324 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [24 juillet 1790.] foule de faits accumulés qui la constatent. Jean Thierry tint toutes ses richesses du legs universel porté au testament de Stipaldy, son coassocié dans le commerce, lequel l’avait adopté pour son frère. Ce testament est reconnu : il contient un détail énonciatif de propriétés foncières et de titres de créances ; deux certificats d’ambassadeurs de France à Venise attestent l’existence de Thierry et de son hérédité. Quels sont les biens qui composent cette succession? Ce sont des capitaux sur l’hôtel des monnaies de Venise, sur l’hôtel de ville de Paris, et trois maisons-situées à Corfou. Quel est l’intérêt de l’Etat à l’examen de cette succession ? C’est de donner, d’une part, des juges aux parties contendantes, afin que la justice soit rendue ; et, de l’autre part, d’approprierauTrésor public une succession opulente qui lui serait dévolue à titre de déshérence. Qui peut statuer sur cette question ? L’Assemblée nationale. En l’année 1781, il a été établi une commission du conseil pour la juger ; les prétendants, éconduits par d’anciens arrêts, demandent un nouveau tribunal, deux seuls restent en litige, et, en consentant à la prorogation d’une commission qui ne réunit pas la confiance, ilsdésirent qu’elle ne juge qu’à la charge de l’appel. Voici le projet de décret que vous propose votre comité des rapports : « L’Assemblée nationale, après avoir entendu son comité des rapports, désirant faire jouir les prétendants droit à la succession de Jean Thierry, décédé à Venise en 1676, dans une affaire qui présente un grand intérêt, des droits dont jouissent tous les citoyens dans des causes de bien moindre importance, proroge provisoirement, à la commission ci-devant nommée par le roi pour juger ces contestations nées et à naître entre les prétendants droit à la même succession, l’attribution de juridiction qui lui a été accordée à cet effet, à la charge que les jugements, par elle rendus ou à rendre, ne seront censés l’être qu’à la condition de l’appel ; en conséquence, l’Assemblée nationale accorde aux prétendants droit, actuellement en instance, et à ceux qui out été précédemment jugés, le droit de se pourvoir par appel contre les jugements de la commission, rendus ou à rendre, par-devant celui des tribunaux qui vont être incessamment organisés, qui leur sera désigné pour tribunal d’appel ; et pour venir au secours de ceux des prétendants droit à cette succession, qui ne se sont pas mis en état, dans les delais successivement fixés par les arrêts du conseil précédemment rendus, l’Assemblée nationale leur accorde un nouveau délai de six mois, à compter de la publication de son présent décret, pour servir à ladite commission leurs titres, papiers, documents, généalogies et mémoires, dans les formes déterminées par les mêmes arrêts. « L’Assemblée nationale charge son Président de se retirer par-devers le roi pour le supplier de donner sa sanction au présent décret. » M. Bouchotte. Je demande qu’il soit fait des informations auprès de la république de Venise pour connaître les sommes qu’elle a payées aux ministres ou aux prétendants à l’hérédité. M. Goupil. La succession de Jean Thierry me paraît ressembler à la dent d'or de l’enfant de la Silésie. Les savants se disputèrent, se dirent force injures, pour combattre ou prouver l’existence et la possibilité de ce prétendu* phénomène. Voilà l’histoire de la conduite de tous les contendauts à cet héritage imaginaire. Si cette succession existe, les héritiers doivent aller à Venise, demander l’exécution du testament créé sous les lois de cette république. Je crois donc qu’il n’y a pas lieu à délibérer. M. BouttevilIe-Dumetz.Ce n’estpas une commission dans l’acceptation ordinaire de ce terme, qui a été établie pour cette affaire, mais un tribunal institué par un pouvoir légitime, lorsqu’il n’y en avait point d’autres qui pussent en être légalement saisis. D’après ces principes.on ne doit pas raisonnablement accorder aux contendants déjà jugés la faculté d’appeler des jugements déjà rendus. M. Prieur. Vous ne pouvez détruire, par un appel facultatif, des jugem< nts rendus en dernier ressort, et auxquels les parties ont aquiescé en renonçant aux voies de requête civile ou de cassation. (L’Assemblée renvoie cette affaire au comité pour proposer un nouveau projet de décret.) (La séance est levée à dix heures.) ANNEXE A LA SÉANCE DE L’ASSEMBLÉE NATIONALE DU 24 JUILLET 1790. OPINION de M. l’abbé llanry, député de Picardie, SUR LES FINANCES ET SUR LA DETTE PUBLIQUE ; dont l'état a été présenté et discuté par lui au comité des finances , le 23 et le juillet 1790 (1). Messieurs, en ma qualité de membre de votre comité des finances, j’ai été député au nouveau bureau institué pour régler les aliénations des biens nationaux. Nous n’avons eu encore qu’une seule séance dans laquelle nous n’ayons approfondi le plan proposé par M. l’evêque d’Autun. Ce prélat était présent à notre discussion préparatoire. Nous avons été convoqués et contremandés trois fois depuis cette première assemblée, où nous n’avions rien arrêté. Urne semble cependant que le premier article du projet de décret dont on vient de vous faire lecture, préjuge définitivement la question que vous nous avez ordonné d’examiner. Nous sommes ajournés pour la traiter à fond, lundi prochain; mais elle ne serait plus entière, et vous l’auriez décidée d’avance, si vous adoptiez, dès ce moment, le décret présenté par M. le duc de La Rochefoucauld. Il s’agit d’examiner s’il est avantageux à la nation d’aliéner tous les biens du domaine et du clergé, et de recevoir, en payement de ces ventes, les créances sur l’Etat, en évaluant les capitaux, à raison de 5 0/0 de leur intérêt annuel. Avant d’entrer dans cette discussion, j'insiste d’abord sur la demande que j’ai si souvent et si inutilement réitérée dans l’Assemblée nationale. Je ne cesse, depuis dix mois, de faire les motions les plus expresses pour vous engager à vous élever, dans vos délibérations sur les finances, au-dessus des aperçus vagues, des moyens partiels, des ressources provisoires, des palliatifs du moment, enfin des petits expédients plus propres à débarrasser l’administration qu’à régénérer l’Etat. J’insiste particulièrement sur cette importante (1) Ce document n’a pas été inséré au Moniteur . [Assemblée nationale.) ARCHIVES PARLEMENTAIRES. I24juillet 1790.) considération. Il semble que M. Necker, toujours borné au présent, n’étende jamais sa vue plus loin, et que l’avenir n’ait pour lui que trente jours. Je répète donc encore aujourd’hui que la nation attend de M. Necker un compte absolu et un plan général des finances ; et puisqu’on affecte de ne pas m’entendre quand je parle d’un compte et d’un plan général des finances, je vais expliquer nettement l’idée que je m’en suis formée. Je demande un compte divisé en trois cahiers différents, tous certifiés et garantis par la responsabilité du ministre des finances. Le premier de ces cahiers doit contenir l’universalité des contributions payées au Trésor public, le produit actuel des impôts et l’exactitude ou l’arriéré des perceptions : voilà la recette. Le second doit énoncer avec précision la dépense annuelle et ordinaire du Trésor national, avec l’indication et la durée des charges qu’on appelle dépenses extraordinaires. Je ne parle ici que des charges dont l’obligation est déjà contractée, et on ne me soupçonnera pas sans doute d’exiger l’évaluation anticipée des dépenses imprévues, auxquelles il faut cependant affecter des fonds en réserve. Enfin, le troisième cahier doit embrasser la totalité de la dette publique, constituée ou non constituée; savoir: la dette en contrats perpétuels, la dette en rentes viagères, les anticipations, l’arriéré de tous les départements, les remboursements à époques fixes, la valeur de tous les offices de judicature et de tous les effets publics, les fonus des jurandes, les avances des compagnies de finance, la dette du clergé général, des diocèses, des chapitres, des monastères, des bénéfices, des provinces régies en pays d’Etat; enfin, la masse entière de la dette nationale, sous quelque domination qu’elle existe. Je dis, Messieurs, que, sans ces trois fanaux qui doivent éclairer votre route, il vous est impossible de faire un pas dans le dédale obscur des finances. En effet, si vous ne connaissez pas avec précision la recette du Trésor public, vous ne pouvez rien statuer sur l’impôt: vous n’avez aucune base pour fixer la proportion de l’impôt direct avec l’impôt indirect; pour taxer les hommes, les biens, les marchandises on les denrées. Si vous ignorez le montant des dépenses, vous ne pouvez régler aucune économie. Si le voile épais qui couvre la dette de l’Etat n’était pas déchiré sous vos yeux, vous feriez d’inutiles efforts pour assurer la libération du royaume; et la caisse d’amortissement qu’il faut établir, même quand on emprunte, parce qu’on regagne par le crédit beaucoup plus qu’on ne paraît perdre par les remboursements, cette caisse, vraiment nationale, ne saurait être établie si vous ne connaissiez pas la totalité de la dette dont vous devez préparer et assurer l’extinction. Le travail que je demande est, sans doute, très considérable ; mais quand M. Necker a su qu’il allait correspondre avec la nation assemblée, il a dû prévoir que ce compte lui serait demandé, ou plutôt cet état, plus approprié à sou département que toutes les matières de législation dont il s’est chargé par un excès volontaire de zèle, devait être tout prêt dans son portefeuille. Un administrateur des finances est obligé d’en faire l’objet continuel de ses méditations ; car enfin on ne reçoit ppint au hasard, on ne dépense point au hasard; 'et, à l’exception des nouvelles dettes dont la nation s’est chargée, et dont l’apurement n’est pas encore fait, je ne conçois pas que nous puissions demander inutilement, après quatorze mois m de séances, le compte de la recette, de la dépense et de la dette du Trésor public. On ne parviendra jamais à rétablr l’ordre dans les affaires d’un particulier, si l’on ne connaît pas avec précision l’actif et le passif de sa fortune. Or, je déclare qu’après m’être longtemps occupé de fétat des finances, leur situation actuelle s’est constamment dérobée à mes calculs. J’ai poursuivi la vérité jusque dans le cabinet des ministres ; et je n’y ai découvert qu’un mystère qu’ils ne connaissent peut-être pas eux-mêmes, et que je suis las d’adorer en silence. Les partisans de M. Necker prétendent que cet administrateur, si vigilant sur tous les petits sentiers de la renommée dont il a tant négligé les grandes routes, est trop occupé pour rédiger le travail que je demande. Je réponds que, puisque sa mauvaise santé et ses immenses occupations lui laissent assez de loisir pour défendre sa gloire en composant des brochures contre des particu-culiers et même contre moi, il est étonnant que le temps lui manque pour fournir aux représentants de la nation un compte précis et détaillé des finances. M. Necker estpersuadé qu’il a fourni ce compte depuis longtemps. J’observe d’abord que l’état des finances dont il s’agit ne doit pas être confondu avec les révisions ordinaires que l’on obtient à' la chambre des comptes. Ce tribunal, très nécessaire sans doute pour entretenir le bon ordre dans la comptabilité, n’examine que les dépenses du Trésor public; et il est institué pour les allouer sans examiner jamais ni la dette, ni l’impôt. Le compte définitif dont j’ai besoin pour éclairer ma raison et pour rassurer ma conscience, en disposant des sacrifices d’un peuple accablé sous le poids des impositions, embrasse l’universalité des finances. Je ne trouve nulle part le travail complet que je sollicite, et je ne veux plus rien adopter de confiance. J’admire ceux de nos collègues qui sont ou qui se croient suffisamment instruits dans