72 ARCHIVES PARLEMENTAIRES - CONVENTION NATIONALE BASSAL : Il a été annoncé hier à toute la République que sept représentants du peuple devaient être dénoncés au sein de la Convention nationale. Ce jour a été marqué pour cette discussion solennelle. Le discours qui doit vous être prononcé excitera sans doute une discussion qui peut entraîner des longueurs. Je demande en conséquence que l’on commence dès ce moment l’ordre du jour. Jean DE BRY observe que ce qu’il a à dire n’entraînera pas de discussion et il commence (44). Jean DE BRY monte à la tribune, et prononce un discours souvent interrompu par des applaudissemens. La Convention nationale en décrète l’impression, et le renvoi des propositions qu’il contient aux comités de Salut public, de Législation et de Sûreté générale (45). Jean DE BRY : Citoyens, je vous ai dit hier que les observations faites par Tallien, et celles ajoutées par Thuriot, me sembloient exiger un complément dont le résultat fût une application directe des principes à notre situation actuelle : c’est ce que, depuis plusieurs jours, j’avois intention de vous offrir. Je vous ai dit que l’opposition qui sembloit exister dans la Convention étoit plus apparente que réelle, parce que je crois que cette opposition tient à des causes qui sont hors de nous: c’est ce que j’essaierai de démontrer. Une dénonciation grave fut annoncée hier : de quelques sentimens pénibles qu’elle m’ait affecté, je n’ai pas cru qu’elle dût rien changer à ce que j’avois à vous dire: impassible comme la loi dont elle est l’organe, la représentation nationale doit toute son attention aux idées qui peuvent opérer le bien du peuple, sans que cette attention soit partagée par les faits qu’elle peut avoir à punir, à justifier ou à excuser. Si je n’étois convaincu, citoyens-collègues, que le recouvrement de notre liberté n’est point une illusion; que les mémorables séances des 9 et 10 thermidor, en renversant un usurpateur prétendu populaire, ont porté la lumière sur les principes de la tyrannie qu’il avoit fondée; si je n’étois convaincu que la mort à cette tribune, la mort volontaire dans cette salle, aux pieds de la statue de la liberté, est préférable cent fois pour chacun de nous, au retour de l’ignominieuse oppression d’où nous sommes sortis; solitaire et tranquille, j’attendrois, comme jadis, que des momens plus prospères me permissent d’apporter mon tribut dans la commune délibération : mais l’instant est venu, où il faut que la Convention Nationale ne compose plus avec les événements futurs, où il faut que, dès aujour-(44) Ann. Patr., n° 606. Moniteur, XXI, 620. (45) P.V., XLIV, 210; C 317, pl. 1281, p. 9; Moniteur, XXI, 620: ces comités sont chargés de présenter, primidi prochain, un rapport sur les meilleurs moyens d’action du gouvernement révolutionnaire par rapport à la Convention et par rapport au peuple. Décret n° 10 614. Rapporteur : Jean De Bry, d’après C* II20, p. 271. d’hui, elle se prépare les moyens de les maîtriser, et où, amarrant à tout ce qu’il y a d’éternellement juste, la sûreté et le bonheur du peuple, elle s’assure que des vagues nouvelles ne feront point dériver le vaisseau révolutionnaire. La justice est une; la raison est une : antérieures à toutes les lois positives, à toutes les combinaisons sociales, elles leur survivent dès-lors qu’elles ne les fondent plus. Eh bien ! le peuple en a besoin : souvent il en a goûté les prémices; souvent aussi l’hypocrisie des démonstrations l’a trompé; on lui a fait passer l’attiédissement pour de la modération, et l’extravagance pour de la force; on l’a fait douter un instant du succès de notre régénération. Ramenez-le à son vrai but; agissez comme s’il n’y avoit point de passions intéressées à vous blâmer, quelque parti que vous preniez; car, soyez-en certains, il est si vrai que la situation la plus conforme à la félicité d’un peuple, que le véritable degré de l’esprit