265 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [26 novembre 1789.] l’industrie de vos manufactures. Voici comme il divise les bénéfices : Au commerce national 20 0/0; 10 au sol et aux manufactures. Même somme pour le fret des vaisseaux employés à cette navigation. Enfin encore 10 0/0 pour les droits, les commissions, les salaires des ouvriers et journaliers employés aux armements. Il résulte de ce calcul, qui ne peut être soupçonné d’exagération, qu’en ne considérant ces transactions que sous le rapport de l’industrie intérieure du royaume, vous partagez par moitié ce revenu des colonies. Mais si vous considérez, Messieurs, ces possessions sous les grands rapports politiques, si vous calculez les ressources que vous tirez de leurs richesses territoriales, si vous pesez l’influence qu’elles vous donnent sur toutes les nations commerçantes, vous sentirez plus que jamais la nécessité de les conserver et de les accroître. Car, Messieurs, il n’est plus possible de le dissimuler: vos manufactures n’ont presque plus de débouchés que dans les colonies, à l’exception de quelque modes et de quelques bijoux ; l’Europe ne vous demande en échange que vos sucres, vos cafés, vos cotons, votre indigo ; et quand. elle vous demanderait vos blés, il n’est que trop prouvé que la libre exportation des grains peut quelquefois réduire le royaume à la plus fâcheuse extrémité. Vous devez observer encore que sans les colonies vous n’auriez que peu ou point de commerce maritime, conséquemment point de marine; ce qui laisserait vos côtes exposées aux insultes de la première puissance maritime qui voudrait prendre la peine de les attaquer. Que les colonies occupent 800 grands navires marchands destinés aux voyages de long cours, et 6 à 700 petits destinés au cabotage ; et qu’en donnant une occupation directe à plus de 5 millions d’hommes, un grand mouvement à vos manufactures, elles doublent la valeur des terres, par ce nombre prodigieux de consommateurs qu’elles emploient. Ce n’est pas tout, Messieurs ; vous avez mis la dette de l’Etat sous la sauvegarde de la loyauté française : dans mon opinion, les richesses seules des colonies peuvent garantir l’exécution de ce décret honorable. En effet, sur 243 millions de denrées que vous en recevez annuellement, vous en consommez à peu près 80 millions, qui se décuplent par la circulation intérieure. Le reste passe à l’étranger ; et comme les objets qu’ils vous donnent en échange ne s’élèvent tout au plus qu’à 88 millions, il vous reste un solde de 75 millions, qui diminue d’autant l’exportation de numéraire à laquelle vous seriez forcés, pour faire honneur aux intérêts énormes de la dette que vous avez déclarée nationale. Je termine ici des réflexions qui exigeraient plus de développement, s’il s’agissait de prononcer sur le sort des colonies. 11 ne s’agit aujourd’hui que de choisir les meilleurs moyens de travailler à leur organisation. Si j’ai pu vous convaincre que je ne les sollicite qu’au nom de l’intérêt de l’Etat, vous ne balancerez pas à adopter une motion qui m’a paru toute de patriotisme. Vous êtes la première nation de l’univers qui ait admis ses colonies à l’honneur d’être membre du Corps législatif. Nous avons senti vivement le prix d’un acte de justice dont l’éloge commence à vous. Mais n’est-ce pas vous prouver notre gratitude d’une manière qui se rapproche de vos principes, que de vous dévoiler les ressources que vous deviez tirer de nos richesses, et de nous soumettre plus que jamais à vous les conserver par des sacrifices ? Cependant, pour que cet état de choses subsiste, il nous faut une législation particulière qui ne contrarie en rien nos mœurs, nos usages, nos propriétés ; il faut, surtout, qu’elle nous assure la tranquillité sur nos foyers, pendant que nous travaillerons à vous procurer cette espèce de bonheur qui dépend de toutes les commodités de la vie. Laissez donc aux colons réunis, aux négociants, le soin de vous éclairer sur leurs besoins ; ordonnez qu’ils travaillent eux-mêmes au code qu’ils penseront convenir le mieux à leur situation. Lorsque ce travail important, et qui exige les plus grandes connaissances locales, aura été exécuté avec la maturité nécessaire, vous l’examinerez dans votre sagesse, et vous ne le décréterez que lorsqu’il ne vous restera aucun doute sur son utilité et sur sa perfection. Alors, Messieurs, vous pourrez vous reposer plus que jamais