celte matière; mais je ne crains pas de répéter encore qu’il semble qu’on ait voulu fatiguer cette Assemblée de sa propre ignorance, en la laissant flotter dans le chaos de douze cents opinions isolées qui se heurtent, se croisent et se combattent sans cesse. Il me serait très facile de prouver en détail que ce n’est ni par ma faute, ni par une hypocrite modestie que j’avoue mon ignorance sur les bases de nos délibérations. Voici un précis très court de ce que M. Necker ne nous a pas encore appris relativement à la recette, à la dépense et à la dette de l’Etat. Relativement à la recette, plusieurs impôts sont supprimés, plusieurs autres ne sont pas perçus. Le produit de la contribution patriotique n’est pas déterminé avec précision. L’arriéré des impositions dues à l’Etat nous est inconnu et nous ne savons pas si nous pouvons compter sur cette recette. Je n’accuse M. Necker d’aucune négligence à cet égard; il ignore sans doute lui-même le montant des revenus dont nous sommes assurés, dans le malheureux état d’anarchie où se trouve le royaume; mais je dis que la fortune publique ne sera point sans péril, tant que nous né connaîtrons pas avec certitude le produit réel de toutes les contributions. Les économies, les améliorations, les réductions, les suppressions, les nouveaux frais du culte des assemblées administratives et de l’administration de la justice échappent encore à tous les calculs; et, par conséquent, la dépense annuelle de l’Etat est pour nous, dans ce moment, un mys- 326 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [24 juillet 1790.] tère qui exige de longues méditations pour être éclairci. Je ne saurais arrêter un instant mes réflexions sur les économies, sans regretter amèrement que M. Necker ne nous en ait pas présenté le tableau à l’ouverture des Etats généraux. Le ministre aurait rallié tous les ordres de la nation autour de son vertueux monarque, en lui faisant exécuter noblement les sages réductions de dépense que son cœur désirait, et dont il méritait de recueillir, dès lors, toute la gloire. L’article des dépenses extraordinaires pour l’avenir, lesquelles seront pour nous, pendant longtemps, malheureusement trop ordinaires, ne nous a jamais été présenté : mais je reviendrai bientôt à cet objet ull me suffit d’indiquer ici parmi les réticences ont je me plains. Les créances accessoires dont l’Etat s’est chargé ont rendu encore plus difficile la liquidation de la dette publique. D’ailleurs, de combien de nuages est encore enveloppée cette partie de nos finances ! Dans le rapport de M . le marquis de Montesquiou, du 18 novembre, les dettes arriérées des départements sont estimées 80 millions : dans le mémoire de M. Necker, du 6 mars dernier, elles sont évaluées de 150 à 200 millions. D’où peut naître une différence de plus de moitié entre ces deux évaluations ? Gomment chaque ministre n’a-t-il pas dans ses bureaux l’état arrêté des dettes de son département? Sommes-nous dans un état de prospérité qui nous permette de passer légèrement sur soixante et dix, et peut-être sur 120 millions de plus ou de moins? Tel est pourtant le contraste que nous apercevons entre les rapports de M. Necker et du comité des finances. Quant à la dette nationale, M. Necker prétend que lorsque que l’on connaît la somme des intérêts dont une nation est grevée, c’est une curiosité bien oiseuse que de vouloir calculer le capital nécessaire pour éteindre cette créance. J’ignore si M. Necker a raison. Vous en jugerez dans un moment, Messieurs, lorsque je mettrai sous vos yeux, je ne dis pas le compte entier et définitif, mais du moins un aperçu incontestable de vos dettes. Mais quand une partie de la dette est remboursable à des termes fixes ; quand une autre partie de la dette ne porte aucun intérêt; enfin, quand toutes les parties de la dette sont constituées à des intérêts différents, depuis un jusqu’à 10 0/0, ce n’est plus une curiosité oiseuse, c]est un esprit d’ordre qui réclame le compte précis du capital. Il est donc intéressant pour nous de le connaître en détail. Le devoir du ministre des finances était de nous en présenter le tableau raisonné, et c’est ce qu’il n’a jamais fait. Que le public prononce maintenant entre M. Necker et moi. Qu’il dise si j’ai eu tort de demander un compte détaillé des finances. Je ne propose point à M. Necker un juge qui lui soit suspect. Ce ministre n’a pas encore entièrement pprdu dans le royaume la faveur populaire dont nous l’avons vu jouir; et je n’ignore pas les préventions que l’intrigue et la calomnie ont cherché à répandre contre moi. Peut-être aurais-je pu, comme tant d’autres, capter la bienveillance du peuple, en le trompant sans cesse, tantôt par les plus honteuses adulations, tantôt ar les plus lâches réticences, tantôt par la plus ypocrite popularité ; mais je dédaigne ouvertement d’usurper son estime : je veux l’attendre et la conquérir, en servant toujours la nation avec la plus courageuse franchisé, et en ne la flattant jamais. Ai-je donc tort de me plaindre de ce que l’on nous laisse ignorer la somme de nos dettes? M. Necker nous a dit que les dépenses extraordinaires, pour l’année 1789, montaient à 500 millions. Il est vrai que lorsquej’en témoignai ma surprise au comité des dix, dont j’avais l’honneurd’être membre, l’accommodant M.'Anson me répondit qu’il allait en retrancher 40 millions dans un instant : il prit la plume, et tint parole. J’admirerai longtemps ce talent merveilleux avec lequel on réduit en un instaut, de 40 millions une dépense déjà faite, et j’en ai rappelé plusieurs fois le souvenir à ce même M. Anson, qui m’a reproché depuis, à la tribune, de vouloir effrayer les créanciers de l’Etat. Il ne s’agit ni d’épouvanter, ni de rassurer personne; mais il s’agit de calculer. Je calcule donc, et je dis que les dépenses que l’on appelle extraordinaires, s’élèveront à une somme à peu près égale dans les années suivantes; qu’une partie de ces dépenses, dont je peux fournir l’état, que j’ai vu au comité des dix, doit se prolonger pendant plusieurs années; que cette dépense qu’on appelle extraordinaire, devient, par conséquent, une dé-, pense ordinaire, surtout pour les législatures qui ne doivent durer que deux ans ; que, si je me trompe sur cet article, il est facile de me le prouver en produisant le tableau certifié véritable de nos dépenses extraordinaires d’ici à dix ans ; que ces dépenses n’étant composées pres-qu’en entier que d’engagements pris envers les créanciers, ou de fonds à payer pour des travaux publics qu’on ne veut pas abandonner, méritent une considération particulière ; et qu’en-fin le total de ces dépenses, dont le premier ministre des finances n’a pas eu le temps de nous fournir les détails, s’élève à des sommes très considérables. Je demande si c’est ainsi que le célèbre William Pitt présente le budget des finances au parlement d’Angleterre. Je demande ce que penseraient les Anglais -d’une pareille réticence, ou si l’on veut, d’une pareille obscurité dans le bilan de la fortune publique. Je peux, sans doute, m’abuser; mais je ne cherche à tromper personne, en disant que M. Necker ne nous a jamais présenté un compte général des finances. A l’ouverture des Etats généraux, ce ministre nous apporta une copie du compterendu par M. l’archevêque de Sens ; et il ne nous parla, dans ce long discours, ni de l’évaluation des économies qui montaient à plus de 50 millions, ni de la caisse d’amortissement qui devait nous coûter au moins 30 millions par année, ni de la dette arriérée des départements qui peut s’élever à deux cents millions. Les économies et les impositions y étaient si bien confondues qu’il était impossible de les distinguer. Il nous proposa d’établir un impôt sur le malheur, en augmentant le produit des quatre deniers par livre sur la valeur des biens meubles, au moment où les ventes sont forcées par la ruine ou par la mort des citoyens. La distribution du tabac râpé dans la province de Bretagne, dont il évaluait le produit à 1,200,000 livres, ne pouvait pas rapporter une augmentation de 100,000 écus. Quand il nous indiqua ses moyens pour couvrirle déficit qu’il fixait à 56nqü-lions, il prit pour base le compte rendu par M. Dufresne, où l’on place parmi les revenus, le produit de la gabelle, des droits d’aides, les revenus casuels et ceux du marc d’or* qui sont anéantis, ou du moins prodigieusernent diminués. En faisant toutes ces observations, je ne [Assemblée nationale.) ARCHIVES PARLEMENTAIRES, [24 j uillet 1790.) reproche à M. Necker ni ces suppressions, ni ces modifications d’impôts qui ne sont pas son ouvrage; mais je dis que le compte de M. Dufresne supposant une erreur de recette de 80 à 90 millions dans l’état actuel des finances, et que ce compte servant de base à tous les calculs de M. Necker, il était absolument nécessaire qu’il nous présentât un nouveau travail. Les moyens qu’il nous a offerts depuis pour remplacer les revenus supprimés, ne renferment que des indications vagues, des phrases obscures, et jamais un seul calcul précis. Je ne me livre à aucune de ces réflexions pour le vain plaisir d’embarrasser la modestie de M. Npcker ; mais je crois devoir rendre à l’Assemblée nationale un compte fidèle de l’état dans lequel a laissé mon esprit, la lecture attentive des discours et des mémoires du premier ministre des finances. Ah! s’il avait voulu se servir de toute l’autorité de sa renommée, et de l’ascendant que luidonnait la confiance publique sur les représentants de la nation, il lui aurait été bien facile, dans le mois de juillet dernier, de nous faire reconnaître la dette, de déterminer de sages économies, et d’obtenir tous les impôts directs ou indirects, nécessaires à la régénération des finances. Si son plan général eût été arrêté à cette époque, un mois de travail suivi, au milieu de l’Assemblée nationale, lui aurait assuré une immortelle gloire. La perception des tributs n’avait pas encore été troublée ; la force publique était dans toute sa vigueur. Nul obstacle n’eût arrêté l’exécution d’un projet si vaste, qu’aucune indécision, aucune incertitude dans l’esprit du ministre n’auraient décréditô auprès des députés du peuple français. La plupart des cahiers exigeaient, il est vrai,* que la Constitution fût terminée avant que l’article des finances fût définitivement réglé ; mais qu’aurait-on pu répondre à un ministrequi, pour surmonter toutes les résistances, aurait montré la banqueroute, c’est-à-dire la ruine et l’opprobre de la nation, à la porte de ce sanctuaire; à un ministre qui, en rétablissant l’ordre, ne nous aurait demandé cjue les décrets provisoires ; à un ministre qui, pour rassurer le patriotisme sur l'établissement de la Constitution, nous aurait proposé de ne rien voter en matière d’impôts, que jusqu’au jour de notre séparation, et qui nous aurait ainsi réservé le droit de proroger à la fin de nos séances les décrets que nous aurions rendus provisoirement ? Rien n’eût résisté à une marche si loyale et si ferme. Nous eussions parcouru paisiblement la carrière de nos immenses travaux; les droits de la nation auraient été assurés; et nous ne traînerions plus à notre suite cette longue chaîne de désastres qui acccablent aujourd’hui toutes les classes de citoyens. J’éveille, sans doute, des sentiments douloureux dans le cœur de tous les bons Français, en regrettant que M. Necker ait oublié, dans sa gloire, combien il lui était facile de rétablir l’ordre dans nos finances, au moment où notre enthousiasme le rappela de la Suisse. Un court intervalle de résolution et d’activité eût consacré à jamais son nom, en assurant à la France plusieurs siècles de concorde et de bonheur. Au lieu de suivre une marche si simple, M. Necker a imaginé d’abandonner cette Assemblée à elle-même ; et il est, sans doute, le premier administrateur qui, étant honoré de la confiance d’un grand monarque, n’ait pas cru devoir donner l’impulsion, au moins en matière de finance, aux délibérations d’un corps nombreux, dont il ne poûv�jt pas, sans doute, être l’arbitre, mais 327 qu’il précipitait infailliblement dans un chaos, dès qu’il cessait d’être son gu de. Que dirait lé parlement de la Grande-Bretagne, du cabinet de Saint-James, si les ministres du roi d’Angleterre se renfermaient dans ce rôle passif, durant le cours des sessions parlementaires? Eh! qu’avons nous donc dû penser de la longue inaction de M. Necker, nous qui avons voté sur sa parole, et sans aucune discussion, la contribution patriotique du quart des revenus; nous qui avons interrompu l’ordre du jour, toutes les f us qu’il a voulu nous parler ou nous écrire; nous, enfin, dont il n’a suspendu qu’une seul-fois les délibérations, lorsqu’il nous envoya cet étonnant mémoire dans lequel il établissait, relativement à la sanction royale, qu’il suffisait à l’Assemblée d’accorder au monarque des Français un veto purement suspensif? Mais n’examinons pas dans ce moment son influence sur la Constitution, et revenons aux finances dont l’administration lui est confiée. L’opération fiscale que l’on vous propose aujourd’hui, M ssieurs, est l’une des suites fatales et nécessaires d s vues bornées, partielles, et de cet esprit d’inaction ou d’incertitude que M. Necker nous a toujours montré dans l’administration des finances. 