[Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES, qu’en vertu de permis des directeurs qui les délivreront sans frais, et ne pourront en refuser à personne. « 3° L’article 79 du bail des anciens Etats de Bretagne, est supprimé en ce qu’il a de contraire aux précédents décrets de l’Assemblée nationale. « 4° Aucun individu, aucune ville ou communauté, ne pourront, à l’avenir, prétendre droit de banc et étanche ; ce privilège demeure supprimé, sans exception, par le présent décret, sauf indemnité, s’il y a lieu, et ainsi qu’il sera vu appartenir. « 5° Les exemptions de devoirs ci-devant accordées, par l’article 33 du bail, aux concierges et buvetiers de divers tribunaux et de la chancellerie, sont également supprimées. « Art. 7. M. le président de l’Assemblée nationale se retirera très-incessamment vers le Roi pour demander à Sa Majesté la sanction du présent décret. » M. le Président lève la séance, et l’ajourne à lundi 14, à neuf heures du matin. lre ANNEXE. à la séance de l'Assemblée nationale du 12 décembre 1789. Mémoire historique et justificatif de m. le comte d’Albert de Rioms, sur l'affaire de Toulon (1). Je suis parvenu par quarante-six années de bons services, à la tête de mon corps. Le Roi m’a honoré du commandement de ses escadres, il m’a confié depuis cinq ans l’administration d’un de ses principaux ports, et les témoignages de bonté et de satisfaction que Sa Majesté m’a donnés en diverses occasions, me donnent le droit de croire que je ne me suis point montré indigne de la confiance qu’elle a daigné mettre en moi. Cependant, sans délit comme sans accusation, sans formes juridiques quelconques, j’ai été traité ainsi que les principaux officiers à mes ordres, comme si nous avions été convaincus des plus grands crimes. Outragés d’une manière qui n’a pas d’exemple, on a dû s’attendre que nous élèverions la voix pour nous plaindre. Oui, sans doute, nous devons le faire; mais avant que d’entrer dans le détail des injustices contre lesquelles nous avons à réclamer, il m’importe de remonter à l’origine des troubles qui depuis plus de neuf mois agitent la ville de Toulon. Je veux mettre sous les yeux demesjuges, etsurtoutsousceuxdu public, la conduite que j’ai tenue depuis le 23 mars dernier, époque du premier tumulte. On verra quels sont mes principes et si je m’ensuis départi; on jugera si l’homme qui, sans mission expresse, dans plusieurs occasions s’est toujours mis en avant pour maintenir l’ordre ou rétablir la tranquillité, et qui n’a jamais craint de s’opposer aux méchants qui cherchaient à les troubler, est un mauvais, un dangereux citoyen. J’ai rendu compte de ces troubles à mon ministre, dans un temps où ma conscience ne me laissait pas craindre que j’eusse (l)Le mémoire de M. le comte d’Albert de Rioms n’a pas été inséré au Moniteur. lra Série, T. X. [12 décembre 1789.] 529 jamais besoin de me justifier. Ces comptes sont authentiques; les originaux doivent exister dans les bureaux de la marine; je porterai d’ailleurs au soutien les témoignages de satisfaction et de reconnaissance, qu’en divers temps la municipalité de Toulon m’a donnés; on jugera par eux du cas qu’on doit faire des inculpations dont elle me charge aujourd’hui. Je vais donc commencer ma justification par l’exposé des comptes officiels rendus par moià l’occasion de la première émeute; ensuite je donnerai l’historique de tout ce qui s’est passé jusqu’à l’étonnante catastrophe du 1er décembre. Lettre à M. le comte de La Luzerne, du 24 mars 1 789. « Monseigneur, « Hier, dans l’après-midi, les rédacteurs des cahiers du tiers s’étant assemblés, il survint dans la salle de l’hôtel de ville, lieu de l’assemblée, quelques femmes qui s’écrièrent qu’il fallait assom mer M. Lan tier, ancien consul, l’un des rédacteurs et M. Baudin, secrétaire de l’hôtel de ville, et qui en cette qualité a la plus grande influence dans l’administration des revenus delà ville. Vainement les valets de ville voulurent faire sortir ces femmes dont le nombre devint bientôt plus considérable, et auquel quelques bommess’étaientjoints. On futde-mander du secours dans un poste voisin ; il en vint 8 soldats qui furent désarmés à l’instant et bientôt le trouble fut extrême. La générale fut battue; un des régiments qui composent la garnison se porta sur la place de l’hôtel de ville, pleine d’une populace effrénée qui disait vouloir absolument massacrer MM. Lantier et Baudin, réfugiés pour lors dans un cabinet dont on m’a assuré qu’un homme armé d’un fusil avait eu le courage de défendre la porte. Pendant ce temps, ou à peu près, un semblable attroupement eut lieu devant le palais épiscopal ; les mutins entrèrent dans les cours, s’emparèrent de la voiture de M. l’Évêque, la mirent en pièces et furent en jeter les débris dans le port; je ne sais point encore quels ont été les autres excès commis dans ce palais. Les mutins de l’hôtel de ville n’y trouvant plus rien à détruire (MM. Lantier etM. Baudin ayant, je ne sais comment, trouvé le moyen de leur échapper), furent à la maison du dernier, qu’il dégradèrent. Ils en arrachèrent jusqu’aux balcons et aux fers des fenêtres. Vous serez sans doute étonné, Monseigneur, que de pareils excès se soient commis dans une ville de guerre, où il n’y a pas moins de 3,000 hommes de troupes et un corps considérable d’officiers. Jesens que je me dois une justification, j’espère que vous la trouverez dans le détail particulier de la conduite que moi et tous ceux qui sont à mes ordres ont tenue. « J’étais sorti de la ville à 4 heures après-midi; à 5 ont vint me dire qu’on battait la générale, que les portes étaient fermées, et qu’il y avait ordre de me laisser entrer. On me dit en entrant que M. de Goincy me priait de passer chez lui; j’y courus : il me dit l’état de choses tel qu’on le lui avait rendu. MM. Lantier et Baudin étaient morts, disait-on. J’offris à ce commandant tous les secours qui dépendaient de moi : il avait déjà demandé qu’une partie des canonniers matelots fût se mettre en bataille sur le quai de la Patache. Je sortis sur-le-chamf) pour donner des ordres en conséquence, et après m’être assuré à la porte de l’arsenal que M. du Castellet y était, et qu’il avait six compagnies de nos canonniers I sous les armes, je m’acheminai vers l’hôtel de 34 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [12 décembre 1789.] ville, où je savais qu’était le foyer de la révolte. J’étais accompagné de sept à huit officiers. Nous nettoyâmes, chemin faisant, le quai de la foule qui le chargeait. Je fis arrêter une femme qui nous ÎDjuria comme nous passions. Arrivé à l’hôtel de ville, j’en trouvai les avenues occupées par le régiment de Dauphiné ; mais la maison était pleine de mutins. Il y en avait encore à la porte qui ne pouvaient entrer; ils me reçurent avec des cris de : Vive le Roi! Vive d'Albert! Je débutai par demander aux officiers pourquoi ils souffraient cette populace au milieu d’eux et ne faisaient pas vider la place; leur réponse fut qu’ils n’avaient ordre que de rester sous les armes, en occupant le terrain sur lequel ils étaient. « Mais savez-vous que MM. Lantier et Baudin sont assassinés ; mais savez-vous que dans ce moment-ci on égorge peut-être M l’Evêque? —Nos ordres sont précis et je ne puis m’en écarter, » reprit le commandant. Alors je lui dis : « Je vais entrer dans l’arsenal et donner les miens, pour que tous ceux qui dépendent de moi en fassent autant, sauf les douze compagnies de canonniers qui sont sur le quai, et qui resteront aux ordres de M. de Goincy. » J’y rentrai effectivement, et je trouvai qu’on avait grande peine à contenir les ouvriers, qui tous demandaient à grands cris de sortir. Je fus même obligé de faire arrêter deux des plus mutins, cependant l’Hôtel de Ville était abandonné, et les troupes envoyées au palais épiscopal étaient venues à bout d’en déloger les mutins. C’est alors qu’ils furent à la maison de M. Baudin, où tout fut brisé et pillé; enfin le désordre paraissant cesser, je fis demander àM. de Goincy s’il croyait qu’il y eût quelque inconvénient à laisser sortir les ouvriers. Il était 8 heures; les femmes attroupées à la porte demandaient leurs maris. M. de Goincy me fit répondre que je le pouvais. Alors M. de Montigny, lieutenant de vaisseau, vint me dire que sa femme, qui habile le second étage de M. Baudin, était mourante d’effroi. J’y fus tout de suite, suivi de plusieurs officiers. Les mutins occupés à déménager les meubles de M. Baudin, se rangèrent pour nous laisser passer. 11 avaient respecté l’appartement de madame de Montigny, et nous l’en retirâmes sans aucune peine : je retournai à l’arsenal où tout était tranquille et dans l’ordre accoutumé, sauf les postes qui étaient doublés. Je fus de là chez M. de Goincy, pour le prévenir que de la maison de M. Baudin on irait à celle de M. Lantier. Un peu de lenteur dans l’ordre que ce général donna pour prévenir ce projet, donna le temps aux mutins de dévaster le rez-de-chaussée; mais ils abandonnèrent la partie à l’arrivée des troupes. « Tel est, Monseigneur, le détail des désordres d’hier que je viens de vous faire à plusieurs reprises, étant sans cesse interrompu : je vais à présent vous rendre compte de ce qui s’est passé aujourd’hui jusqu’à 10 heurts du matin, qui est celle où j’écris. La cloche pour les ouvriers sonnée et l’arsenal ouvert, beaucoup d’ouvriers ont refusé d’y entrer, et mêlés aux étrangers et paysans qui se trouvent dans la ville, le désordre a recommencé. Peu contents d’avoir tout enlevé chez M. Baudin, on a voulu détruire la maison ; la générale a battu; mais les troupes assemblées ne l’ont été que pour être spectatrices du tumulte; il n’y a eu qu’un seul endroit où il y ait eu des coups donnés et deux hommes tués ou fortement blessés. Des deux divisions, j’en ai fait assembler une sur le champ de bataille et l’autre dans l’intérieur de l’arsenal : j’ai envoyé une garde au Trésor de la marine, ainsi qu’à la caisse des Invalides; et comme la boulangerie est hors de la ville, j’y ai envoyé 50 hommes, ayant tout à craindre d’une multitude de peuple qui est hors des portes. M. de Goincy vient de faire battre la retraite, j’en fais autant ; mais je ne réponds pas que le désordre ne se' réveille. Le peuple connaît trop qu’on le ménage, et je ne puis m’empêcher de penser que l’impunité est poussée trop loin; si l’ordre se rétablit d’une manière durable, on le devra aux soins de quelques honnêtes citoyens qui cherchent à calmer. « Il est certain, Monseigneur, quele tumulte vient des torts que le peuple suppose à la municipalité; mais le mécontentement des ouvriers qui ne sont pas payés, est à présent ce qui doit le plus nous faire crainnre. M. Mallard, imprimeur, vient d’offrir à M. Possel 20,000 écus qu’il fera distribuer. Je souhaite que ce lénitif suffise. Le pain était à environ 5 sols la livre (poids de marc). L’hôtel de ville l’a fait publier à 3 sols; mais en aura-t-on? Qui voudra en fournir à ce prix? Voilà l’état des choses; excusez la précipitation avec laquelle je vous écris; je n’oublierai pas que je dois particulièrement mes soins à l’arsenal. Les ouvriers qui sont entrés ce matin en sortiront à midi pour aller dîner comme à l’ordinaire. Ce sont les gens sages qui y sont, et en les y retenant, comme on me le conseillait, je craindrais de réveiller l’effervescence, celle des femmes surtout, la plus difficile à éteindre. Je n’ai pas le temps de garder une copie de ma lettre. Aurez -vous la bonté de m’en faire une et de me l’envoyer? Je ne dois pas finir sans vous dire que j’ai été très-content des officiers à mes ordres. Je suis, etc., etc. » « Signé : D’ÂLBERT DE RlOMS. » Au même, du 5 mars 1789. « Monseigneur, j’apprends dans le moment qu’on fait partir un courier pour Aix, et j’en profite pour vous rendre compte que tout est tranquille dans ce moment-ci. Hier, dans l’après-midi, la bourgeoisie, dont plusieurs membres ont peut-être à se reprocher d’avoir fomenté, ou plus encore d’avoir suscité Je trouble, voyant plusieurs maisons saccagées et une troupe de misérables rançonnant les gens aisés, sous le prétexte le plus léger, et avec une audace qui ne se conçoit pas, craignirent sans doute d’être à leur tour victimes du désordre, et vinrent offrir au commandant leur secours pour le faire cesser; des patrouilles se formèrent sur les quatre à cinq heures, et dès lors il ne se commit plus d’excès. Je désire que tout soit fini là ; mais les effets de l’impunité ne paraissent bien à craindre ; que ne peut oser la populace des villes qui n’ont point de garnison, lorsqu’elle saura ce qui s’est passé à Toulon aux yeux de 4,000 hommes sous les armes? « M. Possela trouvé àemprunterdequoi donner un mois de paye aux ouvriers de l’arsenal, et la distribution s’en est faite ce matin; j’ai jugé, comme lui, que c’était le cas défaire l’impossible pour n’avoir pas tort avec eux, étant bien décidé à punir avec sévérité ceux qui parmi eux, se rendront coupables. G’est d’après ce principe que j’ai chassé de l’arsenal les deux ouvriers qui me mirent dans le cas, avant-hier au soir, de les faire emprisonner. Je suis, etc. « P. S. J’apprends que le château de Sollier, terre à 3 lieues d’ici, appartenant à M. de Forbin, a été pillé hier. « 11 y a eu une émeute à laSeynequi a eu des suites. M. de Goincy y envoie des troupes; mais [Assemblée nationale.] si l’on y fait, comme ici, qu’elles ont des ordres très-précis de ne point agir, je ne vois dans cet envoi qu’une nouvelle humiliation; car, à coup sûr, les mutins ne manqueront pas de s’en moquer. » Au même, 26 mars 1789. « Monseigneur, « Hier, au départ du courrier dépéché à Àix, tout était à peu près tranquille; on l’a été le reste du jour et pendant la nuit. Les patrouilles de la bourgeoisie, jointes aux soldats, ainsi que celles ue j’ai fournies en ouvriers de l’arsenal, sur la emande des consuls, n’ont eu qu’à se promener dans les rues, et à y ramasser quantité d’effets volés, dont la crainte des recherches a engagé les voleurs à se débarrasser à la faveur de la nuit. Dans ce moment-ci (neuf heures du matin) on fait publier le pain, qui, le jour de l’émeute, avait été réduit à 2 sols la livre, à 2 sols 1/2 . On peut espérer que cette proclamation ne produira pas sur-le-champ un nouveau soulèvement, attendu que ce prix est encore fort au-dessous de la proportion qu’il doit y avoir entre celui du pain et celui du froment, mais il y a à craindre, dans ce bas prix du pain , un double inconvénient, celui de rendre les approvisionements de blé difficiles, et celui d’attirer