public est entre l’attiédissement et l’extravagance, que si ceux qui vous blâment demeuroient seuls directeurs de la volonté populaire, ce seroit à ce point qu’ils la feroient tendre, autant pour leur gloire que pour leur propre sûreté. Un grand changement s’est opéré parmi nous : entraînés jusqu’alors dans les divers mouvemens produits par les circonstances où nous avons passé, et nous aussi à notre tour nous avons eu notre crise, et, comme on l’a dit justement, notre insurrection. Dès lors, il a dû naître pour nous un état de choses nouveau; les diverses affections comprimées ont fortement réagi, et il n’y a même rien d’étonnant, si les prolongemens de cette secousse semblent se faire sentir encore. En effet, perdu dans la classe générale opprimée, chaque individu s’est senti renaître, a ressaisi ses droits, et, honteux d’avoir pu les perdre, a songé moins à régulariser la liberté qu’à se garantir d’un nouvel esclavage. De là les haines, les passions, les chocs, la susceptibilité, l’éloignement, funestes résultats qu’entretient le souvenir des vexations, des menaces, des listes de proscriptions, des assassinats commis au nom de la loi, de l’oppression des pensées, du travestissement des erreurs, et du plus vil fanatisme qui ait obscurci la raison humaine. Le cours des événemens, et non pas assurément les combinaisons ou la nullité des vrais républicains, le cours des événemens a voulu que la Convention nationale s’élevât par cette longue et cruelle expérience à la hauteur des fonctions qu’une grande nation lui avoit déléguées. Aussi devons-nous sans retard, non seulement disperser les restes de la tyrannie, mais faire cesser au milieu de nous ce que la découverte de la conjuration a laissé de ferment nuisible à la chose publique : notre asservissement servoit les tyrans; notre incohérence les servirait encore, et ne tarderait pas à nous mettre sous le joug. Il eût peut-être été à desirer (et quand on considère dans quelles erreurs les hommes les plus purs peuvent être conduits, je ne crains pas qu’on me soupçonne de parler pour moi), il eût peut-être été à désirer que l’on proclamât ici que l’existence politique des représentans du peuple français datoit du 9 thermidor; peut-être cet SÉANCE DU 12 FRUCTIDOR AN II (29 AOÛT 1794) - N° 17 73 acte ou tout autre semblable eût détruit sans retour les espérances atroces de cette aristocratie toujours aux aguets de l’événement pour en profiter, ou de ces malveillans si unis avec les aristocrates, qui ont besoin de désordres pour être quelque chose, comme les tyrans ont besoin de divisions pour régner. Au moins, si la diversité des esprits et des caractères, si les prétentions respectives écartent cette mesure dans le fait, au moins est-il utile qu’on sache que dans le droit elle existe, que tous nous avons combattu, et que si, pour attaquer l’odieux triumvirat et la commune rebelle, pour les démasquer, pour résister à leurs captations et à leurs menaces, pour affronter le danger, pour se dévouer ici à la mort, pour appeler la vengeance nationale sur leurs têtes, il a fallu du courage; que s’il en est résulté quelque gloire utile à nos travaux, nous y avons tous droit, car nous y étions tous; et certes, comme la crainte d’une interprétation maligne ne doit ni altérer ni étouffer la vérité, je le rappellerai; n’étoit-ce pas à ceux que l’aristocratie déguisée cherche-roit à flétrir du nom de côté droit, si vous le souffriez encore, que s’adressoit Robespierre pour obtenir la parole ? La lui ont-ils accordée ? n’avons-nous pas à l’unanimité voté son arrestation, celle de Couthon, Saint-Just, de Lebas, d’Hanriot, de Dumas ? ne les avons-nous pas mis hors de la loi ? n’avons-nous pas énergiquement concouru à toutes ces mesures qui, dans ces longues et célèbres heures, ont sauvé la représentation nationale et la France ? Par quelle fatalité, quinze jours après, des représen-tans