11 n’a pas su s’emparer de la confiance publique, eu la dirigeant par un plan invariablement arrêté. Satisfait de nous montrer de la mesure , dans un temps où il aurait dû développer toute la puissance du génie, il n’a pas connu les hommes ; il a laissé flotter et divaguer l’opinion. Dès qu’on a vu le timon de l’Etat vaciller dans ses mains, chacun a cru pouvoir s’en emparer et s’ériger eu administrateur. Votre délibération actuelle vous eu offre uu exemple frappant. La cupidité qui a sans cesse les yeux ouverts, dans cette capitale, sur les besoins et sur les fautes de l’administration, enfante chaque jour de nouveaux systèmes pour colorer, sous le prétexte du b en public, les complots qu’elle trame contre la prospérité générale du royaume. Ou vous présente, dans ce moment, un projet pour faire décréter l’aliénation des biens du domaine et du clergé, au profit des créanciers de l’Etat, qui payeront ces acquisitions avec des contrats portant 5 0/0 d’intérêt, ou dout la valeur sera estimée a raison du denier vingt de leur intérêt annuel. Il est inconcevable d’abord, que l’on ose proposer aux représentants de la nation, comme une opération juste, de recevoir en payement, sur le pied du capital de la rente actuelle, et nou pas au taux de la somme constituée dans l’origine, les contrats que la mauvaise foi et l’impéritie des ministres ont déjà réduits arbitrairement. Quelle étrange mesure de loyauté, que de payer rigoureusement toutes les charges des emprunts usuraires que nos administrateurs ont ouverts dans ces derniers temps, et de vouloir anéantir les capitaux des rentes, que l’immoralité et la mauvaise foi de leurs prédécesseurs ont diminuées par trois banqueroutes mal déguisées, sans aucun respect pour Ja justice! Je ne devine pas les raisons qui peuvent nous rendre si scrupuleusement favorables à des usuriers étrangers, tandis que nous traitons, avec tant de rigueur, nos plus honnêtes concitoyens, que nous punissions d’une réduction forcée de leurs revenus, réduction qui n’a jamais été autorisée que par le despotisme ministériel. Mais ne nous arrêtons pas à celte considération. L’opération que l’on vous conseille est le chef-d’œuvre de l’esprit d’agiotage. Elle doit être c�Ié- 328 [Assemblée nationale.} ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [24 juillet 1790.] brée à jamais dans la rue Yivienne, et unanimement abhorrée dans tout le reste du royaume. Je n’ai pas l’honneur d’être le confident de M. l’évêque d’Autun, qui vous en a donné le conseil dans une motion imprimée, mais je vais vous révéler les conséquences et peut-être aussi le secret de son plan. On appelle agioteurs, les spéculateurs nombreux qui jouent sur les effets publics, c’est-à-dire qui font le trafic habituel d’en vendre ou d’en acheter, et qui ne cessent d’influer sur leur prix, par les plus honteuses manœuvres. Les agioteurs sont ruinés toutes les fois que le papier reste en stagnation, sans augmenter ni diminuer de valeur. Or, les effets qui circulent sur la place, n’ont pas varié depuis près de deux mois, et les agioteurs sont à l’aumône. Ils ont pris des engagements pour en fournir ou pour en recevoir, et ils sont exposés à perdre les différences qui existent, à l’époque des termes indiqués, entre les valeurs du moment et leurs conventions. Peu leur importe que les effets haussent ou baissent. Les uns parient qu’ils hausseront, les autres qu’ils baisseront; et ces joueurs à la hausse ou à la baisse rentreront en activité dès qu’ils pourront spéculer sur les variations de la place. Cet état actuel de stagnation absolue leur a paru fort triste. C’est donc pour vivifier l’agiotage, en fertilisant tout à coup ce champ devenu si aride, que M. l’évêque d’Àutun vous propose de décréter l'aliénation soudaine de tous les biens du domaine et du clergé. Or, je prétends que c’est le calcul le plus antipatriotique qui a dirigé ce complot dont je vais dévoiler toutes les combinaisons. En effet, si vous mettez en vente des biens-fonds pour 2 milliards, et si vous recevez en payement tous les contrats sur l’Etat, à raison de 5 0/0 d’intérêt qu’ils produisent, il est évident qu’au moment où votre décret sera prononcé, tous les effets publics, élevés par votre opération au titre de la monnaie, monteront sur-le-champ au pair. Ainsi, un effet qui perdrait aujourd’hui 25 0/0 sur la place, ne perdrait plus rien demain ; de sorte que le porteur de ces effets serait aussitôt gratifié par tous d’une augmentation du quart de sa fortune; et tous les agioteurs, qui ont joué à la hausse, seraient évidemment enrichis. Comme il n’existe dans ce moment aucun effet en circulation qui ne perde au moins 10 0/0 de sa valeur, tous les capitalistes de la Bourse gagneraient un dixième sur leurs capitaux. Ce ne sera point votre papier-monnaie qui participera au gain de cette révolution imprévue. Pourquoi nos assignats, qui perdent déjà plus de 3 0/0 outre l’intérêt, quand on veut les réaliser en argent, sont-ils néanmoins le plus accrédité de tous les effets publics? La raison en est bien simple : vous leur avez assigné une hypothèque spéciale qui soutient la confiance publique. Au moment où cette hypothèque serait aliénée, les assignats rentreraient dans la classe de tous les papiers qui sont en circulation; et il arriverait nécessairement que les effets s’élèveraient à la valeur des assignats, ou que les assignats descendraient au niveau des effets publics. Il est évident, en effet, que l’opinion ne pourrait plus apercevoir la plus légère différence entre aucun de ces papiers qui auraient tous la même valeur, jusqu’à ce que toutes les ventes fussent consommées, en concentrant dans la capitale toutes les grandes propriétés territoriales du royaume. Je sais bien que tous les domaines nationaux ne suffiraient pas pour éteindre cette masse énorme de papiers dont la place est ou serait bientôt couverte ; mais cette considération doit être pour vous un nouveau motif de ne point adopter l’opération qui vous est proposée. L’appréciation des biens du domaine et du clergé n’est pas faite encore. L’abolition de la dîme et des droits féodaux diminue les revenus ecclésiastiques de plus de la moitié de leur produit. On peut donc prévoir, avec certitude, de terribles mécomptes dans leur évaluation. Malgré cette réduction, on estime encore les biens nationaux à 2 milliards : et je n’ai nul besoin de contester cette appréciation que je crois excessivement exagérée. Supposons donc que l’aliénation projetée monte à 2 milliards. Voici comment je raisonne d’après cette hypothèse : On ne contestera pas, sans doute, que ces biens ne soient spécialement hypothéqués aux frais du culte. Je demande donc quel sera le gage de subsistance qui restera aux ministres de la religion, que vous venez de dépouiller avec une si scandaleuse inhumanité, si vous vendez dans ce moment le patrimoine de l’Église? Vos pasteurs seront aussitôt confondus avec tous les autres créanciers de l’Etat. Il ne leur restera plus qu’une subsistance précaire, soumise à toutes les chances du Trésor public. La religion ne sera plus qu’un impôt, et le plus onéreux de tous les impôts. La faculté que vous nous donnerez d’acquérir nous-mêmes une portion de nos biens sera manifestement illusoire. Vous avez réduit nos salaires avec tant debarbarie, qu’il ne nous est plus possible de nous priver du nécessaire en achetant des propriétés. Or, le culte est la base de tout gouvernement; et vous ne devez pas le compromettre, en aliénant les biens qui forment sa dotation. Nous réclamons notre hypothèque, l’hypothèque de nos créanciers ; et nous demandons que la nation française ne confonde point ses pasteurs qu'elle dépouille, avec les agioteurs qui l’ont ruinée. Que dis-je? Non, nous ne serions pas même traités aussi favorablement que la plupart des agioteurs. Ceux-ci se hâteraient de réaliser leurs papiers en achetant des biens-fonds. Nous n’aurions pas la même ressource; et nous nous verrions relégués parmi ceux des agioteurs qui se seraient présentés trop tard aux enchères pour participer à ces acquisitions territoriales. Quand nous insistons ainsi sur la conservation de notre hypothèque, on nous répond que nous voulons empêcher la vente de nos biens, parce que nous conservons l’espérance secrète de les recouvrer. C’est ajouter l’insulte et la dérision à l’injustice et à la violence. Faut-il nous exposer et je pourrais dire nous condamner à venir demander honteusement l’aumône aux usuriers qui auront envahi nos possessions, de peur que la nation ne nous les restitue? Si les représentants du peuptefrançais voulaient un jour nous réintégrer dans l’ancien héritage de l’Eglise, seraient-ils embarrassés pour écarter tous ces acquéreurs de mauvaise foi qui nous auraient supplantés; des acquéreurs dont la plupart n’auraient sacrifié à l’Etat que les profits criminels de leur agiotage; des acquéreurs, ou plutôt des usurpateurs qui auraient ènglouti des biens hypothéqués aux créanciers du clergé, et aux frais toujours privilégiés du culte? On cherche à vous intimider, Messieurs, pour vous rendre injustes. Eh! comment vous intimide-t-on? En vous menaçant de votre seule volonté, à laquelle rien ne résistera jamais dans le royaume. C’est ici le combat de la force contre la faiblesse; et. le fort ne pourrait affecter une crainte hypocrite en présence du faible, que pour s’autoriser, sans pudeur, à de nouveaux excès d’injustice, [Assemblée nationaie.J ARCHIVES PARLEMENTAIRES, [24 juillet 1790. J 339 Non seulement les biens du clergé affectés par leur nature à la dépense éternelle du culte public, et déjà insuffisants à cette destination sacrée, non seulement ces biens n’ont pas été évalués jusqu’à présent, mais la dette publique elle-même est encore un mystère pour les représentants de la nation. Vous savez que j’ai souvent insisté dans cette tribune pour vous presser de liquider la dette de l’Etat. Gette opération, qui devait être la base de tous vos travaux en matière de finance, est à peine ébauchée. Votre comité des finances a livré à l’impression les états qui lui ont été remis par le Trésor royal. M. l’évêque d’Autun, fortement occupé de l’exécution de son projet, vient de publier, dit-on, des observations dans lesquelles il affirme que la dette de l’Etat ne s’élève qu’à la somme de 4,373,214,616 livres. Mais d’abord j’arrête ici M. l’évêque d’Autun ou l’auteur de l’écrit qu’on lui attribue, et je dis : si les biens nationaux ne valent, de votre propre aveu, que 2 milliards; et si