain de l’oppression, sous laquelle elle assure qu’elle gémit depuis deux siècles. Les adversaires de cette sociétédéjà trop célèbre, ce sont tous les habitants des colonies, nos compatriotes, et nos frères ; ce sont les négociants de toutes les villes maritimes de France; ce sont tous les manufacturiers, tous les artistes, ce sont les marins nombreux qui remplissent nos ports; que dis-je, Messieurs? C’est la France entière qui défend à cette réclamation inconsidérée, dont le succès, s’il pouvait avoir lieu, ruinerait pour toujours le plus beau royaume, l’état le plus ancien de l’Europe, le plus florissant de l’univers. La France ne combat ce système combiné de la société qui a pris naissance dans la capitale, et de celle que Londres a produit, que pour conserver l’existence à des milliers de colons, menacés d’être égorgés par leurs esclaves, que pour soutenir la fortune et la vie de plusieurs millions d’hommes, nos concitoyens, qu’alimente le commerce des colonies; gue pour défendre ses ports qui seraient bientôt insultés, des provinces qui seraient bientôt ravagées, si sans marine et sans forces, elle n’était plus en état de repousser ses ennemis, devenus plus puissants et plus hardis que jamais, par notre chute et notre faiblesse. À ces raisons qui ne sont pas sans mérite dans une assemblée nationale, les adversaires des amis prétendus des noirs, joignent encore des considérations de quelque crédit. C’est que l’humanité bien entendue, ne favorise pas le système de cette société, autant qu’elle se plaît à le croire; c’est que, dans cette cause de la liberté qu’elle réclame à si grands cris pour ses protégés, obtiendrait-elle tous les succès qu’elle poursuit aujourd’hui, jamais elle ne fera du peuple africain un peuple libre; elle n’assurera pas même la liberté des familles éthiopiennes, transplantées dans nos colonies. Ainsi, Messieurs, une société philanthropique d’un côté, la France et nos idées de l’autre ; un beau système de philosophie, d’une part; et d’autre part, l’intérêt politique de tout un royaume concilié avec les principes sacrés d’une humanité sagement réglée: voilà en deux mots toute l’affaire relative à la traite des noirs, telle qu’elle se présente devant cette auguste Assemblée. Permettez, Messieurs, à un citoyen qui n’est ni commerçant, ni planteur, de plaider dans cette cause que l’on vous dit être celle de la liberté. Il désire vous prouver qu on abuse encore de ce beau nom, de la même manière qu’on abuse un peuple qui s’égare et qui appelle liberté les excès de la licence. Je ne vous dirai pas, comme plusieurs des fauteurs de l’esclavage des Africains attachés à la culture de nos colonies, que ces peuples [l«r mars 1790.] 769 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. sont nés pour la servitude, que leur esprit épais, enveloppé dans une masse disgraciée par la nature est incapable d’aucun sentiment réfléchi, et de concevoir ces idées qui apprennent à un homme à quelle distance immense il est de la brute. Je ne vous dirai pas, en abusant de textes qu’on ne respecte pas assez, et en prenant des usages pour des lois que celle de Moïse et la pratique constante de tous les siècles consacrent l’esclavage, et qu’on a toujours regardé les Africains comme une race condamnée à servir tous les autres peuples de la terre. La raison rejette de semblables moyens, et votre sagesse serait offensée du récit de ces absurdités. Je conviendrai, au contraire, avec vous, Messieurs, et en rendant hommage à vos principes, que la nature a fait les Ethiopiens libres, comme les habitants des autres parties du monde, et que la force seule a pu et peut les soumettre à la servitude. Mais, parce que la servitude est l’ouvrage delà force, parce qu’elle est contraire à la nature et à son vœu si fortement exprimé dans le cœur de tous les hommes, s’ensuit-il d’abord que la servitude individuelle ne puisse jamais être établie légitimement chez un peuple? S’ensuit-il encore que cette servitude une fois établie d’une manière quelconque, ne puisse jamais autoriser dans une nation policée le commerce de ces mêmes individus, condamnés à un esclavage plus inhumain et plus dur pour eux au sein de leur patrie, que parmi des étrangers amis de l’humanité et de la justice ? Oui, Messieurs, l’homme est sorti libre des mains de la nature, mais un homme dans la société peut devenir , il peut naître l’esclave d’un autre. Si l’Europe aujourd’hui ne connaît plus la