sur la foi, sur l’attachement créoles. Vous aurez à deux mille lieues de vous des concitoyens dont vous aurez décrété le bonheur, et qui, toujours fidèles aux intérêts communs, vous enrichiront en temps de paix des fruits de leurs sueurs, et verseront en temps de guerre jusqu’à la dernière goutte de leur sang pour repousser de leurs foyers tous les ennemis de la France. Je conclus, au nom des colonies réunies, au décret suivant : « L’Assemblée nationale décrète qu’il sera nommé, sans délai, un comité des colonies, composé de 20 membres, mi-partie de députés des villes maritimes de commerce et de manufacture, et mi-partie de députés des colonies, pour préparer toutes les matières qui peuvent être relatives à ces possessions importantes. » (L’Assemblée ordonne l’impression du mémoire de M. de Gurt et ajourne la question à samedi prochain.) M. Blin monte à la tribune et lit une adresse de colons propriétaires de Saint-Domingue, où il est dit : 1° Les colons qui sont en France ne sont pas représentés. Ils avaient le droit de donner leurs suffrages; ils ne l’ont pas fait, ils n’ont pu ni dû le faire ; la conséquence nécessaire est qu’ils ne sont pas représentés. Leurs compatriotes, qui ont eu l’honneur d’être admis parmi vous, n’ont ni leurs pouvoirs ni leurs instructions; donc ils ne peuvent ni parler, ni agir, ni consentir pour la majeure partie, pour la plus forte portion des propriétaires planteurs. Ce qui serait fait pour la colonie ne pourrait être obligatoire pour cette majeure partie, pour cette plus grande portion, faute de consentement ni réel, ni supposable. Rien cependant de ce qui serait fait ne pourrait être divisible; donc enfin, rien dans cet état ne peut être réglé pour la colonie. 2° La colonie elle-même n’a pas une véritable représentation. Nous nous arrêterons uniquement, mais avec force, sur ce grand principe auquel il n’est point d’exception: « Le vœu du plus grand nombre des intéressés à une chose commune est le véritable, le seul vœu. » Le défaut de ce vœu du plus grand nombre rend nul, anéantit entièrement, celui qu’aurait pu former le moindre nombre : cette vérité est sans réplique. A l’application, nous avons l’honneur de vous assurer, Nosseigneurs, que le plus grand nombre 266 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [26 novembre 1789.] de ceux des colons qui habitent Saint-Domingue même n’a point voté pour la députation, ni pour le choix des députés ; que beaucoup ont manifesté un vœu contraire, par une requête adressée aux administrateurs de la colonie à la lin de l’année dernière. L’île de Saint-Domingue est peuplée d’environ 25,000 habitants blancs, nous estimons qu’en mettant à l’écart les femmes et les non-majeurs, environ 12,000 planteurs et autres avaient le droit de voter en cette circonstance. De ce nombre 4,000 seulement paraissent avoir désiré une représentation et de manière ou d’autre fait le choix des députés. Les vices de forme étant couverts, nos compatriotes ne représenteraient donc tout au plus qu’un tiers des habitants qui sont sur le lieu même ; ils n’ont donc ni le vœu général, ni le vœu prépondérant en nombre; la colonie n’est donc pas véritablement représentée. Cette adresse est signée de plus de 300 colons. M. Blin conclut en demandant à l’Assemblée de décréter que la discussion de toutes motions qui pourraient être proposées relativement à la colonie de Saint-Domingue, ou tout au moins à son régime intérieur, seront suspendue jusqu’à ce qu’en� nouvelle connaissance de cause elle ait forme des vœux positifs, certains, et fourni des lumières locales, également avantageuses pour elle et pour la mère patrie. M. de Coelierel (1). Messieurs, Saint-Domingue, connu jusqu’aujourd’hui sous la fausse dénomination de colonie, n’en est pas une. C’est une contrée qui s’est toujours régie en pays d’Etats par les lois qui lui sont propres. La dénomination de colonie n’est consacréeque par l’usage et non par le droit, seul imprescriptible. Dans le droit et dans le fait, une colonie est une émigration d’une partie de la population d’un Etat, envoyée dans une contrée déserte ou conquise par cet Etat, pour habiter et défricher cette contrée au plus grand avantage de cet Etat. Or, Saint-Domingue, dans son principe, était une province insulaire de l’Amérique, habitée par les naturels du pays, conquise d’abord par les Espagnols, et reconquise ensuite sur eux par une troupe de