416 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [7 mai 1790.] M. Briois de Beaumetz : 1° Le roi aura-t-il le pouvoir de refuser son consentement à l'installation d'un juge élu par le peuple ? 2° Les électeurs présenteront-ils plusieurs sujets pour qu'il choisisse entre les sujets proposés? Le juge choisi par le peuple recevra-t-il du roi des patentes scellées du sceau national ? M. Rœderer. La question peut être considérée sous deux points de vue, et ç’a été ainsi jusqu’à présent. On peut demander si le concours de la volonté du roi pour la nomination des juges donnera à la nation de meilleurs juges que l’institution nationale sans concours et sans partage : voilà le premier aspect de la question. On peut demander aussi si le concours du roi, pour la nomination des juges, est nécessaire à la constitution monarchique, et si le défaut de ce concours nous jetterait dans la démocratie? M. Barnave ne m’a laissé rien à dire sur le premier objet ; j’ajouterai seulement qu’à l’époque d’une révolution qui laissera beaucoup de haines et de projets de vengeances, le concours des ministres et de ce qui les entoure serait funeste dans l’élection des juges : nous n’aurions pas de juges populaires. Je passe au second objet; je l’examinerai succinctement. On s’est élevé hier avec véhémence contre l’opinant, qui a dit que le pouvoir judiciaire devait être séparé du pouvoir exécutif. On a cru voir dans cette opinion le but de détruire la monarchie ; on a cru avoir surpris le secret de quelques partisans cachés d’une démocratie outrée. On a dit qu’il eût été plus loyal, ou moins coupable, de ne pas tenir depuis longtemps ce secret enseveli. Eh bien! cette opinion secrète, cette vue cachée et malfaisante d’un parti dissimulé, était celle de Montesquieu ; elle était réalisée dans nos usages et dans notre droit public ; elle est dans la nature des choses. Montesquieu n’a jamais confondu le pouvoir judiciaire avec le pouvoir exécutif. Il y a , dit-il, trois pouvoirs dans tout gouvernement : le pouvoir législatif \ le pouvoir exécutif et le pouvoir judiciaire. Tout est perdu , dit-il ailleurs, quand le princeexerce lui-même Injustice. Nous ne devions pas nous attendre que l’on trouverait étrange, dans un membre de cette Assemblée, une distinction qui a été établie par un écrivain politique qu’on oppose sans cesse aux opinions populaires. Mais ce qui est bien plus étrange, c’est qu’on ait regardé, dénoncé, comme une spoliation de l’autorité royale, l’indépendance absolue du pouvoir judiciaire. Cette indépendance a toujours été dans nos principes et dans nos usages. Jamais le roi n’a jugé ; jamais le conseil n’a jugé; l’inamovibilité des juges a été substituée pour que les juges ne dépendissent pas du roi et ne fussent pas soumis à son influence. 11 est si vrai que les tribunaux n’ont jamais dépendu du roi, que M. de Lamoignon ou ses secrétaires, dans leur édit de la cour plénière, ont déclaré que les parlements n’ayant jamais eu de juges, il était temps de leur en donner. M. l’abbé Maury n’aurait pas dû oublier cet édit. Ainsi donc, il est certain que dans nos usages le roi n’exerçait aucune influence sur les juges. La main de justice , a dit M. l’abbé Maury, a toujours été un des attributs de la royauté. Oui, et la balance de la justice a toujours été l’attribut des tribunaux. Rien n’explique mieux les vérités fondamentales que ces emblèmes ; car les tribunaux pèsent les droits du peuplent le roi emploie la force de son bras à l’exécution des jugements rendus par les tribunaux. Les rois ne peuvent juger; ils n’ont aucune des formes pour juger. Un arrêt du coüseil n’a jamais pu être qu’un jugement de cassation, et à charge de renvoi devant un tribunal régulier et compétent. Une décision privée du roi, dans les intérêts privés, n’a jamais pu être qu’une lettre de cachet, et une lettre de cachet n’a jamais été qu’un jugement. Louis XII alla plusieurs fois prendre séance au parlement ; mais ce fut pour y requérir, non pour y rendre la justice; pour y inspecter les juges, et non pour les juger. Sous Louis XVI, de perfides ministres ont jugé; ils ont jugé des magistrats, ils les ont frappés dans le sanctuaire même de la justice; mais alors la main de justice a été une main de fer, un