servitude personnelle dans ses Etats, elle l’a connue autrefois. Le plus puissant empire de l’antiquité avait des esclaves. Ses sages disaient, et les lois répétaient d’après eux, que si dans la nature tous les hommes avaient un nom commun, le droit des gens les avait distingués en trois classes, en personnes libres, en esclaves et en affranchis. La loi civile autorisait aussi la servitude chez ces anciens maîtres du monde et réglait les droits de la liberté et de l’esclavage. Le droit des gens permettait de réduire en servitude les prisonniers de guerre, et de les vendre. La loi civile condamnait à l’esclavage le débiteur insolvable ; elle recevait encore l’engagement que faisait de sa liberté un homme parvenu à un âge qui le rendait capable de faire cette aliénation; et ensuite, réglant les droits des citoyens sur leurs esclaves, elle déclarait que l’enfant de l’esclave suivait les conditions de sa mère. C’était, si l’on veut, une sorte de violence faite à la nature qui crée tous les êtres libres. La liberté de l’enfant d’une esclave se trouvait engagée dès qu’il venait au monde. C’est ainsi que les nations entre elles et les peuples, pour leur intérêt particulier, ont dérogé aux lois de la nature elle-même, qui sait se plier à leurs besoins et à la police des sociétés. Sans doute, il valait mieux réduire en esclavage un prisonnier de guerre, et le vendre, que de le tuer; sans doute, il valait mieux faire un esclave d’un débiteur insolvable que de le mettre en pièces ; et cependant des lois plus anciennes que celles des empereurs romains, des lois écrites par la nation la plus célèbre de l’antiquité, qui avait dicté à Rome sa première législation, avaient autorisé ces excès inhumains, atroces. lro Sêrik, T. XL L’esclavage chez les Grecs et les Romains était donc l’ouvrage de la force, quand il n’était pas l’effet d’une convention ; mais il n’en était pas moins légitime, parce que le droit de la guerre était un droit légitime. Le droit de réduire en servitude un débiteur insolvable était encore légitime, parce qu’un débiteur qui ne peut payer doit tout son temps, tout son travail à son créancier, du moins jusqu’à ce qu’il soit quitte envers lui, et conséquemment il appartient à ce créancier, qui a le droit de disposer à son usage et à son profit de toutes les facultés de son débiteur. Les causes qui, chez les peuples de l’antiquité, autorisaient l’esclavage, sont celles qui le permettent chez les Africains. La vaste partie du monde qu’ils habitent est partagée dans un nombre prodigieux d’Etats et de principautés. Les sujets de ces Etats nombreux sont généralement libres. Cependant il y en a plusieurs qui sont esclaves. La multiplicité de ces peuples dont les mœurs et les habitudes ne sont pas partout les mêmes, fait naître entre eux des guerresqui se renouvellent souvent. La jalousie qui les divise, l’ambition d’un prince qui prétend à la succession d’un royaume, ou qui veut l’usurper; souvent des causes bien moins importantes , une insulte faite à un chef, un vol fait à un voisin, toutes ces circonstances donnent lieu à des guerres, et dans ces guerres il se fait des prisonniers que, dans des temps reculés et avant les Européens, les Africains égorgeaient impitoyablement. Mais depuis que ces relations les ont humanisés , depuis que les Européens ont consenti à échanger les productions de leur sol ou leurs marchandises avec les hommes, que le droit de la guerre condamnait à l’esclavage, et que la barbarie de leurs vainqueurs condamnait à la mort, les Africains devenus moins cruels, se sont insensiblement habitués à conserver la vie à leurs ennemis vaincus. L’appât du gain a pu adoucir leur férocité, comme il a enchaîné aussi la vengeance légitime que la justice de toutes les contrées de la terre permet de tirer d’un homme coupable d’un crime public. Les Africains aiment mieux vendre un criminel que de lui ôter la vie. Ils vendent également dans quelques régions de ce vaste continent ceux de leurs débiteurs qui ne peuvent pas les payer. Voilà, Messieurs, et les causes de l’esclavage chez les peuples d’Afrique, et l’occasion du commerce que font les Européens de leurs esclaves, de ce commerce qui, à en croire la société des Amis des Noirs, outrage la nature, offense la religion, déshonore l’humanité, qui fait des habitants de la plus belle partie du monde et de la France en particulier, un peuple féroce qui, pour se procurer des jouissances superflues, fait