vous reconnaissez vous-même que la dette de l’Etat s’élève à 4 milliards et demi, il résultera évidemment de l’aliénation de ces biens qu’une dette de 2 milliards et demi restera sans hypothèque. Vous n’opérez donc pas l’entière libération du Trésor pûblic en aliénant la totalité de ces biens, et en remboursant des capitaux dont un tiers ne coûte presqu’aucun intérêt à l’Etat. Direz-vous que l’impôt servira d’hypothèque à ceux des créanciers qui ne pourront pas être admis à vos acquisitions? Mais considérez que les frais du culte vont engloutir une partie très considérable de l’impôt; que plusieurs impôts actuellement abolis, tels que la gabelle, par exemple, étaient hypothéqués aux créanciers de l’Etat; que vous ne voulez voter l’impôt que pour deux ans, et que l’impôt devrait être perpétuel pour servir d’hypothèque invariable à vos créanciers. Considérez enfin que tous les créanciers actuellement reconnus ont un droit égal à l’hypothèque des biens nationaux; qu’il n’y a aucune raison pour favoriser l’unau préjudice de l’autre, et que, ne pouvant pas tous participer à vos ventes, ils ont tous le droit de s’opposer aux aliénations. Mais je n’ai pas besoin de m’arrêter à ces considérations pour appuyer l’argument que je tire de la dette publique. Gette dette n’est pas encore liquidée. Personne au monde n’a donc le droit de la fixer. Vous prétendez qu’elle ne s’élève pas au-dessus de 4 milliards et demi. Quant à moi, qui me suis occupé autant que vous, et peut-être plus que vous, de celte liquidation importante, je connais depuis longtemps le tableau que vous me présentez sur la foi apparente du comité des finances dont je suis membre. Malgré mes recherches, je n’ai pas encore pu parvenir à évaluer avec une exacte précision la dette publique; mais je vais prouver que, sans avoir atteint la borne de vos créances, mes découvertes m’ont appris que la dette publique s’élevait au-dessus de 7 milliards. Eh ! qu’on ne m’accuse point du projet criminel de provoquer la banqueroute, en révélant à la nation cette effrayante vérité. Non, je ne désespère point du salut de l’Etat, qu'une ignorance coupable pouvait seule compromettre. Je ne cherche point à répandre l’alarme, en portant la lumière jusqu’au fond de cet abîme, qu’il faut sonder dans toute sa profondeur, puisqu’il faut le combler. Je déclare hautement que la nation a des ressources suffisantes pour acquitter avec honneur tous ses engagements, dès qu’il y aura en France, entre les mains du roi, une force publique, un ressort d’autorité ; sans lequel l’impôt ne peut jamais être perçu. Ayez donc, Messieurs, le courage d’entendre ce que j'ai le courage de dire. On veut nous éblouir par des promesses, par des approximations, par des flatteries qu’on appelle ici des preuves de patriotisme; mais il faut des calculs; on ne nous en présente aucun, et ceux que je viens vous offrir sont incontestables. Voici donc, Messieurs, le tableau de la partie de la dette nationale que je connais, et dont je garantis la certitude en vous la dénonçant. Je ne parle point des intérêts que la nation paye; je parle uniquement du capital qu’elle doit. Je ne répondrai à aucun anonyme; mais je m’engage solennellement à justifier l’exactitude du compte suivant, dont j’ai déjà discuté tous les articles dans deux longues séances de votre comité des finances; je m’engage, dis-je, à en démontrer la vérité contre tous ceux qui voudront me contredire, à la seule condition qu’ils mettront leur nom aux écrits qu’ils voudront publier contre moi. ÉTAT DE LA DETTE PUBLIQUE. Le capital des rentes cons-stituées monte à 2 milliards 600 millions, ci .......... 2,600,000,000 liv. Les rentes viagères et les tontines s’élèvent à 103 millions, à raison de 7, 8, 9, 10 0/0 d’intérêt. Je suppose qu’elles sont toutes à 8 0/0, et qu’elles forment, par conséquent, un capital de 1 milliard 236 millions, ci. 1,236,000,000 Les assignats nouvellement créés, et déjà dépensés avant leur émission, 400 millions, ci. . ......... La dette du clergé général, 150 millions, ci ....... Emprunt national du mois de septembre dernier, moitié en argent, moitié en papier, et dont un quart n’est pas rempli, 30 millions, ci. Les payeurs et les contrôleurs des rentes, 32 millions, ci ................. Les receveurs généraux et particuliers des finances, 80 millions, ci. . . . ........ Les fermiers généraux, les régisseurs généraux, les administrateurs du domaine, 205 millions, ci ........... Les prêts faits au Trésor royal, par M. Necker ou par M. de Mory, 4 millions, ci. Les remboursements en annuités dues à la caisse d'escompte et aux notaires de Paris, 77 millions, ci... Tous les effets au porteur, qui circulent sur la place, en y comprenant les fonds del’anciennecompagnie des Iodes, 497 millions, ci.... 497,000,000 Le gouvernement de l’intérieur du royaume, 4 millions, ci .................. 4,000,000 A reporter ....... 5,315,000 P000 liv. 400,000,000 150,000,000 30,000,000 32,000,000 80,000,000 205,000,000 4,000,000 77,000,000 330 [Assemblée nationale. ARCHIVES PARLEMENTAIRES. Report ...... .... Toutes les charges de magistrature et de finances, avec les offices ministériels des procureurs, des huissiers et des notaires, les greffes, les grandes et les petites chancelleries, 600 millions, ci ................ Les anciennes dettes liquidées, 12 millions, ci ... . Les emprunts dans l’étranger, 10 millions, ci. . . . Les emprunts sur les pays d’Etat, 130 millions, ci. . . . L’arriéré des départements, 150 millions, ci. . . . Les dettes particulières des diocèses, des ordres religieux, deè congrégations, des monastères, des chapitres et des bénéfices, 150 millions, ci ......... . . Les dîmes inféodées dont la nation a promis le remboursement au denier 25, et dont le produit est de 10 à 11 millions de revenus, selon le rapport imprimé du comité ecclésiastique, 250 millions, ci ........... Les charges de la maison du roi, de la reine et des princes, 52 millions, ci... Les emplois militaires, les charges de l’état-major et des commissaires des guerres, 40 millions, ci... Les avances des fermiers de Sceaux et de Poissy, 1,200,000 livres, ci ....... Les dettes particulières à l’administration de chaque pays d’Etat, qui sont devenues la dette de la nation, depuis que ces administrations sont anéanties, et que l’ancienne division des provinces est changée , au moins 60 millions, ci ...... Les jurandes de tout le royaume, qui ne sont pas encore supprimées , mais dont la suppression est une conséquence nécessaire de la nouvelle Constitution, et qui, dans tous les cas, n’en forment pas moins une partie de la dette publique, puisque l’Etat a vendu ces privilèges, dont il a garanti la jouissance, 130 millions, ci ....................... 5,315,000,000 liv. 600,000,000 12,000,000 10,000,000 130,000,000 150,000,000 150,000,000 250,000,000 52,000,000 40,000,000 1,200,000 60,000,000 130,000,000 Total ........... 6,900,200,000 liv. Je m’arrête. J’avais affirmé que la dette publique montait à 7 milliards : je le démontre. Je n’ai parlé ni de la non-valeur de la perception des impôts, ni de leur suppression, ni des nouvelles dépenses dont l’Etat est chargé en vertu de nos décrets, pour les frais du culte, le traitement des bénéficiers, des pensions des religieux et des re-124 juillet 1790.) ligieuses, l’administration de la justice, les assem-b'ées nationales permanentes, les assemblées administratives des départements, des districts, des directoires, des municipalités. A toutes ces dépenses annuelles, dont l’Assemblée nationale vient de charger, pour la première fois, le Trésor public, il faut ajouter la masse de la dette, que nos décrets ont prodigieusement augmentée, comme on vient de le voir dans le tableau précédent, et surtout le remboursement que nous avons nécessité d’une portion considérable de nos dettes, dont la nation ne payait point ou presque point d’intérêt. Ce n’est pas à celui qui révèle avec franchise les créances de l’Etat que doivent s’en prendre les citoyens justement contristés d’une si affligeante énumération ; c’est uniquement à ceux qui ont tant aggravé notre fardeau que le patriotisme peut demander compte de ce formidable résultat de leurs décrets. En disant ainsi la vérité, je crois, Messieurs, faire un grand pas vers l’ordre, sans lequel il ne saurait y avoir aucune sûreté pour les créanciers de l’Etat. Loin d’exagérer la dette nationale, je ne l’ai point suivie dans toutes ces ramifications. Ce n’est point, en effet, une liquidation exacte que je présente; je porte simplement pour mémoire l’arriéré des rentes, des pensions, des intérêts et des gages, quoique cet article excède 200 millions, en y comprenant le semestre, échu le 1er juillet dernier. Je porte, également pour mémoire, les dettes particulières de tous les tribunaux du royaume, le remboursement du papier des îles, les anticipations dont le renouvellement nous a été dénoncé, toutes les créances sur l’Etat qui me sont inconnues, et l’examen des dettes particulières de l’hôtel de ville de Paris, sur lesquelles il est facile de prévoir les plus sérieuses contestations. On m’a objecté : 1° que l’exacte appréciation des charges de judicature était inférieure à mon estimation; 2° qu’il ne fallait pas évaluer la dette constituée par l’énonciation des capitaux, mai9 uniquement par le montant des intérêts; 3° que le capital des rentes viagères étant anéanti, il fallait le retrancher de la dette publique. Yoilà les trois seules objections sérieuses qui m’aient été opposées dans votre comité des finances. Je vais vous communiquer mes réponses, dont la grande majorité de mes collègues m’a paru satisfaite, et vous jugerez entre nos différents systèmes de quel côté se trouve l'illusion ou la vérité. D’abord, ce n’est point sur la première quittance de finance qui n’existe plus : ce n’est poiot en raison du centième dernier, auquel la plupart des charges n’étaient point soumises, et qu’aucun office ne payait à la rigueur, qu’il faut évaluer les charges de magistrature. La liquidation doit eu être faite dans tous les tribunaux, conformément aux dispositions de l’édit de 1771. Ce travail est encore très incomplet; elle comité de judicature le terminerait promptement, s’il voulait s’en occuper. Les offices ministériels doivent stjbir une suppression presque générale en vertu de la nouvelle organisation des tribunaux. J’observerai à ce sujet que nos décrets ont établi, dans tous ies districts, des tribunaux composés de cing juges, et qu’ils ont anéanti tous les tribunaux supérieurs. On avait cru, jusqu’à présent, que pour exciter l’émulation parmi les jurisconsultes, et pour prévenir la corruption des juges, il fallait avoir peu de tribunaux, et beaucoup de juges dans chaque tribunal. Nous avons décrété tout le contraire; et le temps nous jugera. Mais, sans me livrer à cette digression, je me borne à la partie finan- [24 juillet 1790.] [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. 