instrument de vengeance particulière, dirigé par les plus vils subalternes. La nature du pouvoir judiciaire justifie l’opinion de Montesquieu et les anciens usages de la monarchie. Le pouvoir judiciaire, le pouvoir d’appliquer les lois est le plus voisin du pouvoir de les faire : il y touche de si près, qu’il ne peut jamais être aliéné par le peuple. Le peuple n’a des lois que pour vivre à leur abri, et les lois ne peuvent servir d’abri aux hommes qu’autant qu’elles auront elles-mêmes des gardiens sûrs et incorruptibles, nommés immédiatement par le peuple, sans concours et sans partage. D’un autre côté, quand ce pouvoir pourrait faire partie du pouvoir exécutif, je penserais encore qu’il doit être séparé des autres branches de ce pouvoir. Et, en effet, le grand principe auquel il faut s’attacher invariablement, c’est que le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif ne doivent jamais être confondus : or, pour garantir que cette confusion n’aura jamais lieu, il faut absolument séparer le pouvoir du jugement du pouvoir des armes. La réunion de ces pouvoirs donnerait le moyen de détruire et d’attirer sur la tête du prince le pouvoir législatif ; car on peut en imposer aux hommes, et par l’action et par l’appareil de la force, et encore par l’action et l’appareil de la justice. Quand on peut aider toutes les ambitions, toutes les inimitiés, toutes les affections, par la justice qui s’applique à tous les droits et à tous les intérêts des hommes, on n’a qu’un pas à faire pour les priver de toute espèce de liberté. Ainsi la nécessité de tenir le pouvoir législatif séparé du pouvoir exécutif obligerait à séparer le pouvoir judiciaire de ce pouvoir exécutif, quand même il n’en différait pas essentiellement. Ges principes posés, si l’on demande ce qui restera au roi dans les pouvoirs politiques nationaux, je répondrai : 1° que le roi aura non seulement l’exécution des jugements, mais encore le droit de surveiller les juges aux tribunaux, et de les citer devant la Cour suprême, s’ils s’écartent de leur devoir ; le droit d’y citer, par des officiers de son choix, composant le ministère public, tous les délits, tous les attentats contre les propriétés et contre la liberté ; 2° il aura la nomination aux emplois de notre armée fiscale, qui malheureusement sera longtemps encore très nombreuse ; il aura la nomination aux _ emplois de notre armée proprement dite; et ici j'observe que notre armée sera beaucoup plus sous la main du roi, et qu’ayant moins dénominations à faire, ces nominations auront une plus grande influence. Je répondrai, en quatrième lieu, que le roi est déjà chef suprême des corps administratifs ; que si une municipalité, un district entraient en insurrection, tout le département serait obligé, sur l’ordre du roi, de réprimer cette [insurrection ; que si un département entier s’élevait contre l’ordre public, le roi aurait la puissance néces- 417 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [1 niai 1790.] saire pour armer tous les départements. S’il veut plus d’autorité, il aura une grande ressource à sa disposition : c’est l’amour de son peuple, qui ne manque jamais à la vertu des rois, et qui n’a pas manqué à la vertu de Louis XVI. Maintenant, de quoi s’agit-il? de savoir si l’intérêt de la Constitution demande que le roi concoure à la nomination des juges. Je n’ai qu’un mot à dire pour résoudre cette question. Je presse les partisans de la nomination royale entre les branches de ce dilemme: de deux choses l’une; ou la nomination royale donnera au prince, c’est-à-dire aux courtisans et aux courtisanes... (Il s'élève quelques murmures), c’est-à-dire à sa cour, de l’influence sur la justice, ou elle n’en donnera pas. Si elle n’en donne point, je demande ce que deviennent tous les arguments sur lesquels on se fonde pour la demander? je demande comment la nomination royale sera le ciment de la Constitution*! Gomment ce droit rappellera à l’unité les membres de l’empire qui tendraient à se séparer? Comment une nomination de juges, sans influence sur les jugements, aura ces grands et importants effets ? Comment une faculté fictive, purement honorifique, ferait la destinée de l’empire et fixerait la Constitution ? Si, au contraire, on entend que la