[Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [12 octobre 1789.] 413 moins un attentat contre la société à qui elle dérobe l’exemple, seul avantage que le public relire des châtiments infligés aux criminels. Le Roi, qui peut leur faire grâce lorsqu’ils sont condamnés, n’a sûrement pas et ne peut avoir le droit d’empêcher leur jugement. Vous devez donc également ouvrir la porte des prisons d’Etat et au grand nombre d’innocents (tous ceux qui ne sont pas juridiquement con-dannés sont innocents aux yeux de la loi), et au petit nombre de criminels qu’elles peuvent renfermer ; mais devez-vous leur rendre à tous la liberté sans aucune précaution ? Je ne le pense pas ; je crois que vous jugerez dans votre sagesse qu’il est nécessaire de remettre dans une prison légale ceux qui seraient décrétés, afin qu’il soit sans délai, procédé à leur jugement par les juges que leur donne la loi ; et si le résultat de leur procès était de les condamner à une peine plus forte que la prison perpétuelle, vu le châtiment illégal auquel ils auraient été soumis, je crois qu’ils devraient être recommandés à la clémence du Roi, qui commuerait Ja peine prononcée contre eux par les tribunaux, en celle de la privation plus ou moins longue de leur liberté. Je me tiens heureux, Messieurs, d’être dispensé de vous redire, en ce moment, les vérités si souvent et si utilement répétées, contre l’usage des lettres de cachet. Ces vérités si neuves encore, lors du célèbre ouvrage sur les prisons d’Etat, sont heureusement devenues triviales depuis sa publi ¬ cation. C’est à elles que nous devrons l’abolition totale de cette absurde tyrannie, malgré les sophismes décrédités du despotisme, de la bassesse et de l’intérêt personnel. On ne nous parlera plus à contre-temps de l’honneur des familles, qui ne pouvait être conservé, disait-on, que par les ordres arbitraires. Cette phrase si rebattue ne servira plus de masque aux partisans secrets de l’esclavage, toutes les classes des citoyens repousseraient loin d’elles cet infâme privilège d’être jugées par le Roi, plutôt que par la loi. Ceux qui n’étaient que trompés, ne le sont plus ; on abhorre généralement les lettres de cachet ; et le petit nombre d’hommes que l’intérêt personnel engage à en désirer secrètement la conservation est du moins réduit au silence. Aussi, Messieurs, je n’ai jamais douté un moment de l’existence prochaine de la loi que vous porterez à cet égard; mais cette loi, qui doit tout prévoir, qui doit prévenir les moyens détournés qui pourraient reproduire le désordre ancien, ne saurait être rédigée avec trop de soin. Il est donc nécessaire que vous preniez d’avance un moyen de rendre justice à ceux qui gémissent encore sous l’oppression, au sein même de la liberté. Sans doute nous avons tardé trop longtemps à prononcer leur délivrance; sans doute le jour de réunion des députés nationaux aurait dû voir briser leurs fers, et nous n’aurions pas dû attendre que le peuple se fît ouvrir, à main armée, quelques-uns de ces asiles du désespoir, pour en délivrer les pâles'habitants. Pressé par le sentiment profond du devoir et par le vœu de mes commettants, j’ai l’honneur de proposer à l’Assemblée nationale de prendre l’arrêté suivant : « L’Assemblée nationale, considérant que le premier des droits de l’homme en société consiste à ne pouvoir être privé de sa liberté, que dans les cas prévus par la loi, et avec les formes qu’elle a prescrites ; « Considérant qu’elle ne remplirait qu’impar-faitement un des devoirs les plus impérieux, si elle se contentait d’empêcher à l’avenir les funestes effets des ordres arbitraires, et négligeait de rendre la liberté à ceux qui gémissent encore sous le poids de l’ancien despotisme ministériel, « A décrété et décrète que tous ceux qui sont exilés et détenus par lettre de cachet, ou par un ordre quelconque des agents du pouvoir exécutif, seront incontinent mis en liberté : « Qu’en conséquence, Sa Majesté sera suppliée