(Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [11 mai 1791.] 149 dernière analyse tout se réduira à un point fort simple, à savoir si les réélections sans interruption n’amèneraient pas insensiblement la corruption dans le Corps législatif, et voilà surtoutcontre quoi il faut se prémunir. D’abord il est impossible de faire longtemps usage du pouvoir sans en abuser. Je dis de plus qu’il ne faut pas que les membres soient sans cesse exposés aux tentatives du pouvoir exécutif; et plus ils marqueront de talent, plus ils annonceront de lumières, plus iis seront exposés à être corrompus. Je demande donc qu’on ne puisse pas, sans une interruption de deux années, être continué à la législature. M. le Président. J’ai reçu du roi une lettre ainsi conçue : « Je vous prie, Monsieur le Président, de prévenir l’Assemblée nationale que, sur la démission de M. de Fleurieu, j’ai nommé, pour le remplacer au département de la marine et des colonies, M. Thévenard, commandant la marine à Lorient. « Signé : Louis. » J’ai également reçu de M. Duportail, ministre de la guerre, une lettre par laquelle il envoie à l’Assemblée un projet de répartition des auxiliaires par départements, et à laquelle est joint un projet de règlement pour les auxiliaires. Je l’avais envoyée directement au comité militaire et je vais la lui renvoyer de nouveau ; mais on a voulu que j’en donnasse d’abord connaissance à l’Assemblée. La suite de la discussion sur V organisation du Corps législatif est reprise. M. Duport. Messieurs(l), je suis rappelé à cette tribune par le besoin de défendre mon pays du plus grand danger qui l’ait encore menacé ; et, s’il n’est plus possible d’empêcher qu’un violent désordre ne le trouble longtemps, j’essayerai au moins de le préserver d’une anarchie constitutionnelle et irrémédiable. Comme c’est dans la disposition des esprits que se trouvent en général les éléments d’une délibération, il me paraît nécessaire de faire quelques réflexions longtemps retenues et que je me reprocherais de taire! davantage. Je vais, sans m’écarter de la question présente, vous montrer en peu de mots votre position et celle où l’on cherche à vous précipiter. Ces véritables dangers bien réels, bien pressants, vous les connaîtrez ; ils cesseront de peser sur ma conscience, je les remets sur la vôtre, sur celle de ceux qui, sans les discuter et les examiner, voudraient néanmoins en nier l’existence et la réalité. De degrés en degrés, Messieurs, on vous amène à une véritable et complète désorganisation sociale; je ne sais, depuis quelque temps, quelle manie de principes simples on a cherché à vous inspirer, et dont l’effet bien calculé par ceux qui sont les premiers moteurs de ces idées, est de détendre tous les ressorts du gouvernement, et d’en détruire, non les abus, vous l’avez glorieusement exécuté, mais l’action salutaire et conservatrice; disons mieux, de conduire à changer totalement la forme du gouvernement, car il faut bien ignorer les choses de ce monde pour douter des grands projets qui existent à cet égard, malgré les protestations contraires. (Mouvement.) Ces dangers vous environnent, ils augmentent tous les jours, et la sécurité dont on voudrait (1) Ce discours est incomplet au Moniteur. faire un argument contre leur réalité ne prouve rien; car jamais la sécurité d’un aveugle près d’un précipice n’empêche qu’il ne soit pour cela en péril de la vie. 11 y a des hommes qui ne sont sensibles qu’à un genre de danger, c’est-à-dire aux mouvements populaires. Quoique souvent excusables par leurs causes, leurs effets sont sans doute vraiment dangereux. Ils affaiblissent le respect dû aux nouvelles lois, au moment même où elles ont besoin de toute la force de l’opinion pour s’établir; ils détournent les administrateurs de leur devoir journalier, et, de plus, en faisant prédominer dans les esprits l’idée de la force sur celle de la raison et de la loi, ils indisposent tous ceux qui ont fondé sur celles-ci l’espoir de leur existence et de leur tranquillité. Mais ce mal, c’est dans sa racine qu’il faut l’attaquer, et l’expérience devrait avoir démontré que toute répression partielle à cet égard est plus fâcheuse qu’utile, et qu’en comprimant le ressort, elle en augmente la force. Il