nomination des juges influera sur les jugements; que, par cette raison, elle aura une grande influence politique sur la Constitution; que les juges auront d’autres guides que leur conscience; que leurs inspirations viendront, non de la justice, mais delà cour, c’est-à-dire du foyer de toutes les intrigues et du centre de toutes les corruptions ; si l’on entend que nos tribunaux auront tous les caractères de ces commissions, jadis si odieuses à notre servitude même et si insupportables à notre patience ; si l’on entend, en un mot, que nous vivrons sous des lois saintes et sous des jugements arbitraires, sous les lois du peuple et sous des arrêts de la cour; enfin, si c’est à cet ordre de choses que l’on attache l’existence de la constitution monarchique, à mon tour je dirai, au nom des amis de la liberté, de la royauté même; je dirai, dans le langage de ceux qui nous accusaient avant-hier de déloyauté : il est enfin dévoilé, ce secret redoutable! Des ennemis de la liberté et de la royauté veulent donc rétablir, étendre même le despotisme ancien par le plus exécrable moyen, par la corruption de la justice! (On applaudit avec transport. — On demande à aller aux voix.) M. Irland de Bazoges. Pour décider la question, il est nécessaire de rétablir deux principes dont on s’est beaucoup écarté. Le premier est que le pouvoir judiciaire émane du pouvoir exécutif; le second, que la justice doit se rendre au nom du roi. Le pouvoir judiciaire est celui de faire exécuter les lois. On reconnaît que le pouvoir de faire exécuter appartient au roi; donc, le juge n’est que l’agent du roi : le roi ordonne, le juge prononce. Faisons maintenant l’application de ces principes; cette application est bien simple: être l’agent de quelqu’un sans son consentement et sans être nommé par lui, ce sont des idées contradictoires. Si le roi est forcé d’accepter le juge qu’on lui présentera, cette violence faite à sa volonté dégradera le roi aux yeux de ses peuples. JRappelez-vous bien, lorsqu’il s’agissait de la sanction, vous fûtes indignés de la seule idée d’un consentement forcé. Je réponds à l’objection relative aux ministres : si la Constitution ne régénère pas les moeurs, votre Constitution est lre Série. T. XV. jugée et condamnée. Les ministres n’auront plus d’intérêt à séduire; ils ne seront maîtres que de faire le bien; les départements et les districts formeront un faisceau d’opinions que les ministres n’oseront jamais braver. (La partie gauche demande à aller aux voix.) M. Goupil de Préfeln, placé à la tribune, insiste pour obtenir la parole. — « Au nom de la patrie !... » (La demande d’aller aux voix se fait entendre avec plus d’énergie.) M. Goupil reprend : J’ai le courage de dire, comme Thémistocle à Alcibiade : Frappe!. . . mais écoute. (Après quelque temps de tumulte, la question est posée et la discussion fermée.) MM. de Béthisy, évêque d’Uzès, de Foucault, etc., annoncent qu’ils vont protester contre le décret qui ferme la discussion. M. Goupil. Un opinant a parlé pour, un autre a parlé contre; je voudrais parler sur , je dois être entendu. M. Dufraisse-Duchey. On veut détruire la monarchie; nous ne pouvons rester dans cette Assemblée. MM. de Clermont-Tonnerre, Malouet, etc., montent à la tribune et réclament. M. Charles de Carnet h. Il n’est pas permis à un membre de l’Assemblée de s’opposer à la volonté que la majorité a manifestée. Après des débats très prolongés, M. le président commence à exposer l’état de la délibération. M. de ülirepoix l’interrompt. M. le marquis de Foucault. Monsieur le président, donnerez-vous la parole à ces Messieurs, enfin ? M. le comte de Clermont-Tonnerre. Vous n’avez pas eu le droit de mettre en délibération si la délibération était fermée. M. l’abbé Grégoire. La discussion a été régulièrement fermée; vous avez maintenant, Monsieur le président, le droit et le devoir de mettre la question principale aux voix. M. Boutteville-Bumetz. On dit que la discussion a été fermée dans un moment de tumulte : ce sont ceux qui ont fait ce tumulte qui élèvent cette réclamation. Il serait possible de consentir à recommencer l’épreuve ; mais cependant quel inconvénient y aurait-il à entendre MM. Goupil et de Clermont-Tonnerre? L’opinion de chacun de nous est fixée; la