[Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [15 novembre 17§Q.| pendanee de l’Amérique. Eh bien ! en a-trelle réalisé aucun? Non. Ceux du commerce ont été sacrifiés à la ferme générale, aux obstacles de tous genres que les productions américaines ont rencontrés à leur introduction dans nos ports, tandis que les Anglais leur ont présenté les plus randes facilités. Les Américains se sont éloignés e nous, et ils ont été là où ils n’ont trouvé ni monopole ni lois prohibitives. Une fois en Angleterre, les Américains ne sont pas venus chercher en France les objets de leur consommation. Les fabriques anglaises leur fournissant tout, ils y ont tout pris. Qu’ils trouvent en France le débit de leurs productions, ils y feront les mêmes échanges; ils les feront à meilleur prix, ils n’iront plus en Angleterre acheter ce qu’ils achèteront en France avec plus de commodité et d’économie. Dans l’ancien régime, les États-Unis n’ont pas été surpris de voir leurs espérances de commerce aveç la France trompées et détruites. Le tabac avait été l’objet d’upe négociation particulière dont M. de La Fayette s’était chargé, et que la ferme fit échouer. Mais aujourd’hui que la nation est rentrée dans ses droits, que vous détruisez tous les monopoles, que penseront les Américains ? Quel espoir leur restera-t-il de se rapprocher de vous, lorsqu’ils verront que vous conservez celui qui rompt le plus toutes les relations entre eux et la France? Non, ..... vous ne commettrez pas une aussi grande faute. Vous proscrirez le système fiscal et désastreux qui vous est présenté, et vous resserrerez les liens précieux qui doivent vous attacher à jamais aux États-Unis; à une nation libre et généreuse dont la population et l’activité industrielle s’accroissent avec une rapidité qui tient du prodige; à une nation dont le commerce s’élève maintenant, tant en importation qu’en exportation, à près de 200,000,0011. J’ai l’honneur de vous proposer les articles suivants. Je laisse subsister les quatre premiers articles du projet de votre comité, et j’y joins les trois que voici, en remplacement du cinquième. Art. 1er. Il sera établi dans les villes qui seront indiquées, des entrepôts pour recevoir les tabacs étrangers en feuille. Art. 2. Ces tabacs seront assujettis à un droit de 5 sols par livres pesant. Ce droit ne sera perçu que lors de la vente et sur les tabacs destinés à la consommation intérieure ; quant à ceux qui sortiront des entrepôts pour être exportés à l'étranger, ils ne seront assujettis à aucun droit. Art. 3. Les tabacs américains ne pourront être transportés en France que sur des vaisseaux français ou américains. Plusieurs membres demandent l’impression du discours de M. Pélion. L’impression est ordonnée. M. l’abbé Maury (1). Messieurs (2), avant d’entrer dans l’importante question qui vous est soumise, je me hâte d’éclaircir d’abord deux difficultés principales que l’on ne cesse de reproduire depuis plusieurs jours dans cette tribune. (1) Je ne m’étais pas proposé de publier cette opinion, dont le sujet est très important sans doute, mais très sec et très ingrat; je la dicte rapidement après l’avoir prononcée, pour céder aux instances de més amis. (2) L’-opinion de M. l’abbé Maury est incomplète an JjtfwiUu r. 443 Pour décréditer l’impôt du tahac, on nous répète, jusqu’à la satiété, que cette vente est fondée shr un privilège exclusif incompatible avec potre Constitution, et qu’elle se soutient dans le royaume par les rigueurs d’ùh code pénal outrageant pour l’humanité. Examinons donc ces lieux communs d’économie politique et de morale législative, que l’on nous débite avec tant d’emphase pour rendre odieux l’impôt du tabac; et écqrtons de vaines déclamations qui contristent la raison du sage, en mendiant les honteux applaudissements de la multitude. Un privilège exclusif accordé à un citoyen est ordinairement une atteinte portée à l’industrie, et un véritable impôt établi sur une nation eq faveur d’un individu. Personne ne défend, dans cette Assemblée, de pareilles concessions, à moins qu’elles ne fussent la récompense passagère d’une découverte utile; et. nous professons tous unanimement que la force publique est profanée, lorsqu’elle protège les spéculations isolées d’un particulier, aux dépens de tout un Empire. Mais ces grands principes de liberté ne sauraient s’appliquer à la délibération qui nous occupe dans ce moment. Il ne s’agit pas d’examiner si la nation doit accorder des privilèges exclusifs : il s’agit de décider si elle ne peut s’en réserver aucun, et si le gouvernement n’a pas le droit de s’emparer, au prolit de l’Etat, de certaines branches d’un commerce de luxe, pour fournir aux dépenses publiques dont il est chargé. Or, en posant ainsi la question, elle est résolue devance, et tous les sophismes de nos apprentis administrateurs s’évanouissent devant nous. Il est déjà démontré, par le fait, que la nation s’attribue à elle seule, sans aucune réclamation, plusieurs privilèges exclusifs, tels que la fabrication des monnaies, la poste aux lettres, les loteries, et enfm tous les impôts indirects, qui ne sont autre chose, en dernière analyse, que l’exercice légal d’un privilège exclusif. La vente nationale du tabac n’a donc rien de contraire au droit commun des gouvernements ; et elle sera évidemment légitime, s’il est prouvé qu’elle tourne au profit du peuple, en soulageant les contribuables, de tout le produit effectif que ce commerce assure au Trésor public. Il faut que l’esprit de liberté, sagement modifié par l’esprit d’ordre et de calcul, respecte un privilège de l’Etat, quand cette réserve du fisc devient ainsi un affranchissement personnel pour chaque citoyen; et que nul ne se cruie véritablement libre, à moins qu’il ne sacri-tie une portion de ses droits en tout genre, à l’empire nécessaire des lois. Quant au code pénal dont le génie du fisc a si souvent dicté les dispositions à des ministres que le besoin du moment rendait dociles aux plus avides cruautés, je ne viens point faire l’apologie de ces lois sanguinaires que l’opinion publique a justement proscrites. Vous avez déjà reconnu, Messieurs, que ce ne sera pas dans cette seule branche de notre législation criminelle, qu’il faudra rétablir une juste proportion entre les peines et les délits. Votre code pénal doit être réformé tout entier; et vous avez déjà commencé à Je mettre de niveau avec les progrès de la raison. Mais votre sagesse ne saurait-elle donc adoucir les lois criminelles, sans tarir l’une des principales sources du rewnu public? La contrebande est sans doute un attentat contre la société. Celui qui s’isole pour l’exercer, se constitue dans un véritable état de guerre avec tousses concitoyens; et ii ne doit imputer qu’à sa propre avidité, les 444 | Assemblée nationale.) ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [15 novembre 1790.] châtiments que provoque son insurrection. Mais si la contrebande est un délit, elle est du nombre de ces crimes qui sont créés par la loi, et que la loi ne doit, par conséquent, jamais punir qu’à regret, en opposant aux conquêtes injustes de la cupidité, la réprimante expiation des peines pécuniaires. Si vous voulez réformer, dans cet esprit de modération et de justice, votre code fiscal, un court intervalle suffira, Messieurs, à votre comité de Constitution, pour vous proposer tous les adoucissements que l'humanité vous commande, dans le jugement des contrebandiers. Que la contrebande simple soit donc punie par la confiscation des marchandises et même par de fortes amendes : c’est la punition naturelle et directe de la fraude, qui connaît la loi qu’elle viole par l’appât dn gain, et qui doit expier les profits illicites qu’elle convoite, par les restitutions ruineuses, et en quelque sorte solidaires auxquelles les coupables s'exposent. Que la contrebande à main armée encoure la peine des galères perpétuelles, cette perte éternelle de la liberté est le juste salaire de tout citoyen qui veut repousser la loi par la force, et qui vole l’Etat, en écartant, par la terreur qu’il inspire, tous les vengeurs de l’ordre putdic. Quiconque annonce ainsi à la société le dessein arrêté de commettre un crime, dès qu’il en trouvera l’occasion, est déjà criminel ; et la loi est évidemment autorisée à lui en ôter pour toujours la tentation et les moyens, en le privant à jamais de cette liberté menaçante dont il abuse. Si l’humanité gémit de cette rigueur, la justice l’exige et la raison l’approuve. Enfin, que le contrebandier qui a donné, ou qui a tenté de donner la mort aux agents du fisc, soit confondu avec tous les autres assassins ; et le meurtre seul sera dès lors puni par le sacrifice de la vie. Voilà, Messieurs, les réformes faciles et sages des lois fiscales, que je propose à votre patriotisme. Si vous les adoptez, vous ferez à nos scrupuleux adversaires l’unique réponse qui puisse leur fermer la bouche, parce que ce n’est point aux orateurs, mais aux législateurs à les confondre. Après avoir ainsi repoussé les deux objections dont on n’a cessé de nous fatiguer depuis plusieurs jours pour égarer notre raison, en surprenant notre sensibilité, je vais entrer dans le fond de la question. Je vous soumettrai d’abord des réflexions générales sur l’impôt du tabac; et je discuterai ensuite, article par article, le projet de décret qui nous est présenté par nos trois comités réunis, d’imposition, d’agriculture et de commerce. Pour envisager cette importante question sous son véritable point de vue, il faut, Messieurs, poser d’abord les premières bases de notre délibération. De quoi s’agit-il ici? D’une contribution annuelle de 30 millions que la vente exclusive du tabac rapporte au Trésor public, et qui doit bientôt s’élever à 40 millions, et à 40 millions toujours payés d’avance à l’Etat par les consommateurs. Cette branche de revenu est sans doute de la plus haute importance. Je n’ai pas besoin de vous dire que les provinces privilégiées doivent nous être infiniment suspectes, dans une discussion si intéressante pour tout le royaume. Nous sommes environnés, en effet, de plusieurs intérêts partiels, qui nous invitent, dans ce moment, à une méfiance patriotique. Je supposerai donc que nous ne prendrons pas ici nos adversaires pour arbitres. Je supposerai encore, pour mieux analyser la question, que le produit de la vente du tabac est un impôt, en me réservant toutefois le droit de prouver, dans le développement de mon opinion, qu’on en aurait une notion très inexacte, si l’on classait cette contribution parmi les impositions publiques. Mais laissons là cette controverse; marchons au but, et raisonnons au lieu de disputer. L’impôt ne doit jamais être établi sur les peuples par fantaisie, mais par besoin. Il ne faut pas que le Trésor public, dont nos tributs sont l’unique aliment, puisse rester un jour, puisse rester une heure, sans des fonds assurés pour fournir aux différentes charges de l’Etat. Le crédit national, cette grande calamité que l’énormité de nos dettes a mise pour nous au rang des maux nécessaires, le crédit national serait anéanti, si la recette de nos revenus était un seul moment incertaine. J’adresse donc à nos adversaires la même question qu’ils nous ont si souvent fait entendre dans cette tribune, et je leur dis à mon tour : si vous supprimez l’impôt du tabac, que mettrez-vous à sa place ? Le déficit de nos finances n’est que trop malheureusement constaté. Vous l’augmenterez dès aujourd’hui de 30 millions ce fatal déficit, si vous décrétez la liberté du commerce et de la culture du tabac. Il nous faut, par conséquent, un remplacement effectif et actuel de cette contribution; où le prendrez-vous? Vous nous proposez la, suppression de l’impôt sur le tabac? Eh bien 1 nous y consentons; mais voici le problème que nous vous sommons de résoudre, ou plutôt voici le défi que nous osons vous adresser : Indiquez-nous, avant tout, un mode d’imposition indirecte qui nous tienne lieu de cette ferme exclusive, un impôt qui en rapporte l’équivalent au Trésor public, et dont la perception soit moins onéreuse au peuple. Tant gue nos adversaires ne répondrons pas nettement à cette difficulté, ils n’auront pas même le droit d’être entendus. Je n’ignore pas, Messieurs, qu’en cherchant à surprendre cette suppression dans un moment d’imprévoyance, de fanatiques économistes, qui ont déjà fait tant de désastreuses expériences sur l’administration, se flattent de nous faire adopter en quelque sorte, à notre insu, l’extravagant système de l’impôt unique sur les terres; mais dès longtemps nous avons pénétré leur projet, et nous sommes en garde pour le repousser, sous quelque forme qu’on nous le présente. Il est absurde, il est insensé d’imaginer que le territoire de la France puisse supporter un impôt direct et annuel de 600 millions. Nous soutiendrons toujours que l’impôt indirect sur les consommations doit fournir environ les trois cinquièmes des contributions publiques. Or, on nous a déjà fait abolir la gabelle et les droits de franc-fief; on a prodigieusement restreint le produit des traites, des aides, des revenus domaniaux et d’une foule d’autres perceptions importantes; et on nous propose aujourd’hui d’anéantir encore l’impôt du tabac ! Mais où veut-on nous conduire par toutes ces suppressions ruineuses, qu’on ose appeler des réformes utiles? On trompe le peuple par l’espoir d’un soulagement apparent, et on ne le désabusera qu’en aggravant son fardeau. Que veut-on nous dire, en répétant continuellement ce grand mot de liberté, toutes les fois qu’il s’agit des contributions publiques? Je ne connais, rigoureusement parlant, aucun bon impôt. Toute espèce de tribut public déplaît au peuple; et si on l’écoutait, on les supprimerait tous. Il faut cependant des impôts à un Etat policé, et si en les décrétant on ne voulait porter atteinte ni à la liberté, ni à la propriété, on n’en établirait aucun ; car il n’en peut exister aucun qui ne nuise partiellement à [Assemblée nationale.) ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [15 novembre 1790.J 445 la liberté ou à la propriété des citoyens. Il s’agit donc uniquement de déterminer quels sont les impôts les moins onéreux au peuple, quand on veut pourvoir aux besoins du Trésor public, au lieu de composer de misérables romans économiques. Or, nous examinerons bientôt si de toutes les contributions que les citoyens payent au gouvernement, il en est une seule moins digne d’être comparée à la gabelle, et plus véritablement populaire, que l’impôt sur le tabac. A Dieu ne plaise cependant, Messieurs, que, pour soutenir mon opinion, je m’avilisse jamais à mes propres yeux, en devenant le lâche apologiste des impôts illimités! mais puisque vous êtes appelés à régler les contributions des peuples; puisque vous devez être soumis, vous-mêmes, comme citoyens, à toutes les impositions que vous aurez décrétées comme législateurs, j’aurai le courage, en vous révélant une grande vérité, de m’exposer à toutes les calomnies qui menacent mes intentions et mes principes. Quand il s’agit de Timpôt, on cherche trop souvent à usurper les applaudissements des tribunes, par quelques phrases bien faciles à faire en faveur du pauvre; et je ne sais quelle éloquence, digne des carrefours, se complaît alors à s’attendrir en faveur de l’indigence que l’impôt réduit au désespoir, et à laquelle le fisc arrache, avec rigueur, des tributs que la nation ne lui demande qu’à regrets. Eh bien! Messieurs, il faut enfin dire au peuple quel est son véritable intérêt, en matière d’impôt. Il faut lui apprendre à s’en former des idées saines et justes, en lui prouvant non pas, certes, que la quotité des tributs doit lui être indifférente, mais que si leur excès est un fléau public, c’est surtout leur mauvaise répartition