331 cière des offices, et je l’évalue à 600 millions, eu y comprenant les charges de finance. L’avis de plusieurs personnes instruites dans cette matière; les omissions remarquables que je trouve dans les liquidations déjà connues ; les réclamations qui nront été adressées par plusieurs bailliages, où l’on demande avec justice, outre le prix réel d’acquisition, le remboursement des frais de réception et des droits du marc d’or; l’appréciation que j’ai faite des charges de la chancellerie et du conseil des parties; enfin, tous les renseignements que j’ai pris à ce sujet me conduisent au résultat d’une créance de plus de 600 millions. La conservation des offices des notaires en suspendrait le remboursement, mais elle n’en éteindrait pas le capital. Je passe maintenant à la liquidation delà dette constituée et je dis qu’il ne faut point l’évaluer par le montant des intérêts, mais par les sommes stipulées dans les contrats de constitution. Je sais bien qu’en appréciant la dette constituée à raison de 5 0/0des intérêts annuels que paye l’Etat, on obtient une réduction fictive très considérable; mais cette évaluation me paraît évidemment injuste. Lee créanciers du clergé, par exemple, qui se sont réduits volontairement à 4 0/0, comme je l’ai déjà observé, tandis qu’ils auraient pu placer leurs fonds sur le roi à 6 et même à 7 0/0, doivent-ils perdre, au moment de leur remboursement, un cinquième de leur créance? Les rentes constituées ont été déjà réduites par le gouvernement, avec le despotisme le plus arbitraire en 1720, en 1764, en 1771 ; mais du moins nos administrateurs immoraux coloriaient ces confiscations tyranniques , en promettant d’établir, comme dédommagement des réductions , des caisses d’amortissement pour rembourser annuellement les capitaux par la voie des loteries. C’est à cette condition que les plus honnêtes créanciers de l’Etat ont subi une énorme diminution dans leur fortune. La condition n’a point été remplie. Peut-on se faire aujourd’hui un titre contre eux de l’injustice et de la mauvaise foi des ministres ? Quel est celui de ces créanciers ainsi réduits qui, ne pouvant plus redouter aucune nouvelle réduction, puisqu’elle aurait tous les caractères de la plus infâme banqueroute, ne préfère ses rentes actuelles ainsi diminuées, à un capital qui n’en représenterait le fonds qu’à raison de 5 0/0 de l’intérêt annuel dont il jouit ? Le fisc le plus avide ne peut plus l’atteindre ; et intérêt pour intérêt il préférera toujours celui qui est attaché à un capital plus considérable. Aussi voyons-nous que ces rentes ainsi réduites sont précisément celles que l’on estime le plus dans le commerce. D’ailleurs, l’Etat doit manifestement ce qu’il a reçu : or, il a incontestablement reçu toutes les sommes énoncées dans les contrats. Ce n’est donc pas moi ui fait une fiction, en évaluant ainsi les créances e l’Etat. La fiction appartient ici tout entière au système que l’on m’oppose, en composant la masse idéale de la dette d’après l’intérêt de 5 0/0 qu’elle coûte au royaume. D’ailleurs, tous les efforts de l’Assemblée nationale tendent à la diminution progressive de l’intérêt de l’argent; et cette désirable révolution serait l’effet nécessaire dq rétablissement du crédit public. Or, plus l’intérêt de l’argent baissera, plus vous vous rapprocherez de la valeur primitive des capitaux que vous devez : ils auront alors, par la seule diminution de l’intérêt, toute la valeur foncière qu’ils représentent, et vous ne pourrez plus rembourser aupréjudice des créanciers. J’ajoute que les créanciers de l’Etat ne sauraient être contraints d’accepter aujourd’hui leur remboursement 'd’après la réduction des intérêts; et qu’outre la priorité de leur hypothèque, la lésion même qu’ils ont soufferte ne permet plus de faire aucune spéculation qui réduise encore une fois leur créance de moitié. C’est la cause commune de tous les rentiers de l’hôtel de ville de Paris, du clergé et des pays d'Etat, que je défends, en développant ces principes; et j’observe qu’aprè3 nous avoir fait longtemps un mystère de la dette de l’Etat, on a recours aux plus misérables sophismes et aux fictions les plus immorales pour en diminuer la masse. On m’oppose enfin que le capital des rentes viagères est anéanti, et que l’Etat ne pouvant pas être tenu de le rembourser, je ne dois le compter pour rien dans la liquidation de la dette publique. Cette objection ne paraît pas sérieuse, sans doute, à ceux mêmes qui la proposent. Je sais bien que le capital des rentes viagères étant aliéné à perpétuité, l’Etat ne peut être tenu de le restituer aux prêteurs ; mais il n’en est pas moins vrai que la nation est intéressée, et qu’elle est autorisée à faire ce remboursement, et qu’une créance dont l’intérêt annuel s’élève au-dessus de 100 millions, forme non seulement une véritable dette à la charge de l’Etat, mais qu’elle est encore la plus grande plaie. Cette discussion exige quelques développements. Distinguons d’abord entre les rentiers viagers, les honnêtes citoyens qui ont placé sur leur tête le fruit de leurs travaux ou de leurs économies, et les étrangers qui, par de savantes spéculations, ont placé leurs fonds ou les produits de leur agiotage sur vingt, trente, quarante et jusque sur cent vingt tètes choisies à l’âge de nuit ou dix ans, à Genève et en Suisse. Les premiers sont des joueurs qui ont parié avec l’Etat, qu’ils vivraient au bout de l’année : ils ont gagné dès qu’ils rapportent leur certificat de vie; ils doivent être payés. Les seconds ne sont pas des joueurs, mais des calculateurs infaillibles ; il ont spéculé que par la répartition de leurs rentes viagères sur un grand nombre de têtes choisies, la longue vie du plus grand nombre des sujets compenserait quelques morts imprévues, et qu’ils recevraient la totalité de leurs rentes pendant quarante-trois ans. Les calculs des probabilités de la vie humaine, font eu ce genre de véritables démonstrations. Le capitaliste genevois est assuré de jouir de son revenu viager, pendant quarante trois ans; et s’il veut l’aliéner, il peut le vendre tous les jours à un prix réglé par ces combinaisons. Cette théorie-pratique des emprunts viagers sera l’époque la plus remarquable du ministère de M. Necker. C’est lui seul, il faut l’avouer, qui, en donnant à nos finances une prospérité apparente, en assurant contre toute vérité qu’il soutenait une guerre sans augmenter les impôts, a opéré la ruine du royaume, par des emprunts exorbitants. L’appât qu’il présentait aux prêteurs a singulièrement renforcé son crédit personnel, qui nous est devenu si funeste. Il faut , dit M. Hume, qu’une nation anéantisse le crédit public, ou que le crédit public anéantisse la nation. Le grand art de M. Necker consista toujours à substituer de nom, le crédit des banquiers au crédit des financiers. Ses énormes emprunts eussent été impossibles, malgré les avantages usu-raires qu’ils offraient aux prêteurs, si la caisse d’escompte n’avait facilité les opérations inouïes qui se succédaient avec une si étonnante rapi- 332 |24 juillet 1790.J [Assemblée nationale.] ARCHIVEE P AlïLEWE .N TA 1RES. dité. Ce ministre a prodigieusement favorisé cet établissement, sur lequel il a fondé toute sa gloire. Ce n’est point ici le moment de montrer le mal irréparable qu'a fait la caisse d’escompte en ruinant le commerce, en fournissant des moyens si faciles de faire des avances en papier au gouvernement, en transportant notre numéraire chez les étrangers, et en accréditant, par cette extraction, les plus absurdes et les plus infâmes calomnies. Toutes ces vérités ont été déjà développées en présence de l’Assemblée nationale. Les fortunes incompréhensibles de plusieurs banquiers, depuis dix ou douze ans, et les brigandages des agioteurs, ont été l’effet naturel des sy.-tèraes administratifs de M. Necker. Outre les facilités que l’agiotage donnait à la caisse d’escompte, pour faire remplir les emprunts viagers, les banquiers recevaient 1 0/0 d’intérêt pendant neuf mois pour le montant de leurs soumissions; et ils négociaient ensuite, pendant un semestre entier, le titre de l’emprunt à leur profit; de sorte que les mêmes opérations qui ont ruiné le royaume, les ont enrichis. Ces rentiers viagers, qui ont fait de si lucratives spéculations sur le peuple français, prévoient aujourd’hui que l’ordre sera rétabli dans les finances, ou que le désordre le plus irrémédiable va les bouleverser pour toujours. Si le désordre a lieu, leur ruine est inévitable; si l’ordre est rétabli, leur proie doit leur échapper, parce que la première opération d’un ministre intelligent sera le remboursement des capitaux viagers, par des annuités qui éteindront ta dette dans quatorze ans, au lieu d’en supporter l’intérêt pendant plus de quarante années. Les annuités, dans le sens que je leur donne ici, sont des rentes qu’on ne paye que dans un nombre déterminé d’années et qui réunissent par des remboursements annuels, l’intérêt et le principal. M. de Parcieux publia, en 1746, la théorie des annuités, et il en divisa la table depuis un jusqu’à cent ans. Les étrangers ontsutrès bien profiter de cette explication ; mais comme, en France, le gouvernement a toujours été jusqu’à présent fort en arrière de la nation, nous sommes obligés d’apprendre, par l’exemple des étrangers, ce qu’ils ont appris eux-mêmes dans les ouvrages de nos écrivains. Quand l’Assemblée voudra discuter les remboursements des rentes viagères, par la voie de ces annuités, je tâcherai de prouver la justice d’une pareille opération, et on ne vous persuadera pas sans doute aisément, Messieurs, que l’Etat fasse banqueroute à ses créanciers, en leur restituant les capitaux qu’il en a reçus, avec l’intérêt légal qu’ils ont droit d’exiger. Les moralités les plus sévères ne peuvent condamner une nation qui a fait un marché ruineux pour elle, à le ratifier, quand elle peut se soustraire à cette vexation par un remboursement loyal et effectif. Si les étrangers, qui jouissent de nos rentes viagères, acquéraient aujourd’hui nos biens nationaux, cette conversion de propriétés présenterait à leurs avides spéculations deux opérations aussi avantageuses pour eux, que funestes à la France. D’abord, cette immensité de domaines que nous mettrions en vente, en ferait nécessairement baisser le prix, et ensuite l’im possibilité de placer l’argent dans les fonds publics amènerait une augmentation inévitable dans la valeur des propriétés foncières. Il arriverait alors que les acquéreurs des biens nationaux les conserveraient, ou qu’ils les aliéneraient. S’ils les conservaient, la France serait ruinée à jamais, parce que l’extraction annuelle de notre numéraire transportant, ch z l’étranger, non pas seulement comme à Tunis ou à Maroc, un simple tribut, mais le produit territorial de deux de nos meilleures provinces, épuiserait nos trésors et entretiendrait à jamais le change dans l’état le plus onéreux au royaume. S’ils se déterminaient, au contraire, à vendre avec prudence les domaines qu’ils auraient acquis, le prix de ces ventes absorberait et extrairait le numéraire de toutes nos provinces. Voilà le complot que l’agiotage a formé, et que je dénonce au patriotisme de tous les bons Français. Après avoir expliqué le système de M. Necker, relativement aux emprunts, et les ravages qu’il a opérés dans nos finances, je vais profiter de cette discusion pour développer et comparer les principes et la méthode du gouvernement anglais sur cette partie d’autant plus importante de l’administration, qu’il est impossible d’entreprendre ou de soutenir aucune guerre aujourd’hui sans la ressource des emprunts. Pour bien entendre la manière dont les emprunts nationaux se font en Angleterre, où l’on n’a jamais abusé du moyen ruineux des anticipations, il faut s’arrêter d’abord à deux observations préliminaires. La première, c’est que l’intérêt payé par le gouvernement anglais est fort au-dessous de l’intérêt légal que chaque citoyen peut exiger de son débiteur. L’intérêt du prêt a été longtemps inconnu dans les lois anglaises. Pour placer son argent à intérêt, il fallait recourir à un contrat pignoratif connu dans la jurisprudencedela Grande-Bretagne sous le nom de mort-gage , en vertu duquel le créancier n’avait pour intérêt que le revenu d’un immeuble. Pendant longtemps, les tribunaux de la loi commune n’ont autorisé que cette espèce d’intérêt, qui ne saurait être fixé légalement, et qui est par sa nature nécessairement plus considérable qu’un intérêt pécuniaire déterminé par la législation. Il était d’usage que le propriétaire, après avoir ainsi engagé un immeuble, en prit le bail qui durait autant que le mort-gage, et dont le produit représentait l’intérêt volontairement convenu entre le créancier et le débiteur. La loi avait pris des précautions pour empêcher