faut aller hardiment à la source du mal, et toutes ces incommodités locales disparaîtront. Une Constitution sage et libre, un gouvernement loyal, juste et ferme : voilà le grand, le seul remède qu’il faille désirer, que vous demande la nation, dont vous stipulez les intérêts, et celui dont la négligence, en lui préparant de longs malheurs, vous donnerait de véritables et d’inutiles remords. Le danger réel, Messieurs, encore caché sous le nuage de l’opinion, mais déjà profond et étendu, c’est l’exagération des idées publiques, leur divagation et le défaut d’un centre commun, d’un intérêt national qui les attire et les unisse. Encore un pas, et le gouvernement ne peut plus exister, ou se concentre totalement dans le pouvoir exécutif seul; car je vois dans l’éloignement le despotisme sourire à nos petits moyens, à nos petites vues, à nos petites passions, et y placer sourdement le fondement de ses espérances. ( Applaudissements .) Ce que l’on appelle la Révolution est fait; les hommes ne veulent plus obéir aux anciens despotes; mais, si l’on n’y prend garde, ils sont prêts à s’en forger de nouveaux, et dont la puissance plus récente et plus populaire serait mille fois plus dangereuse... ( Mouvement .) Tant que l’esprit public n’est pas formé, le peuple ne fait que changer de maître; mais ce changement, en vérité, ne valait pas la peine de faire une Révolution. (. Applaudissements .) Les idées d’égalité et de liberté se sont répandues dans tout l’Empire. Elles ont pénétré dans toutes les classes de la société. Les partisans des anciens abus ont seuls été insensibles à ces noms si touchants et aux doux sentiments qu’elles réveillent dans les âmes. La raison s’est retrouvée sous les décombres des vieilles institutions qui la tenaient captive. Tout le monde s’est employé à consacrer un temple à la liberté; elle est devenue le culte de la nation entière; mais les dogmes de cette religion politique ne sont pas encore connus, et il est fort à craindre que, dès son berceau, un grand nombre de sectes différentes n’en obscurcissent la pureté. Je le répète donc ; la Révolution est faite, mais c’est une conséquence bien fausse que de dire, comme on l’entend communément, que pour cela la liberté n’est plus en danger; car, Messieurs, c’est pour elle seule que je crains. Sa cause est la seule qui puisse me forcer à rompre le silence, ‘ Le progrès immodéré et sans bornes de cette Révolution a pour-but de nous replacer au point ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [17 mai 1791., fëO [Assemblée nationale.] où nous étions, ou dans une position plus fâcheuse encore, c’esl-à-dire qu’après avoir détruit successivement tous les ressorts du gouvernement, il doit amener à une dissolution générale et à une guerre intestine. Tout mouvement dans le monde moral, comme dans le physique, est circulaire. Lorsqu’il se continue, il reproduit les mêmes combinaisons, et il nous reporterait à celles que nous voulons éviter, si nous ne parvenons à l’arrêter lui-même par un système solide de gouvernement. Il n’y a que trois états pour l’homme : l’indépendance, l’esclavage et la liberté; ces trois états se suivent toujours dans le même ordre. Nous sommes sortis de l’esclavage et nous y retournerons, si, outrepassant la liberté, nous arrivions une fois à l’indépendance. L’esclavage a même cette funeste propriété, qu’il est pour tous l’image du repos, et qu’il s’allie naturellement avec les sentiments des peuples dégénérés; car il favorise l’amour de la domination, l’ambition des uns, la paresse et la mollesse des autres. La liberté, au contraire, est ce milieu qui est peu facile à tenir, et qui exige une continuité d’efforis et de vigueur bien autrement difficiles qu’une rapide et courte explosion de ses forces. En rappelant ces vérités, que l'on né croie pas que je veuille marquer de la moindre improbation cet enthousiasme généreux qui a été partagé par toute la France, et qui, maintenant, en agite les paities; on connaît sur cela mes principes; il fallait que tout lût purifié par la Révolution, il fallait que le gouvernement se régénérât, que le peuple se pénétrât de l’amour de la liberté, afin de devenir propre à connaître, à aimer, à respecter les lois qui l’établissent. Tout