seroient-ils audacieusement privés de la portion d’estime publique qui leur appartient dans ce succès ? Hommes justes, souffrez qu’on mette votre patriotisme en garde contre les suggestions de la malveillance. Par quelle injustice atroce n’en recueilleroient-ils qu’une dénomination injurieuse et l’étemel et calommieux soupçon de vouloir détruire la République ? Détruire la République ! Quel est donc celui d’entre nous qui voudroit y survivre ? Où seraient nos ressources ? où serait notre garantie ? et dans quel impénétrable asyle un représentant infidèle pourrait-il fuir l’image de sa patrie asservie, la colère du peuple, la douleur de sa famille, Dieu et sa conscience ? Ah ! citoyens, nous qu’une même mission, un même sort, un même but de travail a rendus collègues, ne perdons pas de vue que c’est à l’aide de cet amas de suppositions absurdes qu’on nous empêche d’opérer le bien. Le but, encore une fois, n’est-il pas le même ? n’est-ce pas l’établissement d’une République une et indivisible ? n’est-ce pas la force et le bonheur du peuple ? Mais, dira-t-on, les moyens sont différens; et certes, où serait donc la liberté, s’ils ne l’étoient pas ? Dans un divan, il n’y a point de discussions ni de diversité d’opinions. On vous a dit que l’aristocratie étoit là pour vous arracher les fruits de votre victoire; je vous le dis aussi; mais c’est moins en surprenant, sous les bras des patriotes, l’élargissement de quelques-uns de ses affidés qu’elle s’en assure, qu’en cherchant à relever la funeste barrière qui fut brisée ici le 9 thermidor, quand nous nous donnâmes la main pour nous dévouer tous au danger commun. Qu’on ne croye pas ces observations inutiles ou sans objet: elles peuvent rallier ici la bonne foi, la probité, le patriotisme, les représentans enfin que les ennemis du peuple ont tant d’intérêt à tenir désunis; elles peuvent nous éclairer et nous convaincre que le tumulte de certaines séances tient souvent plus à la forme qu’au fond des délibérations; qu’en conséquence, si, instruite par le passé, et ayant, si je peux parler ainsi, la carte des divers caractères qui la composent, la Convention adaptoit à son tempérament moral et politique un réglement sagement combiné, et auquel elle se promît de s’astreindre, il s'ensuivrait plus de précision et de rapidité dans notre marche, moins de division que souvent la confusion seule produit, plus d’économie des heures dues à la patrie, plus d’égards pour les droits de chacun, enfin ce qui constitue et la liberté des délibérations et la force des décrets, le respect pour le vœu exprimé de la majorité. Ah ! consultez le peuple, ceux même que l’extérieur du patriotisme avoit séduits dans Robespierre, et qu’il vous dise ce que lui présagerait de sinistre le renouvellement des divisions; qu’il vous dise quelles espérances il fonde sur notre union; qu’il vous dise s’il sépare la justice, l’ordre, le bonheur individuel de la force révolutionnaire. A entendre tous les aristocrates déguisés se récrier sur ce mot justice, on sent facilement combien il leur est dur de voir la Convention régulariser ses mouvemens, combien il leur serait plus expédient que sans comités, sans divisions de pouvoir et d’action, elle n’eût que des formes effrayantes et arbitraires, pour qu’enfîn fatiguée de tant d’agitations convulsives, la nation ensanglantée se précipitât dans les bras d’airain du despotisme. Ils ne parviendront pas à ce but exécrable; nous saurons imiter nos armées, nos armées justes et rigoureuses contre les traîtres, unies contre l’ennemi commun. Toutes les manœuvres que le vice peut pratiquer dans une cité populeuse nous sont connues; et si jadis nos malheureuses divisions ont donné à nos ennemis le secret de notre foiblesse, leur scélératesse nous a appris celui de notre force, et la mise hors de la loi est toujours là pendante, comme l’épée de Damoclès, pour découronner les tyrans, les