la cession des propriétés engagées, quand la lésion était trop forte ; mais elle n’avait opposé aucune barrière à l’usure, qui n’était soumise, par la loi, à aucune peine, et même à aucune inspection. Les tribunaux d’équité fournirent, les premiers, aux créanciers, le moyen légal d’exiger les intérêts stipulés pour un prêt, sans recourir à la forme du contrat pignoMif. Les tribunaux de la loi commune ont ensuite admis la même jurisprudence, au moyen de plusieurs fictions de droit, iafmiment bizarres. Les difficultés qu’entraînait cette jurisprudence, et la, lenteur des décisions ont donné, dans l’opinion publique, une grande faveur aux obligations du gouvernement, qui a toujours stipulé, dans ses emprunts, des intérêts fixes, sous le nom d'annuités. On connaît en Angleterre trois espèces d’annuités ; les unes sont fort rachetables et doivent être payées jusqu’au parfait remboursement de la somme reçue; les autres sont à vie, et les dernières sont limitées à un certain nombre d’années. Toutes les fois que le parlement a créé des annuités de cette dernière clase, il les a déclarées non rachetables, parce qu’elle doivent s’éteindre sans aucun remboursement. [Assemblée nationale,] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [24 juillet 1790.] Le gouvernement anglais a employé l’expression d’aunuités, parce qu’à l’époque des premiers emprunts, l’intérêt légal de l’argent n’était pas connu encore en Angleterre. Les premiers emprunts du gouvernement français furent faits dans les mêmes principes. Nos administrateurs ne stipulaient aucun intérêt pour les capitaux qu’ils empruntaient; mais ils aliénaient des rentes viagères ou perpétuelles. Les particuliers ont adopté, en Angleterre, la forme d’emprunts par annuités, dont le gouvernement leur avait donné l’exemple ; et ce genre d'engagement a été maintenu par les tribunaux. La seconde observation que j’ai annoncée, c’est que les emprunts du gouvernement anglais ayant commencé, avant que la méthodedes appropriations des fonds fût admise, ils n’étaient que des engagements de la couronne, sans aucune garantie du parlement. Telles sont encore aujourd’hui les dettes de la liste civile, dont le roi seul répond jusqu’à ce que le parlement s’en charge volontaireojent, ce qui est arrivé plusieurs fois, et elles sont alors comprises dans la dépense de Tannée. Tant que les dettes du gouvernement anglais n’ont été que des engagements particuliers du roi, elles ont été contractées à des termes fort courts, avec un intérêt assez considérable, et toujours payé d’avance : c’est de là qu’est venue une forme d’emprunt très commune en Angleterre sous le nom de billets de l'Echiquier , dont le parlement a continué de faire usage, depuis qu ’il s’est réservé l’administration des finances. Charles II suspendit, de son autorité privée, pendant environ dix-huit mois, le payement des billets de l’échiquier, dans un temps où il n’espérait pas pouvoir les renouveler. Cette scandaleuse infidélité à la foi publique avait décréditè les billets de l’échiquier. Le parlement reconquit la confiance publique, et il en rétablit la circulation. A une époque très peu éloignée du moment présent, la législature anglaise a fixé le taux de l’intérêt légal, mais à titre de dommages seulement, à6 0/ü. Sous le règne de la reine Anne, Je même intérêt fut réduit à 5 0/0, et c’est encore aujourd’hui le taux de l’argent en Angleterre. Les premiers emprunts cautionnés par le parlement, sous la forme de création ou d’aliénation d’annuités, supportèrent uu intérêt plus considérable. L’établissement de la banque d’Angleterre, dont l’utiliié politique est encore un si grand problème, fit baisser l’intérêt de l’argent, parce que, pour obtenir son privilège, la banque acquit du gouvernement une annuité plus chère pour le prêteur que le prix courant. Elle s’engagea d’ailleurs à faire circuler, à ses risques et périls, une grande quantité de billets de l’échiquier, à un an de terme et à un intérêt inférieur à celui de la place. L’augmentation des capitaux qui sont en circulation en Angleterre, tant réellement que fictivement, par le moyen des billets de cetie même banque, dont on a souvent exagéré, dans cette Assemblée, le discrédit momentané, a beaucoup contribué à la réduction de l’intérêt de l’argent. Daus des temps difficiles, le gouvernement anglais a été obligé de l’augmenter pour se procurer des fonds; et cette détresse se fit sentir principalement au commencement de ce siècle, pour les frais de la guerre de la succession d’Espagne. Le parlement, ne voulant point paraître emprunter à un taux plus élevé, ajouta dès lors par forme de prime, à une annuité rachetable, une autre an-333 nuité soit à terme fixe, soit viagère, qui semblaii accordée gratuitement à chaque acquéreur d’une annuité particulière. Ce sage gouvernement, que je révéré comme un gouvernement classique pour tous les peuples de l’Europe, adopta de bonne heure la méthode de créer des impôts pour payer les nouvelles annuités dont il se chargeait. Cette correspondance vraiment morale, vraiment économique, vraiment patriotique entre les emprunts et les impôts, a préservé l’Angleterre de l'abus et du discrédit des annuités. La banque royale acquit ensuite une nouvelle annuité pour obtenir le renouvellement de son privilège : mais les conditions en furent plus avantageuses au gouvernement, qui paya un intérêt moins considérable; et la banque fit circuler une plus forte somme des billets de l’échiquier, à un moindre intérêt. La compagnie des Indes acheta également une annuité, à un prix très favorable au Trésor public; et la compagnie de la mer du Sud se soumit aux mêmes conditions pour obtenir son privilège. Les loteries furent instituées d’après le même principe, et dirigées vers le même but. Dès que le gouvernement se fut ainsi environné de secours, il s’établit un fonds d’amortissement, et les remboursements commencèrent immédiatement après la paix d’Dtrecht. J’avoue que ces amortissements furent d’abord très faibles ; mais c’était une grande leçon d’économie, et la nation anglaise ne Ta jamais oubliée. En 1719, le même bouleversement des fortunes, qui ruina la France, se fit sentir en Angleterre. La compagnie de la mer du Sud se chargea de toutes les dettes du gouvernement, moyennant une annuité rachetable à un taux moindre que l’intérêt dont l’etat était grevé entre ses créanciers. Cette entreprise, qui ne réussit pas, fut cependant très utile au Trésor public. Les directeurs de la banque royale montrèrent, dans ce moment de crise, une politique très profonde et très sage, et partagèrent avec le gouvernement les profits d’une grande opération� manquée. La banque vint au secours de la compagnie de la mer du Sud, qui était prête à faire banqueroute; et du milieu de ce désordre, dont les administrateurs surent adroitement profiter, on vit s’établir une diminution considérable sur l’intérêt de l’argent. Cette réduction fut l’effet de l’obéissance de l’opinion en Angleterre, et de la confiance du public dans les billets de banque, confiance qui, en élevant son crédit au-dessus de ses fonds, la mit en état de faire à très bas prix, des avances fort importantes, soit aux particuliers, soit au gouvernement. Les actions de la banque commencèrent à gagner alors ; elles ont toujours gagné depuis cette époque, et, dans ce moment, elles gagnent de soixante-douze à soixante-quatorze pour cent. Dès que le parlement se fut ainsi concerté avec la banque d’Angleterre, il offrit aux créanciers de l’Eiat de racheter les annuités qui avaient été créées à un taux élevé. Cet arrangement fut trouvé solide pour l’amortissement de la dette publique; plusieurs créanciers préférèrent ces annuités rachetables à un remboursement imprévu. Le taux de toutes les annuités rachetables fut fixé à trois et demi pour cent, jusqu’à Tannée 1782, et le parlement décréta qu’à cette époque, elles seraient réduites à trois pour cent. Les annuités viagères ou à terme restèrent dans une proportion plus avantageuse à leurs propriétaires. Le gouvernement anglais ne profita presque point de la longue paix dont il jouit depuis le 334 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [24 juillet 1790.] traité d’Utrecht, jusqu'au moment où il déclara la guerre à l’Espagoe en 1739. Cette paix ne fut troublée que par l’entreprise des Espagnols sur Gibraltar en 1727. Durant cet intervalle de tranquillité, la nation remboursa peu de capitaux, et le Trésor public ne fut soulagé que par la réduction des intérêts. La guerre d’Espagne, la guerre avec la France, qui d’auxiliaire devint partie principale, obligèrent le gouvernement anglais à des emprunts très considérables, et cette dépense augmenta l’intérêt de l’argent. Le parlement fut fidèle à sa méthode des annuités, et son alliance intime avec la banque d’Angleterre rendit ses opérations moins onéreuses à l’Etat. Après la paix d’Aix-la-Chapelle, en 1748, la nation reprit ses opérations économiques, et continua ses remboursements. La guerre de 1756 fit sur les fonds publics l’effet que doivent toujours opérer des dépenses extraordinaires. L’intérêt de l’argent augmenta; et Je parlement, ne voulant pas se soumettre à un plus haut intérêt, déguisa sa détresse en ajoutant par forme de prime, aux annuités rachetables, des annuités à terme fixe. Après la paix de Paris, en 1762, les représentants de la Grande-Bretagne revinrent à l’économie et aux amortissements. On avait déjà, remboursé dix millions de livres sterlings, lorsque l’insurrection de l’Amérique septentrionale suspendit les amortissements, nécessita de nouveaux emprunts et éleva la dette nationale à des sommes exorbitantes. Durant tous les intervalles que nous venons de parcourir, l’intérêt des billets de l’échiquier, qui sont à un an de terme, fut réglé, comme il l’est encore aujourd’hui, à deux deniers par jour pour cent livres, c’est-à-dire à trois livres dix deniers par an. La somme de ces billets, que la banque est obligée de mettre en circulation à un prix si modique, fut déterminée à trois millions de livres sterlings; mais la banque a eu très rarement, en émission, la représentation d’un pareil capital. Voici, Messieurs, en quoi consiste cette obligation de faire circuler les billets de l’échiquier. La banque s’oblige de faire payer à vue tous ceux de ses billets qui lui sont présentés, en tenant compte de l’intérêt. Elle les donne en payement de ses propres billets au porteur, ou de ses obligations à terme, à tous ceux qui veulent les accepter; car il faut bien remarquer que le cours des billets de l’échiquier n’a jamais été forcé en Angleterre. Les capitalistes anglais les gardent dans leur caisse pour profiter de l’intérêt journalier qu’ils produisent. Ordinairement la banque elle-même prend ce dernier parti, de sorte que ce qu’on appelle, en Angleterre, faire circuler des billets, n’est autre chose dans le fait que les retirer de la circulation. Quand le parlement d’Angleterre a besoin de fonds extraordinaires, il crée des annuités auxquelles il affecte des impôts, pour les acquitter et les racheter successivement. L’urgence, plus ou moins grande de ces secours, détermine à créer des annuités à terme, ou à les rendre viagères, ou à établir une loterie. Le parlement ordonne, eü conséquence, l’émission d’une certaine somme des billets de l’échiquier ; il statue que le payement des annuités ou des billets de loterie sera fait sur le fonds d’amortissement ou sur le produit des nouveaux impôts auquel il affecte toujours la majeure portion des contributions publiques. Dès que ces dispositions sont décrétées, on ouvre une souscription pour l’acquisition des annuités ou des billets de loterie. Les capitalistes et les banquiers négocient les conditions de la souscription avec le ministre des finances. On règle d’abord les époques auxquelles les souscripteurs feront leurs payements, qui ne