qui devient oppressive et calamiteuse. Il faut, puisque le peuple français apprend à raisonner, bien ou mal, sur les lois et à juger ses législateurs, il faut lui faire connaître aujourd’hui ce grand principe d’économie politique : que non seulement le pauvre ne paye point d’impôts, mais qu’au contraire toutes Tes contributions sont levées à son profit. Je ne connais que deux exceptions à cette règle générale; savoir : l’accumulation du produit des impôts dans le Trésor particulier d’un despote, et leur exportation hors du royaume pour les frais d’une guerre lointaine. Où vont en effet s’absorber en dernière analyse toutes les dépenses de l’Etat? Où vont aboutir tous les fonds qui sortent du Trésor national ? à donner du travail et de l’emploi à cette multitude d’individus qui ne sauraient subsister san£ emploi et sans travail, et en faveur desquels les dépenses du Trésor public, qui peut seul suffire à de grandes et magnifiques entreprises, ouvrent sans cesse cette double source d’abondance et de prospérité. Allons plus loin. Une nation ignorante serait peut-être scandalisée de ce que je vais dire ; mais ce ne sera pas dans une Assemblée aussi éclairée, que l’apparence du paradoxe fera méconnaître la vérité. Oui, Messieurs, si, par impossible, ou venait nous révéler, dans ce moment, le funeste secret, je ne dis pas assurément d’acquitter les charges publiques sans aucune contribution, ce qui serait sans doute un très grand bien, mais de supprimer tous les impôts et de faire gratuitement le service nécessaire à l’administration de cet Empire, je me confie assez dans la Providence qui le protégea toujours, et dont les soins paternels lui sont aujourd’hui si nécessaires, pour être bien persuadé, que vous étoufferiez aussitôt cette fatale découverte, comme le germe menaçant d’un désastre public. Une répartition injuste ou maladroite des impôts peut toutefois, comme je l’ai déjà dit, les rendre très onéreux aux peuples; mais il n’en est pas moins vrai qu’ils sont toujours une véritable taxe sur la richesse, en faveur de l’indigence. Le peuple français s’éclaire enfin, et notre Constitution le forcera de s’éclairer tous les jours davantage. Le temps viendra, et cette époque de lumière n’est probablement pas éloignée, où, pardonnant, en faveur des intentions, l’inexpérience qui lui a dit si souvent que son bonheur dépendait uniquement de la diminution de l’impôt, il reconnaîtra pour ses véritables amis, pour ses amis sages et éclairés, ceux de ses représentants qui, sans oublier, avec une coupable indifférence, la somme à laquelle les contributions s’élèvent, s’inquiètent beaucoup plus encore de leur assiette et de leur répartition; ceux qui bien persuadés qu’une masse considérable d’imposition est nécessaire à la prospérité et même à l’existence d’un grand Etat, où ta plus extrême inégalité des fortunes est inévitable, regardent, sous ce rapport, les tributs publics comme la véritable fortune publique; ceux enfin qui, exempts de tout préjugés et supérieurs à toute dissimulation, sentent et reconnaissent hautement que, dans la grande famille de l’Etat, l’impôt doit plutôt être considéré relativement à cette propriété qui lui est inhérente, de nourrir et dévêtir le pauvre aux dépens du riche, que dans ses rapports avec la dignité ou la sûreté de la nation envisagée comme corps politique. Il suffit de jeter les yeux sur l’Angleterre, pour voir en action la preuve, ou plutôt l’évidence de ces principes. La masse des impositions que payent les Anglais est dans une disproportion inconcevable avec leur population, et surtout avec les contributions des autres Empires. La prospérité de cette nation a pourtant démenti toutes les prophéties timides qui avaient présagé sa décadence , en calculant ses charges publiques. Le mode d’imposition que les Anglais ont adopté, en adoucit le fardeau, je le sais ; mais ce mode n’est point inimitable. Ces hardis et sages insulaires se sont élevés au plus haut degré de gloire, par le moyen même dont on se sert trop souvent pour effrayer les autres peuples. Le pauvre n'y soulfre point de la rigueur de l’impôt : au contraire, c’est lui qui le reçoit en paraissant le payer ; et cette circulation, parfaitement bien combinée, y vivifie toutes les classes de la société, en associant, par les dépenses de l’Etat, les conditions les plus obscures à la richesse nationale. L’impôt, quand il est ainsi sagement établi, ressemble donc à ces vapeurs qui s’exhalent du sein de la terre, et qui, après s’être élevées à une certaine hauteur, retombent en pluie pour en arroser la surface et la rendre encore plus féconde. Mais ne nous livrons pas plus longtemps à cet épisode, peut-être hardi, sur les contributions publiques; et revenons au plus ingénieux, au plus doux, au plus volontaire, et par conséquent au mieux réparti de tous les impôts, à l’impôt du tabac, dont un patriotisme inconsidéré nous demande aujourd’hui la suppression. O n ne connaît le tabac en Europe que depuis le commencement du dernier siècle. Lorsque l’usage de cette poudre si peu précieuse en apparence s’introduisit parmi nous, le fisc ne prévit pas, sans doute, qu’elle dût devenir un jour l’uri des objets les plus importants de ses spécula- [Assemblée nationale.) ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [15 novembre 1790.1 tioos. Depuis 1600 jusqu’en. 1674, l’entrée du tabac fut soumise à un droit .de douane d’environ 30 sols par livre. Ce tarif est encore aujourd’hui le règlement fiscal des Anglais, relativement à l’imposition sur le tabac qui paye une contribution de plus de 30 sols par livre pour le double droit de douane et d’excise* et qui, après avoir acquitté ce tribut, devient libre et marchand dans toute l’Angleterre. Le tabac ne rapportait au fisc qu’environ 500,000 livres par an, lorsque Louis XIV en rendit la vente exclusive; et à la mort de ce prince la ferme du tabac ne valait encore que 1 million. Le produit toujours croissant de ce privilège national, tel qu’il est apprécié dans les registres de la ferme générale, s’est élevé à 51 millions de produit brut en 1789; mais on peut l’évaluer avec certitude à 30 millions de produit net., pour chaque année. J’ose môme affirmer, qu’il montera bientôt à 40 millions, si le privilège exclusif est légalement protégé et efficacement maintenu. En vain prétendrait-on que, dans notre nouveau régime, cette recette est à jamais perdue pour l’Etat. Je discuterai bientôt cette objection tant rabattue; mais qui de tous, Messieurs, osera me hier, que la société ne fût entièrement dissoute, si l’on supposait que la force publique ne sera plus suffisante désormais en France, pour assurer la perception des tributs imposés par la nation ? C’est donc la suppression d’un impôt indirect de 30 millions au moins, que l’on nous demande au nom de nos trois comités d’imposition, d’agriculture et de commerce ? Je ne saurais deviner quel sera le mode de remplacement et surtout de soulagement que l’on pourra nous proposer ; mais avapt qu’on nous détermine à frustrer le Trésor public d’une recette si précieuse et à retrancher, en quelque sorte, de notre domaine national ie revenu fiscal de toute une province, j’observerai que si Henri IV revenait sur la terre, if serait sans doute . bien étonné d’apprendre qu’un impôt établi sur une consommation purement volontaire, sur une cousommmation de luxe, et du luxe le moins digne de faveur, sur une planfe enfin dont il connaissait à peine le nom, rapporte aujourd’hui plus d’argent à l’Etat, qu’il n’en tirait de l’universalité aes impôts assis à la fin de son règne sur la totalité du royaume. Je ne parle pas du poids des métaux que recevait alors le Trésor public : je parie uniquement de la quantité numérique des livres tournois; et il me semble qu’il faut être bien hardi pour renoncer volontairement à une telle ressource, dans un Etat obéré. Eh 1 quel