s’est donc fait, à cet égard, jusqu’aux derniers momen s, comme il devait se passer, et je ne voudrais ietra cher de la Révolution que les cruautés inutil-s qui la défigurent. Mais ce serait une grande et funeste erreur que de se livrer, pour ce a, à des espérances sans bornes, et d’attendre un secours illimité des événements, qui, jusqu’à présent, nous ont si heureusement servis. La position est bien changée ; il fallait abattre, il faut construire; il fallait poser les fondements, il faut tes miner l’édifice, et il n’est personne parmi nous, qui, dans la conscience, n’ait pensé que la pente des esprits, si favorable à l’éiablissement de la libeité, ne devait être favorisée que jusqu’au moment où elle cesserait de favoriser, elle-même, les véritables idées de la liberté et d’un gouvernement sage. Ce moment est-il venu? Je le pense : tout, jusqu’à notre propre lassitude, nous apprend qu’il faut terminer la Constitution, etlais.-er après nous un ordre de choses qui ne puisse plus changer que lorsque la volonté nationale l’aura expressément déterminé. Gela posé, daignez me suivre dans ce court développement; voulez-vous attendre que l’on ait accrédité cette opinion, commune à nos ennemis, et à de prétendus patriotes, que votre Constitution, telle que vous l’avez décrétée, ne peut pas subsister? Ne voyez-vous pas ceite troupe de gens sans lumière, répétant déjà ce qu’on lui a inspité, que la première législature sera Constituante, et qu’elle fera une Constitution t lus conforme à la déclaration des droits? Lorsque ces idées auront gagné davantage les esprits, il ne sera plus temps de prévenir le danger : il sera venu ; alors l’opinion populaire, qui a secondé vos travaux, se tournera contre eux ; Dotre Constitution se trouvera attaquée, et par ceux qui n’ont pu y atteindre, et par ceux qui l’ont dépassée : quelle sera alors la position ? Les partisan-* de votre ouvrage, combattant à la fois nos éternels ennemis, et les nouveaux patriotes, tristement serrés contre l’autorité royale et les autres pouvoirs qu’il sera de mode d’attaquer, dans l’altitude que vous avez vue aux impartiaux, aux amis de la paix et autres, n’auront d’appui que la raison, de force que cette détestable et périleuse ressource de la loi martiale. Eh! Messieurs, la vraie loi martiale, c’est la justice et la prévoyance. L’une prévoit les maux, l’autre les prévient; et lorsque la force est employée contre le peuple, soyez comme certains que ceux qui gouvernent méritent des reproches, et qu’ils cherchent à le punir de leurs propres fautes. Rendons ces idées plus sensibles, suivons pour cela l’opinion publique ; comment mesure-t-elle votre Constitution ? Comment d’abord en conçoit-elle les deux bases : la liberté et l’égalité? S’est-elle élevée à la notion juste de la liberté publique, de cette liberté qui est la limite des droits de chacun, limite posée par la justice, exprimée parla loi, et défendue par la force publique? Sans doute, plusieurs i’ennendent ainsi ; mais aux yeux d’un grand nombre d’autres, quelquefois même dans cette tribune, elle n’a paru que l’expression d’un droit personnel et absolu, sans aucune re'ation avec nos voLins et nos concitoyens ; idée qui s’allie merveilleusement avec toutes les passions viles de l’égoïsme, de l’envie, de la bassesse, et qui, par conséquent, détruit toutes les vertus contraires. Quant à l’égalité, il est clair que les fripons et les imbéciles, dont la ligue est si commune et si naturelle, seront tentés toujours de persuader, les uns, qu’elle est l’égalité des fortunes et de propriétés ; les autres, qu’elle est celle de la capacité et des talems. Ils ont un égal penchant à tout désorganiser, parce qu’ils sentent que le propre d’un pays constitué est de mettre à leurs places les hommes et b s choses, d’affermir tous les empires légitimes, de consacrer la propriété, et de donner de la force à la raison. D’autres hommes, calculant le mouvement des esprits, et n’osant pas flatter directement ces idé-s, font répandre au moins que les deux principes delà liberté et de l’égalité seraient plus religieusement ob-ervés, et plus solidement unis dans une forme différente de gouvernement. Ce n’est point ici une chimère ni un fantôme ; et si vous ne vous