121 [Assemblée nationale.! ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [31 août 1791.] « L’ordre établi dans les colonies, qu’on qualifie de préjugés, n’est point enfanté par l'orgueil, comme peuvent le penser ces prétendus philosophes, se disant les apôtres de l’humanité ; il est dicté par la nécessité, qui ne permet pas que les gens de couleur, procréés des esclaves, puissent jouir des mêmes droits que les blancs, et être confondus avec eux; si cet ordre indispensable est anéanti, Ja ruine entière des colonies suivra de près. « Voilà, Sire, ce que le Corps législatif avait bien pesé dans sa sagesse lors de vos décrets des 8,28 mars et 12 octobre 1790; il avait laissé aux colonies le droit de faire leurs demandes précises et formelles sur l’état des personnes, parce qu’il avait senti que les convenances locales ne pouvaient être bien appréciées que sur les lieux : l’infraction et la violation de ces principes de justice et d’équité, qui résultent du nouveau décret du 15 mai, deviennent la source des maux les plus affreux. « C’est en nous calomniant, que les philanthropes ont propagé leur doctrine ; ils nous représentent, à ceux qui ne connaissent pas les colonies, comme les bourreaux de nos esclaves et les tyrans des gens de couleur libres. L’humanité et notre intérêt nous portent à la conservation des premiers ; et les seconds sont, comme tous les citoyens blancs, sous la protection immédiate des lois, qui veillent à leur sûreté individuelle et à leurs propriétés. « Jetez, Sire, un regard de bonté sur vos colonies, vous les verrez peuplées de Français qui vous chérissent, et qui ont de grands droits à votre tendresse. Daignez accueillir favorablement leurs justes réclamations. S’il en est encore temps, prévenez les malheurs dont ils sont menaces, en refusant votre acceptation à un acte qui les occasionnerait indubitablement; et s’il en est revêtu, daignez interposer votre autorité pour en arrêter la promulgation. « Nous sommes avec un profond respect, Sire, de Votre Majesté, les très humbles et fidèles serviteurs. « Les membres de l'assemblée provinciale du nord de Saint-Domingue, « Grenier, président ; Petit-Descham-peaux, vice-président; Bouyssou, Poulet , François de Chaumont , secrétaires. » Adresse de l'assemblée provinciale du Nord de Saint-Domingue aux 83 départements du royaume. « Messieurs et chers compatriotes, « Nous avons l’honneur de vous remettre ci-joint un exemplaire de nos adresses à l’Assemblée nationale et au roi, de notre circulaire aux places maritimes du royaume, et de notre réponse au directoire du département de la Gironde. « 11 serait inutile sans doute, Messieurs, de vous répéter ici les expressions et le motif de ces différentes dépêches : ils y sont suffisamment développés. Il nous importe seulement et à vous mêmes, puisque notre prospérité est nécessairement liée à celle de l’Etat, de vous communiquer quelques observations qui nous doivent être également communes. « Le directoire du département dp la Gironde, en nous annonçant l’enrôlement et Je départ prochain de ses gardes nationales pour la colonie, sous le prétexte de venir protéger notre repos, et pour appuyer l’exécution du décret du 15 mai dernier, nous apprend d’une manière positive, qu’il les destine à nous combattre, puisqu’il n’existe pas un citoyen blanc dans la colonie, qui ne soit résolu à ne pas accepter une loi entièrement destructive de ses propriétés. « Il est, Messieurs, en droit politique, une vérité bien constante ; que toute loi dont l’exécution est précédée de la force, est nécessairement vicieuse, et funeste au pays pour lequel la législature l’a créé. « Il est une autre vérité non moins indestructible ; c’est que lorsqu’une métropole ne veut régir ses colonies que par le seul sentiment de sa puissance, les coeurs des colons s'aliènent bientôt, et la chute de l’E r pire suit de près. « La colonie de Saint-Domingue ne doute pas, que, si l’intention de la France est de lui en imposer par les armes, elle n’y parvienne tôt ou tard ; mais qu’en résultera-t-il ? une circulation annuelle de 200 millions de moins dans le royaume, la perte de son commerce et de ses manufactures, l’anéantissement de sa marine, des débris et des ruines, là où l’activité de la culture la plus florissante du globe vous fait tenir le premier rang dans la balance politique de l’Europe, et est le premier aliment de