ruisseler lesang dans un autre hémisphère; enchaîne des hommes, les enlève à leurs familles, les achète et les transporte dans ses colonies, où il les condamneà un travail forcé, que ces malheureux ne peuvent int rrompre pour prendre quelque repos, sans s’exposer à la fureur de leurs t'vrans et à périr sous leurs coups. ’ Telles sont les couleurs sous lesquelles les défenseurs des noirs peignent nos commerçants dans leur zèle enthousiaste (1). (1) J’ai lu que M. Raynal, qui a déclamé avec plus de chaleur qu’aucun autre écrivain contre l’esclavage des nègres, était intéressé à ce commerce dans le temps qu’il 49 770 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [1er mars 1790.] Ils sont donc coupables, nos commerçants, d’a: cheter des esclaves qui auraient perdu la vie, si la servitude ne la leur eût sauvée ; et cet acte d’humanité est transformé en crime par des philosophes sensibles, pour qui le commerce des hommes est une atrocité révoltante. Ils sont coupables, nos commerçants, de transporter en Amérique des hommes que le caprice ou la cruauté de leurs maîtres africains aurait immolés, et de les soustraire aux fureurs brutales de ces peuples sanguinaires, que l’humanité n’avertirait plus du devoir de couserver leurs esclaves, quand ils n’auraient plus l’esprit de les vendre. Je sais cependant, Messieurs, que si nos commerçants achètent des hommes dont la servitude n’est pas un crime pour leurs maîtres, ils peuvent en acheter aussi que le brigandage et le vol de quelques Africains ont fait esclaves. Si l’on ne se fait pas toujours la guerre pour conquérir des prisonniers, on la fait cependant quelquefois dans cette intention. Des brigands courent le pays pour voler des jeunes gens, ils tendent des pièges à ceux qu’ils ne peuvent prendre que par surprise. Enfin, il y a des rois africains qui regardent comme étrangers les sujets des autres rois de la même côte et qui prétendent avoir droit de s’emparer de ceux qui passent dans leurs Etats. Sans doute, si les commerçants français suscitaient ces guerres, excitaient ces brigands, favorisaient ces vols d’hommes, leur conduite serait coupable, et c’est alors que nous réunirions nos voix à celles des Amis des Noirs pour accuser leur commerce et leur reprocher leur injustice et leur barbarie. Mais je ne crois pas, Messieurs, que mes concitoyens se souillent de pareilles atrocités. J’en ai pour garant leurs vertus et la sage législation qui veille à la destinée des nègres introduits dans nos colonies. Vous la connaissez, Messieurs, cette législation humaine qui fait le bonheur de nos esclaves. Je ne dis pas trop : un esclave peut être heureux. L’homme condamné à périr ou à vivre misérable, qui rachète sa vie. en remettant sa liberté à un maître qui voit son frère dans son esclave, n’est pas un homme malheureux. Le Français est ce maître sensible; il trouve au fond de son cœur des dispositions que la loi lui rappelle, plutôt qu’elle ne les lui commande. En arrivant dans nos colonies, l’esclave africain est instruit dans la religion catholique et baptisé. Déjà sa servitude lui devient bien précieuse. Son travail est réglé, les dimanches et fêtes sont des jours de repos qui lui sont communs avec son maître. Si celui-ci commande à la volonté de son esclave, s’il règle ses actions ordinaires, il n’enchaîne pourtant pas sa liberté entière. Un esclave ne peut pas être contraint de se marier contre son écrivait ses éloquentes diatribes contre nos armateurs. « C'est ainsi, observe l'auteur qui m’a fourni cette anecdote, que je ne crois pas indifférente, c’est ainsi que chez la plupart des hommes les principes sont presque toujours en contradiction avec leur conduite. » L’Afrique et le peuple africain pages 194 et 1 95. Je désirerais pour l’honneur de M. Raynal qu’il pût se justifier de cette imputation, mais il ne justifiera jamais son philosophisme (c’est ainsi que j’appelle la fausse philosophie de nos jours) des maux irréparables qu’il a faits, non pas à la religion en elle-même, elle est essentiellement invulnérable, mais à son culte et aux moeurs tant publiques que privées, au relâchement desquelles il a malheureusement trop contribué. gré. Il est prescrit aux maîtres, sous des peines, de respecter les mœurs des femmes esclaves. Ces maîtres doivent également fournir à leurs esclaves une nourriture saine et suffisante à leurs besoins sans pouvoir leur laisser des jours de travail pour leur vie, et nous