des campagnes et des villages voisins des consommateurs. De plus, la fermentation générale du peuple se manifeste d e toutes parts. Les municipalités de cinq ou six communautés sont venues demander du secours à M. de Goincy : partout on se révolte contre l’administration arbitraire, et peut-être coupable, de ces municipalités. M. de Goincy est malade, il a 80 ans; il a des instructions timides, et que peut-être il suit encore avec trop de réserve. Je lui ai offert et donné tous les secours qui peuvent se donner sans intéresser la sûreté de l’arsenal. Il est réellement à plaindre de se trouver chargé d’une besogne au-dessus des forces d’un homme vieux et malade. « Quant au département de la marine, M. Possel doit vous rendre compte, et du mois qu’il a payé aux ouvriers, et des efforts qu’il va faire pour ramasser de quoi donner des à-compte sur les désarmements de l’année dernière. La misère est extrême ; le pain, à 2 sols 1/2 la livre du pays, revient à 3 sols la livre, poids de marc. Nous allons être forcés, par les arrangements économiques qu’il nous faut prendre, en conséquence de vos ordres, sur la quotité des dépenses pour l’année courante, à n’ouvrir l’arsenal que quatre jours par semaine. Vous sentez, Monseigneur, combien cette mesure doit me coûter dans la conjoncture présente; mais elle est absolument nécessaire pour répondre en partie à vos vues, car je dois vous prévenir que je ne vois pas qu’il y ait de possibilité à les remplir entièrement, mais je ne puis aujourd’hui entrer dans le détail des obstacles qui s’y opposent, ayant à peine le temps d’écrire en courant. M. de Goincy, alarmé sur le projet qu’on lui a dit que des paysans avaient formé, de couper les eaux de la ville et des moulins qui en dépendent, me demande cinquante hommes pour s’y opposer. Je viens d’en donner l’ordre, et je finis pour en presser l’exécution. Je suis, etc. » [12 décembre 1789.J Au même, ce 27 mars 1789. « Monseigneur. « Il ne s’est rien passé de nouveau depuis hier relativement à l’intérieur de la ville ; mais rien n’est plus alarmant que l’effervescence qui gagne dans le reste de la province. Une lettre d’Aix nous apprend que tout y est en combustion : je n’entreprends pas de vous en donner des détails, qui, je l’espère, sont exagérés, et que vous aurez sans doute reçus directement. Je crois pouvoir vous promettre que nos efforts et nos soins sauront maintenir la tranquillité et dans la ville et dans l’arsenal. « Je suis, etc. » Au même, du 28 mars 1789. « Monseigneur, « Rien de nouveau à Toulon, et rien qui, pour le moment, puisse y faire craindre de nouveaux troubles, mais ils deviennent toujours plus sérieux dans les environs. M. de Caraman demande à M. de Goincy une partie de sa garnison, dont je crois qu’en effet nous pouvons très-bien nous passer. H me semble qu’il est plus que temps d’agir. L’inaction des troupes, jusqu’ici, a eu le plus mauvais effet; elles en sont véritablement humiliées et avilies, et la populace ne devient tous les jours que plus insolente : je dis la populace, car la saine partie du peuple voit le danger de l’anarchie , et en est justement effrayée. Je ne doute pas, si le gouvernement tarde à agir rigoureusement, que la révolte contre les nobles devenue générale, ne soit portée aux dernières extrémités, ce ne seront pas seulement les nobles qui en souffriront, tous les gens riches peuvent s’attendre à être traités en ennemis par une multitude effrénée, ivre de l’impunité dont elle jouit. Je vous dis, Monseigneur, les choses comme je les vois; la douceur devient faiblesse, et tout est perdu si on s’obstine à ne pas sévir : et qu’on y prenne garde, ce qui eût été très-aisé dans le commencement, va devenir de jour en jour plus difficile, par le nombre des coupables qui augmente continuellement. Les tribunaux sont sans force et sans courage ; il s’agit de leur redonner l’un et l’autre. Les troupes bien commandées pourront seules en venir à bout. « Je suis, etc. » Au même, du 29 mars 1789. t Monsieur le comte, « Je crois devoir profiter du calme où nous sommes pour vous rendre compte, à tête reposée et plus en détail que je ne l’ai fait jusqu’ici, des causes du désordre et des effets qu’on peut encore en craindre. « Les liens de la subordination, dans tous les Etats, tendent de plus en plus à se relâcher ; la faiblesse d’un côté se communique de proche en proche, tandis que de l'autre, l’audace augmente et rend capable de tout oser. L’opiniâtreté des seigneurs de fief à soutenir la constitution provençale, et leur refus d’acquiescer aux lettres de convocation pour les Etats généraux, en révoltant toute la province, l’ont mise dans un état de ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [12 décembre 1789.J 532 fermentation dont on aurait dû prévoir les effets. C’est dans cette disposition du peuple que les assemblées préparatoires à l’élection des députés aux Etats généraux se sont formées, et c’est alors que les brouillons ont eu beau jeu à animer les paysans , en leur présentant leurs seigneurs comme des gens durs, qui, par toutes sortes de moyens, voulaient s’opposer au bien que le Roi veut leur faire ; des circonstances malheureuses, telles qu’un Inver rigoureux et long, la cherté de toute espèce de consommation, et la diminution du travail qui en est la suite, ont concouru à rendre le peuple plus susceptible de s’enflammer. Et voilà comme presque dans un instant le feu a été mis aux quatre coins de la province. Les paysans une fois soulevés, ceux mêmes qui les ont lancés ne peuvent plus être les maîtres de les arrêter. Je n’ai jamais douté qu’ils ne se fussent contentés dans les commencements de la renonciation des ordres privilégiés aux exemptions pécuniaires. Aujourd’hui c’est la suppression totale des droits seigneuriaux qu’ils demandent ; et cette idée s’est si bien mise dans leur tête, qu’une force majeure peut seule l’en ôter. Ce n’est pas tout ; non contents de former de pareilles prétentions et de s’y conformer d’avance, en cessant de payer, ils ont en plusieurs endroits voulu punir leurs seigneurs, et, à cet effet, ils ont pillé et détruit leurs châteaux. Cette opération s’est faite à Solliez et au Revest avec un sang-froid qui mérite d’être cité. On y a forcé les consuls à se revêtir de leur chaperon et à donner le premier coup de marteau pour briser les armoiries du seigneur : les habitants du Revest ont ensuite député les leurs à la communauté de Tou-lou, pour lui signifier qu’ils détruiraient les moulins et rompraient le cours des eaux qui prennent leur source dans leur territoire, si l’on ne leur accordait pas la franchise de la mouture, ce qu’on a eu garde de refuser. « Tout cela, monsieur le comte, s’est fait sans que personne fût à même de l’empêcher : vous sentez que le cas à Toulon était bien différent. Je ne répéterai point ici ce que j’ai eu l’honneur de vous dire dans le premier compte que je vous ai rendu, mais je dois tâcher de vous développer la véritable et première cause de l’émeute, ainsi que les circonstances qui en augmentent le danger. « L’administration de l’hôtel de ville, très-vicieuse en elle-même , était depuis longtemps odieuse aux habitants. C’étaient deux ou trois particuliers, soutenus, assure-1 -on, par les bureaux de l’intendance, qui gouvernaient despo-tiquement;et les consuls, pris annuellement dans un cercle étroit de gens médiocres, laissaient aux premiers toute l’autorité. La bourgeoisie a voulu profiter des circonstances pour secouer le joug : elle a proscrit les individus dont elle croyait avoir à se plaindre, et elle a osé confier sa vengeance à une populace ameutée, que l’inaction des troupes et l’impunité, ont ensuite enhardie à tout oser : elle se serait portée aux plus grands excès, si les bourgeois alarmés n’avaient eux-mêmes réclamé le secours des troupes auxquelles ils se sont mêlés et joints pour arrêter la rapidité des progrès du désordre. « La populace, à Toulon, est, en grande partie, composée de marins et d’ouvriers de l’arsenal, leurs femmes et leurs enfants y jouant un grand rôle. Vous imaginerez sans peine, monsieurle comte, que dans un pareil moment des gens qui n’ont que leur travail pour vivre, qui souffrent également et de la rigueur de la saison et de la cherté des denrées, qui ne sont pas payés de leur travail à terre, et à qui enfin on n’a payé qu’un mois de solde aux désarmements de l’année dernière, ne se sont pas fait faute de se plaindre et de crier. J’ai craint, plus d’une fois, j’ose vous l’avouer, de ne pas en être le maître. La fermeté dont je devais l’exemple leur en a imposé, et j'ai le droit de vous assurer que l’autorité n'a point été avilie dans mes mains; mais nous voyons partout autour de nous les troupes qui ne paraissent prendre les armes que pour être insultées. N’est-il pas à craindre qu'elles ne se lassent d’un rôle aussi humiliant? ne se laisseront-elles pas gagner à cet esprit qui semble vouloir ramener les hommes à l’égalité? Las enfin, je le répète, d’obéir pour ne gagner que des injures et des coups qu’on ne lui permet par de rendre, le soldat ne prendra-t-il pas le parti de se joindre aux mutins qu’on ne veut pas qu’il réprime? Ce sont là des événements qu’il doit être permis de prévoir. La garde d’un arsenal de marine est d’une bien grande importance ; celle dont je me trouve chargé ne me donnerait aucune inquiétude dans des temps ordinaires; mais si à la douceur qu’on prend pour faiblesse, le gouvernement ne fait incessamment succéder une juste sévérité, je ne connais rien dont on puisse répondre avec quel-. que certitude. « Hier, les cahiers du tiers-état furent dressés. On m’a rendu compte qu’il y est porté que vous serez prié de remettre tous "les travaux de l’arsenal à la journée du Roi, prière dont je ne serai jamais de moitié. « Celle que je crois devoir vous faire, et que je vous fais bien instamment, est de faire en sorte que les ouvriers de l’arsenal soient incessamment et exactement payés de leur travail, ainsi que les marins de leurs désarmements ; j’y joins celle de nous fournir les moyens de donner du travail aux ouvriers domiciliés, à ceux surtout qui ont femme et enfants ; les mettre hors de l’arsenal en ce moment-ci, ce serait les condamner à mourir de faim, et vous sentez que cette extrémité peut les mener au désespoir. « Le conseil de marine, à la suite de sa séance de la fin du mois, mettra en détail sous vos yeux ce que nous croyons que les circonstances peuvent exiger; daignez croire que nous ne perdons pas de vue, dans nos demandes, l’embarras de votre position relativement aux fonds. « Je suis, etc. » Au même, le 30 mars 1789. « Monseigneur, « J’ai l’honneur de vous adresser une lettre que je reçus hier de MM. les maire, consuls, lieutenant de Roi de la ville , concernant la mise des travaux de l’arsenal à l’entreprise, dont ils demandent la suppression : j’y joins copie de la réponse que j’ai cru devoir faire. On était déjà venu, de leur part, me prier de vous présenter leur pétition sous une autre forme. Je leur fis dire verbalement que le conseil de marine devant s’assembler au premier jour, je les en ferais avertir, et que leur vœu pourrait y être porté, pour, de là, vous être transmis. Si, en outre de leur lettre, ils s’adressent effectivement au conseil, et que le conseil juge à propos de délibérer sur l’objet de leur demande, j’aurai l’honneur de vous en rendre compte sans perdre de temps. « Je suis, etc. [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. "' « P.-S. Le peuple continue à être tranquille ; mais tout annonce en lui des dispositions inflammables. La municipalité, dans les premiers moments de son effroi, eut la maladresse de mettre le prix des denrées à un taux fort au-dessous de leur valeur réelle; leur embarras est grand aujourd’hui, qu’il s’agirait de remettre tout à un prix convenable ; le peuple sait trop qu’on ne lui a rien accordé que par crainte. » Au même, 2 avril 1789. « Monseigneur, « L’ordre paraît rétabli dans toute la province. M. le comte de Garaman, en faisant part à M. de Goincy de ce qui s’était fait à Aix pour la réunion des trois ordres, lui ordonna d’en faire autant à Toulon. Get ordre, reçu le 31 à 2 heures du matin, fut exécuté dans l’après-midi. Il consistait à faire chanter un Te Deum, et à faire une procession dans la ville, sous une bannière faite à cet effet, qui, d’un côté, portait l’écusson royal, et de l’autre, une crosse, une épée et une bêche. On crut ici devoir joindre une ancre à ces trois emblèmes. Tout se passa le mieux du monde. Les ordres étaient confondus ensemble, et la joie paraissait sincère et universelle. La procession finie, je reçus la visite du tiers-état le même soir; hier au matin, je reçus celle du clergé et de la noblesse, que je leur ai rendue, ainsi qu’au tiers-état, le même jour. J’ai lieu de croire par la manière dont ces devoirs réciproques ont été rendus et reçus, que dans rien de ce qui s’est passé dans le commencement de l’émeute jusqu’aujourd’hui, on n’a été mécontent de moi. L’insulte faite à M. l’évêque nous imposait l’obligation de lui rendre plus que nous n’aurions peut-être fait dans d’autres circonstances. J’ai donc cherché à manifester de la manière la plus marquée combién les excès auxquels on s’était livré envers lui, nous étaient odieux. « On dit que M. le comte de Garaman envoie des troupes dans les campagnes pour arrêter les plus coupables. J’ai bien peur, Monseigneur, qu’on ne fasse pas, à cet égard , tout ce qu’il conviendrait de faire; qu’on y prenne garde, on a su persuader au peuple que le gouvernement approuvant en secret ce qui s’est passé, ne ferait que semblant de punir. Il me paraît bien important de le détromper, et qu’une juste sévérité prenne enfin la place de cette douceur trompeuse qui finit presque toujours par produire les plus grands désordres. « Je suis, etc. » L’effervescence des esprits, après l’espèce de fête dont il a été rendu compte dans cette dernière lettre, ne se manifesta plus d’une manière inquiétante que vers le 14 avril. La lettre suivante explique comment et à quelle occasion. Lettre à M. le comte de la Luzerne, du 15 avril, « Monsieur le comte, « Hier je finissais la lettre particulière que j’eus l’honneur de vous écrire , dans laquelle je vous disais que tout était tranquille, lorsque M. de Goincy m’envoya demander par un officier major mon agrément pour mettre un dépôt de 100 hommes armés sur la Patache, corps de garde de la marine attenant au quai ; je cou-[12 décembre 1789.] §33 rus chez lui, et j’y appris que le consul