votre opulence. « Le langage ferme et vrai que nous vous tenons ici est le cri d’une vérité déchirante, sans doute ; mais enfin elle est telle. Quand les propriétés d’une section libre de l’Empire, qui en fait la splendeur et la force par ses richesses et sa fidélité, sont ébranlées jusque dans leurs fondements, les larmes de l’amertume et les sanglots du désespoir doivent nécessairement s’exhaler. « Eh! que devons-nous attendre de la patrie, Messieurs, si nous ne pouvons pas compter sur la foi nationale? Lisez les décrets des 8, 28 mars et 12 octobre 1790; lisez les rapports et les instructions qui les ont précédés ; lisez les lettres officielles des présidents de l’Assemblée nationale à la colonie ; comparez-les avec le décret du 15 mai dernier, et jugez-nous... « Depuis l’époque de la Révolution française, révolution à laquelle nous avons concouru, par la représentation de nos députés auprès du Corps législatif, et dont nous devons conséquemment recueillir les fruits avec vous, nous n’avon3 cessé de dire à nos frères du continent : « Laissez-nous « les maîtres de régir l’état des personnes dans « la colonie ; c’est une loi domestique, dont l e-« mission exclusive et spontanée intéresse essen-« tiellement notre culture et notre existence. « Que vous importe l’emploi et l’usage de privi-« lège nécessité par nos localités ? Notre intérêt < ici, n’est-il pas celui de la France entière? « Pouvons-nous en avoir d’autres ? Et comment « à 1,800 lieues de distance pouvez-vous juger du « mérite et de l’effet d’une inovation qui désor-« ganise tous les principes politiques d’une cons-« titution locale, sous l’empire de laquelle la « culture est parvenue à son dernier période « d’accroissement et de prospérité ? » « Cependant, Messieurs, cette vérité impérieuse, ostensible pour tous ceux qui connaissent les colonies, vos ennemis ei les nôtres viennent de l’anéantir. Le décret du 15 mai dernier n’a pas été librement émis. Une galerie orageuse, sans connaissance même élémentaire de uotre régime intérieur, coalisée pour notre perte commune, a réduit, égaré, subjugué le vœu jus- 4âfi [Assemblée oatioaaie.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES . [31 août 1791.) Su’aiors libre, éclairé et paternel des bienfaiteurs e la patrie. « Le succès du décret du 15 mai était la dernière ressource de l’aristocratie. La contre-révolution était impossible en France î il fallait donc l’essayer par les colonies. Qui ne voit que, déchirés par l’effrayante perspective de la destruction totale et prochaine de leurs propriétés, le désespoir des colonies sera encore électrisé par la certitude que les rois et les princes de l’Europe saisiront avec avidité l’occasion assurée de démembrer le royaume, à l’instant où il se diminuera de ses forces maritimes pour en imposer à ses possessions d’outre-mer? « Si ce décret est accepté, Messieurs, il n’est qu’un moyen de calmer nos craintes, et de ranimer notre confiance (... et elle ne s’ôtait pas démentie depuis le berceau de la colonie, et surtout depuis l’heureuse révolution qui s’est opérée dans l’Empire) ; c’est de provoquer l’annihilation d’une loi funeste, sous quelque point de vue politique qu’on l’envisage. « La lettre de cette loi porte qu’elle est constitutionnelle : et sous ce rapport elle est au premier aspect infiniment respectable; mais ce premier aspect est illusoire et vain, si les 83 départements du royaume, auxquels nous adressons nos justes réclamations, donnent à leurs représentants au Corps législatif, un mandat ad hoc de la retirer. Voilà, Messieurs, le vrai et le seul moyen de déjouer sans retour les perfides manœuvres des ennemis de la Révolution. « Alors vous rétablirez l’ordre et le calme dans toutes les parties de l’Empire ; alors vous recevrez les bénédictions universelles des colonies ; alors leur amour, leur confiance, leur attachement à la mère-patrie vous donner ont, aux quatre extrémités du globe, des frères dont le zèle et la fidélité seront inaltérables; des frères qui se sacrifient sous un ciel brûlant, pour vous enrichir et contribuer avec vous à la prospérité de l’Etat, au respect dû au nom français, leur plus chère et leur plus douce espérance. » Nous avons l’honneur d’être dans cette légitime attente, Messieurs et chers compatriotes, vos très humbles et très obéissants serviteurs. « Les membres de l’assemblée provinciale du Nord de