savons que dans leur pays leurs aliments sont le plus souvent détestables. Il est aussi recommandé aux maîtres de soigner leurs nègres infirmes et malades. Enfin, ils doivent les traiter avec humanité, et les esclaves ont le droit de se plaindre des mauvais traitements qu ils éprouveraient injustement. Ajoutons à cela, Messieurs, la facilité des affranchissements qu’il est possible de rendre plus grande encore et les avantages de cette cessation de servitude, qui produit tout d’un coup l’effet de la naturalisation, et qui donne tous les droits d’une pleine liberté. Voilà, Messieurs, quel est le sort de nos esclaves en Amérique, quel est le traitement que l’on fait à ces hommes que nos commerçants tirent de l’Afrique pour les transporter sur nos habitations. Les prétendus amis de ces hommes voudraient qu’ils restassent dans les déserts de l’Afrique, et sans doute qu’ils préférassent l’esclavage auquel ils sont continuellement exposés dans leur patrie à celui auquel les condamne le commerce de nos colons. Pitié barbare ! Consultez, hommes compatissants, philosophes sensibles, consultez ces Africains, malheureux sans doute de n’être pas ce que nous sommes, mais plus heureux mille fois d’être ce qu’ils sont, que s’ils étaient dans les fers de leurs compatriotes. Nous n’avons pas supposé des traitements d’humanité qui ne soient pas commandés aux colons par la loi qui veille sur le sort des nègres. Nous conviendrons cependant, que des maîtres oublient quelquefois ce quelle leur prescrit. Mais il faut convenir aussi que le plus grand nombre de nos colons fait plus encore pour les esclaves, qu’il ne leur est dû. Indépendamment des soins qui leur sont prodigués et principalement aux femmes, presque tous ont un pécule plus ou moins considérable, même de petites propriétés de terre. Ou leur ménage des jours de plaisir; on leur permet de se traiter entre eux, et il n est pas rare de voir des noces d’esclaves faites avec une sorte de Somptuosité. Les prétendus amis de ces hommes qui n’ont jamais demandé l’affection ni imploré l’assistance de leur société, ne pouvant nier les faits qui honorent la conduite de nos colons envers leurs esclaves, cherchent à en empoisonner les motifs. Ils les trouvent dans l’intérêt de la conservation de ces esclaves. Mais les nègres libres qui ont des esclaves ont aussi intérêt à leur conservation, et cependant avec quelle dureté, avec quelle barbarie ils traitent ces esclaves, leurs égaux comme hommes, leurs compatriotes, dont ils ont eux-mêmes partagé la servitude. C’est ainsi que l’orgueil qui donne à un homme sur un autre la supériorité, comme une valeur plus souvent imaginaire que réelle, le rend plus dur et plus intraitable, à mesure que sa première condition le rapproche davantage de celui qui lui est devenu subordonné. 11 y a donc plus que l’intérêt chez les colons blancs dans le bon traitement de leurs esclaves, il y a de l'humanité, et chez les nègres libres, l’intérêt de la conservation de leurs esclaves existe seul, et leurs esclaves sont malheureux. Et l’on voudrait que ces esclaves n’eussent de [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [1er mars 1790.] 771 maîtres que des Africains comme eux, encore une fois quelle pitié barbare! Mais enfin, supposons que la France abandonnât ce commerce qui, aux yeux des sages de notre siècle, de ces apôtres, de l’humanité réformée, vertu à la mode, qui a été substituée à la charité et â toutes les autres vertus, dont les esprits forts ont laissé la pratique aux âmes communes; supposons, dis-je, que la France renonçât au commerce des noirs, ce commerce cesserait-il donc absolument et la douce, la véritable humanité ferait-elle cette conquête sur la passion de l’intérêt? Non. Les autres puissances de l’Europe, propriétaires de colonies, continueront d'y introduire des nègres, seuls hommes qui puissent les cultiver. L’Angleterre abandonnera, dit-on, le commerce des noirs. Oui, si elle peut décider la France à l’imiter. Elle recouvrera bientôt à notre avantage et à nos dépens, la perte légère qu’elle fera en comparaison de celle qui ruinera un empire, dont elle a toujours jalousé la prospérité. Mais quand toutes les nations de l’Europe renonceraient au commerce des noirs, les colonies elles-mêmes n’y renonceraient pas. Il leur faut des noirs, les Européens ne sont pas propres à la culture des terres dans ces contrées brûlantes. Le climat de l’Amérique septentrionale n’est pas