de la Seyne ayant entrepris d’y rétablir le droit de piquet, sans avoir eu l’attention d’en prévenir un capitaine de Dauphiné qui y est depuis l’émeute avec un détachement, les paysans et les marins s’étaient attroupés; et qu’ils avaient même assailli le détachement ; mais que bientôt dissipés, on en avait arrêté 14 qui venaient d’être traduits dans les prisons ; que la vue de ces prisonniers avait excité beaucoup de fermentation dans la ville, et qu’on menaçait sourdement de forcer les prisons (elles sont au milieu de la ville) et de délivrer tout ceux qui peuvent y être détenus. Mon premier mot à M. de Goincy fut de transférer les prisonniers à la grosse tour. On venait de lui donner le même conseil, mais on voulait attendre la nuit pour cette translation. J’opinai au contraire qu’elle devait avoir lieu sur-le-champ, en plein jour, et avec le plus grand appareil, et je garantis hardiment que personne n’aurait la hardiesse de remuer. M. de Goincy se rendit sans peine à mon opinion; je lui offris mes secours, et il fut tout de suite convenu qu’il ferait traduire les prisonniers sur le quaijpoury être embarqués sur les bâtiments que j’allais faire préparer, et conduits par eux à la grosse tour, sous une escorte convenable; nous étions encore à nous concerter, lorsque M. l’évêque vint nous faire part d’une lettre anonyme qu’il venait de recevoir. On lui marquait que Te peuple, outré de ce qu’au mépris de l’alliance si récemment jurée entre les trois ordres, on cherchait à arrêter des prétendus coupables, était prêt à se porter aux extrémités; qu’il devait s’attendre à tout, si, sans perdre de temps, il n’obtenait pas la liberté des prisonniers ; qu’il se pressât d’avertir M. de Goincy, et ne fît faute de lui dire que s’il avait l’imprudence de faire battre la générale, il n’échapperait pas un soldat, et que quant à moi ma tête répondrait de tout, etc. Gette insolence fit encore mieux sentir à M. de Goincy la nécessité de montrer qu’il n’avait qu’à vouloir pour être le maître. Je me rendis à l’arsenal; M. de Castellet et tous les officiers du corps, les canonniers-matelots consignés dans leurs quartiers, eurent ordre de se tenir prêts à prendre les armes. Je disposai une chaloupe sans rames ni gouvernail pour recevoir les prisonniers : deux autres chaloupes furent armées de matelots pour la remorquer, et j’embarquai 25 canonniers-matelots dans deux autres bâtiments pour servir d’escorte. Ces cinq bâtiments ainsi disposés se trouvèrent à 1 heure 1/2 sur le quai de la Patache, prêts à recevoir les prisonniers. Je fus moi-même les y attendre, tandis que M. le marquis de Castellet veillait à ce que rien ne pût troubler l’ordre dans l’Arsenal. « M. de Goincy de son côté avait fait prendre les armes à la garnison. Il vint s’établir à l’hôtel de ville pour être plus à portée de donner ses ordres. Il fit publier des bans militaires : les troupes chargèrent leurs armes à la vue du peuple; elles bordèrent les avenues de la prison au quai où les prisonniers étaient attendus. Ceux-ci, au nombre de 38 et attachés deux à deux, y furent conduits par les grenadiers, et s’y embarquèrent sans que personne, ainsi que je l’avais prédit, osât remuer. La foule du peuple était très-considérable; mais on lui parla du ton qui convient aux dépositaires de l’autorité, et qu’on aurait dû toujours prendre avec elle. « Le peuple avait besoin, Monseigneur, du spectacle imposant dont on l’a frappé. Il n’a pu voir, dans tout cet appareil, que les précautions de la prudence nui prévient le besoin de punir, 534 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [12 décembre 1789.] et rien qui pût caractériser l’inquiétude et la crainte. Je ne doute point qu’il ne soit aujourd’hui suffisamment détrompé de l’erreur dont on l’avait imbu, en lui insinuant que le gouvernement voulait se servir de lui. Je suis également persuadé que le retour de l’autorité militaire à ses vrais principes va en imposer aux habitants des villages et détruire les mauvais effets qu’y a ci-devant produit la manière faible et timide dont nous nous étions conduits jusqu’ici. Les tribunaux et la municipalité vont reprendre un peu de courage : ils étaient devenus nuis. Je crus hier devoir publiquement faire des reproches au procureur du Roi de ce qu’au lieu de faire arrêter un chef d’émeute qu’on lui avait dénoncé, il s’était contenté de lui faire dire par sa femme rie venir lui parler; sur quoi le coupable s’était enfui. Quant à la municipalité, je désire que de l’excès de timidité, elle ne passe pas à l’excès contraire ; elle me fit dire hier qu’elle allait profiter du moment pour rétablir le piquet ; j’ai répondu qu’il était juste et expédient qu’on mît le pain à un prix proportionnel à celui du blé, mais que je croyais qu’elle ferait mal de rétablir, dans un moment de disette, un impôt d’autant plus odieux, qu’il est véritablement inique en lui-même. J’ignore encore le parti qu’elle prendra; ma lettre écrite aujourd’hui 15 ne sera fermée que demain, jour du départ du courrier. J’y ajouterai un supplément s’il y a lieu. « Je suis, etc. « Le 14, veille de la lettre précédente, j’en reçus une des maire et consuls que je joins ici. Ils m’adressaient la copie du procès-verbal qu’ils avaient dressé de l’émeute, du 23 mars et de ses suites. Ce procès-verbal, trop volumineux pour être ici produit, était plein d’inexactitudes dont plusieurs étaient faites pour me blesser; je crus devoir m’en plaindre aces messieurs. On trouvera, après leur lettre d’envoi, celle que je leur écrivis à ce sujet, leurs réponses et ma réplique. Lettre des maire et consuls, du 14 avril. * Monsieur, « La municipalité de cette ville sensible autant qu’elle le doit, à la condescendance que vous avez eue pour les demandes qu’elle vous a faites avec succès dans les circonstances fâcheuses où elle s’est trouvée, vous prie d’agréer ses justes remerciements : les administrateurs actuels s’empresseront de transmettre à leurs successeurs tout ce que vous avez fait pour contribuer à rétablir le bon ordre, nous désirerions avoir des occasions de vous en témoigner notre reconnaissance; per-mettez-nous, Monsieur, de vous adresser une copie du procès-verbal que ces mêmes circonstances nous ont mis dans le cas de dresser. « Nous sommes avec respect, Monsieur, vos très-humbles et très-obéissants serviteurs, les maire et consuls de Toulon, lieutenant de Roi. Signé : Eynaud, maire, et Roubaüd, consul. » Lettre aux maire et consuls, du 16 avril. « Messieurs, « Je ne peux ni ne dois vous cacher l’étonnement que m’a causé la lecture du procès-verbal dont vous avez bien voulu me donner une copie sur la demande que j’ai eu l’honneur de vous faire; je viens seulement de le lire. Je conçois très-bien que pendant l’émeute et même durant les deux ou trois jours qui l’ont suivie, étroitement renfermés dans l’exercice de vos fonctions qu’il ne vous était permis de remplir qu’en partie, vous ayez été mal informés de ce qui se passait loin de vous; mais comment se peut-il que le 6 avril, c’est-à-dire 14 jours après la naissance des troubles, et lorsque le calme était entièrement rétabli, le rédacteur ne votre procès-verbal se soit permis d’y faire entrer un grand nombre de faits hasardés et dépourvus de toute vérité? 11 a sans doute été trompé, et ensuite il vous a trompés lui-même; je ne relèverai d’inexactitudes que celles qui peuvent m’intéresser; revenez de grâce à de meilleures informations, et vous finirez par vous assurer : « Qu’il n’est point vrai que le 25 mars les ouvriers de l’arsenal s’étant attroupés, la cloche les appela en vain au travail ; qu’ils refusèrent d’entrer et menacèrent de se porter aux plus grands excès s’ils n’étaient point payés. Les cris de quelques mauvais sujets et les clameurs des femmes ont pu effrayer l’administration de la ville, qui seule avait droit de les réprimer, mais ces cris et ces clameurs de quelques individus ne sont pas le crime des ouvriers de l’arsenal; « Qu’il n’est point vrai que je suis accouru pour conjurer l’orage, et que mon autorité ait été méconnue; « Qu’il n’est point vrai que M. Mallard se soit porté au lieu où les mécontents s’étaient attroupés, et qu’il ait offert une somme considérable pour payer les gens de l’arsenal; « Qu’il n’est conséquemment point vrai que j’aie accepté cette somme, et que ce soit de ce moment que les mutins ont cessé d’être dangereux ; « Qu’enfin, il n’est point vrai que le 29, il ait été publié, dans l’arsenal, une déclaration signée de vous, à l’effet d’y dissiper la fermentation qui s’y était élevée, portant promesse qu’il ne serait rien changé aux prix actuels des comestibles. « Tous ces faits, faux en eux-mêmes, ou dans leurs circonstances principales, me sont injurieux; et j’ai le droit de vous en demander, comme je vous le demande, un désaveu précis et formel. Je n’ai d’autorité légale que dans l’arsenal; personne ne peut dire, avec vérité, qu’elle y ait été avilie. Je crus, le 23, jour de l’émeute, que loin de m’en tenir à veiller sur le dépôt qui m’était confié, je devais à votre conservation tous les secours qui pouvaient dépendre de moi; je fus moi-même où l’on me dit qu’était le foyer de la révolte ; je me portai, suivi de quelques officiers, sur la place de l’hôtel de ville, où je vis bientôt que ma présence était plus qu’inutile, par la nature des ordres qu’on y avait donnés. Je rentrai donc dans l’arsenal où M. le marquis de Castel let avait su contenir les ouvriers; l’heure du souper survenant, ils devinrent impatients, j’en fis arrêter deux, qui le lendemain furent chassés de l’arsenal pour n’y plus rentrer; enfin les ouvriers, malgré leur impatience et les clameurs des femmes qui s’étaient attroupées à la porte, ne sortirent qu’à 8 heures, lorsque M. de Coincy m’eut fait dire par un officier, qu’il ne voyait point d’inconvénients à ce que je les laissasse sortir ; j’accourus si peu le 25, pour conjurer le prétendu orage, énoncé dans votre procès-verbal, que je répondis tout simplement, lorsqu’on vint en effet me dire que les ouvriers n’entraient pas dans l’arsenal, que l’usage n’avait jamais été de forcer les ouvriers d’entrer, et qu’ils en seraient quittes pour perdre leur [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [12 décembre 1789.] 535 journée. Instruit ensuite qu’un particulier avait pris sur lui de dire à la porte que j’avais promis que les ouvriers qui n’entreraient pas, n’en auraient pas moins leur journée, je le mandai de venir, et j’aurais demandé sa punition s’il ne m’avait pas convaincu que ce n’était qu’une méprise de sa part (1). Quant à la fermentation du 29, elle ne fut point occasionnée par la menace du rétablissement du piquet, ni apaisée par la publication de votre déclaration, sa véritable cause fut l’importance que vous aviez cru devoir donner aux ouvriers dans vos délibérations, et le droit qu’ils crurent avoir de révoquer le député qu’ils avaient choisi. Elle fut dissipée, parce que du moment que j’en fus instruit, je me portai dans l’arsenal, déterminé à donner un exemple de sévérité. Tous tes murmures cessèrent à l’instant où je parus; aucun d’eux n’osa dire un mot, et je ne trouvai personne à punir, parce que personne ne put me désigner un coupable. Voilà, Messieurs, comme votre rédacteur aurait dû parler de cette fermentation. Le désordre scandaleux qui a si longtemps régné dans la ville avec impunité, n’a point influé sur le service de l’arsenal, qui s’y est fait avec la même régularité que dans les temps les plus paisibles; je croyais Messieurs, que vous le saviez, et si quelqu’un l’avait révoqué en doute, si quelqu’un avait voulu inculper ma conduite, c’est votre témoignage auquel j’aurais eu recours avec confiance; vous avez été trompé sûr les faits, il vous sera aisé de vous en convaincre. Je ne crains point que cette conviction acquise, vous puissiez me refuser le désaveu que je vous demande en même temps que copie de ma lettre soit jointe à votre procès-verbal, ainsi que le droit que vous y aurez fait. « Je suis, etc. » Réponse particulière du maire, du même jour 16 avril. « Monsieur, « Je suis plus que fâché que le rédacteur de notre procès-verbal, mal informé des faits, les ait dénaturés au point de les rendre tout autrement qu’ils se sont passés; mon regret augmente en apprenant que cette altération vous blesse, comme effectivement elle est faite pour vous blesser. Pas mieux informés nous-mêmes que ce rédacteur, et dans l’accablement où nous nous trouvions de ce qui se passait dans la ville et à notre hôtel de ville, nous ayons signé ce verbal, ne le soupçonnant pas d’infidélité, et nous l’avons envoyé de même à plusieurs personnes de la Cour et He la province; mais comme nous ne désirons rien tant que de rendre justice à la vérité, surtout en ce qui vous regarde, Monsieur, la ville a reconnu avec la plus grande satisfaction, combien vous avez travaillé à procurer le calme ; nous travaillerons avec mon collègue, à vous donner dans une lettre que nous aurons l’honneur de vous écrire, toute la satisfaction que nous vous devons, et nous enverrons une copie de là même lettre, par nous signée, à toutes les personnes de (1) Ce particulier est M. Barthélemi, procureur, aujourd’hui membre du conseil permanent, je le tançai un peu sévèrement sur son imprudence ; j’ai lieu de croire, par son empressement à saisir les occasions qui se sont présentées à me nuire, qu’il en a conservé le plus vif ressentiment. la Cour et de la province, à qui nous avons déjà adressé ce verbal. « Je suis, etc. « Signé : EynâUD, maire. » Réponse officielle des maire et consuls, du 17 avril. « Monsieur, « Ayant fait remettre sous nos yeux le verbalque nous eûmes l’honneur de vous adresser avant-hier, des troubles survenus dans notre communauté de-depuis l’émeute du 23 mars dernier, nous y avons vu avec bien du chagrin que notre empressement à vous en communiquer le détail, joint à l’énorme embarras des affaires qui nous accablaient nous avait empêchés de vérifier plusieurs faits dont nous n’avions pu être les témoins, et qu’il y en avait sur lesquels nous avions été mal instruits, tels particulièrement que ceux qui vous concernent et qui de la manière dont ils sont exposés dans ce verbal, pourraient faire penser que vous n’avez dû qu’à des secours étrangers la tranquillité et le bon ordre que vous avez maintenus dans l’arsenal; cet exposé qui blesserait autant l’exacte vérité que les sentiments de reconnaissance que nous devons à un chef, dont nous ne saurions assez louer le zèle et la fermeté, nous avait d’abord