leur ne changera pas la nôtre. M . le Président veut prendre la parole. M. de Foucault l’interrompt, parle et s’agite avec violence. M. le Président s’adressant à la partie de la salie où est placé M. de Foucault : Il a été fait une motion que vous avez applaudie; je veux la proposer, et vous m’interrompez, et vous m’insultez! M. Prieur. La première partie de la motion 1 de M. Boutteville-Dumetz est en con tradiction avec 1 27 418 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [7 mai 1790.] la seconde : si la discussion est fermée, on ne peut entendre personne. M. le marquis de Foucault. On a proposé de fermer la discussion; nous nous y sommes opposés: on a mis cette proposition "aux voix, et nous ne l’avons pas entendue. Je veux qu’on continue la discussion. (On fait une seconde épreuve. La discussion n’est pas fermée.) M. Goupil de Préfeln. La question est mal posée, puisqu’on peut trouver des moyens termes qui s’éloignent également et de la négative et de l’affirmative. Si on dit : le roi doit avoir le droit de refuser le juge nommé par le peuple, j’attaque cette assertion; si l’on dit : le roi ne doit avoir aucune influence, j’attaque encore cette assertion. En terminant mon opinion, je vous présenterai des vues intermédiaires. Si on accordait le refus volontaire de l’institution, le ministre refuserait jusqu’à ce que le peuple, fatigué de ces refus eût nommé celui qui se serait rendu digne de la faveur ministérielle; ainsi le peuple serait dépouillé du plus précieux de ses droits. Quand vous avez aboli la vénalité légitime, vous n’avez pas voulu qu’elle fût remplacée par une vénalité de corruption. Sous Louis XII, Montluc ayant perdu ses bagages dans une bataille, la cour n’ayant pas d’argent, ce qui lui arrivait souvent, autrefois comme de nos jours, on donna à ce général douze bons d’offices de judicature : voilà à quoi aboutirait l’élection accordée aux ministres. Je connais une université qui présente au roi deux sujets pour remplir une place vacante; eh bien! jamais il n’y a eu une élection qu’il n’ait été publié dans la ville qu’il en avait coûté 100, 200, 250 louis pour obtenir la préférence ministérielle. C’est par cette voie que se rempliraient les iribunaux : je demande si cette nomination perverse produirait de très bons juges ? Si le roi avait le droit de refuser à son gré le juge qui lui serait présenté par le peuple, il aurait la facultédeprononcer l’exclusion de tout homme qui aurait eu l’honneur de déplaire au ministre. Qu’on ne se fasse pas illusion: ce n’est pas du pouvoir royal qu’il s’agit ici, mais du pouvoir du visiriat. Le pouvoir royal n’est pas dangereux en France; il s’augmente par l’amour du peuple pour les rois; il se restreint par l’amour des rois pour les peuples : la félicité des rois repose sur leur justice, sur le bonheur et la prospérité de leur empire; mais il n’en est pas de même des ministres, dépositaires momentanés de leur autorité... J’honore tout ce qui doit l’être; mais le sentiment de ma conscience et de ma liberté exige que je dise les choses comme elles sont. Les dépositaires passagers de l’autorité des rois sont comme cet étranger qui, logeant à Londres dans un hôtel garni, où le feu venait de prendre, répondit à son domestique qui l’en avertissait : Qu'est-ce que cela me fait, je pars demain. Voilà l’histoire d’un homme arrivé au ministère; il est, pour ainsi dire, en chambre garnie. D’après cela, je vous prie, considérez l’étendue de ce dangereux pouvoir ; jetez les yeux sur l’organisation judiciaire qui vous a été proposée par votre comité. Voyez ces bureaux de jurisprudence charitable: le faible y viendra chercher des secours contre le puissant; le jurisconsulte le juge; si le puissant est l’ami du ministre, si l’oppresseur est l’ami, la créature, le serviteur de quelque subalterne, n’abandon-nera-t-il pas le faible à l’oppression?... Il y aura sans doute, dans les Assemblées législatives, des légistes qui espéreront obtenir des places de judicature, ou qui en posséderont déjà, et qui voudront les conserver : ne craignez-vous pas que le courage de ces légistes ne soit affaibli? S’ils ne sont point des héros de patriotisme, ne se diront-ils pas : Notre opinion est juste ; mais si nous la développons, c’est