de faire expédier, sans délai, des ordres aux gouverneurs ou commandants des diverses prisons d’Etat, afin qu’ils aient à délivrer les prisonniers confiés à leur garde, observant cependant que si quelques-uns d’entre eux étaient juridiquement accusés, ilsfussentrenvoyés devant leurs juges naturels, pour leur procès leur étant fait, les pièces en être envoyées à M. le garde des sceaux, qui en ferait son rapport à Sa Majesté, laquelle serait suppliée de considérer, dans sa sagesse, le châtiment illégal auquel les coupables auraient été préalablement soumis, d’user en leur faveur du droit qu’elle a de faire grâce, et de commuer la peine qu’ils auraient encourue en celle d’une prison plus ou moins longue, selon la nature des délits. « Et sera le présent décret porté au Roi par M. le président, et Sa Majesté suppliée de le faire proclamer, afficher et exécuter dans toute l’étendue du royaume. » Plusieurs amendements sont successivement proposés. M. Barrère de Vleuzac (1). Messieurs, quand une nation est riche d’une déclaration des droits de Vhomme et du citoyen, les bastilles et les geôles royales sont inutiles; et les provinces, dont la surface est déshonorée par l’existence de ces donjons menaçants, ont le droit de les faire disparaître. C’est ce que mes commettants ont pensé lorsqu’ils ont écrit dans leur cahier l’article qui suit : « Demander que le château de Lourdes, demeure ancienne des comtes de Bigorre, ne soit plus une prison d’Etat, ne serve plus d’effroi à la liberté publique et civile; qu’en conséquence, les prisonniers qui y sont renfermés dans ce moment soient rendus à leurs familles et les accusés renvoyés devant leurs juges naturels. » Ainsi, Messieurs, quand même l’humanité ne m’en aurait pas fait un devoir; quand même je n’aurais pas entendu la voix d’un de mes concitoyens, d’un vieux militaire qui gémit dans les prisons de Briscous (2), je dois à la province que j’ai l’honneur de représenter d’appuyer la motion que vient de faire M. de Castellane avec tant d’énergie et de sensibilité. Au milieu des Pyrénées, image de la liberté, comme elles devraient en être l’asile, s’élève un fort que nos comtes élevèrent pour y établir leur séjour; nos pères s’en servirent pour se défendre des Sarrasins, et dans les guerres particulières; (1) Celte motion n’a pas été insérée au Moniteur. (2) M. le chevalier Noguès de Tarbes, ancien officier des gardes du corps, détenu par lettre de cachet depuis plusieurs années. On en publiera un jour les motifs. ARCHIVES PARLEMENTAIRES-[13 octobre 1789.] 414 [Assemblée nationale.] le despotisme s’en est emparé pour y engloutir ses victimes ou celles de l’intrigue. Mais si la capitale a par son courage détruit la Bastille, l’Assemblée nationale détruira sans doute par ses lois ces prisons illégales. Ces forteresses, dont le pouvoir arbitraire se ressaisirait un jour si jamais il était tenté de reparaître, sont inutiles pour tous les citoyens indistinctement, pour les innocents parcô qu’ils sont innocents, pour les coupables parce qu’ils ne doivent être convaincus jugés et punis, que seion les lois. Dira-t-on que la Tour de Londres présente une espèce de Bastille à côté du théâtre de la liberté anglaise? Je répondrai qu’en Angleterre, le parlement a une inspection égale sur les commandants et la garnison de la Tour, et que les prisonniers y sont assurés que leur procès sera fait publiquement avec des conseils et avec communication de tous les actes de la procédure comme tous les autres accusés. On m’opposera peut-être avec plus de raison qu’il faut des prisons d’Etat dès qu’il peut exister des crimes d’Etat. Oui, sans doute, il faut une prison d’Etat, mais ce ne doit être qu’une prison légale; ce ne doit être qu’une prison placée à côté du tribunal que vous devez créer pour juger les accusés de T exmajesté nationale et royale. A quoi donc peuvent servir ces prisons lointaines placées sur les frontières du royaume, ou dans les