ambitieux et les traîtres. Nous avons recouvré pour nous une partie de cette garantie sans laquelle la liberté de s’exprimer est dérisoire, et dont les derniers conjurés nous avoient dépouillés, tandis qu’environnés du prestige d’une fausse popularité, ils nous frappoient à leur aise et dans l’ombre : cette garantie, il faut que nous la recouvrions toute entière; il faut que l’article moral proposé par Cambacérès soit adopté. Si le malheur de la représentation vouloit qu’elle eût à punir des crimes dans son sein, qu’au moins, jusqu’à cet instant, nous puissions dans chacun de nous ne voir qu’un collègue et qu’un frère. Elle a trop duré, cette affreuse oppression qui a pesé sur nos têtes innocentes. Oh ! non, vous l’avez promis, ils ne reviendront plus ces temps malheureux où la pensée captive étoit forcée de se replier sur elle-même, dans la crainte que l’âme soupçonneuse du tyran ne la devinât; elles ne reviendront jamais, ces nuits odieuses où à 74 ARCHIVES PARLEMENTAIRES - CONVENTION NATIONALE chaque heure nos enfans ou notre compagne effrayés croyoient entendre les ministres des proscriptions et des vengeances. N’ayons jamais à les renouveler, ces dispositions terribles qu’une âme énergique et libre conseille à celui dont le désespoir est la seule ressource ! Asyles obscurs d’une résignation de chaque jour et d’un dévouement de quinze mois, soyez-le aussi enfin de la sûreté et de l’espérance, et qu’ajoutant à l’outrage la dérision barbare, on ne dise plus, à la manière de Saint-Just, que l’innocence n’avoit rien à craindre, quand le crime veilloit et tenoit le poignard. Pourquoi, représentans, après les diverses épreuves et mêmes les épurations où nous avons passé, une sorte de défiance plane-t-elle encore dans cette enceinte ? Pourquoi, après deux ans de campagne faits ensemble, semblons-nous douter encore du but où chacun de nous veut tendre ? Avons-nous donc des drapeaux diffé-rens ? Où sont ceux qui veulent des maîtres et des fers ? Où sont ces insensés qui sacrifie-roient à de vaines et éphémères jouissances, à de l’or, à l’exercice momentané d’une autorité arbitraire, le salut de vingt-cinq millions d’hommes et la gloire d’avoir fondé leur bonheur? Je le dis à chacun de nous, je le dis à chaque citoyen amant actif de la liberté : privé de la fortune, privé de la santé, séparé de ce qui lui fut cher, obscur et oublié, celui qui a contribué à régénérer son pays, seul dans une cabane, n’a rien à envier à la pompe frivole des rois du monde; il est plus grand qu’eux, et nulle gloire n’est au-dessus de la sienne. Comment se fait-il donc que, pénétrés de ces vérités, que placés tous entre l’exécration et l’amour des générations futures, nous avons aussi peu d’intimité et de confiance respectives ? Je vais le dire : ouvrez les yeux, hommes de bien, patriotes sincères : la cause de ces maux n’est ni dans telle ou telle place que nous affectons, ni dans vos volontés; elle est dans l’éternelle ARISTOCRATIE qui fait tourner à son profit les passions de chacun de nous. S’il est clair qu’elle seule peut profiter de nos divisions, il évident qu’elle seule les fomente. Oh ! si les instigateurs secrets de ces haines, de ces préventions exagérées, pouvoient apparoître au grand jour, quelle surprise et quelle indignation leur aspect feroit naître, quand on reconnoîtroit ces magnifiques métis du Louvre et de Coblentz, restés en France pour avoir un œil ouvert sur vous, et l’autre sur LE TEMPLE, toujours prêts à substituer au régime actuel leur gouvernement royal et si tranquille. S’ils parvenaient à ébranler ou faire détester le vôtre, quelles larmes de sang ne verseroit point alors le patriote trompé, qui, sans le savoir, auroit pu les servir? L’unité dans la Convention est le garant de l’unité dans la République : l’aristocratie le sait; et c’est à cette unité qu’elle s’oppose de toutes ses forces, comme du temps de Robespierre : parvenue, à l’aide de ce mannequin, à voiler ici la liberté, elle l’avoit paralysée sur le territoire de la République. Son plan est simple : si elle peut faire paroître notre régime plus dur que le sien, elle se croira sûre du succès; mais nos moyens de résistance sont faciles aussi. C’est d’abord de suivre, de dévoiler ses plans à mesure qu’elle les conçoit; d’indiquer sa marche tantôt oblique, tantôt rétrograde, mais toujours dirigée dans le même esprit; enfin de nous bien persuader qu’elle n’est jamais absente, et que l’avilissement, la paralysie, ou la dissolution de la représentation nationale sera toujours pour elle une compensation suffisante de toutes ses pertes. Ainsi, par exemple, dans ce moment, c’est elle qui souffle aux uns que l’oppression sous laquelle ils ont gémi ne finira point, et que si le tyran est abattu, la tyrannie a conservé toutes ses racines; c’est elle qui dit aux autres que tôt ou tard l’ardeur du patriotisme sera un signe de complicité avec Robespierre, et qu’on ne pourra point impunément s’être trompé sur le compte d’un homme dont les fausses vertus ont quelque temps séduit et égaré les meilleurs républicains. Sur la tombe de ces perfides triumvirs, l’aristocratie voudroit immoler les défenseurs du peuple, tandis que si Robespierre et ses agens ne se fussent pas mis en rébellion ouverte, elle leur eût aidé à sacrifier, au nom du patriotisme persécuté dans leurs personnes, ceux qui les avoient devinés et démasqués. C’est l’aristocratie qui sème les terreurs, les défiances, les haines, les soupçons : quel bien, s’écrie-t-elle, peut-on espérer d’hommes ainsi desunis ? et c’est elle qui cherche à nous diviser; c’est elle qui voudroit que cette enceinte offrît l’aspect hideux de l’ancienne cour, et que parmi les représentans égaux d’un peuple libre, on vît, comme chez elle, les chevaliers et les roturiers du patriotisme. Autant nous devons être actifs pour indiquer du doigt le but de l’aristocratie, et y rattacher toutes ses manœuvres, autant nous devons être soigneux de montrer sans relâche celui auquel nous tendons. Le peuple ne se laissera point surprendre, quand il saura chaque jour où elle va et où nous allons. Sa confiance pourra se reposer sur ses représentans; et les calomnies ne l’altéreront plus, cette confiance, quand chacun de nous, conservant la liberté des opinions, donnera authentiquement à la nation la garantie de ses principes. Citoyens, je ne doute pas que la raison et la liberté ne triomphent; je ne doute pas que les Républicains de l’intérieur ne conservent le fruit des victoires que leurs frères gagnent aux frontières : ce qui nous importe à nous, dans cette lutte opiniâtre du crime contre la vertu, c’est d’attacher à notre mémoire un caractère digne de notre mission, et qui en rende le souvenir utile aux peuples qui se régénéreront par la suite. Il faut qu’on dise de nous : La patrie étoit en péril; ils ont fait leur devoir; ils ont marché de front, et elle fut sauvée. Alors, qu’importe de mourir, lorsqu’on laisse après soi cet exemple? Voyez quel respect antique environne déjà ceux qui vous furent donnés dans les plus beaux jours de la révolution; on croit lire une époque de l’histoire grecque ou des fastes de la République romaine. Elle préludoit, dans ses chants barbares, à ses affreuses espérances, la cour corruptrice; elles étoient au champ de mars, les hordes allemandes, quand tout-à-coup les patriotes de 1789 se réunissent, le serment du jeu de paume électrise tous les cœurs, le SÉANCE DU 12 FRUCTIDOR AN II (29 AOÛT 1794) - N° 17 75 peuple de Paris s’insurge, le 14 juillet sort de la nuit des temps, et la bastille est renversée. Voilà le fruit de l’union. Aujourd’hui, dans ces temps difficiles peut-être, mais moins orageux sans doute, ces élans sublimes ne pourroient-ils pas raviver l’espérance, rallier les amis de la liberté, et pousser vers le port le vaisseau