s’effectuent jamais que par termes, dans le cours de J’année. On fixe ensuite le prix des différents effets, et on détermine l’intérêt que le gouvernement doit payer pour chaque somme de cent livres sterlings. Pendant la dernière guerre, les effets ainsi mis en circulation ont été payés quelquefois à cent trente pour cent. On donnait, par exemple, une aunuité rachetable du prix de cent livres, une annuité à terme estimée dix-huit livres, et un billet de loterie qui valait environ douze livres. Lorsque les clauses de l’emprunt sont ainsi convenues, les banquiers et les capitalistes font leurs soumissions ; et comme leurs engagements excèdent toujours leur fortune réelle, c’est à leur industrie à tirer uo parti avantageux des effets qui leur sont remis par le gouvernement. Le premier payement que le ministère exige sur la souscription, est assez fort pour que l’engagement puisse être rempli par d’autres, si le premier souscripteur néglige de tenir sa parole, parce que ses avances sont perdues pour lui. On conçoit que cette inexactitude de payement doit être très rare, attendu que le souscripteur qui a fourni d’abord des fonds considérables , aime mieux vendre à perte, que de sacrifier ses déboursés. Le corps des souscripteurs concerte assez bien ces ventes pour les rendre toujours avantageuses. D’après cette méthode de lever les fonds nécessaires au service public, il doit y avoir des moyens très abusifs pour couvrir de si énormes escomptes; aussi, excepté ta solde des troupes, dont les comptes sont soumis à des formalités rigoureuses, les autres parties delà dépense publique ne sont jamais bien connues. A cette occasion, j’oserai prédire ici, d’avance, que la même obscurité et le même désordre s’établiront bientôt dans notre comptabilité. C’est une vérité que l’on ne saurait comprendre aujourd’hui, mais qui sera incessamment démontrée par l’expérience, qu’il n’existe pas, dans l’univers, de gouvernement moins économique que celui qu’on introduit dans ce moment en France. On y sera nécessairement ou trop resserré sur les fournitures des fonds, ou trop facile sur les pièces justificatives des dépenses, et la comptabilité deviendra un chaos beaucoup plus impénétrable que l’abîme d’où nous sortons. Au lieu de profiter, en ce genre, de l’exemple de nos voisins, nous ne serons éclairés que par nos propres fautes. Quand un gouvernement populaire vise à l’économie, il se livre ordinairement aux plus cruelles injustices ; il ne juge de ses droits que par l’immensité de son pouvoir. Se croit-ii dispensé de la parcimonie, il s’abandonne aux plus excessives prodigalités ; et il ne change ainsi que de manière d’être injuste. Voilà l’inévitable alternative d’une grande nation qui doit charger sou chef des affaires qu’elle ne saurait bien conduire elle-même, elle gagne tout : quand elle le surveille; elle perd tout quand elle veut le remplacer. L’expérience se réunit au raisonnement pour démontrer que notre nouveau gouvernement français, et qu’en général, tout gouvernemont où Je peuple à uue grande influence, ne saurait être économique par sa nature. Le gouvernement anglais est extrêmement cher. Les places y sont très multipliées, et outre les appointements qui leur sont attachés, les émoluments en sont très considérables. Je sais bien que l'on attribue com- [Assemblée nationale.) ARCHIVES PARLEMENTAIRES, [il Juillet 1T90.J agg munément ces formes dispendieuses à l’influence de la cour ; mais j’observerai que cette influence est heureusement inévitable dans un grand atat, puisque, sans elle, un grand Etat, livré à l’ascendant des partis qui ne cesseraient de le déchirer, ne pourrait pas se soutenir pendant un demi-siècle sans être démembré. On vous a souvent parlé, Messieurs, dans cette Assemblée, de l’économie des nouveaux Etats américains. Mais, outre que ces gouvernements fédératifs sont dispensés, par leur pusition, d’entretenir une flotte et une armée, on ne vous dit pas que les frais de justice y sont énormes, et que cette dépense n’en est pas moins onéreuse au peuple, quoiqu’elle ne soit pas versée dans le Trésor public. On ne vous dit pas que tous les appointements des emplois et surtout que leurs émoluments ont été considérablement augmentés dans les Etats américains, depuis leur indépendance. On ne vous dit pas que l’extrême rareté du numéraire contient nécessairement les denrées à un très bas prix dans un pays dont le principal commerce a pour objet l’exportation des comestibles. On ne vous dit pas enfin que toutes les dépenses, assignées sur les caisses des comités ou des villes, ne sont pas comprises dans l’estimation des charges publiques. Mais qu’avons-nous besoin d’interroger ici l’expérience des autres peuples ? Vos propres décrets, Messieurs, ne vous suffisent-ils pas pour juger de l’économie des gouvernements populaires ? Toute la nation reconnaissait depuis longtemps la nécessité d’augmenter la solde des troupes. Notre comité militaire, avant sa nouvelle composition, nous avait proposé une augmentation de vingt deniers par jour, pour chaque soldat français. L’Assemblée nationale a décrété, sans aucune discussion, sur le rapport de son nouveau comité, que la solde serait augmentée de trente-deux deniers ; et nous avons ainsi chargé le Trésor public d’une dépense annuelle de deux millions six cent mille livres, qu’il est impossible de diminuer. Nous avons également augmenté les appointements des officiers supérieurs, par une conséquence des principes de notre nouveau gouvernement ; principes toujours actifs, quoiqu'ils ne soient peut-être pas toujours connus, ni même soupçonnés par les comités qui nous en proposent l’application. N’est-ce pas l’influence du gouvernement populaire, qui va changer notre Trésor des gages u’il faut attribuer aux offices de judicature? ans l’ancienne administration, l’Etat jouissait de l’intérêt des charges que nous sommes obligés de rembourser, ainsi que des revenus casuels que nos nouvelles formes vont éteindre. Je demande si l’administration gratuite de la justice, c’est-à-dire si la suppression des épices paraîtra une opération économique aux plaideurs eux-mêmes, et surtout aux citoyens paisibles qui n’ont jamais aucun procès, Pensez-vous, Messieurs, que vos nouvelles méthodes administratives ne coûteront pas beaucoup plus à l’Etat que les anciennes; et espérez-vous qu’elles établissent une économie durable dans les dépenses de l’administration ? Si vous examinez attentivement, Messieurs, les difficultés de la comptabilité, vous comprendrez aussitôt qu’elle ne peut être livrée sans danger à la seule vigilance des assemblées administratives, et qu’elle deviendrait inévitablement une nouvelle source de dilapidations, si vous l’abandonniez aux commissaires auxquels vos nouveaux principes semblent la confier. Qui de vous, Messieurs, se persuadera que l’Assemblée nationale, ou l’un de ses comités, pourra juger, chaque année, avec exactitude, de la comptabilité dû Trésor national ? L’inexpérience est toujours hardie ; on n’a pas encore effleuré les difficultés dont cette question est environnée. Plusieurs de nos décrets prouvent, jusqu’à l’évidence, que l’Assemblée ne soupçonne pas les véritables principes en matière de comptabilité. Là suppression des tribunaux qui en étaient chargés est déjà votée dans le nouveau projet de l’organisation judiciaire. Hélas! il faudrait créer ces tribunaux, comme on l’a fait en Hollande, après de funestes expériences, s’ils n’étaient pas institués dans le royaume; et on nous propose d'anéantir les chambres des comptes, uniquement parce qu’elles existent! 11 y a, sans doute, des abus à réformer dans ces tribunaux* Ces abus sont principalement l’ouvrage du ministère, qui a toujours cherché à énerver leur autorité et à modifier leur énergie; mais je soutiens, et je le prouverai, que les chambres des comptes sont nécessaires au bon ordre de la comptabilité; et que si nous voulions réserver leurs fonctions aux prochaines législatures, nous accablerions nos successeurs d’un fardeau dont le poids serait au-dessus de leurs forces. Ce nouveau régime ne serait, Messieurs, ni moral, ni économique. Ah! puisque nous ne savons pas imiter les instructions utiles de nos voisins, profitons du moius de leurs fautes. La comptabilité coûte fort cher à l’Angleterre, et elle y est fort mal administrée. Les institütions anglaises l’ont cependant simplifiée très avantageusement sur plusieurs points essentiels (1) ; mais il est im-(i) Les Anglais ont reconnu l’avantage de réunir tous les revenus publics dans une seule Caisse, qui rend compte de la totalité de la recette et qui fournit à l’universalité des dépenses. Toutes les autres caisses publiques dépendent de cette caisse nationale, de laquelle elles reçoivent leurs fonds, et à laquelle il faut qu’elles rendent compte de leur emploi. Voici la marche que l’on a suivie à cet égard. Jusque vers le milieu du règne de Guillaume III, à quelques exceptions près, qui ont toujours été regardées comme des irrégularités , toutes les contributions publiques étaient accordées au roi, portées immédiatement à son échiquier, et employées par ses ordres, sans autre responsabilité que celle des trésoriers envers le monarque. Il s’établit dans l’échiquier, une forme très compliquée de comptes ; mais comme elle n’intéressait que le roi, elle ne ressortis-sait qu’à lui. Le Parlement n’en prenait jamais aucune connaissance, à moins que le roi ne lui proposât des lois pour faire observer au dehors les règles qu’il voulait établir dans l’intérieur de ce tribunal, d'une nature particulière. La sanction du parlement était nécessaire, surtout pour contraindre les comptables en retard. Cette forme subsiste encore aujourd’hui. On juge les comptes dans l’échiquier. Le parlement n’examine que les grandes masses de la dépense publique, lorsque des raisons très graves ne l’obligent pas de scruter quelques détails qu’il ne peut pas surveiller habituellement. Le dépérissement des revenus ordinaires de la couronne et les dépenses extraordinaires de Guillaume III donnèrent naissance aux appropriations des revenus publics. La première de toutes fut la lista civile. Le Parlement fut bientôt obligé de pourvoir au payement des annuités qu’il avait créées au profit des créanciers de l’Etat; il établit des impôts d’une longue durée, lesquels furent appropriés à ce remboursement annuel. On adopta la même méthode pour les dépenses extraordinaires. L’usage s’établit, enfin, d’hypothé-quer plusieurs branches de revenus, pour payer les emprunts qui se succédèrent presque sans interruption, sous les règnes de Guillaume III et de la reine Anne. Ces destinations particulières ont toujours été religieusement respectées. Les recettes furent ainsi distinguées en Angleterre et attribuées à différentes cââfeêës qui 336 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [24 juillet 1790.] possible, du moins à présent, d’appliquer ces méthodes récentes au gouvernement de la France. Outre les frais de comptabilité, la perception des tributs sur laquelle on espère parmi nous tant de réductions de dépense, nous révélera bientôt les plus étranges mécomptes. Quelque moyen que l’on puisse adopter pour faire parvenir les revenus de l’Etat au Trésor public, les grandes économies que l’on se promet dans cette partie de l’administration, comme des bienfaits assurés du nouveau régime, seront peut-être incessamment reléguées parmi les éblouissantes théories démenties par l’expérience. Ce sera elle qui nous convaincra, chaque jour, de l’indispensable nécessité d’exiger, des receveurs de l’impôt, un cautionnement proportionné à leur recette. Il faudra, dès lors, leur assigner des émoluments, soit en taxations fixes, soit en jouissance de fonds : ce qui compose la même charge pour la caisse nationale. J’ose prédire hardiment, Messieurs, que la surveillance des directoires, en supposant même qu’elle