Saint-Domingue. « Grenier, président; Petit-Deschampeàux, vice-président ; Poulet jeune, Bouyssou, secrétaires.» M. le Président. Je donne maintenant la parole à M. Desèze pour communiquer à l’Assemblée la lettre dont elle a renvoyé la lecture à aujourd’hui. M. Desèze. Le document dont je dois donner connaissance à l’Assemblée est une adresse des citoyens négociants , marchands et capitaines de navires de Bordeaux à l’Assemblée ; voici cette adresse : « Messieurs, « Vos décrets des 8 et 28 mars avaient rétabli le calme dans nos colonies; dans celui du 12 octobre vous avez exprimé la ferme volonté de ne prononcer sur l’état des personnes qu’après l’émission du vœu des assemblées coloniales. Votre décret du 15 mai confirmait encore ces dispositions pour l’état des personnes non libres : quand le décret du 15 mai nous fut annoncé, nous ne pûmes nous empêcher d’en concevoir des alarmes. Elles n’ont été que trop justifiées, Messieurs. « Par l’arrivée du navire le Père-de-Famille, capitaine Fournier , parti du Cap le 6 juillet, nous apprenons que la nouvelle de ce décret rendu a retenti daüs toute la ville du Gap, comme le bruit d’une calamité désastreuse. Nous pouvons vous envoyer les copies de plus de cent Lettres où sont exprimés les mouvements qu’ont excités cette nouvelle, et où sont peints tour à tour les emportements, la stupeur, et le cri unanime du désespoir. (Murmures.) « C’est contre les commerçants de Bordeaux que la ville du Gap a fait éclater son ressentiment. On les accuse maintenant d’avoir sollicité ce décret ; il n’est que trop vrai qu’un de leurs députés extraordinaires s’était permis d'énoncer son vœu comme s’il eût été celui du commerce de Bordeaux ; mais il a été désavoué authentiquement. On leur reproche encore d’avoir offert des gardes nationales pour l’exécution du décret. L’envoi de la délibération du 21 mai qui vous a été fait par le canal du directoire à qui elle fut communiquée, suffit pour détruire cette inculpation. Mais il n’en est pas moins vrai que les motions les plus fortes ont été faites au Gap contre les capitaines bordelais ; et l’animosité y est portée à un tel point que plusieurs armateurs justement effrayés du péril qui menace la colonie n’osent réarmer leurs navires. Cette suspension dans les armements va répandre une consternation géné*- raie dans la classe immense d’ouvriers que le commerce salariait tous les jours ; il en peut résulter les effets les plus fâcheux. « Dans des circonstances aussi alarmantes, nous nous devons à nous-mêmes, nous devons à nos frères de l’Amérique, nous devons à des millions d’individus que le commerce des colonies fait subsisterions devons à tous nos agriculteurs, à tous ceux qui peuplent nos villes maritimes, nous devons à tous les propriétaires dans les colonies, à tous les créanciers, nous devons enfin à tout ce qui constitue et entretient la prospérité de l’Empire, le témoignage éclatant qu’à l’époque où le décret a été rendu, nous étions bien loin d’en prévoir des effets aussi funestes. Aujourd’hui que nous voyons les plus grandes propriétés en péril ; que la splendeur des villes maritimes est prête à s’évanouir, que la fortune de l’Etat est menacée dans celle de tous ses membres; que les ateliers les plus nombreux etles plus actifs vont être déserts ; pressés de tous côtés par de grandes raisons d’Etat, nous venons avec confiance implorer votre justice et votre sollicitude paternelle. Vous ne cherchez, vous ne voulez que la vérité, vous mettez votre courage à l’entendre, et notre devoir est de vous la dire : elle est terrible cette vérité, Messieurs ; mais plus elle s’avance avec des caractères effrayants, plus il est important qu’elle vous soit présentée, et plus elle nous oblige de ne vous rien dissimuler. « Hé bien, messieurs ; c’en est fait de la prospérité de l’Empire, si le décret du 15 mai est en-ènvoyé aux colonies, et si l’on tente le moindre effort pour le faire exéeuter. La distinction entre les blancs et les gens de couleur paraît inséparable du régime des colonies; et elle est aussi ancienne que leur ancienne fondation. Si c’est un préjugé odieux à la philosophie, ia nécessité, cette première loi, la plus impérieuse de toutes, doit le justifier. Nous disons plus ; si la sûreté des blancs en dépend, si cette opinion suffit seule pour tenir en respect 500,000 cultivateurs ; si la conservation de toutes les propriétés, si la