déterminés, Monsieur, à faire rédiger un nouveau verbal ; mais ayant reconnu, qu’excepté ce qui vous concerne, tout le reste ne porterait que sur des choses minimes, comme omissions de noms, ou méprises de quelques dates, il nous suffisait de vous prier d’accoler la lettre que nous avons l’honneur de vous écrire à ce verbal que vous avez, comme nous faisons à la minute que nous en conservons, afin que si par l’un on voit que l’embarras de notre situation nous a induits à quelques erreurs, on voie par notre lettre que nous n’avons pas hésité à les réparer dès qu’elles nous ont été connues. « Nous sommes, etc. « Signé : Eynaud, maire; RoüBAUD, consul. » Réplique aux maire et comuls, même jour. « Messieurs, « J’ai été d’autant plus sensiblement affecté de la tournure de votre procès-verbal, en ce qu’il contient de relatif à moi, et à mes subordonnés, que je savais qu’on avait eu l’indignité d’écrire à Marseille et ailleurs, que j’avais été insulté par les ouvriers de l’arsenal de la manière la plus cruelle. Je vous avouerai qu’en lisant ce procès-verbal, je n’ai pu m’empêcher de craindre que la même méchanceté qu’a pu enfanter cette insigne calomnie, n’eût su vous circonvenir, en écartant loin de vous la vérité des faits; c’est dans cette idée que j’ai dû me plaindre à vous-mêmes de l’erreur où l’on vous avait jetés, et je vois avec une satisfaction bien douce que je ne me suis point trompé lorsque j’ai cru que les assurances d’estime que vous me donnez aujourd’hui, seraient le fruit de ma démarche; il doit m’être permis, après tout ce qui s’est passé, de dire hautement que ma conduite a dû vous inspirer ce sentiment pour moi. j’ai dit dès les premiers instants, j’ai toujours pensé, je le pense encore, qu’un peu de fermeté eût arrêté dans leur principe les désordres du 23, et plus certai- 536 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [12 décembre 1789.] nement encore eût prévenu ceux des jours suivants. Ce n’est pas dans une ville de guerre que le peuple peut être dangereux; il ne le devient que quand on le craint et qu'on a la maladresse de lui laisser voir cette crainte. Il faut qu’il sachi*, qu’il le sache bien, que cette même autorité dont l’emploi le plus honorable est sans doute de le protéger au besoin, doit aussi le contenir et le réprimer, quand il oublie ses devoirs. Punir dans le tumulte le méchant qui veut nuire, ou le for-cerné qui s’égare, c’est protéger véritablement le citoyen honnête et paisible. Voilà les vrais principes que tout homme de bien doit avouer, c’est d’après eux que je me suis conduit, et je me promets bien de ne jamais les abandonner. Quant aux scènes désastreuses qui viennent de se passer, ces scènes si scandaleuses, si humiliantes pour nous, tâchons de les oublier ou, faisant mieux, souvenons-nous-en; mais que ce soit pour éviter de retomber dans les fautes que nous avons à nous reprocher, que l’insuffisance des moyens pris le 23, pour calmer le peuple, nous fasse sentir le danger qu’il y a à cédera ses demandes déraisonnables, et surtout quand on ne sait pas lui montrer qu’on peut le punir, et qu’on le punirait s’il abusait de la condescendance qu’on a pour lui; nous avons lieu d’espérer, dans ce moment-ci, que le calme dont nous jouissons sera durable; les tribunaux ont repris leur autorité, ils vont assurer la tranquillité publique ; puissent-ils, dans l’exercice de leur imposant ministère, trouver bien moins des crime à punir que d’erreurs à pardonner. Quant à moi, je ne puis pas vous promettre de faire plus que ce que j’ai fait jusqu’ici, mais je vous promets de ne jamais rien faire de moins; je crois, ainsi que jvai déjà eu l’honneur de vous le dire verbalement que, chargé, comme je le suis, de la garde de l’arsenal, rien de ce qui peut troubler le bon ordre et la tranquillité dans votre ville, ne doit m’être indifférent ; aussi me trouverez-vous toujours disposé à concourir avec vous de tout mon pouvoir pour les y maintenir ; et si mon devoir ne m’en imposait pas la loi, veuillez bien croire que je saurais le faire par inclination et pour l’amour du bien. C’est dans ces sentiments que j’ai l’honneur d’être, etc. « Signé : d’Albert de Rioms. » On voit suffisamment, par les lettres écrites à l’occasion de ce procès-verbal, que la municipalité de Toulon n’avait point à se plaindre, et qu’elle ne se plaignait point alors de l’usage que je faisais de mon autorité. La journée du 15 en avait imposé aux gens mal intentionnés ; ils avaient vu qu’on était enfin décidé à réprimer la licence par la force, cependant les tribunaux, peut-être trop longtemps inactifs, avaient repris l’exercice de leur autorité partout où ils avaient été protégés par les troupes ; il s’en était suivi des emprisonnements et des condamnations. L’arrivée des coupables, qui devaient subir leur suppliceàToulon,étaitannoncée; déjà ils étaient en chemin et la ville voyait approcher le moment de leur exécution dans la dernière consternation. Les gens honnêtes gémissaient de voir qu’on allait punir des malheureux qu’un instant d’ivresse avait rendu coupables, tandis que dans le reste de la province des excès bien plus criminels restaient impunis. J’avoue ma faiblesse, je ne pus me défendre de partager ce sentiment de commisération. Je connaissais l’hu inanité de M. le comte de Bethisy : j’encourageai la municipalité à demander à ce commandant un sursis qui pût donner le temps d’obtenir de la clémence du Roi la grâce des condamnés; et le même M. Gautier, contre lequel on vient de témoigner tant d’animosité, fut particulièrement chargé de négocier cette démarche. La supplique des consuls fut ensuite libellée chez moi par M. Granet, lieutenant général à la sénéchaussée; elle fut par eux présentée à M. le comte de Bethisy, et le sursis fut accordé. Le lendemain, la municipalité vint en grande députation chez MM. de Bethisy, de Mac-MahoD, de Baschi et chez moi nous présenter l’extrait de la délibération suivante : Extrait du registre des délibérations du conseil général de la communauté de Toulon et de celui tenu le 23 juillet 1789, N° 17. MM. les maire, consuls, M. Eynaud, premier portant la parole, ont dit : « Messieurs, « Vous avez vu comme nous avec quelle bonté M.le comte de Bethisy, maréchal des camps et armées du Roi, commandant de la place, est venu au secours de notre ville affligée. A la veille d’une exécution méritée par l’égarement de notre peuple, mais qu’elle allait plonger dans la désolation, les maire, consuls furent supplier ce digne chef d’obtenir du commandant pour le Roi dans la province, la surséance à cette exécution ; la générosité naturelle de M. de Bethisy vint au-devant de leur supplication. M. le comte d’Albert, commandant de la marine, dont le zèle à calmer la malheureuse émeute du 23 mars est déjà consacrée dans nos registres; M. le marquis de Mac-Mahon, colonel du régiment du Dauphiné, M. le comte de Baschi, colonel de celui de Barrois, et M. le lieutenant de la sénéchausée vinrent avec lui dans notre hôtel de ville, concourir à nous rassurer. Les acclamations de nos citoyens leur sont un gage de leur reconnaissance. Nous, chefs de la municipalité, leur en devons un témoignage plus particulier, allons en corps, Messieurs, leur présenter la mémoire de cet insigne bienfait pour toujours consigné dans nos archives. » Sur cette proposition l’assemblée l’approuvant unanimement, s’est levée et est partie avec eux pour cette visite, et ont les délibérants signé à l’original avec M® Bouyon, notaire-greffier. Collationné. Signé : BOUYON, notaire-greffier. L’enthousiasme pour M. le comte de Bethisy ne dura pas longtemps. Cet officier général, remplacé au commandement de la ville par M. le marquis du Luc, avait encore quelques jours à rester à Toulon où il devait inspecter les troupes qui en composaient la garnison. Il avait défendu toute espèce d’attroupement, de manière à être obéi. Quelques jeunes gens, espérant trouver moins de sévérité dans son successeur, s’assemblèrent, arborèrent la cocarde nationale dont il n’avait point encore été question à Toulon, et furent la présenter à M. le marquis du Luc qui la refusa, en leur observant avec bonté qu’ils avaient manqué au bon ordre en s’assemblant sans sa permission ; ils ne s’assemblèrent pas [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [12 décembre 1789.] 537 moins une seconde fois le lendemain, et furent ensuite présenter la cocarde aux consuls, qui, sans l’accepter, leur permirent de la porter, mais à condition qu’ils ne forceraient personne à en faire autant. J’avais, pendant ce temps, défendu qu’on la portât dans l’arsenal; je ne pouvais la regarder, tant qu’elle ne serait pas généralement adoptée, que comme le signe d’une association particulière, et ma juste jalousie sur la sûreté du dépôt qui m’était confié, ne me permettait pas d’en souffrir de ce genre ; cependant quand les consuls me prièrent, par une députation, de permettre que les ouvriers de ,1’arsenal portassent la cocarde, je répondis que" je ne savais pas abonder dans mon sens, et que puisque la municipalité jugeait la chose convenable, je voulais bien y consentir, quoique que je crusse y voir des inconvénients, et en conséquence je fis afficher leur demande à la porte de l’arsenal, et je la souscrivis de mon aveu. Je ne pouvais qu’être inquiet de la fâcheuse tournure que prenaient les choses. Les nouvelles u’on recevait de tous les côtés, de la conduite ’une partie des troupes réglées, me faisaient craindre que celles à mes ordres, ainsi que celles qui composaient la garnison, ne nous manquassent au besoin, s’il survenait de nouveaux troubles. Je crus voir qu’une bonne milice pouvait seule assurer la tranquillité de la ville et le salut de l’arsenal. Plein de cette idée, je fus pour la première fois de ma vie à un club composé des plus honnêtes gens de la ville ; je cherchai à leur faire sentir le danger de notre position ; je leur présentai l’établissement d’une milice nationale, tel que je le voyais; mais je m’efforçai surtout à bien leur faire comprendre, qu’autant cette milice serait utile, si elle était bien composée, autant elle deviendrait dangereuse si elle l’était mal. Ils me parurent persuadés, et me promirent d’agir en conséquence; je leur promis de mon côté d’en parler à M. le marquis du Luc pour l’engager à y concourir. Mes craintes sur les troubles que je redoutais ne tardèrent pas à se réaliser. M. le comte de Bethisv fut insulté le lendemain dans la matinée par cette troupe de jeunes gens à qui on n’avait permis de porter la cocarde qu’à condition qu’ils ne forceraient personne à la porter. L’insulte fut renouvelée dans l’après-midi ; j’y fus compromis moi-même. La cocarde me fut présentée ; et sur mon refus, il s’assembla une foule considérable devant l’hôtel, qui ne s’en serait peut-être pas tenue à dire des injures, si quelques fusiliers que que je fis appeler ne lui en avaient imposé. Le calme revint avec la nuit, mais le jour qui suivit fut encore plus orageux que celui de la veille. On insista fortement auprès de M. le marquis du Luc pour qu’il prît la cocarde. J’avais, dès le commencement, déclaré que je la prendrais et la ferais prendre à mes subordonnés, lorsqu’il en donnerait l’ordre aux siens, et ce commandant m’avait promis de ne pas le donner sans m’en prévenir; mais je ne sais par quelle fâcheuse méprise il arriva qu’une grande partie des officiers de la garnison la prit avant que l’ordre leur en eût été donné, et que par conséquent j’eusse pu en être prévenu ; ce qui exposa plusieurs officiers de la marine à être insultés. À l’entrée de la nuit, un attroupement considérable se forma devant mon hôtel : on croyait que M. de Bethisy y était ; la populace le demandait à grands cris en lui reprochant une vivacité certainement bien excusable, à laquelle cet officier général, outré de l’insolence des mutins, s’était porté la veille. Il était ainsi que moi chez madame la marquise du Muy, où nous ignorâmes longtemps le tumulte que M. le marquis du Luc et M. le marquis de Castel let parvinrent avec beaucoup de peine à calmer. Tout en eut peut-être resté là attendu la condescendance de M. du Luc et la mienne ; mais les inconcevables terreurs qui, presque dans le même instant, se répandirent dans toutes les parties du royaume parvinrent à Toulon dans ce fâcheux moment. La fermentation des esprits, bien loiu de s’éteindre, devint extrême. On ne voulut plus voir dans M. le comte de Bethisy que le parent de M. le prince de Lambesc, qu’un homme chargé d’exécuter les complots les plus noirs. La ville était minée; on devait la faire sauter en l’air. Des troupes arrivant là-dessus, devaient tout mettre à feu et à sang; on avait beau raisonner le peuple, les malheureux gui répandaient ces bruits absurdes avaient si bien su lui fasciner les yeux et les oreilles, qu’ils ne voyaient plus que les ravages de la flamme et du fer, et n’entendaient que les cris des femmes et des enfants massacrés. D’aussi étonnantes dispositions m’inspirèrent les plus cruelles inquiétudes. Je fus le soir dans l’arsenal; et craignant que la ville ne se vît en proie pendant la nuit aux plus grands désordres, je dis et fis dire dans tous les ateliers que les ouvriers sages et tranquilles qui se croiraient plus en sûreté dans l’arsenal que dans leurs maisons, y seraient reçus avec leurs femmes et leurs enfants. Cette proposition si naturelle fut empoisonnée par les gens mal intentionnés, au point qu’ils osèrent dire aux ouvriers effrayés que je ne voulais les attirer dans l’arsenal, que pour les y massacrer avec plus de facilité. Ma femme et ma fille s’étaient trouvées dans l’arsenal avec quelques autres femmes, lorsque j’y étais entré : je crus devoir les y retenir; je comptais même les y faire coucher; le guichet de la porte de l’arsenal était ouvert; j’avais défendu de le fermer, ayant lieu de craindre que la populace ne l’enfonçât. Les troupes de la marine rassemblées dans leurs casernes étaient prêtes à marcher au premier ordre; mais sentant combien toute apparence hostile de ma part pourrait augmenter le danger, je m’étais décidé dès le commencement à ne les faire sortir qu’à la dernière extrémité. On vint me dire à 10 heures que le parti que je paraissais avoir pris de faire coucher ma femme dans l’arsenal augmentait l’inquiétude du peuple, je n’hésitai point. Sûr de son courage, je la pris par la main, et la présentant à la populace qui entourait la porte, je lui dis : Voilà ma femme, qui va se retirer chez elle, je ne crains point qu’il y ait personne d’assez malhonnête parmi vous pour chercher à l’effraver. La foule s’ouvrit, et suivie de ma fille et de deux officiers qui l’accompagnaient, elle parvint, comme je l’espérais, chez moi, sans essuyer aucune insulte. Je rentrai dans l’arsenal, et apprenant bientôt que la sortie de ma femme avait produit dans le peuple l’effet qu’on s’en était promis, je crus que je ferais bien moi-même d’en faire autant. Tout dans l’arsenal était tranquille; j’y laissai M. de Castellet et les officiers des directions, et je fus me coucher chez moi comme j’aurais fait dans tout autre temps. L’agitation des esprits permit à peu de gens de dormir. Dès qu’il fut jour, j’envoyai aux casernes pour sonder les dispositions des 'canonniers-matelots* On eur promit de ma part que je ne leur 538 [Assemblée nationale.