guerriers, composée de diverses nations, qui y formèrent des habitations, les cultivèrent et en offrirent le produit aux Hollandais en échange des marchandises qu’ils leur apportèrent, ce qui établit, alors un commerce libre parmi eux. C’est dans cette position que Saint-Domingue se donna à Louis XIV, aux conditions de maintenir ses privilèges et franchises. Donc Saint-Domingue n’a pas été formé par une émigration envoyée de la France pour l’établir, à son plus grand avantage ; donc Saint-Domingue n’est pas une colonie de la France. Mais si Saint-Domingue n’est pas une colonie française, elle est encore bien moins une province française. Une province française est une partie constituante et intégrante de la France, soumise à la même constitution ou susceptible de l’être sous tous les rapports. Or, Saint-Domingue par sa position ne peut (1) Le discours de M. de Cocherel n’a pas été inséré au Moniteur. être ni une partie constituante et intégrante de la France, ni être soumis à son entière constitution, ni même susceptible de l’être ; ses rapports sont presque tous différents. En effet, la France ne peut et ne doit être habitée que par un peuple libre ; son nom en porte l’expression et la nécessité ; son régime, ses mœurs, son climat, ses cultures, ses manufactures, sa constitution, en un mot, annoncent et demandent un peuple libre. Saint-Domingue, au contraire, est habité par des peuples de diverses couleurs et de différentes origines. Les uns, nés dans le sein de la liberté, Français, Espagnols, Anglais, Hollandais de naissance, habitent cette contrée éloignée ; les autres, arrachés du climat brûlant de l’Afrique par des négociants des ports de mer et souslraits par eux au plus dur des esclavages, qui fait la base et la constitution indestructible de ce peuple barbare, ont été transportés sur les rives fortunées de Saint-Domingue, habitées par une nation libre, hospitalière, qui s’empresse toujours d’obtenir à prix d’argent des négociants français la possession de leurs captifs détenus dans leurs navires. Ils perdent bientôt, en descendant de ces espèces d.e prisons, le souvenir de leurs malheurs ; et les chaînons les plus pesants de leurs fers se brisent en entrant sur les habitations de leurs nouveaux conquérants, qui mêlent sans cesse leurs sueurs avec les leurs, partagent leurs peines, leur prodiguent des soins dictés par l’humanité, l’intérêt et la loi. La sagesse de cette loi même a fixé les limites de leur servitude qui ne s’étend guère plus loin que celle de la discipline sévère observée dans les corps militaires. Le concours, le mélange de ces peuples divers qui habitent File de Saint-Domingue, Indifférence du climat de cette contrée, de ses cultures, de ses manufactures, des mœurs de ses habitants, l’opposition de leur état même exigent donc une constitution autre que celle de la France : Saint-Dnmingue ne peut donc pas être partie intégrante et con-tituante de la France, puisque son régime nécessité n’est susceptible que d’une partie de sa constitution: Saint-Domingue ne peut donc pas être regardé précisément comme une province française. Saint-Domingue ne peut conséquemment être considéré que comme une province mixte, et la seule dénomination qui lui convienne, est celle de province franco-ùmericaine . A ce titre, elle doit donc avoir une constitution mixte composée de la constitution de la France à qui elle appartient par droit de donation, et d’une constitution particulière et nécessaire à sa position, qui ne peut être réglée et déterminée que par les seuls habitants résidant à Saint-Domingue, qui offriront, à cet effet, par leurs députés à l’Assemblée nationale, le plan d’une nouvelle formation d’assemblée en Etats particuliers et provinciaux : d’où il résultera l’exercice du droit acquis à l’Assemblée nationale, d’examiner cette constitution mixte, mais nécessaire, d’en développer les rapports, d’en discuter les avantages ou les désavantages pour la France, de les peser en dernière analyse, de sanctionner enfin, de renoncer même à la donation de Saint-Domingue, si elle est onéreuse à la France, ou de la conserver, si elle est utileà ses intérêts, mais toujours aux conditions premières de la donation ; de façon que si, après le plus mûr examen, les charges pour la France sont plus fortes que les raisons d’utilité, l’Assemblée nationale pourra prononcer l’abandon de Saint-Domingue, sans pouvoir cependant ren-A