révolutionnaire ? Loin de moi l’idée de renouveler ici la ridicule cérémonie à l’aide de laquelle on a tenté d’avilir le corps législatif. Ce n’est point dans des embrassemens simulés et d’étiquette que la mère commune réunit ses enfans; c’est quand, assurée de leur amour, elle les voit marcher, chacun suivant ses forces, vers le même point, le salut commun. Est-ce sur l’infaillibilité que repose la confiance du peuple ? Qui de nous oseroit y prétendre, sinon pour le passé, au moins pour l’avenir ? Eh non : c’est sur l’intention pure et droite. Il est possible de l’en assurer; et dès-lors le levier le plus puissant de la malveillance est brisé dans ses propres mains. Si une déclaration franche et formelle de nos principes en révolution et en démocratie, nous passe ici à l’épuration morale et publique; si une conduite conforme à ces principes prouve qu’ils vivoient et qu’ils vivront sans cesse dans nos cœurs, fut-elle couverte des honorables vêtemens de l’indigence, elle dévoilera ses Projets, l’ARISTOCRATIE, quand elle insinuera, tel député est cruel, tel autre est foible, celui-ci est nul, tel autre est coupable, c’est-à-dire, nul ne peut vous sauver, un roi valoit bien mieux. Elle est loin de son but, et ceux à qui malgré tous ses efforts pour les révolter, les sans culottes à qui aucun sacrifice n’a coûté, même la suspension momentanée de leurs droits, ceux-là ont un souvenir trop récent des forfaits de l’ancienne cour, des trahisons de 1792, des horreurs de l’Autriche sur nos frontières, pour que des sophismes et des calomnies puissent en effacer la trace sanglante. C’est de ces crimes, amis, qu’il faut se rappeler ici. Qu’importe qui marche à mes côtés ? S’il tire sur l’autrichien, il est mon camarade. Point de regards en arrière, sinon la colère justement excitée repoussera, par une injustice nouvelle, une injustice ancienne. Combien de fois n’avons-nous pas gémi dans cette enceinte, à l’ouverture de la Convention, quand nous entendions sans cesse rappeler une époque qu’on eût dû couvrir et d’un voile et de tout le bien qui est pu la dérober aux regards de la postérité ! Qui sème des haines, s’il ne les étouffe, recueille des vengeances. Lorsque la mort de Virginie renversa le décemvirat, beaucoup de coupables suivirent Appius au tombeau : ils étoient ses complices; mais les exécutions se multiplioient, et le sang couloit dans Rome... lorsque Duillius, un des tribuns, rendit le calme à la République, et aux choses leur cours ordinaire, en prononçant ces paroles remarquables : « On a assez fait pour la satisfaction de Virginius et le rétablissement de notre liberté. J’EMPECHE que maintenant on n’appelle quelqu’un en jugement pour cette affaire, ni qu’on l’arrête ». Je n’infère point de-là qu’il faille épargner un coupable, mais bien que nous distinguions le délit de l’erreur, et que nous nous souvenions, nous qui devons avoir des successeurs, que c’est avec ce dernier prétexte, l’erreur, que l’aristocratie s’est vengée de ceux qui avoient porté les armes contre elle, et que même, dans les coupables de cette dernière classe, ce sont les services rendus à la chose publique, et non les délits postérieurs qui ont obtenu son exécration. Ce n’est point aux fautes révolutionnaires de Beauhamais qu’elle en a voulu, mais à celui qui avoit présidé le 20 juin 1791. Ce n’est point à la punition des transactions honteuses de Thouret qu’elle a applaudi, mais (et je l’ai entendu), à la mort de l’audacieux qui avoit osé s’asseoir et croiser les jambes à côté du roi. Un vaste plan fut organisé dès le commencement de la révolution dans les cabinets du nord de l’Europe; et tout entroit dans sa profonde combinaison, force, foiblesse, attiédissement, extravagance, famine, abondance, victoires et défaites. La Russie fut le modèle, l’Autriche s’en approchoit; et, quand l’amour de la liberté fit insurger tous les cœurs français, les politiques