} ARCHIVES PARLEMENTAIRES, [12 décembre 1789.] demanderais jamais aucun service, qui ne fût relatif à la sûreté de l’arsenal; ils jurèrent de leur côté qu’ils défendraient jusqu’à la dernière goutte de leur sang le dépôt qui m’était confié. Ce serment fut solennellement prononcé, et fut souscrit par les principaux d’entre eux. Je fus ensuite dans l’arsenal, où je trouvai M. Gautier entouré d’une grande multitude d’ouvriers qu’il cherchait à calmer, et qui tous crièrent en me voyant : Nous voulons être armés. Je leur disque ne voulais pas qu'ils disent nous voulons, par la raison qu’ils n’en avaient pas le droit ; que de mon côté je n’avais pas celui de les armer; que je ne le devais pas ; que je ne le pouvais pas; que je ne le voulais pas. La discussion fut vive, longue et bruyante : je menaçai; je carressai; je priai; tout paraissait également inutile : on voulait, disaient-ils, les assassiner, et ils ne pouvaient se rassurer sur cette crain te, qu’au tant qu’on leur donnerait les moyens de se défendre. Je ne pus contenir l’indignation qu’excitaient en moi ces odieux soupçons, et avec le reste de force ue me laissait l’épuisement où j’étais je leur is : Malheureux que vous êtes, si vous me croyez capable de vous assassiner, que ne me massacrez-vous vous-mêmes. Je n'ai point craint de me jeter sans armes au milieu de voies ; égorgez en moi celui qui a glorieusement combattu avec vous les ennemis de l’Etat, et qui ne vous a jamais fait que du bien. La vérité du mouvement qui m’agitait les émut. Les plus mutins furent obligés par le plus grand nombre de céder la place à d’autres plus modérés; enfin après maintes et maintes propositions faites, accordées et ensuite rejetées, il fut convenu qu’il ne serait rien changé au service ordinaire du port. Je les engageai seulement à fournir à un nouveau corps de garde, que je me proposais d’établir dans l’endroit du port-vieux le plus exposé; et flattés de la confiance que je leur témoignais, ils consentirent avec joie à remplir ce service volontairement et gratuitement. Que ceux qui m’inculpent aujourd’hui osent, s’ils ont perdu toute pudeur, démentir les applaudissements qu’on donna à ma conduite dans cette occasion la plus délicate, et peut-être la plus dangereuse de celles où je me suis trouvé dans le cours de ma vie. Je rentrai chez moi laissant àM. Gautier Je soin de l’établissement projeté du nouveau poste. Ge directeur des constructions employa les jours suivants à raisonner les ouvriers qui dépendaient de sa direction; il chercha à leur faire sentir l’absurdité de leurs craintes, et combien ils devaient redoubler de zèle pour faire oublier leur égarement; il les forma en compagnie, et par ses soins assidus, le calme parut bientôt rétabli : je saisis avec empressement cette occasion de rendre publiquement justice au courage, à la fermeté et au zèle de cet excellent officier. Ge fut pendant tous ces troubles que se forma la milice nationale et à cet établissement succéda peu de temps après celui du conseil permanent. La composition de la milice nationale se ressentit du désordre du moment. On y reçut tous ceux qui voulurent s’y présenter, et les coupables condamnés par le parlement au dernier supplice n’en furent pas exceptés. Quant au conseil permanent, la crainte en écarta les gens honnêtes, mais timides, tandis que les brouillons et les intrigants s’empressèrent d’en être ; c’est ainsi qu’on ne craignit pas d’y admettre un homme, qui après avoir subi le châtiment de plusieurs années de prison, venait tout récemment d’être élargi de la grosse tour, où son inconduite l’avait fait renfermer par ordre des commissaires du parlement; c’est ainsi que le sieur Rome, maître cordonnier de la ville, sévèrement tancé par M. le comte de Bethisy pour ses menées séditieuses, y fut également admis; c’est enfin ainsi que le sieur Barthélémy, procureur, connu pour être d’un caractère aussi dangereux qu’emporté, est devenu l’arbitre et l’organe de ce conseil. On vient de voir le détail de ma conduite depuis le 23 mars dernier ; qu’on me dise s’il s’y trouve un seul acte, un seul sentiment qui annonce un chef jaloux de son autorité, au point de tout lui sacrifier. Venons à présent à l’affaire de la députation de la milice nationale, qu’on prétend être la véritable cause de celle du 1er décembre, et de tout ce qui s’en est suivi. Les détails que j’ai cru devoir mettre sous les yeux de M. d’André, commissaire du Roi, éclairciront suffisamment cette tracasserie, et je réclame en tant que de besoin et avec confiance, les renseignements que ce magistrat peut avoir pris dans le voyage qu’il a fait à Toulon. Voiei ma lettre telle qu’elle lui a été écrite : Lettre àM. d'André, membre de V Assemblée nationale et commissaire du Roi. « Je crois, Monsieur, que quoique je n’aie pas l’honneur d’être connu de vous, chargé, comme l’êtes, de maintenir et de rétablir le bon ordre dans la province, il m’importe de vous faire connaître dans ses détails la tracasserie qu’on me fait ici, et dont je ne puis douter qu’on n’ait altéré les circonstances dans les comptes qu’on vous en aura rendus. Je prendrai la chose d’un peu haut; je dois moins craindre de vous fatiguer, que de ne pas vous instruire à fond. « La milice nationale n’était point encore établie à Toulon, quand des exemples dans presque toutes les parties du royaume, me faisant craindre de ne pas trouver dans les troupes réglées tant de terre que de mer, des moyens suffisants pour le maintien du bon ordre, je sentis qu’une bonne milice était seule capable de s’opposer efficacement à une foule de mauvais sujets qui le troublaient journellement. Mes inquiétudes portaient principalement sur l’arsenal; et mou devoir m’imposant la loi de ne négliger aucun des moyens qui pouvaient contribuer à sa sûreté, je sollicitai vivement la formation de cette milice, en demandant instamment qu’elle fût composée de citoyens intéressés au bien public, et qu’on en écartât surtout ceux qui, n’ayant rien à perdre, ne désiraient que le trouble et le désordre. On négligea mes conseils ; on reçut dans les compagnies tous ceux qui se présentèrent, et les mauvais sujets, ceux même qui, à la veille de subir le dernier supplice, venaient d’être pardon-nés, ne manquèrent pas de s’y présenter. Les premiers jours, tout alla passablement bien ; mais bientôt les volontaires voulurent être les maîtres, et ils le furent effectivement; leurs chefs les craignirent, et ils ne surent par cacher leurs craintes. Jugez-en, Monsieur, par ce trait : M. le marquis du Luc et moi voulûmes donner à dîner aux officiers, qui n’osèrent l’accepter, de peur d’exciter la jalousie de leurs soldats. 11 était inévitable que ceux-ci n’abusassent d’une pareille faiblesse ; aussi en sont-ils venus au point de ne compter leur chefs pour rien. Après ce préambule que je n’ai pas dû vous épargner, je viens à la grande affaire de la députation à l’Assemblée nationale. 539 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [12 décembre 1789.] « M. Rémond, un des députés, major en second de la milice, avait eu avec M. Douviile, officier du régiment de Dauphiné, une altercation, dans laquelle il aurait dû savoir gré à ce dernier de sa modération : il est cependant plus que vraisemblable que non-seulement il en conserva du ressentiment, mais encore qu’il s’y livra d’une manière peu loyale. II est certain que M. Douviile fut guetté, ainsi que les volontaires ont eux-mêmes osé l'avouer; et que pour l’insulter, ils ne craignirent pas de prendre pour prétexte, que cet officier était sans cocarde nationale, quoiqu’il en eût réellement une; et que d’ailleurs il eût été expressément défendu à la garde de la ville d’inquiéter ceux qui entreraient ou sortiraient sans l’avoir. On s’est plaint de ce que M. Douviile n’avait pas voulu se laisser arrêter. A-t-il bien, a-t-il mal fait de ne pas le souffrir? c’est ce que je ne prétends point examiner; mais toujours est-il vrai que cet officier a été puni, que la milice nationale l’a exigé à grands cris, et de la manière la plus tumultueuse; et que la sentinelle, très-certainement coupable d’avoir agi contre sa consigne, n’a pas même été désavouée. Vous conviendrez sûrement, Monsieur, qu'une aventure de ce genre était faite pour produire sur les militaires une sensation très-désagréable. L’indignation fut générale; et dans le premier mouvement, les bas officiers des canonniers-matelots suivis des bas officiers de Dauphiné et de Barrois, furent à l’hôtel de ville �faire la déclaration dont on se plaint, et qui cependant ne fut signée que des premiers, quoique commune à tous. 3e ne vous cacherai point, Monsieur, qu’en apprenant cette démarche, j’en conçus d’abord quelque inquiétude; et mon premier soin fut d’écrire aux maire et consuls la lettre suivante : « Toulon , le 15 novembre 1789. « Messieurs, « On vient de me rendre compte que lesbas officiers des 6e et 7e divisions, désagréablement affectés de ce qui s’est passé avant-hier à la porte Neuve au sujet d’un officier du régiment de Dauphiné, avaient pris sur eux d’aller eux-mêmes vous le témoigner. Avant que d’approuver ou de désapprouver pareille démarche, j’ai cru pouvoir vous demander la manière dont elle s’est faite ; et si en la faisant, ils ont su conserver, comme je l’espère, le respect qui vous est dû. « Permettez-moi, Messieurs, de vous rappeler que lors de l’aventure de Blondeau, M. de Bonneval fut, de ma part, vous dire que je voyais avec la plus grande peine l’espèce d’inquisition que la milice cherchait à établir à l’occasion de la cocarde nationale. Je vous dis en même temps que j’étais déterminé à ne pas souffrir qu’aucun des individus à mes ordres pût être inquiété sur un pareil prétexte. Vous eûtes la bonté de me faire répondre qu’il n’existait aucune consigne qui autorisât votre garde à s’immiscer si les passants portaient la cocarde ou non. Je n’ai pu, après une semblable assurance, qu’être surpris de ce qui vient d’arriver. « Ce que je dois au bon ordre, et le désir ardent que j’ai d’y contribuer en tout ce qui peut dépendre de moi, m’autorise, Messieurs, à vous dire naturellement ce que je pense de cette cocarde. Ce signe a toujours été la marque distinctive du militaire. Un moment d’effervescence la fait adopter à toutes les classes de citoyens : ce moment est passé presque partout, pourquoi durerait-il plus longtemps à Toulon que pour les autres villes du royaume ? Il est tout simple que la milice continue à la porter, mais il l’est également de laisser au reste des citoyens la liberté sur ce point. Au surplus vous sentez sûrement autant que moi le prix de la tranquillité, et combien nous devons désirer de la conserver; la désunion et la mésintelligence entre la milice et les troupes réglées sont surtout ce que nous avons le plus à craindre, et nos soins les plus sérieux doivent tendre à prévenir tout ce qui pourrait les faire naître parmi eux : je vous promets les miens, comme je compte avec confiance sur les vôtres. « J’ai l’honneur d’être, etc. » Je De tardai pas d’être rassuré par la réponse suivante de M. Roubaud. « A Toulon, ce 15 novembre 1789. « Monsieur, « Les bas officiers des 6e et 7e divisions se sont présentés à moi; ils m’ont manifesté leurs sentiments pour le Roi et pour leurs chefs, et leur amour pour la tranquillité publique, d’une manière qui mérite des éloges ; ils se sont plaints de la milice, mais ç’a été décemment : je suis navré de voir que les ordres que j’avais donnés à tous les postes de ne plus absolument se formaliser si on avait la cocarde ou non, n’ont pas été exécutés. La chose est d’autant plus étonnante, que tous les chefs de la milice et la majeure partie des volontaires étaient convenus de l'inutilité de cette cocarde ; mais vous savez, Monsieur, qu’il ne faut qu’une tête exaltée pour causer bien des troubles d’un moment à l’autre. J’ai rassuré tous les bas officiers et canonniers, et leur ai promis que désormais nul n’aurait à se plaindre de la milice, et qu’ils resteraient dans les bornes de leur devoirs. Je ne néglige rien pour leur faire sentir les suites fâcheuses que peut avoir un entêtement de leur part, et j’ai tout lieu d’espérer que leur conduite méritera désormais votre approbation. Les réflexions contenues dans la lettre dont vous m’avez honoré, sont on ne peut plus sages; et je puis vous promettre, Monsieur, que les ordres pour le maintien de la tranquillité publique vont être donnés de manière à garantir i’union si désirable entre cette milice et les troupes réglées. « Je suis avec respect, « Monsieur, « Votre très-humble et très-obéissant serviteur, « Signé : ROUBAUD, maire consul, n t Après la réception de cette lettre, j’ordonnai au major général de la marine de se porter dans les chambrées des bas officiers pour leur dire de ma part, que je leur pardonnais l’irrégularité de leur démarche en faveur de la manière dont ils s’étaient conduits, et des sentimen ts qui les avaient portés à la faire. J’avais lieu de croire qu’il n’en serait plus question, quand le lendemain de ce jour, les principaux officiers de la milice vinrent se plaindre, et me demandèrent la punition de mes bas officiers : je leur répondis que bien loin de les punir, j’avais cru devoir les applaudir ensuite des éloges qu’il avait paru à M. Roubaud qu’ils méritaient et ayant fait part à ces messieurs et de ma lettre et de la réponse de ce consul, iis me parurent convenir que je ne pouvais, sans me com- 540 [12 décembre 1789.