serait le motif d’un pareil sacrifice? Par qui donc est payée en France cette somme annuelle de 30 millions? supposons que le royaume contienne 24 millions d’habitauts, et que le quart des Français fasse usage du tabac. Ji faut retrancher, de la liste des consommateurs, les provinces du nord, où la culture du tabac est libre. Il faut en retrancher toutes les troupes de ligne, auxquelles la ferme fournit du tabac à très bas prix. 11 faut en retrancher les consommations des ports de mer et des vaisseaux, les ouvriers employés dans les manufactures de tabac, et enfin l’importation très multipliée de la contrebande. D’après ces calculs on pourrait peut-être réduire la masse des consommateurs tributaires du fisc au huitième des habitants du royaume; paais je vais mettre généreusement mon hypothèse à l’abri de toute contradiction, parce que je ne veux pas que l’on puisse échapper à mes conséquences. Je supposerai, contre toute vérité, que les consommateurs du tabaç forment le tiers des habitants du royaume, et qu’ils s’approvisionnent tous dans les bureaux de la ferme générale. Il y a donc, d’après ce tableau, 8 millions de Français qui versent annuellement 30 millions au Trésor publie, tandis que 16 millions de nos concitoyens sont absolument exempts de cette contribution. Or, je demandeen vertu de quel droit vous feriez payer à 16 millions d’hommes l’ihipôt d’une jouissance qu’ils n’ont pas, et même qu’ils détestent? Vous sauront-ils gré d’avoir soulagé les preneurs de tabac à leurs dépens? L’intérêt du plus grand nombre ne doit-il pas être la suprême loi des législateurs? Pourquoi ces 16 millions d’hommes seraient-ils vexés, pour une consommation qui leur est étrangère? Ces preneurs volontaires de tabac méritent-ils votre pitié? méritent-ils que vous fassiez expier leurs fantaisies à leurs concitoyens? Non, Messieurs; au lieu de diminuer l’impôt sur le tabac, il serait à désirer qu’on pût l’augmenter ; et si je ne craignais d’exciter la contrebande par l’appât du gain, je tte bàlâbce-rais pas de vous proposer le doublement de cet impôt. Je croirais avoir bien mérité de là patrie, si j’étais parvenu à faire arriver àu Trésor public, sùrchàrgé de besoins, un tribut de 60 et peut-être de 80 millions sur le tabac . Oui, Messieurs, c’est la seule crainte de multiplier la contrebande qui peut nous empêcher de décréter aujourd’hui ce doublement d’imposition. Le frein le plus réprimant que nous ayons à opposer à ce commerce usuraire et antipairioti-que, c’est, d’une part, le prix modéré du tabac de la ferme, qui ralentit l’activité des contre-bandiersi, en diminuant leurs gains illicites : comme M. Pitt vient d’augmenter les produits des douanes anglaises, par une réduction considérable sur les droits du fisc; et, d’une autre part, la qualité supérieure des tabacs delà ferme, dont aucun autre ne peut soutenir la concurrence. Ce dernier moyen est tellement infaillible, que, dans les provinces où la culture du tabac est libre, et même dans l’Europe entière, la ferme générale vend continuellement son tabac, et rend ainsi nos voisins tributaires de la perfection de nos fabriques nationales. Le produit de cette ferme, que l’on appelle improprement un impôt; et même un monopole vexatoire, n’est point, à proprement parler, un véritable impôt : c’est une contribution volontaire offerte à la nation par le luxe et par la fantaisie, d’une partie des membres du corps politique. L'autorité ne soumet personne à celte redevance fiscale. Chaque citoyen s’impose volontairement ce tribut: c’est lui seul qui en détermine l’application et la quotité. La loi se borne à. l’attendre, et à tenir à un prix élevé une production superflue, que l’Europe ne connaissait pas avant Je dix-septième siècle, et dont personne n’a besoin. Vous avez reconquis, Messieurs, pour la nation française, le droit de s’imposer elle-même. Vous faites bien mieux encore, en établissant un droit sur la consommation du tabac ; puisqu’à cet égard, vous laissez à chaque individu la faculté de s’imposer, et même la faculté de ne rien payer. Ce n’est point la volonté générale, mais uniquement la volonté particulière, et la volonté la plus indépendante et la plus spontanée qui ordonne, ou plutôt qui vote de plein gré cette contribution. Cependant, s’il faut en croire les partisans de [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLkMfcNTÀikfe. [15 novembre 17tki.] la libre culture du tabac, ce n’est point à l’Etat, c’est .aux étrangers que les consommateurs payent cette imposition. Les députés des provinces belges se flattent peut-être de nous faire oublier la quantité de numéraire que leur attire annuellement ia contrebande, en dénonçant à notre patriotisme les cinq ou six millions que nous envoyons chaque année en Amérique, pour y acheter nos approvisionnements de tabac. Je pourrais observer d’abord que nous entretenons un commerce habituel d’échange avec les Américains ; et que ce n’est point avec de l’argent, mais avec des marchandises que nous acquittons, oudumoins quenous pouvons acquitter nos achats de tabac dans la Virginie et dans le Maryland, par des fournitures qui rendent constamment la balance du commerce favorable à la France. Nous y portons des eaux-de-vie, du vin, de l’huile, du savon, des siamoises, des camelots, des toiles de coton, des mousselines, des quincailleries, des bas, des couvertures de laine et des peintures broyées, il serait facile de prouver cette assertion par le résultat que nous présentent les registres compulsés de nos douanes ; mais il faut écarter de cette discussion tout ce qui pourrait paraître subtil, supposé, ou exagéré, et n’appeler, en preuve de notre opinion, que des faits incontestables, des faits qui aient toute l’autorité de la raison elle-même, par leur intime liaison avec des principes démontrés. Nos adversaires s’arrêtent ici à la surface du raisonnement, au lieu de l'approfondir. Voici le véritable état de la question. Il s’agit de savoir s’il est de l’intérêt de l’Etat d’acheter, même en argent comptant, une production étrangère, lorsque le terrain, qui serait employé à la même culture, nous offre une valeur infiniment supérieure à la somme annuelle que nous coûte cette importation. Si vous ne saisissez pas cette proposition au premier instant, je vais ia rendre plus claire encore, et la rapprocher, si j’ose parler ainsi, du tact intellectuel de tous les esprits. Examinons donc, sans prévention, si le territoire français, que nous sacrifierions à ia plantation du tabac, ne produit pas plus de cinq ou six millions par an aux propriétaires ; car on conviendra que si ce même terrain, qui serait enlevé à notre grande culture, nous rapporte plus de 40 millions par an, en blé, en vin, ou en pâturages, nous ferions un marché très ruineux, en renonçant à cette espèce de conquête territoriale, qui nous fournit, pour six millions en Amérique, le produit représentatif d’une récolte annuelle de 40 millions. Ma pensée est sans doute éclaircie? il est temps d’attaquer mainte-nent le problème, avec toute la simplicité, toute la bonne foi et toute la puissance de la raison. J’observe, avant tout, que si la culture du tabac est permise en France, vous en décuplerez la consommation dans le royaume. Si quelqu’un ose contester cette assertion, j’interpellerai ici les honorables députés des provinces belges. Je leur demanderai s’il n’est pas vrai que leurs compatriotes consomment, proportionnellement à leur population, dix fois plus de tabac que les habitants des autres provinces françaises, où cette vente est soumise au régime prohibitif? Ces députés du nord de la France se taisent? Personne ne me contredit? Ma proposition est donc avouée, et par conséquent démontrée; car si vous décuplez la consommation du tabac dans le royaume, et si dans l’ordre actuel vous achetez annuellement du tabac pour cinq millions aux Américains, il est