funeste aux Européens, et cependant il s’en faut bien que tous les Etats-Unis aient renoncé à la traite des noirs. L’Afrique fournirait plus d’esclaves à l’Asie; c’est-à-dire que malgré la renonciation de la France, de l’Europe entière à la traite des noirs, les deux autres parties du monde et même la côte orientale d’Afrique qui achète des esclaves de la partie occidentale de cette contrée, feraient encore le commerce des nègres. A quoi conduiraient donc les efforts des amis des noirs quand ils seraient couronnés de succès? Quelle funeste amitié que celle qui ôterait à des victimes infortunées des maîtres compatissants pour les livrer au despotisme affreux des maîtres africains et des princes asiatiques. Mais allons plus loin. Je suppose que la France abandonne ce honteux, cet infâme trafic des hommes, ce commerce abominable, que reprochent les Amis des noirs à nos armateurs; quel’Europe entière imite cetexem-ple, et que, se piquant d’une noble générosité, l’Amérique rende la liberté à ses esclaves; en conclurons-nous que les milliers de nègres qui peuplent ces colonies formeront une nation active, qui continuera avec un égal succès la culture de nos habitations ? Vaine illusion! les nègres devenus libres ne travailleront plus, parce que des nègres libres ne travaillent point. Les Caraïbes, qui possèdent la meilleure terre de l’île Saint-Vincent, n’y cultivent que quelques maïs; la chasse et la pêche sont leurs occupations, encore ne chassent-ils et ne pêchent-ils que lorsque la faim les presse; le reste du temps, ils dorment. Voilà la vie de ces nègres à la liberté indolente desquels nous voudrions confier la culture de nos colonies, la ressource de la France, l’âme de son commerce. Quelle politique! Encore ai-je supposé que la conquête de la liberté pour les noirs se ferait sans commotion, sans trouble; et malgré le calme de cette résolution, elle perdrait la France. Les colonies négligées tomberaient absolument et avec elles notre commerce, dont elles alimentent les manufactures ; nos armements devenus inutiles. Nos négociants perdraient les créances considérables qu’ils portent sur les colons. Nos ateliers, nos chantiers, où pourriraient les bois de construction et les équipements de nos vaisseaux, tomberaient également. Nous revendrons à l’étranger des productions de nos colonies qui nous donnaient sur lui un avantage et une balance de commerce qui seraient perdus pour nous. Huit cents navires qui font le commerce des îles périraient dans nos ports, et avec eux périrait notre marine. Plus de vaisseaux pour la pêche, pour le commerce du Levant, pour celui des Indes orientales, pour le cabotage. Nos ports comblés ne défendraient plus l’entrée du royaume. Et toutes ces pertes au profit de nos rivaux. L’abolition de la traite exaltera-t-elle la tête de nos esclaves? Ils assassineront les blancs; déjà 300 nègres révoltés à la Martinique, ont menacé d’incendier la ville de Saint-Pierre et d’égorger ses habitants. Après un massacre général qui fera tomber 100,000 hommes peut-être sous le couteau des noirs, que feront ces barbares conquérants d’une liberté ensanglantée? Incapables d’être libres, indisciplinés, trop nombreux pour se contenir, ils tourneront contre eux-mêmes leurs poignards tout fumant encore du sang de leurs maîtres; et le reste de ces malheureux deviendra la proie de la première puissance qui voudra s’en emparer. Amis des noirs si vous aviez le malheur de réussir, voilà quel serait le terrible résultat de vos ardents efforts pour la liberté des nègres! J’ose espérer, Messieurs, de votre sagesse, de votre justice éclairée que vous n’exposerez pas la France aux dangers dans lesquels la précipiterait le faux zèle des protecteurs des noirs. En assurant la liberté des Français, vous n’avez pas promis de la rendre aux Africains, et surtout de leur donner une liberté qui coûterait à la mère-patrie sa propre existence. Bornez-vous à améliorer leur sort, c’est le vœu de tout bon citoyen, du véritable ami des noirs, ce sera sans doute celui de cette Assemblée. Je demande, en conséquence, que l’Assemblée nationale décrète qu’elle n’entend appliquer au commerce des colonies aucun de ses précédents décrets, lequel commerce continuera de se faire comme par le passé ; et, au surplus, qu’elle nomme un comité qui sera chargé de l’examen du code noir et de l’amélioration du sort et traitement des nègres dans les colonies. Signe: Pellerin. FIN DU TOME XI.