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [Assemblée nationale.] promettre, démentir l’espèce d’approbation que je n’avais donnée qu’après m’être assuré que la municipalité elle-même accordait la sienne. Cependant comme quelques expressions de la déclaration de ces officiers avaient particulièrement blessé messieurs de la milice, j’offris de les interpréter sur-le-champ ; je déclarai par écrit, au dos de la déclaration, que l’intention des bas officiers n’avait pu être d’offenser personne. Tous les plaignants applaudirent à ma condescendance, tous m’en remercièrent; tous enfin sortirent de chez moi, en m’assurant que tout était fini, et que rien n’altérerait plus le calme et la paix que nous devions tous chercher à conserver. « Cependant le lendemain à 6 heures du soir, on vint me forcer de quitter un travail d’inspection dont je m’occupais depuis deux jours presque sans relâche, en me disant que M. Roubaud était dans la cour de l’hôtel avec une suite peut-être de 200 personnes : au moment où cette foule déboucha dans la salle où j’étais, j’avoue que je ne fus pas le maître de cacher mon étonnement, et même mon mécontentement. Je demandai à M. Roubaud ce que c’était que ces messieurs que je ne connaissais pas. Il me répondit que c’étaient des volontaires de la milice nationale : et sur ce que je lui dis que je ne voyais pas quel rapport il pouvait y avoir entre eux et moi, il ajouta qu’ils étaient à sa suite. Soit, répliquai-je, mais une autre fois, quand vous me ferez l’honneur de venir me voir, vous m’obligerez de m’épargner ce nombreux cortège. On m’a sans doute imputé d’avoir tenu d’autres propos ; ce sont là ceux dont je me souviens. Si j’en ai tenu quelques autres, je suis bien sùr qu’iln’yenapasdeplus forts. Alors M. le consul médit que l’objet de sa visite était de m’engager à faire retirer la déclaration de mes bas officiers, et à la désapprouver. Je répondis ce que j’avais déjà répondu la veille, que n’avant approuvé mes bas officiers qu’après qu’il m’avait dit lui-même qu’ils méritaient des éloges ; il ne dépendait plus de moi de faire ce que j’aurais peut-être fait s’il m’en avait écrit autrement. La discussion ne fut pas bien longue; mais elle ne pouvait que se ressentir de la chaleur de toutes les têtes. Je leur dis enfin qu’il était bien étonnant que voulant tous lapaix, nous eussions autant de peine à nous mettre d’accord; que je me prêterais avpc plaisir an désir qu’ils avaient que la déclaration fût retirée, mais que c’était à condition que tout serait oublié, et regardé comme non avenu de part et d’autre ; tous s’écrièrent qu’ils ne demandaient pas mieux. Je leur dis plusieurs fois : T'ous me promettez, Messieurs , que tout est fini? — Oui, oui ! nous le promettons ! Alors, M. Roubaud me présenta la lettre que je lui avais écrite, et me demanda sa réponse. Je lui répondis qu’occupé, comme je l’étais dans ce moment, d’un travail que je faisais avec les officiers des divisions, je n’avais pas le temps de la chercher ; mais que le lendemain, en envoyant retirer la déclaration, je lui ferais porter sa lettre, et qu’il me renverrait la sienne. Il sortit de chez moi, comme on en était sorti la veille, en me protestant, ainsi que tous les officiers qui Raccompagnaient, que tout était fini. Les propos que j’avais tenus au commencement de la visite ne leur avaient donc pas paru si choquants, puisqu’ils s’en allaient avec l’air d’être contents de moi. « Je ne dois point oublier de vous dire que cette visite, faite à 6 heures du soir, et sans m’en prévenir, était forcée de la part du consul , qui revenant à cette heure-là de la campagne, fut amené cirez moi presque malgré lui. « Le lendemain, comme j’en étais convenu avec M. Roubaud en présence de tout son cortège, je lui écrivis pour lui demander la déclaration qu’on avait exigé que je retirasse, et pour lui remettre sa lettre. On se présenta à l’hôtel de ville; il demanda qu’on revînt à 11 heures; à 11 heures il renvoya àTaprès-midi, et dans l’intervalle j’appris à ma très-grande surprise, que les volontaires de la milice se plaignaient de mes propos offensants et qu'ils ne parlaient pas moins que d’envoyer une députation contre moi à l’Assemblée nationale. Un pareil délire m’eût amusé dans d’autres circonstances ; mais considérant que le devoir de tout homme public est essentiellement de maintenir la paix sur-le-champ et sans balancer je me déterminai à écrire à MlM. les consuls la lettre ci-jointe : t A Toulon , le 18 novembre 1789. « Messieurs, « Il me revient de toutes parts qu’on m’impute d’avoir ten u des propos peu mesurés sur messieurs de la milice nationale. Mes sentiments doivent leur être connus depuis longtemps, et je n’ai pas craint de les manifester à M. le comte de Caraman d’une manière dont ils paraissaient m’avoir su gré. Je fus surpris hier, je devais l’être, de voir arriver chez moi le consul accompagné d’un cortège aussi nombreux, à 6 heures du soir, et sans en avoir été prévenu. Ma surprise a été d’autant plus naturelle , que je ne devais pas m’attendre , après ce qui s’était passé avanl-hier, qu’il serait encore question de cette affaire. Si, dans mon étonnement, et la tête pleine du travail qu’on me forçait d’interrompre , il m’était réellement échappé quelque expression susceptible d’être mal interprétée, je désavoue tout ce qu’elle pourrait avoir d’offensant, mon intention n’ayant pas été, et ne pouvant pas être d’offenser personne. J’ose croire avoir assez bien mérité de la ville et des citoyens, et que mon caractère leur est assez connu, pour qu’on ne doive pas douter de l’assurance que j’en donne ici. Nous avons tous besoin de la paix et de l’union; personne ne les désire plus que moi. On sera injuste toutes les fois qu’on me jugera, ou mes démarches, d’après d’autres sentiments. « J’ai l’honneur d’être, etc. » « Je vous avoue que n’ayant rien à me reprocher, je ne doutai point que cette déclaration n’apaisât les plaignants. La réponse des consuls, qui ne me fut rendue que le lendemain, et sur la demande que j’en fis, en médisant que MM. les volontaires persistaient à vouloir donner cours à cette affaire, m’apprit que je m’étais trompé. Je sus qu’en effet on avait si bien su les enflammer contre moi, que ceux de leurs officiers qui avaient voulu tenter de les calmer, avaient été menacés d’être jetés par les fenêtres. C’est dans ces dispositions que la députation a été nommée et que leurs instructions ont été faites sous la dictée des volontaires les plus échauffés , peut-être sous celle d’un nommé Cheilan, un des plus coupables de ceux qui avaient été condamnés par les commis du Parlement, et qui faisaient nombre parmi ceux qui avaient accompagné le consul chez moi, I La députation ensuite est partie, et ce n’est pas 1 là ce qui me donne de l’inquiétude : j’en ai beau- [Assemblée nationale.J ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [12 décembre 1789.] 541 coup , maisc’estsurle compte desouvriers de l’arsenal. On a cherché, au mépris des ordonnances, à les engager à s’enrôler dans les compagnies de la milice nationale, etma peine est devoir qu’ony ait si bien réussi. Une grande parties de ces ouvriers a arboré le pouf (le pouf est une aigrette, marque distinctive du soldat) ; et plusieurs capitaines les ont accueillis, au point que dans les compagnies de Mallard, Moutet et Grasson, il y ade-110 à 130 ouvriers dans chacune d’elles, non compris les 50 hommes dont elles ont été originairement composées. Je suis persuadé que M. Roubaui n’a pas pu l’empêcher, car il est trop malheureusement connu qu’il ne peut rien. Son honnêteté, sa fermeté même, le rendent intéressant. On le plaint d’être forcé dans presque toutes ses démarches, et l’on sent qu’il ne mérite pas qu’on lui en sache mauvais gré ; mais il est sûr qu’il y a des gens mal intentionnés qui emploient toutes sortes de moyens pour soulever le peuple et fomenter en lui la pente trop funeste qu’on lui a donnée pour le désordre. Personne ne sait jusqu’où cela peut aller : l’importance de Toulon, relativement à la marine, vous est connue comme à moi. Ne dois-je point faire partager à un représentant de la nation les sollicitudes que me donnent les circonstances sur la sûreté du dépôt qui m’est confié. Tout est tranquille dans ce moment-ci, hors moi, qui ne puis m’empêcher de craindre, parce que je vois qu’il ne faut qu’une étincelle pour tout embraser. Dans cet état des choses, j’ai cru qu’il était bon que vous en fussiez informé. Croyez, Monsieur, que je ne m’abuse point en regardant la milice de Toulon telle qu’elle est aujourd’hui, comme une troupe dangereuse par son insubordination et sa mauvaise composition. Permettez-moi de vous dire que le plus grand service que vous puissiez rendre à la ville même, sera d’employer votre crédit à lui en procurer une meilleure. « Ne voyez, Monsieur, dans la démarche que je fais auprès de vous, que l’envie de contribuer par les détails que j’ai mis sous vos yeux, au bien que vous pouvez faire, et à réparer les maux qui sont faits; permettez que j’y joigne l’assurance de l’attachement respectueux, avec lequel j’ai l’honneur d’être, etc. » Sans entrer dans d’aussi grands détails avec M. le comte de Caraman, je lui lis part des inquiétudes que me donnaient les ouvriers de l'arsenal, et je lui demandai par deux fois le second bataillon d’Ernest, qui, comme on l’a vu ci-devant, avait été destiné par les deux ministres au service de la marine; les circonstances n’ayant pas permis à ce commandant de se dessaisir de ce bataillon, il mit, sur ma demande, le second bataillon de Barrois à mes ordres, et en même temps il m’adressa une lettre pour M. Boubaud, que j’envoyai à ce consul, accompagnée de la lettre suivante : « Vous trouverez ci-joint, Monsieur, une lettre que je reçois pour vous de M. le comte de Gara-man, laquelle, me mande ce général, contient l’ordre de congédier tous les ouvriers classés de l’arsenal, qui, au mépris des ordonnances, ont été reçus dans les compagnies de la milice nationale. J’ai en même temps l’honneur de vous prévenir qu’un des bataillons d’Ernest m’ayant été accordé, il y a environ deux mois, pour être attaché au service de la marine; et qu’ayant par cet égard pour le peuple, consenti à m’en passer; l’espèce de défection des ouvriers de l’arsenal, m’avait, dans ce moment-ci, décidé à réclamer ce bataillon qui m’avait été accordé par les deux ministres. Des circonstances majeures ne permettant point à M. le comte de Caraman de me l’envoyer encore, et mon véritable amour pour la paix et la tranquillité, ne pouvant être altéré par l’odieuse tracasserie qu’on me fait essuyer, je ne puis, Monsieur, m’empêcher de vous témoigner combien je désirerais que le retour des ouvriers à leur devoir, et la continuation du calme qui règne depuis quelques jours, pût me dispenser de chercher d’autres moyens que ceux que j’ai pour assurer la conservation du dépôt qui m’est confié. Croyez que les sentiments que je vous exprime ici sont inaltérables en moi, et recevez l’assurance de l’estime particulière que vous m’avez inspirée, ainsi que celle de l’attachement respectueux avec lequel, etc. » La réponse de M. Boubaud, et la copie d’une lettre du colonel de la milice nationale, qu’il y joignit, me donnèrent l’espoir que les ordres de M. le comte de Caraman allaient être exécutés. Voici cette réponse et cette copie : « A Toulon, le 28 novembre 1789. « J’ai reçu avec la lettre dont vous m’avez honoré, le jour d’hier, la lettre de M. le comte de Caraman, pour m’annoncer que le service public exige que les ouvriers de l’arsenal soient dispensés de la milice nationale, je me suis empressé de les communiquer au commandant de ce corps, qui m’a fait la réponse dont je joins ici copie. Vous y verrez, Monsieur, comment quelques ouvriers de l’arsenal ont été reçus dans cette milice, et les ordres qui vont être donnés tout de suite, en conformité des ordres de M. le comte de Caraman. « Je suis avec respect, « Monsieur, « Votre très-humble et très-obéissant serviteur, « Signé : Roubaüd, maire-consul. » Copie de la lettre écrite par M. MORELLET, colonel de la garde nationale , à MM. les maires, consuls, lieutenants de Roi de Toulon, le 27 novembre 1789. « Messieurs, en conséquence des deux lettres dont vous m’avez donné communication ; l’une de M.jle comte de Caraman, et l’autre deM. le comte d’Albert, j’ai l’honneur de vous observer, que lors de la formation des compagnies, MM. les capitaines ne les ont composées que d’habitants ou domiciliés, et de quelques ouvriers del’arsenal non classés, d’après l’agrément que leur en avait donné M, le commandant de la marine; l’intention desdits capitaines n’ayant jamais été de contrevenir à l’ordonnance. « 11 s’en est présenté, à la vérité, en dernier lieu, un certain nombre, parmi lesquels il peut s’en trouver de classés qui n’ont été admis qu’après plusieurs instances de leur part, et seulement comme surnuméraires et à condition qu’ils ne dérogeraient point au service qu’ils avaient à remplir dans tous les cas dans l’arsenal ; et pour les satisfaire, dans la seule vue de maintenir la tranquillité publique. « Je m’en vais donner ordre à MM. les capitaines de faire une vérification exacte des ouvriers classés qui peuvent se trouver dans leurs compa- 542 [Assemblée nationale ] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [12 décembre 1789. J gnies, et leur signifier qu’ils ne peuvent les y conserver en conséquence de l’ordonnance. « J’ai l’honneur d’être, etc. « Signé : Morellet, colonel. » Précédemment à ces lettres, et lorsque j’appris que les ouvriers de l’arsenal couraient en foule pour s’enrôler dans les compagnies, j’étais allé raoi-même leur témoigner combien l’empressement qu’ils témoignaient m’était désagréable; j’avais le droit d’espérer que ma démarche produirait quelque effet sur des gens dont la plus grande partie devait m’être attachée par la reconnaissance; je me trompai, ils écoutèrent sans y prendre intérêt, les griefs que j’avais contre les volontaires qui s’étaient opiniâtrés, à vouloir, contre la vérité, que je les eusse insultés, et qui venaient de députer à l’Assemblée nationale pour s’en plaindre; l’indifférence des ouvriers pour la haiue qu’on manifestait contre leur chef m’alarma véritablement, en ce qu’elle me démontrait qu’ils étaient gagnés et que je ne devais pas compter désormais sur eux. Ceux enrôlés dans la milice formaient cependant encore le plus petit nombre ; mais -l’on sait qu’en pareil cas le petit nombre est malheureusement le plus fort. Je donnai mes ordres pour que dans les différents ateliers on prît des états des uns et des autres, mais je ne défendis point le pouf, comme on l’a prétendu, et comme quelques-uns de mes défenseurs en ont même convenu ; au surplus, je dois observer ici qu’on s’est trompé en confondant