machiavélistes se promirent bien de profiter de notre inexpérience pour nous amener à leur point. Cette classe moyenne, dirent-ils, a trop d’aisance et trop de lumières pour être asservie; il faut la détruire; excitons contr’elle tous les fermens de l’amour-propre et toute la jalousie de l’ignorance; que les aveugles frappent ceux qui voient, et que le peuple se déchire lui-même; car, pour la gloire d’un roi, il ne faut que des nobles qui soient ses satellites, et des opprimés qui soient ses serfs et ses esclaves. Eh bien ! consultez les événemens passés, et voyez comme, malgré la résistance d’un peuple bon, généreux et sensible, les conspirateurs travaillèrent avec une exécrable constance à cet objet, depuis Maury jusqu’à Robespierre. Han-riot et Dumas auroient conduit à l’êchafaud Jean-Jacques et Mably; et Sidney, décapité comme républicain sous un roi, eût été fusillé par le comité d’exécution de Saint-Just. Voyez s’il a dépendu d’eux d’obscurcir toutes les lumières, d’intervertir tous les principes, de rendre incertaines toutes les joies, toutes les vertus, et de changer la France en un vaste et sombre monastère... Relevez-vous, âmes fières et libres; que l’image de l’oppression passée vous soit toujours présente; burinez-là en traits de feu dans vos écrits; faites-en passer la haine profonde dans tous les cœurs, et qu’au moindre des affreux symptômes qui ont signalé son passage parmi nous, le peuple entier la recon-noisse, se lève et l’écrase : ôtons tout espoir à l’hypocrisie, comme en 1789, on sut l’ôter à l’orgueil aristocratique; qu’ici soit sa hideur, et là notre loyauté; que le peuple éclairé prononce entre ses projets et nos opinions, et que sa confiance trompée n’erre plus entre elle et nous: l’aristocratie n’est point dans tel ou tel nombre d’individus; elle est dans l’esprit d’exclusion, de vengeance, de domination et de distinction laissé dans la République. Eclairer, dévoiler ses projets, c’est les déjouer. Notre plus ferme appui, c’est l’amour du peuple. Que de moyens n’avons-nous pas pour nous en entourer invariablement, quand à cinq ans d’une vie passée, 76 ARCHIVES PARLEMENTAIRES - CONVENTION NATIONALE pour le servir, au milieu des dangers, nous pouvons ajouter une telle exposition de nos sentimens, qu’il ait sans cesse à sa portée de quoi nous juger sur notre profession de foi ! Pour moi persuadé que, s’il est possible de résister à la malveillance, c’est, après en avoir démasqué les plans, en convenant et en s’unissant de principes, je déclare ici ceux que je professe, déterminé à les soutenir de tous mes moyens, et à les sceller de mon sang. DÉCLARATION Je veux le gouvernement révolutionaire jusqu’à la paix. Je veux le système républicain, fondé sur l’égalité des droits et la liberté civile. Je regarde comme contraire à ce système, toute division, toute fédération des parties de la République française; je la veux une et indivisible. L’autorité nationale réside en France dans l’intégralité de la représentation nationale; l’individu ou la collection d’individus qui tente-roient de se l’arroger, ou d’en arrêter l’effet, sont des usurpateurs, et, par le fait, hors de la loi comme des rois. La loi est l’expression de la volonté de la majorité. La représentation nationale a seule le droit d’accuser ses membres; elle ne doit ni les accuser, ni les juger sans les entendre. Tant que le but d’une proposition quelconque est l’égalité et la liberté républicaine, je regarde comme un délit de s’opposer à la diversité des opinions. Tout homme qui cherche à ressusciter des castes dans le corps législatif, en classant des membres d’après leurs erreurs, est coupable et doit être puni. Je veux la punition du crime, la protection de l’innocence, l’indulgence pour la foiblesse et l’erreur; c’est-à-dire, en un mot je veux la justice. J’abjure royauté, dictature, décemvirat, autorité arbitraire, ambition, places, argent; je