donc évi-iii dent que, sans eri augmenter le prix, vous déflèn-serez en France, annuellement, dix fois plus de cette marchandise; c’est-à-dire que , vous, consommerez pour 50,000,000 de livres tournois en tabac. Cette culture vous coûtera doric une récolte alimentaire et annuelle de 50,000,000, et beaucoup plus encore, comme je le prouverai bientôt. Voilà, Messieurs, le produit net de îâ loi que l’on vous demande : j’en dénonce les résultats à vos réflexions. Mais je ne dis, pas encore assez. Quoique l’intérêt des citoyens soit toujours inséparablement lié à l’intérêt de i’Etat, cet intérêt individuel s’isole aisément dans s�s calculs ; et c’est lui surtout qu’il importe de convaincre, quand le patriotisme ne suffit pas pour le diriger. Prouvons donc à chaque cultivateur qu’il ferait un marché très désavantageux, en substituant à la culture du blé celle du tabac. Nous tomberions dans une grande erreur, si nous comparions nos terres vieilles et fatiguées depuis plusieurs siècles par l’épuisement des sucs que leur enlèvent nos récoltes, avec les terres neuves, vierges et imprégnées de sels, des Américains. Qiioi qu’en ait pu dire M. de Beaumetz, quand il a soutenu, dans cette tribune, qu’il avait vu de supetbes plantations de tabac sur les montagnes défrichées de là Flandre, plaine immense, où j’avoue modestement que je ne savais pas qu’il y eût des liioii-tagnes; non, quoi qu’en ait pu dire cet honorable membre, personne n’ignore que tout terrain nouvellement défriché est très fertile pendant deux ou trois récoltes. Mais quand il a .ajouté que ce même terrain, sur lequel on avait planté du tabac, produisait ensuite du très beau blé, sans âucün engrais, il a avancé un fait très vrai, dont il à tiré des conséquencesinsoutetiables. Oh sait assez, pour peu qu’on ait étudié l’agriculture ailleurs que dans les livres, que, par une disposition merveilleuse de ia Providence, chaque plante extrait du sein de la terre les sucs nourriciers qui conviennent à sa végétation, sans eh absorber aucun autre. C’est d’après cette observation qùe les laboureurs éclairés varient régulièrement leur culture, et évitent de fatiguer la terre par les mêmes semences, par les mêmes plantes et par les mêmes arbres. Il est donc très simplequ’un terrain chargé d’abord d’engrais, et ensuite très soigné, produise, après une plantation de tabac, une riche récolte en grains; il en produira même deux, et peut-être trois ; mais après cette excessive dépense de sucs nutritifs, venez voir la place qu’occupait cette plante haute et vorace; venez observer cette même terre qui vous paraissait d’abord si fertile : vous la trouverez frappée d’une iongue stérilité, et vous ne lui rendrez une chaleur féconde, qu’en la restaurant par des engrais régénérateurs. Le sophisme de M. de Beaumetz ne doit donc: plus éblouir personne. Les Hollandais, ses voisins, n’ont réussi à se procurer leur excellent tabâc, que par des procédés ruineux, en le cultivant sur des terraux préparés plusieurs années d’avance ; et sans le haut prix du tabac, soutenu par nos’ lois prohibitives, la Hollande aurait renoncé depuis longtemps à cette dispendieuse culture. C’est un fait constant, que le tabac exige, du moins dans nos climats, un excellent terrain Nos meilleures terres lui seront par conséquent dévolues, ' et encore faudra-t-il, pour le nourrir, qu’elles absorbent tous nos engrais. J’eutends démentir ici tumultueusement ma prédiction, par les députés des provinces belges. Je n’en suis pas surpris, Messieurs; voilà 448 Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [15 novembre 1790.] habitez une terre naturellementgrasse et féconde; votre climat pluvieux augmente encore sa fertilité, en vous fournissant d’abondants pâturages, et par conséquent des bestiaux qui engraissent le sol destiné à les nourrir. Mais vos riches contrées ne composent pas tout le royaume de France. Dans nos climats secs et brûlants du Midi, nous avons besoin de nos fumiers pour les prairies artificielles qui nous coûtent de si grands soins, et sans lesquelles les bras défaillants du laboureur ne pourraient plus associer les animaux agricoles à ses pénibles travaux. La plantation du tabac, qui tenterait d’abord notre avide inexpérience, nous enlèverait donc nos engrais. Dès lors, plus de pâturages, plus de bétail, plus de commerce rural pour payer les impôts, plus de grains pour nous nourrir. Vous nous offrez donc un présent bien funeste! La culture du blé est plus profitable our nous, que ne le serait jamais celle du tabac. e sourire du dédain et l’éclat des murmures n’obtiendront pasde moi la rétractation du principe que je viens d'avancer. Je rendrai grâces au contraire à mes censeurs, d’une improbation qui m’avertit d’en fournir la preuve, et rien n’est plus facile. Je dis donc que la culture du tabac, cette culture dont l’habitude de la contrebande vous a accoutumé, Messieurs les députés des provinces du Nord, à exagérer les produits prêts à vous échapper, loin d’être lucrative pour le laboureur, serait moins avantageuse pour lui que l’exploitation nationale d’un champ fidèle au blé. Ma proposition exige quelques développements. Je demande à n’être pas interrompu, si ce prodige d’impartialité est encore possible; et je désire que mes adversaires me réfutent ensuite en répondant à ma pensée, et non pas à la leur, comme je l’éprouve trop souvent. Je suppôse qu’un laboureur du Midi ait une propriété de six arpents : il en consacre une à la plantation du tabac, et il ne peut y en destiner qu’une seule, soit parce qu’il manque d’engrais, soit parce que cette culture, tant redoutée des nègres, est extraordinairement pénible et dispendieuse. Cet arpent planté en tabac lui rapportera plus qu’un arpent semé en blé, je l’avoue; mais qu’il évalue ensuite le produit total de la récolte de ses six arpents, il verra qu’il aurait fait une sage spéculation, si, au lieu de cultiver du tabac, dont le prix ira toujours en diminuant, par l’universalité de la concurrence, il avait également partagé ses engrais et ses travaux entre ses six arpents semés en blé. Ce raisonnement vous paraît une simple conjecture? Attendez un moment: il va prendre dans vos esprits toute l’autorité d’un fait constant et avéré. Vous conviendrez sans doute avec moi, que si la culture du tabac est libre dans tout le royaume, il ne sera pas plus cher désormais, en France, qu’il ne l’est à présent en Virginie, où notre privilège exclusif en augmente le prix? Eti bien ! je choisis l’hypothèse la plus favorable au système de mes adversaires, puisque je raisonne ici d’après l’expérience d’un pays, où l’on recueille le meilleur tabac de l’univers. Vous avez à peine quelques cantons dans la Guyenne, qui puissent souteuir à cet égard le parallèle avec la Virginie; et cependant la culture du tabac se décrédite peu à peu dans la Virginie même. Les Virginiens se sont aperçus que les terres semées en blé produisaient beaucoup plus aux propriétaires, que les champs plantés en tabac. Ils renoncent de jour en jour à cette dernière culture, à mesure que les bras se multiplient parmi eux; et tous les spéculateurs qui ont préféré la récolte des grains, se sont enrichis... lime paraît étrange que l’on se détermine ainsi sur parole, àdémentir cette assertion, avec toute l’intrépidité d’un cultivateur alsacien, environné de barrières destinées à l’appauvrir, et dont l’effet a été jusqu’à présent d’améliorer au contraire son commerce de tabac, en l’associant à tous les bénéfices de la contrebande. Pour moi, Messieurs, j’étends ma vue au delà de l’Alsace, de la Flandre, de la Franche-Comté, du Hainaut et de l’Artois, dont les députés sont trop intéressés dans notre discussion, pour n’être pas suspects à cette Assemblée; et quand j’affirme que les Virginiens se dégoûtent et se détachent de la culture du tabac, je le dis sur la foi de M. Fergusson, qui en a donné