le pouf avec la cocarde nationale. Le premier est une aigrette, qui, dans nos provinces, est la marque distinctive du militaire. La dépense qu’on m’impute, relative à la cocarde, est donc une erreur. Celle relative au pouf est un mensonge; j’ai si peu défendu de porter ce dernier, que mon secrétaire le portait depuis deux mois dans ma maison, et sous mes yeux. Mais j’ai chassé, dit-on, de l’arsenal deux ouvriers qui portaient le pouf; le fait est vrai, je vais le justifier. On me donnait à craindre depuis longtemps une insurrection de la part des ouvriers de l’arsenal, dont on désignait l’époque pour les fêtes de Noël; leur empressement à s’enrôler dans la milice contre mon gré, et leur ton d’insubordination qui, tous les jours, se manifestait de plus en plus, ne me permettaient pas de regarder ces craintes comme chimériques. Je croyais être sûr des canonniers-matelots, d’après l’assurance que m’en donnaient les bas officiers; mais je savais qu’on travaillait à les gagner, et j’espérai qu’en me pressant, je pourrais prévenir la séduction que je craignais; c’est dans cet espoir que je me déterminai à faire un exemple qui pût en imposer aux ouvriers de l’arsenal, et je choisis, pour en servir, les nommés Causse et Canivet, deux maîtres de manœuvres non entretenus. Le premier est le frère d’un excellent sujet, que j’aime autant que j’estime, et que j’ai toujours protégé; qui a été mon maître d’équipage; que M. le Bailly avait fait faire sous-lieutenant de vaisseau, et à qui j’ai donné ma table pendant toute une campagne; mais autant celui-ci mérite qu’on ait des bontés pour lui, autant le premier est mutin, insubordonné et séditieux; instruit, il y a quelques mois, qu’il se conduisait mal, je le tançai sévèrement, en l’assurant que l’amitié que j’avais pour son frère serait une raison de plus pour moi de le punir, et qu’il prît garde à lui, parce qu’à la première occasion je ne l’épargnerais pas. Ganivet était tout récemment embarqué sur Y Alceste, en qualité de premier maître de manœuvre. Il s’éleva tout à coup, dans cette frégate, une violente fermentation parmi l’équipage, dont Ganivet était l’objet. M. de Beaure-paire qui la commandait, vint me proposer de débarquer ce maître pour complaire à l’équipage ; cette raison ne me paraissant pas suffisante, je m’y refusai; mais peu de temps après et presque au moment de son départ, ce capitaine fut obligé non-seulement de le débarquer, mais même de le mettre simple matelot. Cette condamnation pour avoir son effet, avait besoin d’être confirmée au conseil de marine; je voulus, avant que de rassembler, m’informer de ce qu’était Ganivet ; j’appris qu’il était brutal, difficile à vivre, mais bon homme de mer. Il vint pleurer, gémir, je me laissai toucher; je pris sur moi de lui faire grâce, après l’avoir fortement semoncé, et lui avoir promis qu’au premier sujet de mécontentement qu’il me donnerait, il serait perdu sans retour. Qu’on juge à présent, si en apprenant que ces deux maîtres s’étaient faits chefs d’émeute, et voulant faire un exemple, mou choix ne devait pas tomber sur eux? Le 30 novembre à 5 heures du soir, je leur signifiai à l’un et à l’autre qu’ils n 'étaient plus rien dans l’arsenal. Causse reçut son arrêt avec insolence. Ganivet prit l’air du repentir, ce qui me décida sur-le-champ à charger M. Poulain, sous-directeur du port, de me demander, le lendemain, la grâce de ce dernier. Le même soir, j’étais occupé à faire mon courrier, lorsqu’à 9 heures M. de Garpiliet et M. Rou-baud prirent la peine de venir chez moi; ce dernier me dit que les deux maîtres que je venais de chasser avaient été lui porter des plaintes qu’il avait refusé d’accueillir comme n’étant pas compétent pour les recevoir. Il m’observa que plusieurs ouvriers de l’arsenal attroupés par eux lui avaient paru fort échauffés à cette occasion, qu’il craignait que cela ne causât une émeute, et qu’il croyait qu’il serait prudent de pardonner aux deux hommes punis. Je répondis que je ne le pouvais pas sans compromettre l’autorité déjà trop énervée. Je le remerciai de son attention. 11 m’assura, avantque de me quitter, que quoiqu’il en arrivât, la garde nationale n’y prendrait aucune part. M. de Garpiliet n’aura point oublié cette assurance. Je dis à M. Roubaud qu’il me faisait grand plaisir en me parlant ainsi, par la raison qu’il me serait alors fort aisé de ramener les ouvriers à leur devoir; je fis tout de suite dire aux casernes des canonniers-matelots que les bas officiers, qui avaient la permission de coucher en ville, eussent cette nuit à coucher à leurs compagnies respectives. On vint me dire le lendemain qu’un assez grand nombre d’ouvriers, après s’être présentés à la porte de l’arsenal, avaient fini par ne pas y entrer ; M. de Ladeveze, lieutenant de vaisseau, fut sur-le-champ ordonner que deux détachements de canonniers-matelots de cinquante hommes chacun, se tinssent prêts à marcher au besoin. Je fus ensuite à l’arsenal, où tout me parut tranquille; je vis, par les comptes qu’on me rendit, qu’une partie des ouvriers enrôlés était entrée. Je retournai chez moi où j’avais quelques ordres à donner, et revenu dans l’arsenal, on vint me dire qu’une députation du conseil permanent était à la porte; je la fis prier par un officier d’entrer, ils répondirent qu’ils ne le pouvaient pas, mais qu’ils demandaient à me parler à la porte, à l’hôtel de ville ou chez moi. Je leur fis aire que 543 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES, [12 décembre 1789.] j’allais me rendre chez moi; et, en effet, je sortis accompagné de tous les officiers qui s’étaient trouvés près de moi. Je fus étrangement surpris de me trouver au milieu d’une foule qu’il me fallut traverser, et qui, malgré la présence de M. le consul, qui me joignit sur ces entrefaites, prête à m’attaquer, ne fut contenue que par le cortège d’officiers qui m’accompagnait et par quelques-uns de ceux de la milice bourgeoise qui accompagnaient M. le consul. J’avais, en sortant de l’arsenal, ordonné à i\l. de Martignan, lieutenant de vaisseau, d’aller aux casernes et d’en faire sortir les deux piquets de cinquante hommes pour se former sur la place du champ de bataille. Arrivés à la porte de l’hôtel que j’habite, on voulait y entrer en foule. Je m’y opposai ; M. Rou-baud lui-même fut froissé, ainsi que M. Barthélemy qui l’accompagnait; plusieurs officiers de la marine furent insultés. L’épée de M. de Saint-Julien, major de vaisseau, fut brisée. Une canne à lance qu’il portait lui fut arrachée des mains, son chapeau lui fut enlevé, et ce ne fut qu’avec beaucoup de peine et de danger qu’il se sauva dans l’hôtel. M. Roubaud et M. Barthélemy, dès que nous fûmes entrés, me dirent qu’ils venaient me demander instamment et pour l’amour de la paix la grâce des deux hommes que j’avais punis. Je répondis assez longtemps que je ne pouvais, sans m’avilir, accorder une grâce qui ne pouvait paraître que forcée aux yeux d’une populace et des ouvriers de l’arsenal, qui n’en deviendraient que plus insolents et plus insubordonnés. Enfin, cédant aux instances de ces deux officiers municipaux, je leur dis qu’ils m’arrachaient cette grâce malgré moi; mais que, puisqu'ils la croyaient absolument nécessaire, il me fallait bien y consentir. Je ne dois point oublier de dire que, dans le cours de la discussion, j’eus lieu d’être extrêmement mécontent de M. Barthélemy ; il ne tint pas à lui que M. Roubaud qui sincèrement désirait la paix, ne sortît avant que je ne fusse déterminé à prononcer cette grâce qu’ils jugeaient nécessaire. M. Barthélemy ne s’est point démenti par la suite, et ce fut lui nommément qui fit refuser la loi martiale, lorsque peu après la sortie du consul, je me trouvai dans le cas de la réclamer. Les deux piquets de canonniers-matelots étaient venus se former sur le champ de bataille, ainsi que je l’avais ordonné; M. de Broves, major de vaisseau, qui n’avait pu pénétrer dans l’hôtel par la grande porte qu’on avait fermée, pour empêcher la foule d’entrer, vint se présenter à une des petites portes qui donnent sur le champ de bataille. Il y fut insulté par plusieurs personnes, dont quelques-unes voulurent lui arracher son épée. Fort et robuste, il eut le bonheur de s’en dégager; et voyant les piquets de canonniers se reposant sur leurs armes, il fut à eux, et leur cria : Portez vos armes! L’officier qui commandait cette troupe, n’ayant pas bien entendu, demanda si le commandement était de charger les armes. Non, répliqua M. de Broves, portez les armes. La moindre partie des canonniers obéit au commandement; Jes autres, au lieu de porter leurs armes les laissèrent tomber. On m’en rendait compte, lorsque M. Barthélemy, apercevant ces canonniers pour la première fois, joua l’homme qui craint qu’on le massacre; il chercha à inspirer à M. Roubaud les craintes qu’il feignait d’avoir. Je dis au consul que j’allais faire rentrer ces soldats, et j’en donnai l’ordre sur-le-champ ; mais j’observai à M. Roubaud que la foule qui entourait l’iiôtel augmentait à vue d’œil, et qu’en renonçant pour l’amour de la paix aux moyens de défense qui dépendaient de moi, je devais pouvoir compter sur ceux qui étaient en son pouvoir. 11 me répondit de la manière la plus positive que je pouvais être tranquille et qu’il allait pourvoir à tout. Cependant, à peine fut-il sorti, que la foule augmentant toujours, on commença par jeter des pierres aux fenêtres. J’envoyai M. deVillaron, sous-aide-major, à l’hôtel de ville pour réclamer la loi martiale. Il trouva le conseil assemblé, etM. Barthélemy s’opposa à ce que ma réclamation fut adoptée; on se contenta de répondre qu’on allait envoyer des compagnies de la garde nationale, qu’on allait ordonner aux gens attroupés de se disperser; il arriva, en effet, deux compagnies de milice, dont une s’empara de la porte de l’hôtel, et l’autre borda la haie le long de la terrasse qui donne sur la place; ce qui n’empêcha pas que M. de Bonneval, appuyé sur le balcon, en causant avec MM. Hébert et Durand, capitaines de la milice, ne fût blessé à la main et à la tête d’un coup de sabre que lui porta un volontaire de cette milice. M. de Saint-Julien, peu après, qui, comme je l’ai dit, avait été désarmé de son épée, en entrant chez moi et qui en était sorti pour en aller chercher une autre, fut assailli sur la place, renversé par terre et blessé de plusieurs coups ; il allait périr, quand un officier de la garde nationale, nommé Vacquier, et un volontaire de cette milice, nommé Donde, au péril de leur propre vie, l’enlevèrent à ses assassins, et cela au moment où, suivi de quelques officiers, j’étais sorti pour le dégager, au risque de tout cé qui pouvait en arriver. Vacquier et Donde ont certainement mérité la couronne civique. Je rentrai sur-le-champ dès que je sus M. de Saint-Julien en sûreté et sans qu’aucun de nous eût tiré l’épée; mais le danger d’être attaqué et forcé dans l’hôtel, paraissant devenir toujours plus pressant, je fis demander au capitaine, commandant le second bataillon de Barrois, qui, ce jour-là, avait été mis à mes ordres, de m’envoyer 50 hommes pour la garde intérieure de l’hôtel : pendant ce temps, il arriva de nouvelles troupes nationales qui rétablirent l’ordre en écartant de la maison ceux qui l’insultaient à coups de pierres. Peu après, et au moment oû le détachement de Barrois que j’avais demandé arrivait, je vis M. Lajard, capitaine de la milice nationale qui me dit, de la part du consul, qu’on me conjurait de mettre une confiance entière et sans bornes dans la milice; qu’elle avait les ordres les plus précis de garder l’hôtel et de ne pas souffrir qu’on s’y introduisît malgré moi. Je répondis à M. Lajard que, pour lui montrer combien je comptais sur les assurances qu’il me donnait, j’allais envoyer ail quartier le détachement de Barrois que j’avais cru nécessaire à ma défense, et sur-le-champ j’en donnai l’ordre; je crus d’abord avoir à m’applaudir du parti que j’avais pris : les troupes nationales entourèrent l’hôtel avec beaucoup d’ordre ; la foule se dissipa, et je crus si bien au retour de la tranquillité, que j’envoyai prier M. le consul de faire retirer les troupes nationales et de ne me laisser qu’une garde de 25 hommes. M. le consul répondit qu’il croyait convenable d’y laisser deux compagnies. Il était près d’une heure, une grande partie des officiers et bas officiers, des canonniers-matelots, sortit pour aller dîner : bientôt le nombre des troupes nationales augmenta; j’ignore si toutes les compagnies y vinrent; il y en avait sûrement la plus grande partie : l’hôtel fut investi de tous les côtés; l’entrée et la sortie en furent interdites à tous ceux qui étaient attachés au service de la 544 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [12 décembre 1789.] marine, et ce ne fut pas sans peine que je pus faire avertir M. Roubaud de l’état des choses : il m’envoya trois membres du conseil permanent pour en prendre particulièrement connaissance et lui en rendre compte. La porte, jusqu’à leur arrivée, avait été défendue avec beaucoup de courage et de succès par un officier de la garde nationale, appelé Léon ou Lyon, et quelques brigadiers que je ne connais pas; mais à l’entrée des envoyés de M. Roubaud, plusieurs volontaires les suivirent dans la salle, et refusèrent ensuite de sortir avec eux, quoique les députés me l’eussent promis ; je n’avais alors près de moi qu’une douzaine d’officiers armés de leurs seules épées ; les volontaires s’avancèrent et me déclarèrent, du ton le plus absolu, qu’ils voulaient que je leur livrasse M. de Broves, major de vaisseau, accusé d’avoir donné ordre au détachement des canonniers-matelots , qui , le matin, s’étaient assemblés sur la place, de faire feu ; je niai le fait en leur assurant que les armes n’étaient pas chargées. Tout fut inutile, et après avoir subi l’humiliation de toutes sortes de menaces pendant plus d’un quart d’heure, j’eus le courage de proposer à cet officier de se livrer à ces forcenés : je connaissais le sien ; il m’en eût moins fallu pour mettre l’épée à la main comme dans le premier moment de mon désespoir, j’osai le proposer au petit nombre d’officiers qui m’entouraient ; M. de Broves se livra donc ; j’exigeai et j’obtins les promesses les plus formelles qu’il ne serait poinl maltraité, et qu’on ne ferait simplement que s’assurer de lui. M. Morellet et M. Saurin, l’un colonel et l’autre major de la milice nationale, m’assurèrent, ainsi que M. Ventre, un des trois membres du conseil permanent, qui avait été envoyé par M. Roubaud, qu’ils