voue à l’exécration tout ce qui, dirigé vers un intérêt privé quelconque, fût-il celui de la nature, s’écarteroit de l’intérêt général de la société. Je résisterai de toutes mes forces à tout genre d’oppression; je frapperai les oppresseurs, et j’aiderai de tous mes moyens ceux qui se dévoueront pour les détruire. Paix, sûreté, force et bonheur au Peuple français; telle est ma profession de foi et mon bien. Si ces réflexions sont conformes à vos principes; si cette déclaration politique est dans vos âmes, n’eût-elle d’autre résultat que d’avoir été rendue publique à cette tribune, elle peut déjouer bien des pièges et ramener bien des amis. Le temps que je vous ai pris ne sera donc pas perdu. Cependant, peut-être ces observations offertes à la méditation de vos comités de Gouvernement et de Législation, pourront-elles leur suggérer quelques idées heureuses pour tirer de ses entraves le gouvernement révolutionnaire, pour le préserver des écueils que la malveillance lui prépare, pour lui assurer une garantie chez nous, et pour nous faire trouver une garantie en lui; c’est sous ce rapport que je demande que le renvoi leur en soit fait. Souffrez que je finisse par l’expression d’un sentiment dont je suis pénétré : ce qui différencie le fanatisme religieux de l’entousiasme de la liberté, c’est que ce dernier sentiment n’est nourri que par les plus douces affections de l’âme, union, concorde, courage, dévouement; et que l’autre, au contraire, est moins l’amour de son objet que la haine de ses adversaires. A cette grande et mémorable époque, où, à travers les mers, deux nations libres et amies se sont donné la main dans cette enceinte, et ont juré de maintenir leur liberté malgré l’odieuse coalition des tyrans qui veulent la détruire, que le spectacle de la félicité qui est assuré au peuple américain, ne soit donc pas perdu pour le peuple français à qui le régime démocratique en promet une plus grande encore. Rendons à notre caractère et au vrai patriotisme toute la dignité que le trouble des factions leur avoit ôté. Malheur à ceux qui n’existeroient point s’ils n’avoient à haïr ! pour nous, redoublons de vigilance et d’union; que ce soit-là le plus sûr garant des espérances de la Nation, lesquelles ne doivent point être trompées. Les brigands avoient tout organisé pour la discorde et le désespoir : ils crioient vive la République ! et pensoient, meurent les républicains ! Aujourd’hui, que la crainte fasse pâlir les méchans, que la paix rentre dans l’âme des bons citoyens, que chaque jour soit celui de la justice, et n’oublions pas que ceux-là seuls survivront à la révolution, qui déverseront à pleines mains le bonheur sur le PEUPLE. Je demande le renvoi des vues que j’ai présentées, à vos trois comités de Salut public, de Sûreté générale et de Législation, et que le primidi de la prochaine décade il vous soit fait un rapport sur les meilleurs moyens d’action du gouvernement révolutionnaire, considéré dans ses relations avec le peuple et avec ses représen-tans (46). 18 Un membre demande, au nom du comité d’instruction publique, la parole pour demain. Décrété (47). GRÉGOIRE : Je suis chargé par le comité d’instruction publique de vous faire un rapport qui prouvera que l’intention de l’aristocratie était de produire la perte des arts et des monumens et de nous ramener à l’esclavage et à l’ignorance. Je demande la parole pour demain à midi, pour dévoiler ces horribles trames. La parole sera accordée demain à Grégoire suivant sa demande (48). (46) Débats, n° 709; résumé dans C. Eg., n° 741; F. de la Républ., n° 422; J. Univ., n° 1739, 1740; J. Perlet, n° 706; J. Fr. n° 704; F. de la Républ., n° 422; Mess. Soir., n° 741; Moniteur, XXI, 620; M. U., XLIII, p. 204; Ann. R.F., n° 271; mention dans J. Paris, n° 607; J.-Culottes, n° 561, 563; J. Mont., n° 122. (47) P. V., XLIV, 210. (48) M.U., XLIII, 204; J. Fr., n° 704; Rép., n° 253.