le conseil aux cultivateurs américains. Je le dis sur la foi de lVI. Francklin, qui a composé une instruction populaire pour développer et accréditer la même doctrine. Je le dis sur la foi du congrès américain lui-même qui a fait le plus noble emploi de la suprême puissance, en répandant ainsi la lumière parmi les peuples. Le congrès de l’Amérique a décrété une adresse spéciale aux provinces du sud des Etats-Unis, pour consacrer les mêmes principes d’économie rurale. Voilà mes autorités, Messieurs; et si vous jugez à présent que je suis dans l’erreur, je demande humblement la permission de me tromper, en suivant de pareils guides. Les terres que l’ondestine aux plantationsdu tabac dans la Virginie, dans la Caroline et dans le Maryland, sont ou fortement engraisséespar les parcs des vaches dont le nombre est excessivement multiplié dans ces contrées, ou des terres absolument neuves, dont on tire d’aburd deux ou trois récoltes de tabac. Les travaux continus que cette plante exige rendent ensuite le terrain très favorable au blé; mais en général c’est toujours au préjudice de sesautres propriétés foncières, qu’un Américain plante l’un des ses champs eu tabac. Aussi est-il certain, je le répète, que cetie exploitation perd tous les jours de sa faveur dans l’Amérique septentrionale. La diminution de cette culture n’y est cependant pas encore très sensible, parce que les immenses défrichements qui se font sans cesse dans un territoire, dont la dixième partie n’a pas encore été conquise par la charrue, entretiennent les plantations de tabac à peu près au niveau, quoique dans une proportion très décroissante avec celle du blé. Les Virginiens, éclairés par l’expérience, regardent cette dernière culture comme infiniment plus avantageuse aux propriétaires. Cependant leurs récoltes en ce genre sont presque toutes destinées aux exportations du commerce; ils consomment très peu de blé ; ils nourrissent leurs nègres et se nourrissent eux-mêmes avec du maïs et des légumes farineux. Mais ils ont observé que le tabac usait beaucoup plus la terre que le blé; et si cette opinion est fondée en Amérique même, elle acquiert bien plus de poids en France, où les pailles, dont on ne tire aucun parti dans la Virginie, sont si nécessaires à la prospérité de notre agriculture. Au moyen des engrais que les pailles nous assurent, le blé reconnaissant, selon l’expression lumiueuse de l’immortel Buffon, renvoie à la terre presque autant de sucs qu’il en reçoit; au lieu que le tabac ne lui restitue rien. 11 faut ajouter à cette observation vraiment importante que l’excellente qualité du tabac de Virginie rend encore le rapport de son prix avec la valeur du blé, beaucoup *5 plus favorable aux plantations de tabac, qu’elles {Assemblée nationale.] ne le seraient en France, si cette culture y devenait générale. Il y a une différence de vingt à vingt-cinq pour cent entre les prix des tabacs de la Virginie même; et c’est néanmoins à l’embouchure des rivières, dont les bords sont toüjours plus fertiles qu’à leur source, que, malgré la double faveur de la fécondité des terres, et d’une augmentation de vingt-cinq pour cent sur le taux commun du tabac, les Américains, favorisés encore par notre régime prohibitif, préfèrent à cette récolte la culture du blé. Ce ne serait donc pas accorder un bienfait au peuple français; ce «erait renchérir inévitablement parmi nous le prix du pain, que de naturaliser en France une plante qui déroberait à nos premiers besoins nos meilleures terres, pour les prostituer à une consommation au moins inutile. Je demande maintenant, si j’ai eu tort d’invoquer, dans cette discussion , l’instructive expérience de l’Amérique septentrionale ? Ce n’est pas dans cette tribune que je peux appeler vos regards sur des calculs qui vous démontreraient la sagesse des législateurs et des cultivateurs américains. Ges détails arithmétiques échapperaient à votre attention; mais j’offre de prouver, à vos trois comités réunis, qu’un acre de terre très fertile ne peut produire qu’environ cinq quintaux de tabac; que chaque plante n’alt-mente que dix feuilles; qu’il faut les réduire à ce nombre pour en perfectionner la qualité; qu’un homme très laborieux ne peut soigner que deux mille cinq cents de ces plantes; enfin, que cette culture exige un travail continuel et excessivement pénible, parce qu’on ne peut pas perdre de vue impunément le tabac un seul instant, depuis le jour où il est planté, jusqu’à celui où il est réduit en poudre; et vos comités décideront ensuite, d’après le calcul des avances, des travaux et des dépenses qu’entraîne la culture du tabac, s’il serait avantageux à vos laboureurs de lui sacrifier leurs charrues, et par conséquent notre subsistance. Maintenant, Messieurs, je vais paraître me contredire moi-même. Après avoir prouvé que la culture du tabac serait funeste aux propriétaires, je vous annonce, comme un inconvénient très digne de votre attention, qu,e le goût de la nouveauté, l’inexpérience et l’appât du gain nous menacent déjà de donner à ces plantations désastreuses la propagation la plus effrayante. Vous avez cru devoir défendre l’exportation des grains, pour assurer la subsistance des peuples. Des disettes récentes vous ont appris que votre premier devoir était de prémunir la nation contre ces calamités que les complots et, si j’ose parler ainsi, l’agiotage des accapareurs de grains peuvent rendre si fréquentes. Gomment oserez-vous soustraire à la reproduction du blé votre territoire le plus fertile, après avoir défendu l’exportation des grains avec tant de rigueur; après avoir reconnu que vos terres étaient dans ce moment même à peine suffisantes pour vous nourrir? Je demande à vos comités s’ils comptent sur la dépopulation du royaume, lorsqu’ils nous présentent des projets de lois si contradictoires? Vous ne vous flattez pas sans doute de substituer à volonté, au moment du besoin, la culture du blé à celle du tabac. Outre que vous n’aurez plus à vos ordres une armée de commis pour surveiller vos champs, quand vous voudrez rétablir les prohibitions; outre que les habitudes générales d’un peuple ne sont pas ainsi moinles au gré des législateurs; outre qu’en arrachant avec violence des plantations proscrites, vous ne 4* Sérib. T. XX, (15 novembre 1790.] 449 percevriez aucun impôt sur les terres que vous auriez ravagées, il est évident que vous dévasteriez vos campagnes, sans hâter vos récoltes nourricières. Il faut une année d’intervalle entre la semence du blé et la moisson; et le fléau de la famine vous aurait tous dévorés, avant que la charrue eût expié vos fatales expériences. Dans l’Agenais, par exemple, qui est le grenier de vos colunies, vous aurez un cinquième de vos terres, et peut-être même un quart, exclusivement consacré à la culture d’un tabac que sa qualité supérieure fera préférer à tous les autres. Les plaines si fertiles des bords du Lot et de la Garonne seront donc retranchées du domaine de l’agriculture? Pensez-vous annoncer à la nation une loi bien désirable, en atténuant ce grand privilège de la nature, qui, grâce à l’influence du soleil, a fait de cet Empire le premier des Etats agricoles? Vous favoriserez, aux dépens de la prospérité générale, l’avidité de quelques particuliers, qui invoquent aujourd’hui une calamité, au nom de la liberté et du patriotisme. Ah I il faut être bien hardi, je l’avoue, pour proposer à la nation une expérience qui compromettrait la subsistance du peuple, l’approvisionnement des colonies, la prospérité même du commerce par le surhaussement inévitable du prix du blé. Eh I rtuel avantage compenserait tant de désastres? Vous vendriez très peu de tabac aux étrangers ; vous ne feriez qu’en généraliser l’usage parmi vos malheureux concitoyens. L’abus de votre liberté inquiète et entreprenante, au lieu d’enrichir la nation, substituerait donc une récolte de luxe à une