un titre d’exclusion ; nous sommes frappés de l’anathème ministériel? Ainsi, la corruption s’introduira partout, même dans les assemblées administratives, avec le refus indétini placé dans les mains des ministres. On intéresse le roi dans cette discussion ; sans doute, il veut être l’ami de son peuple, il faut le préserver de ses propres vertus. On nous amène à une grandequestion, cel le de l’étendue du pouvoir exécutif. Examinons donc une fois celte question dans tous ses détails. On vous a dit : Parcourez l’histoire de tous les peuples du monde. Eh! Messieurs! n’écoutez pas tout cela; ce n’est que phrases, qu’éloquence inutile. On a fait beaucoup de raisonnements, ne les écoutez pas ; ils ne sont autre chose que des subtilités métaphysiques. Consultez la nature de l’homme; elle doit être votre guide. Je vais parler de la nature, vous reconnaîtrez son langage. La nature a rassemblé les hommes pour les rendre bienfaisants : de là les grandes coalitions qui ont pour objet la félicité de leurs membres. Le but de tous vos soins est le bonheur de la société ; votre but est de faire le plus grand bien possible au plus grand nombre possible d’individus. D’après cela, quelles doivent être les bornes du pouvoir exécutif ? Il faut que le pouvoir exécutif suprême puisse opérer en tout sens, en tout genre, le bien public, sans pouvoir jamais opprimer le droit national et la liberté. A la lumière de ces principes, que devez-vous statuer sur l’ordre judiciaire? L’administration judiciaire est nécessaire dans un grand empire; c’est pour cela qu’il y a des tribunaux: il faut que la justice soitfacile, prompte, intègre et sûre. Je m’arrête à la troisième condition. Je demande quelle intégrité l’on pourrait attendre d’un juge élevé au tribunal par une vénalité de corruption, d’un homme assez peu fier pour passer sa vie à interroger dans l’antichambre des ministres et dans les bureaux des subalternes ? Ainsi, les principes de la nature n’exigent pas que vous admettiez une faculté indéfinie de refuser les juges. Dans l’âge d’or de la magistrature française, les mercuriales défendaient aux juges de hanter le Louvre et les maisons des grands. Permettez que je parle de l’inamovibilité, cette loi peu recommandée par Louis XI, qui en fut le créateur ; il crut pouvoir expier ainsi une longue suite de crimes : il fit venir son fils près de son lit de mort; il lui fit jurer de respecter cette loi ; et des lettres-patentes portèrent au parle-ment une nouvelle vie. La justice, dit-on, doit être rendue au nom du roi. La monnaie porte le nom du roi; il ne s’ensuit pas que le roi doive posséder 2 milliards d’espèces... Vous avez décrété que le roi ne peut juger : il ne peut exercer le pouvoir judiciaire ; il ne peut donc influencer la justice. Mais s’ensuit-il qu’il ne puisse rien sur l’élection populaire? Permettez-moi de vous rappeler ce principe, que le pouvoir exécutif réside dans les mains du roi. Il peut arriver que, par intrigue ou autrement, le peuple fasse un mauvais choix. Ne faut-il pas que le roi ait quelque moyen d’écarter un citoyen indigne? Ne faut-il pas que le roi puisse faire cet acte de bienfaisance envers la société ?Jesens que les ministres pourront en abuser ; mais il faut aussi jeter tout refus à un examen public et religieux. On dira qu’il faudra donc suivre un procès ; mais celui 419 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [7 mai 1790.] qui aura une exclusion à craindre abandonnera | ses droits. Le chancelier, quand il sera obligé de donner ces motifs, ne compromettra pas son honneur. Les droits du candidat, le refus du ministre seront soumis à des juges. Je finis en proposant un projet de décret pour l’application de mes principes. Les sujets élus pour remplir les places déjugés seront institués par le roi, à l’effet de quoi ils remettront copie du procès-verbal de leur é>ection et de toutes autres pièces qui pourraient constater leurs titres et capacités. Le chancelier, ou garde des sceaux, sera tenu, quarante jours après la remise de ces pièces, de faire expédier des provisions, ou de remettre une déclaration par écrit et dûment signée des causes sur lesquelles le refus est fondé ; en cas de refus non motivé, le sujet élu pourra se pourvoir à la cour supérieure, pour obtenir une institution qui ne pourra être refusée sans cause légitime. Si le refus du ministre est motivé, le sujet élu pourra se pourvoir à la cour supérieure, pour y faire juger contradictoirement le refus, et obtenir en conséquence un arrêt d’instruction. M. de Cazalès. 