me répondaient de M. de Broves sur leur tête ; j’envoyai tout de suite au consul et à M. de Carpillet, pour leur faire part de ce qui venait d’arriver. M. de Carpillet vint avec M. Barthélemy ; ils me présentèrent une proclamation que le conseil permanent avait ordonné de faire, tendante à mettre l’hôtel et tous ceux qu’il renfermait sous la sauvegarde de la loi et sous la protection de la milice nationale; ils me demandèrent si je pensais qu’on dût ajouter quelque chose à cette proclamation ; je répondis que non, mais qu’il fallait que tes volontaires voulussent s’y conformer; ils le voulurent si peu, qu’un quart d’heure après la sortie de M. de Carpillet et de M. Barthélemy, la porte fut forcée ; les volontaires entrèrent en foule, malgré les efforts de quelques-uns de leurs officiers qui voulaient les en empêcher ; je me présentai à eux pour leur demander ce qu’ils voulaient : « Nous voulons M. de Village, me dirent-ils ; il faut que nous l’ayons » et sur mon refus, ils se saisirent de moi. Quelques-uns voulaient s’y opposer : M. Saurin, major de la milice était présent; il me parut faire son possible pour arrêter ces furieux. Je dois croire qu’il n’en fut pas le maître, mais je me suis plaint, et je me plains encore de ce que, forcé de céder à leur violence, il ne me suivit pas jusqu’au Palais : les mutins donc l’emportèrent ;' mon épée me fut arrachée, et je fus traîné à travers les huées et les insultes de la populace. Quelques volontaires cherchèrent à m’assommer en chemin, tandis que d’autres me défendaient de leur mieux et avec courage ; ce qui ne m’empêcha pas de recevoir un coup de crosse, qui m’eût renversé si je n’avais pas été soutenu par des volontaires qui me soutenaient sous les bras ; je reçus un second coup qui me fit peu de mai ; mais j’aurais indubitablement péri, si les volontaires, les plus près de moi, n’avaient paré plusieurs autres coups qui me furent portés ; mon regret est ici de ne connaître aucun d’eux. Arrivé au Palais, on me fit monter dans un cabinet où il y avait du feu, et où j’étais peut-être attendu ; mais plusieurs volontaires s’écrièrent qu’il fallait me mettre au cachot, comme M. de Broves y avait été mis, et après un débat de quelques minutes entre eux, et ceux qui voulaient que je restasse où j’étais, je dis aux mutins que j’étais prêt d’aller partout où je pourrais être débarrassé d’eux ; je descendis donc et l’on m’ouvrit, non le cachot où était M. de Broves, non celui où M. de Village, arrêté au même instant que moi, venait d’être mis; mais un cachot qu’on me fit partager avec un malheureux, accusé de s’être échappé des galères, et qui y gémissait depuis plus de six mois. Au bout d’une heurê de séjour, la porte s’ouvrit et j’appris, par mon père, que M. Roubaud venait me tirer de ce réduit ; il vint en effet, accompagné de M. Barthélemy et de M. le lieulenant civil et criminel; tous trois me parurent indignés des excès qu’on s’était permis contre moi : je devais m’attendre, comme une suite de cette indignation, qu’on donnerait l’ordre de me ramener chez moi ; et voyant avec étonnement qu’on n’en faisait rien, je demandai à M. Roubaud et à M. Barthélemy si j’étais écroué, et si quelqu’un avait le droit de m’écrouer ils me répondirent qu’ils n’en savaient rien eux-mêmes, mais qu’il était bien que je fusse où j’étais, ayant eu des raisons de tout craindre pour moi, si j’étais resté à l’hôtel ; on me fit alors remonter dans le cabinet, et l’on y amena M. de Village, ainsi que M. le marquis de Castellet qui avait été arrêté et saisi après moi, et mis dans le même cachot que M. de Village : M. de Bonneval arrêté le dernier de tous, arriva trop tard pour avoir l’horreur d’un cachot ; j’ai su qu’après ma sortie de l’hôtel, les volontaires furent dans tous les appartements pour y chercher des officiers qu’ils prétendaient également arrêter. Le refuge où ma femme et ma fille s’étaient cachées, fut le seul endroit qui heureusement échappa à leurs recherches. M. Gautier, celui de tous qu’on chercha avec plus d’acharnement, y trouva un asile qu’il ne quitta qu’à la faveur de la nuit et du déguisement qu’un officier de terre lui facilita. M. le marquis de Castellet, M. le comte de Bonneval, M. le commandeur de Village, M. de Broves et moi, passâmes tous cinq la nuit dans le même cabinet. M. le consul m’avait dit en me quittant qu’il avait ordonné une garde de troupes réglées pour notre sûreté pendant la nuit; cette garde se présenta, mais fut forcée de se retirer par la garde nationale qui l’exigea. Nous fûmes gardés à vue pendant une partie de la nuit, c’est-à-dire que cinq sentinelles se tinrent le sabre à la main dans l’intérieur du petit cabinet que nous occupions ; il est vrai que sur l’observation que je fis à l’officier de l’impossibilité qu’il y aurait à reposer un seul instant, il voulut bien se contenter de faire garder le dehors et les avenues du cabinet ; mais à plusieurs reprises, dans la nuit, il vint des volontaires, qui trouvant mauvais que le consul nous eût fait sortir du cachot, voulaient absolument qu’on nous y remît : ceux chargés de notre garde s’y opposèrent constamment, et nous en avons été quittes pour craindre pendant une partie de la nuit, qu’on ne finît, à la suite de ces querelles, par nous égorger. Le lendemain 2, le petit nombre de ceux qui osèrent venir nous témoigner quelque intérêt, le [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [12 décembre 1789.] rug purent sans difficulté, et M. de La Roque, l’ancien des officiers de la marine qui se trouvaient en activité, eut la permission de me rendre compte des détails du service ;car par une inconséquence qui n’a pas de nom, en me retenant prisonnier, la municipalité eut l’air de voir toujours en moi le commandant de la marine ; les blessures de M. de Bonneval lui rendant le séjour de la prison extrêmement incommode, j’écrivis au consul pour demander qu’il fût transféré à l’hôpital, ce qui fut accordé sans difficulté. Dès le 3, notre prison fut resserrée ; on n’obtenait que difficilement la permission de nous voir, et ceux qui venaient étaient gardés à vue tant qu’ils étaient avec nous. Une terreur panique servit bientôt de prétexte pour nous séparer les uns des autres. Je restai seul dans le cabinet que nous occupions. M. de Gastellet et M. de Broves passèrent dans un autre cabinet contigu au mien, et M. le commandeur de Village fut renfermé seul dans un méchant petit réduit, où à peine on put mettre un grabat; les difficultés pour nous voir augmentèrent de jour en jour ; les permissions se donnaient pour une heure, pour une demi-heure, pour un quart d’heure ; ma fille venant me voir, accompagnée de son mari, ne put pas obtenir pour lui la permission de me souhaiter le bonjour ; c’était toujours à chaque visite que je recevais, deux ou trois volontaires qui, le sabre à la main, se tenaient à portée d’entendre ce que nous disions, et qui ne manquaient jamais de nous avertir quand l’espace de temps accordé pour la visite était écoulé. Un jour un nommé Lami, brigadier de la compagnie de Bartliélemy, dit à un officier au moment où il entrait chez moi : Allons, dépêchez-vous, dites bonjour à monsieur et allez-vous-en. Je me rappelai alprs que c’était lui qui était à la tète des volontaires qui me demandèrent M. de Broves ; que c’était lui qui insulta le même jour M. le marquis de Gastellet de la manière la plus outrageante ; qu’enfin c'était lui qui osa dire à mon père peu de moments avant que je fusse arrêté : Vieillard, tu es bien vieux , mais ton fils est encore plus vieux que toi. Je m’étends plus particulièrement sur les torts de ce malheureux, pour que si jamais on croit devoir faire la recherché des coupables, on puisse lui donner une préférence bien méritée. M. d’André, membre de l’Assemblée nationale et commissaire du Roi, était arrivé de Marseille, appelé par l’envie et par l’espoir de réparer le mal qui s’était fait, et d’empêcher qu’on en fît encore, nous crûmes que le respect dû à son caractère améliorerait notre position, et peut-être nous ferait rendre notre liberté; notre espoir ne fut pas long; nous vîmes bientôt que l’intérêt que ce commissaire n’avait pu s’empêcher de témoigner prendre à notre situation, n’avait fait qu’éveiller la jalousie des volontaires; les consignes en devinrent plus sévères. Enfin, quand par la délibération du conseil permanent du 7 , il eut été décidé que nous tiendrions prison jusqu’à ce que l’Assemblée nationale eût prononcé sur notre sort, M. de Gastellet demanda et obtint d’être transféré à l’hôpital: indisposé moi-même depuis très-longtemps, j’écrivis au conseil le billet suivant : « Instruit du parti que le conseil a jugé à propos de prendre relativement à notre détention, et ayant lieu de craindre qu’elle ne soit encore longue, des indispositions dont je souffre depuis plus de quinze jours, et qui ne font qu’augmenter, me mettent dans le cas d’être transféré à l’hôpital delà marine, où plus à portée des lr0 Série, T. X. secours, et logé un peu plus commodément, je pourrais être gardé aussi rigoureusement que je le suis ici. « d’Albert de Rioms. « Des prisons du palais. » Uu quart d’heure après la remise de mon billet, un officier de la milice vint me dire de me préparer pour aller à l’hôpital; mais à peine étais-je habillé, qu’un tapage affreux vint m’alarmer : je sus enfin que MM. les volontaires, désapprouvant la condescendance du consul, s’étaient non-seulement opposés que j’allasse à l’hôpital, mais même quils avaient exigé que MM. de Gastellet et de Bonneval fussent ramenés au palais ; ce qui fut exécuté sur-le-champ. On redoubla de sévérité; je m’étais plaint de ce que ces volontaires changeaient les consignes à volonté ; je demandai instamment à M. le consul qu’on m’en fit donner une copie, pour que je ne fusse pas dans le cas de rien demander qui y fût contraire : on promit de me la donner et on n’en fit rien; j’en ai su la raison depuis; c’est par ménagement sans doute que la municipalité voulut me laisser ignorer qu’un article des consignes était de nous égorger s’il se faisait dans la ville le moindre mouvement qui annonçât qu’on pensait à nous mettre en liberté. Après le refus qui me fut fait d’être transféré à l’hôpital, je demandai' qu’au moins il me fut permis de faire coucher un domestique dans ma chambre : je ne pus profiter de la permission qu’on accorda, parce qu’on exigeait qu’un volontaire fût toujours présent; on sent que cette sentinelle relevée d’heure en heure, et dans un très-petit cabinet m’eût empêché de goûter un seul moment de repos ; il me fallut donc renoncer à avoir un domestique et me contenter des services que le geôlier au besoin voulut bien consentir à me rendre. Cependant mon père adressa à la municipalité le mémoire qui suit : « M. de Rioms, père de M. le comte d’Albert, expose à MM. les maire et consuls, lieutenants de Roi, et à MM. les membres du conseil municipal et permanent de la ville de Toulon, que sans entrer dans l’examen des motifs qui ont donné lieu à leur délibération du 7 du présent mois, qui a décrété la détention de M. le comte d’Albert, son fils, dans les prisons du palais de cette ville, jusqu’à ce que l’Assemblée nationale ait prononcé sur les procédés qui ont été exercés à son égard et à celui des officiers principaux de la marine pareillement détenus, il a certainement le droit de leur faire observer que celte même délibération, en les mettant sous la sauvegarde de la ville et de la loi, porte expressément qu’ils seront traités avec toute la douceur et les égards qui ne seraient pas absolument incompatibles avec les précautions qui peuvent assurer qu’ils ne s’évaderont point de la prison où ils sont détenus; combien cependant Je traitement qu’éprouve son fils est-il différent de celui que l’humanité des susdits conseils a cru devoir décréter! Combien ne diffère-t-il pas des règlements émanés de l’Assemblée nationale elle-même pour réprimer toute rigueur qui ne serait pas nécessaire! Son fils est malade; M. de Rioms réclama qu’il fût transféré à l’hôpital sous bonne et sauve garde; l’humanité de M. le consul le porta à en donner l’ordre. Tout le monde sait avec quelle fureur on en a empêché l’exécution ; ainsi obligés de nous soumettre à la plus injuste oppression, et la santé de son fils devenant tous les jours plus critique 35 546 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [12 décembre 1789.] et plus inquiétante, M. de Rioms représenta qu’il était au moins nécessaire qu’il eût un domestique qui passât la nuit auprès de lui; jusqu’à présent les volontaires ne veulent y consentir qu’autant qu’un d’eux les surveillera et sera relevé d’heure en heure; ainsi l’interruption des moments de son sommeil ne pourrait être qu’un supplice de plus. Cette cruauté est-elle donc nécessaire? Environné d’une garde nombreuse et de sentinelles extérieures, comment peut-on craindre qu’un seul domestique puisse lui fournir les moyens de s’évader? « M. de Rioms renouvelle très-expressément sa demande, qu’un domestique, mâle ou femelle, puisse passer la nuit près de son fils malade, sans être gêné par la présence d’une sentinelle intérieure, attendu que celui qui est constamment à la porte de sa chambre suffit pour assurer qu’il ne s’évadera pas. « Il demande également que les consignes soient conformes aux ordres émanés de M. le consul et des chefs de la milice qui en sont responsables, que ces consignes soient respectées, car il est inouï que des soldats de garde osent se permettre de les dicter eux-mêmes et de mépriser les ordres supérieurs. « Il demande aussi qu’on fasse cesser les difficultés qu’on ne cesse de faire aux plus proches parents de son fils pour pénétrer jusqu’à lui, et qu’en conséquence la garde ait ordre de laisser entrer, quand ils se présenteront, MM. le marquis de Colbert, son gendre, le marquis de Ladevèze, son beau-frère, le comte de Ladevèze, son neveu, lesquels consentent à ce qu’un des officiers de garde soit toujours présent à leurs entretiens. « Mais comme M. de Rioms a l’intérêt le plus important de converser avec son fils pour ses affaires de famille, ainsi que pour constater les objets qui doivent fixer la contribution du quart de leurs revenus, conformément aux décrets de l’Assemblée nationale, et attendu qu’il serait inique d’exiger qu’ils traitassent de semblables affaires, secrètes par elles-mêmes, en présence de témoins étrangers, il demande d’être personnellement dispensé de la surveillance intérieure des volontaires lorsqu’il demandera à voir son fils.