récolte de première nécessité. Vous maudiriez trop tard les conseils perfides qui vous auraient égarés, quand vous verriez que vos exportations de tabac seraient à peu près nulles; quand vous seriez obligés de les convertir en importations d’un blé que la nature vous aurait donné en abondance, si vous n’aviez pas profané ses bienfaits, en vous déshéritant vous-mêmes du sol le plus fertile. Vous imposeriez aux habitants des campagnes une dépense journalière qu’ils ne connaissaient pas; et certes c’est un grand crime public que de créer de nouveaux besoins pour le peuple! Vous accoutumeriez ainsi le laboureur à l’usage du tabac, qui semblerait d’abord ne devoir rien lui coûter, et bientôt le tabac lui coûterait son pain. Est-il sage, Messieurs, je dis plus, est-il humain d’exposer une nation à de pareils dangers ? N’é-eoutons donc plus les applaudissements insensés d’une multitude aveugle qui implore la famine, en croyant conquérir ou étendre la liberté. Pères •de la pairie, bravons courageusement les pleurs impérieux d’un enfant sans expérience et sans raison, prêt à nous arracher une arme dangereuse qu’il ne connaît pas et dont il ferait aussitôt le plus funeste usage. Ah! laissons au peuple français, laissons à la classe indigente son aati-que simplicité, et si j’ose m’expliquer ainsi, sa culture natale. Laissons-la jouir, eu murmurant peut-être, du plus grand bienfait de la nature. Laissons-la cultiver, pour se nourrir, la terre la plus fertile de l’univers. Aimons assez le peuple, pour avoir le vertueux courage de lui déplaire. Ne lui permettons pas une culture qui le ruinerait, qui l’exposerait bientôt à mourir de faim, en mésalliant nos guerêts avec cette plante parasite, qui, recommandée parmi nous par un goût bizarre et non par le besoin, destinée à devenir le I luxe de la pauvreté, mérite d’être repoussée de nos frontières par le patriotisme, et de se voir acT 29 ARCHIVES PARLEMENTAIRES. 480 (Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. (15 novembre 4190.] câblée, en les franchissant, de tout le poids des impositions. Plus vous augmenterez le tribut, Messieurs, plus vous diminuerez le besoin; et vous ne devez pas douter que vous ne décrétiez une loi très salutaire au peuple (1), en rendant le prix du tabac inaccessible à ses facultés. Si vous avez un impôt à retrancher, prescrivez d’abord celui qui est établi sur les boucheries; proscrivez ceux que vous percevez à regret sur les comestibles de première nécessité. Demandez à ce peuple, si jaloux de la culture du tabac, s’il n’a pas d’autres besoins infiniment plus pressants ? Demandez-lui s’il est nourri, logé, vêtu, avant d’anéantir un impôt qui n’arrive au Trésor public, que pour décharger la classe indigente? Est-ce dans un royaume où le sucre et le café sont à peine taxés à une redevance fiscale; où l’impôt usuraire des loteries ruine et corrompt le peuple, je ne dis pas seulement des villes, mais des campagnes ; est-ce dans un royaume, où cette immoralité bursale est consacrée; oùle gouvernement ne rougit poiDt de s’abaisser à ce jeu désastreux, dans lequel il met aux prises, plusieurs fois chaque mois, la masse entière des citoyens les uns contre les autres, pour les voler tous; est-ce dans un pays où l’Etat se permet ces coupables spéculations, tandis que la justice condamnerait au pilori le banquier d’un jeu de hasard, qui oserait tendre un pareil piège à ses concitoyens; est-ce là, Messieurs, que des législateurs doivent se faire scrupule de maintenir un impôt sur Je tabac; un impôt dont personne n’a le droit de se plaindre ; un impôt dontla suppression aggraverait le poids de tous les autres tributs, et rendrait par conséquent leur perception plus difficile et plus incertaine ; un impôt qui ne frappe que sur le superflu, tandis que tant d’autres impositions pèsent sur le nécessaire ; un impôt eulin, qui, fondé sur un besoin factice, place les consommateurs entre uu objet de luxe et le Trésor public, et les rend justement tributaires de l’un et de l’autre ? A peine cet impôt fut-il devenu une recette importante pour le fisc, que le gouvernement s’aperçut du danger d’en augmenter le produit aux dépens de l’agriculture. On s’occupa d’abord des moyens d’assurer les approvisionnements nécessaires à la consommation du royaume, sans compromettre la récolte du blé, et on sentit la nécessité d’écarter les plantations de tabac du territoire de la France. Nous possédions alors dans l’Arne-rique septentrionale la Louisianedont nousavous cédé aux Anglais la partie orientale du Mississipi, par le traite de paix de 1762, et dont nous avons ensuite abandonné si légèrement aux Espagnols (1) Lorsque j’eus prononcé cette opinion, le peuple parut fort satisfait de mes. principes. Je recueillis le même jour, sur mon passage, les témoignages les plus touchants de sa bienvaillance. On s’aperçut bienlôt de cette faveur naissante, et Ton prit les mesures les lus promptes pour en arrêter les dangereux progrès. es le lendemain j’observai, aux approches de ta salle, que cette multitude de pauvres qui en occupe habituellement toutes les issues, était sensiblement augmentée. Je me vis assailli par une foule de mendiants qui me demandaient tous, du ton le plus pathétique, de quoi acheter du tabac. J’entendis très bien la plaisanterie; je ne répondis qu’en riant à ces épigrammes de commande; et je fis rire le plus sérieux de tous les suppliants, en lui observant qu’il ne prenait point de tabac, et que je ne voulais pas l’accouiumer à cette dépense. Il faut bien, me dit-il alors, que je gagne ma pauvre vie, en faisant ce que l’on m ordonne. Un m’avait dit que vou» n'aimiez que le* pauvre* qui prennent Au tabac» la partie qui est située à l’occident de la même rivière. Le terrain de la Louisiane était très propre à l’exploitation du tabac. Louis X1Y, qui avait eu la grande et patriotique pensée d’y établir cette culture, accorda le privilège exclusif du commerce de ce pays, au célèbre M. Crozat en 1710. M. Crozat ayant renoncé à cette concession, la compagnie d'occident fut investie de la propriété de la Louisiane en 1717. Ce fut à cette époque mémorable q ue Law contracta l’engagement de tirer de la Louisiane tout le tabac qui serait consommé en France. Law composa un excellent mémoire pour prouver que celte importation était l’unique moyen de conserver la ferme du tabac, sans extraire le numéraire du royaume ; et il se servit de cette spéculation vraiment nationale pour accréditer à jamais l’utilité de cette colonie. Tous Jes frais de l’établissement furent faits aux dépens de l’Etat. Law démontra parfaitement les avantages de son opération, qui élevait les vues étroites de la fiscalité aux plus grands principes de l'administration politique ; et cet homme extraordinaire, qui avait be.