11 faut donc traiter encore cette question dont la décision est si importante, dont les suite influeront à jamais sur la nature du gouvernement français, et en changeront peut-être la forme; cette question, dont la discussion devrait être facile dans une Assemblée qui a reconnu que le gouvernement français est monarchique; qui a déclaré qu’entre les mains du roi réside le pouvoir exécutif suprême. J’ai établi, dans ma précédente opinion, qu’il ne peut exister dans aucune société que deux pouvoirs politiques réellement distincts : le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif, et que toute espèce de force politique n’en est qu’une émanation. M. Barnave a cité l’autorité de Montesquieu. Peut-être est-il extraordinaire que M. Barnave la cite, et que je ne m’y rende pas. Je me rends à la vérité et à la raison ; l’une et l’autre me disent qu’il n’est pas un seul homme raisonnable et de bonne foi qui puisse reconnaître plus de deux pouvoirs. J’en appelle à M. Barnave lui-même : quand le souverain a distribué tous les pouvoirs, quand il a fixé la loi et tes moyens de l’exécuter, que lui reste-t-il à faire? quel serait l’emploi d’un troisième pouvoir politique ? M. le président de Montesquieu avait longtemps exercé la magistrature avec gloire; il a été entraîné par l’esprit de son état; l’état mixte des parlements en France avait égaré son opinion, dont on pouvait seulement conclure que les parlements avaient réuni à une portion du pouvoir exécutif une portion du pouvoir administratif, et non pas qu’ils exerçaient un troisième pouvoir. Mais aujourd’hui que le jugement n’est plus que l’acte matériel de l’application de la loi, que l'acte qui ordonne l’exécution de la loi, les fonctions judiciaires sont évidemment une partie du pouvoir exécutif. Si le pouvoir exécutif réside uniquement et entièrement dans les mains du roi, le roi doit donc nommer les juges. J’ajoute que depuis les temps héroïques, depuis le roi Persée jusqu’à nos jours, il n’y a pas un seul exemple que les rois n’aient pas institué leurs juges. Si ce fait ne peut être contesté ; si l’histoire s’élève pour soutenir des principes incontestables, par quelle étrange témérité, nous, législateurs d’un jour, nous à qui, jusqu à ce moment, toute question d’économie politique a été inconnue, rejetterions-nous la leçon de l’expérience ? Ignorons-nous que le passé est l’école du présent comme de l’avenir? et ne craignons-nous pas que notre fol ouvrage ne s’écroule avec nous? La fin de l’opinion de M. Barnave ne présente qu’une vaine éloquence, qu’une répétition, en phrases plus ou moins sonores, des lieux communs qu’on a répétés de tout temps contre les ministres et contre tous les valets qui entourent le trône. Quand il aurait peint avec des couleurs vraies cette classe d’hommes qu’il est peut-être peu généreux d’attaquer quand ils n’ont plus d’autorité, son raisonnement n’aurait pas plus de force ; et quand il en aurait davantage, il en résulterait qu’on ne doit accorder nulle fonction, nul pouvoir au roi, car il partagera toujours l’une et l’autre avec les ministres et les courtisans. Si je vous peignais les factions populaires, les effets funestes des intrigues, des prestiges de l’éloquence ; si je nommais les Socrate, les Lycurgue, les Aristide, les Solon immolés par le peuple ; si je citais ces illustres victimes des erreurs et des violences du peuple ; si je vous rappelais que Goriolan fut banni, que Camille fut exilé, que les Gracques furent immolés au pied du tribunal; si je disais que les assemblées du peuple romain n’étaient que des conjurations, que les comices n’étaient pleins que de factieux; si je vous montrais la place publique changée en un champ de bataille ; si je vous disais qu’il n’y avait pas une élection, pas une loi, pas un jugement qui ne fût une guerre civile, vous conviendriez qu’il y a des inconvénients dans le gouvernement populaire. (On demande à l’opinant s'il parle du gouvernement