mers, c’est-à-dire loin de tout tribunal, loin de tout magistrat qui devrait juger les infortunés qu’on y détient dans les fers ? Les conserver, ces prisons d’Etat, n’est-ce pas annoncer à 1a. nation des citoyens sans patrie, des sujets sans lois, des prisonniers sans accusateurs, des hommes punis sans jugement légal et souvent sans motif? Si j’avais à parler à d’autres qu’aux législateurs qui ont tracé l’article 7 de nos libertés, c’est-à-dire de la déclaration des droits, je vous rappellerais des lois émanées du trône, et je citerais à la puissance législative une loi royale dont les expressions touchantes sont un hommage rendu à l’humanité par la sagesse: « Ces souffrances inconnues, ces peines Obscures, du moment qu’elles ne contribuent pas au maintien de l’ordre par la publicité et par l’exemple, deviennent inutiles à notre justice. » C’est ainsi que le Roi s’exprimait, dans sa déclaration du 30 août 1786, sur les prisons légales; c’est à l’Assemblée nationale d’en appliquer plus heureusement le principe aux Bastilles qui dégradent encore les provinces d’un royaume devenu libre. En abolissant les prisons d’Etat, par un décret solennel, après avoir rendu à la société et aux tribunaux les victimes nombreuses qu’elles recèlent, vous supprimerez comme une suite naturelle de la loi les commandements et les gouvernements que l’ancien régime rendait nécessaires et que la nouvelle législation rend trop odieux pour être conservés. Ainsi, Messieurs, en appuyant la motion de M. de Castellane, pour la liberté des citoyens détenus en vertu d’ordres arbitraires ou lettres de cachet, j’ajoute un amendement tendant à ce que ] les prisons d’Etat soient abolies, qu’elles soient dé-] truites ou converties en prisons légales, dans tous les lieux où elles pourront exister, sans danger pour la liberté publique et civile, et par voie de suite queles commandements etgouvernements de ces châteaux forts ou prisons d’Etat soient supprimés. M. Deschamps. Je pense qu’il faut demander au pouvoir exécutif une liste des prisonniers et l’exposé des motifs de leur détention. Un comité sera chargé d’examiner ces motifs. Les. innocents seront élargis, les coupables seront détenus, et il sera laissé à ceux qui seront accusés de crimes capitaux le choix d’être jugés ou retenus dans leurs fers. Je demande si c’est par amour pour l’humanité qu’on voudrait rejeter dans la société ceux que le repos et le salut delà société a exigé d’en soustraire ? Je demande encore si c’est par amour pour l’humanité qu’on voudrait livrer au supplice ceux à qui l’humanité a voulu en éviter les horreurs ? M. de Castellane répond que c’est par amour pour l’humanité qu’il a réclamé justice pour les coupables, parce que tout ce qui est injuste est inhumain. L’ajournement de cette motion est demandé et adopté. On propose de délibérer sur l’article de la motion de M. Deschamps, dont l’objet est de demander au pouvoir exécutif la liste des prisonniers et les motifs de leur emprisonnement. M. Robespierre. J’observe que cette motion tend à consacrer les lettres de cachet. Elle est contradictoire àcelle de M. de Castellane : admettre celle de M. Deschamps, ce serait rejeter l’autre qui vient d’être ajournée. On demande la division de celle de M. Deschamps. L’Assemblée décide qu’elle ne doit point être divisée. Gomme la première, elle est ajournée en entier. La séance est levée à onze heures. ASSEMBLÉE NATIONALE. PRÉSIDENCE DE M. FRÉTEAU. Séance du mardi 13 octobre 1789, au matin (l). La séance est ouverte par la lecture du procès-verbal d’hier matin, celui du soir n’étant pas rédigé. M. l’abbé Maury et M. de Bonnal, évêque de Clermont, demandent l’agrément de l'Assemblée pour s’absenter quelques jours. M. le président est autorisé à leur donner des passeports. M. le Pré§ident donne lecture du nom des membres du comité de la marine dont la nomination a été faite par les voies ordinaires. Ce sont : (1) Cette séance est incomplète au Moniteur.