-oin de se naturaliser en France par son patriotisme apparent, avant de la ruiner par son fatal système, posa, comme la première base de ses spéculations financières, la nécessité de concentrer dans la Louisiane la culture de tout le tabac destiné à la consommation du royaume. Tel fut le plan qu’il proposa pour imposer fortement une mode naissante, sans nuire à l’agriculture ; mais il était de la destinée de cet Empirede n’adopter etde nerenouvelerdenosjours que les extravagances de Law. Le seul conseil vraiment utile qu’il ait donné à la nation, a été perdu pour ses contemporains et pour leur postérité. Puisqu’il ne nous reste plus à présent aucune possession dans l’Amérique septentrionale; puisque le terroir de nos colonies nous offre une culture plus précieuse en sucre, en café, en coton, en indigo, qn’en tabac, dont la qualité est d’ailleurs médiocre aux Antilles, il est d’uu intérêt vraiment national pour la France de s’approprier, par ses échanges, le territoire américain où l’on cultive cette plante destinée à alimenter nos fabriques. Tous les bons esprits qui ont médité sur l’impôt, pensent unanimement qu’il faut l’asseoir sur des fantaisies de luxe, plutôt que sur des objets de première nécessité : or, rien n’est assurément moins nécessaire que le tabac. La liberté de commerce ne saurait s’allier avec la sûreté de l’impôt : c’est tout ou rien qu’il faut espérer de cette taxe volontaire. Les consommateurs eux-mêmes ne s’apercevraient point d’un soulagement imprévu et ruineux pour l’Etat. On serait forcé de remplacer cette contribution par la voie des contraintes que l’on exercerait contre 16 millions de Français. Les deux tiers de la nation seraient ainsi accables injustement en faveur d’une classe de citoyens dont la dépense volontaire atteste les facultés. Que dis-je, Messieurs, ce seraient précisément ces deux tiers de la nation, auxquels l’usage du tabac est etranger, qui verraient retomber sur eux tout le poids du tribut que les consommateurs payent au Trésor public. Il faudrait que chaque citoyen fût aussitôt surchargé au profit de sou voisin; il faudrait qu’il fût taxé pour une consommation dont il n’éprouverait que 2 'incommodité et dont il expierait l'abondance. En vain prétendrait-on quo, dans le nouvel ordre de choses, le produit de la ferme du tabac est anéanti, ou du moins tellement diminué par [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [15 novembre 1790.] l’introduction du tabac étranger, que la nation ne doit plus compter sur cette branche de revenu public. Un désordre passager ne saurait être la loi d’une administration durable. Si la force publique ne garantit pas la perception des impôts que l'Assemblée nationale aura décrétés, je l’ai déjà dit, nous travaillons vainement à la régénération des finances. Nos maux sont irrémédiables, et la banqueroute est proclamée dans tout l’Empire. Mais il est temps encore d’éviter cette vaste calamité. � La recette accoutumée du tabac aura bientôt repris son ancien niveau, si les corps administratifs et les municipalités veillent sévèrement au produit de l’impôt, qu’il faudrait nécessairement remplacer par un autre tribut infiniment plus général et plus onéreux aux peuples. Tous les contribuables doivent donc regarder les contrebandiers comme autant d’ennemis qui ne s’enrichiraient qu’en les opprimant. Lorsque nos côtes et nos frontières seront soigneusement gardées par la nouvelle administration des douanes, les agents de la ferme, qui font seuls la contrebande en grand, par une coupable collusion entre les débitants et les commis, seront obligés de renoncer à ce brigandage, que tant de complices et même tant de citoyens honnêtes favorisent aujourd’hui, parce qu’il semble uniquement dirigé contre la ferme générale. On ne verra plus alors dans un maltôtier qu’un voleur public, cautionné d’avance par tous les contribuables du canton. La recette du Trésor public augmentera sensiblement, et on s’apercevra, dès la première année, que les collecteurs de l’Etat sont beaucoup plus propres à arrêter la fraude que les préposés de la ferme. Si la culture du tabac est défendue uniformément dans toutes les provinces du royaume ci-devant réputées étrangères, les grands magasins de la contrebande n’existeront plus. Il nous suffira de garder nos ports et surtout l’entrée des rivières de Seine, de Loire et de Garonne, par l’embouchure desquelles on fait entrer les vaisseaux chargés de tabac. Voilà les cargaisons importantes qui diminuent le produit de l’impôt. Outre des moyens si puissants pour accroître cette perception nationale, nos fabriques ont acquis un si haut degré de perfection, que nous pouvons compter sur une exportation très considérable de notre tabac, si nous avons la sagesse de le vendre aux étrangers à un plus bas prix que dans nos bureaux. Un déficit momentané ne serait rien dans une administration si lucrative. Qü’est-ce, d’ailleurs, que ce déficit, dont on fait tant de bruit? La mauvaise qualité du tabac de contrebande l’a infiniment décrédité. On exagère beaucoup les versements de tabac occasionnés par la suspension à jamais déplorable de la force publique, depuis que le royaume est livré à l’anarchie. M. de Delley a parfaitement observé qu’aucune compagnie ne s’était réunie pour ces coupables entreprises; que des spéculations isolées n’avaient pas pu former une masse de 25 millions; que la plupart de ces tabacs étaient avariés ; que le peuple lui-même refusait d’en user; et qu’en-fin, malgré l’impunité d’une contrebande étalée dans les marchés publics, la seule supériorité des manufactures de la ferme élevait encore le roduit de cet impôt à 1,500,000 livres par mois. 'ailleurs, où en serions-nous, Messieurs, où en m seraient les créanciers de l’Etat, si nous calcu - lions rigoureusement nos revenus d’après les recettes actuelles du Trésor public? Les abus sont passagers, l’autorité des lois est éternelle. C’est bien assez, c’est trop, que d’avoir perdu plus de 60 militons par l’abolition de la gabelle, tandis qu’un régime sage et modéré aurait pu nous conserver la moitié de cet impôt. C’est bien assez d’avoir décrété cette suppression, sans nous exposer encore à sacrifier le produit de la vente exclusive du tabac, avant même d’avoir imaginé aucun mode admissible de remplacement. On nous parle sans cesse ici de liberté. Ce mot si puissant, quand il s’agit de la Constitution, ne saurait avoir une acception aussi favorable, quand il est question de l’impôt. Nous sommes obligés, en ce genre, de nous souvenir que nous ne serons pas seuls libres; que chacun de nos concitoyens le sera comme nous, et le sera peut-être à nos dépens; et qu’à cet égard la moitié vaut souvent mieux que le tout. C’est conserver la liberté, que de la défendre contre elle-même; et ce serait étrangement la méconnaître ou la calomnier, que de la présenter au peuple comme le droit de ne rien payer à l’Etat, quand on veut être protégé par la force publique. Si de ces considérations générales, qui justifient avec tant d’évidence le régime prohibitif, nous passons à la discussion du décret qui sert de base à notre délibération, nous verrons avec surprise, je ne dis pas simplement les erreurs d’un rapporteur, je ne dis pas même le système erroné d’un comité; mais nous verrons que trois comités réunis, et trois comités sur lesquels les yeux de la nation sont spécialement ouverts, nos comités de l’impôt, de l’agriculture et du commerce, nous offrent dans ce moment un projet de loi, dans lequel on ne trouve pas un article, un seul article qui puisse soutenir les regards de là raison. Je sens qu’un tel reproche a besoin d’être motivé. Je vais donc en développer les preuves; et si c’est mol qui me trompe, je. suis environné d’un si grand nombre d’adversaires intéressés à me combattre, que je ne dois pas craindre de rester longtemps dans l’erreur. Voici donc ce projet de décret, qui renferme sept articles : Art. 1«. A l'avenir il sera libre à toute personne de cultivet le tabac dans le royaume. Tout ce que je viens de dire suffirait sans doute à la réfutation de cet article. J’ajouterai pourtant, que la liberté de cette culture n’étant plus assujettie à aucune condition, la régie que l’on va vous proposer dans un instant ne serait ni plus utile, ni plus compatible avec nos nouvelles prétentions d’indépendance, que la ferme actuelle du tabac. Nos laboureurs, qui ae connaissent ni les frais de cette entreprise rurale, ni les dépenses de la fabrication, ni le décroissement du prix qu’entraînerait une concurrence universelle, feraient des essais aussi contraires à leurs intérêts qu’à la sûreté de la subsistance des peuples. Mats ces considérations générales ont été déjà développées dans la première partie de mon opinion. Voici donc, Messieurs, de nouvelles observations que je soumets à votre sagesse. Vous avez décrété qu’il n’y aurait plus aucune gêne dans la circulation intérieure du royaume, et que les barrières seraient reculées aux frontière» de i’Em-