représentatif.) Peut-être que cette peinture fidèle des désordres d’une république qui mérita l’admiration de tous les peuples, et qui fut la maîtresse de l’univers, fera sans doute quelque effet sur votre esprit, sur votre cœur: et ne croyez pas que cette digression soit étrangère; tout peuple qui fait des élections sera sujet aux mêmes inconvénients... (On observe que l'opinant n'est pas dans la question.) M. l’abbé Maury. On veut vous troubler; parlez posément, on vous écoutera. M. de Cazalès continue. Mais puisque cette discussion, à laquelle j’attache un bien mince mérite, paraît étrangère, elle l’est en effet. Nous n’avons pas été envoyés pour choisir une forme de gouvernement : la nation a donné ses ordres; il faut obéir. Le gouvernement monarchique existait, il faut le raffermir et non l’attaquer ; il faut voir s’il n’est pas contraire à l’essence de la monarchie de décider que le roi n’aura aucune influence sur l’admission des juges? Je vous prie de vous rappeler quels embarras ont éprouvés ceux qui ont regardé le roi comme le premier huissier du pouvoir judiciaire; ils voulaient faire adopter des principes démocratiques; iis n’osaient pas avouer ces principes à la face du peuple qui m’entend, à la face de ce peuple qui professe encore l’amour de ses rois ; au milieu de cette Assemblée qui ne peut adopter un gouvernement que repoussent nos mœurs, nos usages, l’étendue de l’empire, le vœu formel du peuple français. Pressés par leurs adversaires, ils ont dit qu’ils voulaient diviser les branches du pouvoir exécutif; ils ont osé proposer de détruire l’unité, cette base monarchique par excellence, qui produit cet ensemble, cette rapidité d’exécution nécessaire au gouvernement d’un grand empire. Il était facile d’apercevoir qu’ils regardaient le décret Dar lequel vous avez reconnu le gouvernement français gouvernement monarchique comme une simple énonciation ; mais puisque leur secret a 420 [Assemblée nationale.] échappé à leur prudence, puisque leurs projets sont avoués, que tous les bons Français se rallient autour de l’autorité royale et qu’ils repoussent cette liberté folle qufserait licence, cette autorité populaire qui serait anarchie; qu’ils dissipent cette ivresse au sein de laquelle, abusant d’un peuple fatigué de vos Assemblées orageuses, on voudrait établir le pouvoir arbitraire dans un empire où la destruction du clergé, de la noblesse, des parlements ..... {On applaudit de toutes parts.) Dans un empire où il n'existe plus d’intermédiaire entre le peuple et le roi, où la destruction du clergé, de la noblesse, des parlements... ( Les applaudissements redoublent.) M. Lavie. Il est bien étonnant qu’on ne veuille pas entendre l’oraison funèbre de tant d’oppresseurs. {La partie gauche et les spectateurs Applaudissent.) M. deCazaîès reprend. Je crois que si je voulais répondre aux sarcasmes par lesquels on m’interrompt, il me serait facile de prouver que c’est l'oraison funèbre de la monarchie... {La partie droite de l'Assemblée applaudit à son tour.) Ils veulent établir un pouvoir arbitraire dans un empire où la destruction de la noblesse, du clergé, des parlements ne laisse aucune borne au pouvoir d’un seul; ils veulent établir un état de choses où, si vous n’êtes le plus libre, vous serez le plus esclave des peuples; ils veulent établir un pouvoir arbitraire plus despotique que celui d’Orient, dont les fureurs se brisent encore contre le respect des peuples pour la religion et pour ses ministres. Tel est cependant le terme inévitable où vous conduisent ces prétendus amis de la liberté, qui ne veulent pas du gouvernement que veut la nation ; qui veulent rendre étranger à ce gouvernement ce pouvoir judiciaire, ce lien sacré qui unit les rois et les peuples : ce lien brisé, l’anéantissement de l’autorité royale est nécessaire : cette autorité n’aurait pas assez de pouvoir pour punir des factieux qui feraient trembler les juges par les crimes que ces mêmes juges étaient destinés à punir. Mais que veulent donc ces ennemis de la prérogative royale? Espèrent-ils renverser le trône sur lequel les descendants de Glovis sont assis depuis quatorze siècles? Une portion considérable de la nation s’ensevelirait sous ses débris, et vingt ans de crimes ne finiraient pas