fût payée, ne suppléera jamais à ces cautionnements effectifs. C’est surtout, Messieurs, dans cette partie de la perception des tributs publics, que les principes secrets attachés à l’essence de tous les gouvernements populaires exercent promptement leur action et leur influence; que les places se multiplient sous mille prétextes spécieux ; que leurs profits grossissent sans cesse, sinon en appointements que l’on n’oserait pas avouer, de peur de compromettre sa popularité, du moins en émoluments qui coûtent encore plus cher à l’Etat ; que les régies s’établissent et deviennent également onéreuses aux citoyens et ruineuses pour le Trésor national; que les méthodes les plus dispendieuses sont toujours préférées, ou qu’elles ne tardent pas d’être appliquées à plusieurs parties du service public, qui ne peuvent être faites avec économie que lorsque l’intérêt vigilant d’un entrepreneur ou d’une compagnie en surveille et en dirige les dépenses. Je citerai, Messieurs, en preuve de cette tendance qu’a l’Assemblée nationale elle-même vers les systèmes les moins économiques, la différence très remarquable que nous présentent l’Angleterre et la France, relativement à leur navigation intérieure. En Angleterre, on a reconnu, de bonne heure, que le gouvernement dirigeait rarement avec sagesse, et jamais avec économie, les travaux de ce genre. L’Angleterre est percée de canaux qui facilitent les transports des marchandises, et qui n’ont jamais rien coûté à l’Etat. Toutes ces entreprises ont été conçues et exécutées par des particuliers qui étaient intéressés à les conduire avec promp-étaient chargées de les employer à des dépenses déterminées. Cette méthode introduisit de grands désordres dans les comptes, et mit en retard plusieurs parties du service public, dont les fonds étaient insuffisants, tandis qu il y avait de l’excédent entre les mains de quelques autres trésoriers. La cause des hypothèques spéciales s’opposait aux remises des deniers qui auraient rétabli la balance entre les caisses publiques. On consulta les créanciers de l’Etat, dans une assemblée générale; et ce fut après s'être assuré de leur consentement, par respect pour la loi, que le gouvernement anglais réunit toutes les recettes dans une caisse générale. Les appropriations ont été continuées pour les dépenses, mais non pour les dépôts chargés de les payer. Le crédit public a étonnamment gagné à cette opération, qui a rendu la comptabilité beaucoup moins dispendieuse, et néanmoins infiniment plus simple et plus claire. titude et économie, et à les entretenir ensuite avec le plus grand soin. En France, au contraire, le gouvernement a dépensé des sommes immenses pour creuser des canaux dont l’utilité est souvent douteuse; dont les directeurs ralentissent les travaux pour conserver plus longtemps leur emploi; et le défaut d’entretien y occasionne continuellement les dégradations les plus ruineuses. Aussi notre navigation intérieure est elle encore dans le plus déplorable état d’imperfection ; et les dépenses considérables, qui ont été décrétées sans examen par l’Assemblée nationale elle-même pour les canaux, du Gharolais et. de Picardie, ne serviront qu’à mieux démontrer combien de pareils travaux doivent être étrangers, je ne dis pas seulement au gouvernement, mais encore à tous les corps administratifs. Outre ces inconvénients qui sont inséparables des gouvernements populaires, les augmentations de salaire ou d’émolument dans une seule branche de l’administration s’étendent bientôt à toutes les autres parties du service public. Le nivellement des conditions vers lequel toutes les institutions démocratiques tendent sans cesse, élève au même prix des services d’une nature différente. Les distinctions héréditaires disparaissent; et cette action morale de l’un des plus puissants mobiles qui excitent le patriotisme étant ainsi anéantie, on est obligé d’y substituer partout le ressort de l’argent. Enfin, il faudrait ne compter pour rien l’expérience et les dépositions unanimes de l’histoire du monde, pour méconnaître la redoutable influence des élections populaires sur le caractère moral des nations. Sans cesse occupés désormais d’élire nos évêques, nos pasteurs, nos juges, nos officiers municipaux, les membres des directoires, des districts, des départements, des législatures, ne verrons-nous pas toutes ces fonctions publiques à l'enchère ? L’esprit de brigue et de vénalité que ces élections populaires ont toujours introduite chez toutes les nations, ne sera-t-il pas bientôt l’esprit général du peuple français? Les dépenses corruptrices, que cette nouvelle forme de gouvernement renouvellera chaque jour dans toutes les parties de l’Empire, deviendront la plus accablante et la plus immorale des impositions. Nous apprendrons ainsi trop tard cette grande vérité découverte par un homme de génie qui abrégeait tous les résultats, parce qu’il saisissait tous les rapports : que La liberté est toujours accompagnée de grands înpôts. J’invite donc tous les Français à méditer, dans ce moment, les principes prophétiques de l’Esprit des lois. La liberté (1) disait Montesquieu, a toujours produit l’excès des tributs. Règle générale : On peut lever des tributs plus forts à proportion de la liberté des sujets; et l'on est forcé de les modérer à mesure que la servitude augmente. Cela a toujours été , et cela sera toujours. C'est une règle tirée de la nature, qui ne varie point ; on la trouve pa r tous les pays : en Angleterre, en Hollande et dans tous les Etats où la liberté va se dégradant jusqu’en Turquie. La Suisse semble y déroger , parce qu'on n’y paye point de tributs, mais on en sait la raison particulière, et même elle confirme ce que je dis. Dans ces montagnes stériles, les vivres sont si chers, et le pays est si peuplé, qu'un Suisse paye quatre fois plus à la nature, qu'un Turc ne paye au sultan. Un peuple dominateur , tels qu'étaient les Athéniens et les Romains, peut s'affranchir de tout impôt, parce qu'il règne sur des nations sujettes. Il ne (1) Esprit des lois, liv. XIII, chap. x». [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [25 juillet 1790]. 337 paye pas pour lors à proportion de sa liberté ; parce qu'à cet égard, il n'est pas un peuple, mais un monarque. Mais la règle générale reste toujours. U y a dans les Etats modérés un dédommagement pour la pesanteur des tributs-, c'est la liberté. Il y a dans les Etats despotiques un équivalent pour la liberté : c'est la modicité des tributs. M. de Montesquieu aperçoit ainsi, avec sa sagacité ordinaire, les raisons qui affranchissent les cantons démocratiques de la Suisse du poids des tributs qu’entraîne toujours cette forme des gouvernements. LesEtats-Unis de l’Amérique peuvent également être cités en exception de la règle générale. Mais comment ont-ils échappé à la surcharge des impositions qui augmentent toujours avec la liberté? Par deux moyens qui expliquent aisément ce puénomène politique : d’abord, par l’infâme expédient de la banqueroute qu’ils ont faite à visage découvert, et ensuite par la ressource momentanée de cette immensité de domaines qu’ils vendent au profit du Trésor public. Sans ce double mode de libération, les circonstances heureuses qui dispensent les Etats-Unis d’entretenir ni flotte ni armée, ne le3 auraient pas préservés d’un accroissement d’impôts, véritablement intolérable dans un pays condamné encore pour longtemps à la plus excessive rareté de numéraire. ASSEMBLÉE NATIONALE. PRÉSIDENCE DE M. TREILHARD. Séance du dimanche 25 juillet 1790 (1). La séance est ouverte à onze heures du matin. M. Holff, curé de Saint-Pierre-de-Lille. Qu’il est consolant pour un pasteur, dont le devoir indispensable est de plier la jeunesse à l’obéissance et à la subordination dues à la puissance souveraine de la nation, d’apprendre qu’un militaire respectable, M. Boisragon, ancien premier capitaine du régiment d’Orléans, s’occupe à rassembler de jeunes citoyens de 7 à 14 ans, à leur faire chérir la nouvelle Constitution du royaume, à leur apprendre à la défendre et à faire germer dans leur cœur l’amour le plus pur et l’attachement le plus sincère à la patrie ! Je pense que l'Assemblée nationale écoutera, avec intérêt, la lecture que je suis chargé de lui faire de la part de ces jeunes citoyens. M. Wolff fait lecture de cette adresse, elle se termine ainsi : « Les droits de l’homme, que vous avez assurés par vos décrets, sont gravés dans notre mémoire en traits ineffaçables ;il n’est pas difficile d’inculquer dans son esprit des connaissances aussi simples et aussi naturelles. Vos lois ont pour bases ces principes sacrés, elles rendront heureux tous ceux qui sont soumis à leur empire. Nous venons de consacrer à TEternel notre drapeau ; il sera toujours l’emblème et le gage de notre union civique et de notre dévoûmenl à la patrie ; nous venons de promettre au pied de l’autel d’être fidèles à la nation, à la loi et au roi. Ce serment (1) Cette séance est incomplète au Moniteur. 1" Série, T. XVII. | qu’on ne peut exiger de notre âge, est l’expression libre et sincère de nos sentiments : nous n'eu professerons jamais d’autres; nous vivrons pour notre patrie, et nos derniers soupirs seront encore pour elle. * (Cette adresse reçoit beaucoup d’applaudissements.) M. le Président lit la note des décrets sanctionnés ou acceptés par le roi, dans les termes suivants : l°,Le décret de l’Assemblée nationale, du 17 de ce mois, portant que les directoires de district fixeront la somme à attribuer aux députés à la fédération, dans les districts où elle n’a pas été réglée; 2° Le décret du même jour, concernant les municipalités établies dans les villes de Riberac, les bourgs de.Saint-Martin et de Saint-Martial ; 3° Le décret du 18, portant que le terme de rigueur qui avait été fixé pour les échanges des assignats contre les billets delà caisse d’escompte est prorogé; 4° Le décret du même jour, concernant le payement d’arrérages de rentes, dépensions assignées sur le clergé, et d’autres objets de dépenses ; Et la perception de ce qui peut être encore dû des impositions ecclésiastiques des années 1789 et précédentes ; 5° Le décret du 19, portant que les bannières données par la commune de Paris aux 83 départements, et consacrées à la fédération du 14 juillet, seront placées dans le lieu où le conseil d’administration de chaque département tiendra ses séances ; 6° Le décret du même jour, portant que toutes les contributions publiques, non supprimées, continueront d’être levées et perçues de la même manière qu’elles l’ont été précédemment; notamment que les droits perçus sur les ventes de poissons dans les villes de Rouen, Meaux, Beauvais, Mantes, Senlis et autres, auront lieu comme par le passé; 7° Le décret du même jour, qui abolit le retrait lignager, le retrait demi-denier et les droits de treizain; 8° Le décret du même jour, qui règle l’uniforme que porteront les gardes nationales du royaume; 9° Et enfin Sa Majesté a donné ses ordres, en conséquence du décret du 17, pour le maintien de la tranquillité publique dans la ville d’Orange, et de la sûreté de cette ville. Signé : Champion de CicÉ, archevêque de Bordeaux. Paris , le 21 juillet 1790. M. le Président lit aussi la note suivante des décrets portés hier à la sanction du roi: Décret portant qu’il ne sera payé parles administrations municipales aucune pension au delà de 600 livres ; Décret qui charge le président de se retirer par-devers le roi pour le prier d’envoyer des troupes à Orange. M. Regnaud (de Saint-Jean-d’Angély), secrétaire, doune lecture de deux lettres de M. de La Luzerne, ministre de la marine. Il annonce, dans la première, que, dans l’île de Saint-Martin, les citoyens ont forcé le régiment de la Guadeloupe de venir avec eux dans la partie hollandaise pour délivrer un Français détenu pour dettes; ils ont élargi les prisonniers et maltraité la sentinelle; m