cette révolution désastreuse. Comment peut-on craindre cette influence royale pour une nation qui a recouvré le droit de s’assembler par ses représentants, d’exprimer, de faire valoir directement sa volonté? Repoussez donc loin de vous ces terreurs qu’inspirent les ennemis delà prérogative royale; repoussez donc ces faux principes que prêchent des hommes qui, constamment serviles, flattent l’autorité partout où ils la trouvent; qui caressent l’autorité populaire, et qui flattaient naguère l’autorité royale qu’ils calomnient aujourd’hui. Il ne s’agit ici ni d’intérêts particuliers, ni de classes différentes ; c’est l’intérêt commun, c’est l’autorité royale qu’il faut défendre. Que tous les amis de la patrie se rallient devant cette sauvegarde! persuadons-nous de cette vérité, que le pouvoir exécutif doit être maintenu dans toutes ses parties pour maintenir le bonheur et la liberté publics : cette vérité n’est redoutable que pour des factieux qui voudraient usurper l’autorité de leur légitime maître ..... {Ce dernier mot excite de grands murmures.) L’autorité royale doit être aujourd’hui la divinité tutélaire de tous les Fran-[7 mai 1790.] çais, le fanal de ralliement des bons citoyens. L’autorité royale n’est dangereuse que pour les hommes qui ne voient des dangers que dans le retour de l’ordre. Réunissons-nous tous pour défendre cette autorité sacrée, et demandons que le roi choisisse parmi trois sujets qui lui seront présentés. MM. l'abbé Maury, Madier de Montjau et Lemu-lier de Bressey s’élancent à la tribune, et embrassent M. de Cazalès. M. le comte Stanislas de Clermont-Tonnerre demande la parole. Elle lui est refusée (Y oy.plus loin son discours annexé à la séance de ce jour.) La partie gauche demande à aller aux voix. — La partie droite se lève pour appuyer cette demande. La discussion est fermée à l’unanimité. Un des secrétaires lit la question conçue en ces termes : « Le roi aura-t-il le pouvoir de refuser son consentement à l’admission d’un juge? » M. de Toulongeon. Je demande à proposer un seul amendement. Lorsqu’il a été question de la sanction, on a dit : Le roi pourra-t-il refuser la loi ? Son refus sera-t-il suspensif ou absolu? Ici on dit : Le roi pourra-t-il refuser le juge élu par le peuple? 11 faut ajouter : Son refus sera-t-il suspensif ou absolu? Voilà mon amendement. M. Barnave. U n’y a pas à délibérer sur eet amendement, qui n’est que la répétition plus simple de la proposition de M. Goupil. Quand nous nous en tiendrions aux formes, ü n’y aurait pas lieu à délibérer. L’Assemblée a décrété la forme des questions, il est impossible de la changer. Mais l’amendement est trop inadmissible pour le combattre par des moyens de forme. Supposer que le refus peut être suspensif, ce serait supposer qu’il existe un pouvoir capable déjuger ce refus. Quel tribunal ne serait intérieur en dignité à la majesté du monarque? Quel tribunal serait plus capable de juger de la bonté d’une élection que le peuple qui a élu, que des hommes qui habitent à côté du juge, et qui ont cru pouvoir y confier leur honneur et leur fortune? (L’Assemblée décide unanimement qu’il n’y a pas lieu à délibérer sur cette question.) M. Brlois de Beaumetz. Je ne conçois pas comment on peut aller à l’appel nominal sur une question de cette nature : dans ma conscience et d’après les différentes opinions, il ne me paraît pas qu’il puisse y avoir deux avis, ou bien il faudrait supposer que la première question préjuge la seconde : il est évident que l’Assemblée se réserve la liberté tout entière sur la seconde question. Quand j’ai proposé la série que vous avez adoptée, je n’ai pas eu l’insidieuse intention de vouloir que l’Assemblée se liât par la marche seule de sa délibération. J’ai été conduit par l’ordre des idées pour faire passer cette délibération par tous les degrés nécessaires pour la rendre complète. Après la première question, le seconde restera tout entière, et c’est sur celle-là que peut être placé l’appel nominal. (La première question est mise aux voix par assis et levé.) L’Assemblée décrète, à une majorité peu considérable, mais très déterminée : « Que le roi n’aura pas le pouvoir de refuser son consentement à l’admission d’un juge élu par le peuple. » ARCHIVES PARLEMENTAIRES.