apercevez pas que vous êtes sur la route qui conduit à la destruction de votre Constitution, ce ne sera pas ma faute. En vain dira-t-on que ce projet de changement est ridicule ; ce n’est pas parce que des choses sont déraisonnables, qu’elles sont impossibles. On dira encore que ceux qui les propagent ne sont remarquables que par leur profonde incapacité. Tout cela n’est rien contre la pente de l’opinion. Voici quels en seraient les premiers résultats. Les premiers efforts vers ce système seraient d’incalculables malheurs. Avant tout, il faudrait noyer dans le sang les derniers partisans du trône. Les intrigues qui maintenant agitent et divisent les sociétés... s’élèveraient à la hauteur des véritables factions qui déchireraient l’Empire. On se battrait pour un homme ou pour un autre; et tel qui se dévoue au noble métier de payer des libelles, et de i éduire en système la calomnie, serait tout à coup l’effroi et le tyran de ses concitoyens. Enfin, après de longs et inutiles essais, le despotisme viendrait se piésenter comme un asile favorable à toutes les âmes épuisées, fati- 151 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. |W mai 1791.] guées, et ne voyant de bonheur que dans le repos. Personne ne révoque en doute la possibilité de ces dangers, mais on les croit encore dans un avenir éloigné, qui laissera toujours le temps de les prévenir, ainsi que les moyens. Non, croyez-en des hommes qui ont quelquefois médité utilement pour la chose publique, et qui n’ont jamais varié dans la route du patriotisme et de la probité. Je l’affirme, parce que, je le pense, le péril est très instant et nous poursuit. Ne croyez pas d’abord que les idées de liberté et d’égalité rétrogradent jamais; bien au contraire, elles se propagent de plus en plus. On peut, comme je l’ai dit, et voilà le grand secret, voilà ce qu'il faut faire, on peut les enchaîner dans des combinaisons heureuses et fortes quiles retiennent et les conservent ; il faut les rattacher à un gouvernement juste et ferme : sans cela, elles continuent à s’écouler, elles vont toujours nivelant, toujours dissolvant, jusqu’au partage des terres. Après avoir aplani les montagnes, les plus petites élévations paraissent sensiblcsetgênantes, et blessent ce niveau universel qui n’est que l’absurdité réduite en système. Ainsi, on arriverait à l’individualité, ce dernier terme delà progression d’où l’on pourrait recommencer la société, si nos ennemis ou notre propre courage nous permettait de poursuivre cette effrayante carrière. Je ne veux, pour vous donner une preuve de la force de l’opinion et de sa tendance déterminée, que vous faire observer, d’une part, des hommes qui repoussaient les principes lorsqu’il fallait les établir, les exagérer maintenant qu’il faut Jes restreindre-, des hommes qui ont passé, sans intermédiaire, de la pusillanimité à l’enthousiasme, parce que l’opinion est à ce degré du thermomètre; d’autreà hommes dont les idées avaient été reléguées parmi les rêves de l’abbé de Saint Pierre, et cela, sans aucun esprit de parti, mais d’un commun accord, sont devenus importants au moment où ils sont dangereux, après avoir été négligés lorsqu’ils étaient utiles. De tout cela, il résulte évidemment que l’Assemblée nationale, prise en masse, et l’opinion qui s’établit, sont dans une marche inverse. L’Assemblée, je le suppose, cherche à rapprocher les esprits vers un même point, qui est la Constitution; et cette opinion, par un mouvement contraire, tend à les en écarter. Dans ces circonstances, quel parti faut-il prendre? Fixer l’opinion ou suivre son entraînement, et courir avec elle à la perte de ce beau pays. {Applaudissements.) Je rentre ici dans les termes précis de la question qui nous occupe, de la nécessité de former promptement un gouvernement solide et durable, et non pas incertain et changeant, comme on vous le propose : c’est bien assez d’avoir à redouter l’exagération que la première Assemblée mettra, vraisemblablement, dans ses décisions, et cet amour insensé de la popularité qui l’animera, et dont l’avantage insigne est, comme le baptême, d’effacer tous les crimes. Un journaliste a même été jusqu’à dire un motà propos : Lève tous les doutes sur le 'patriotisme d'un individu. Mettons uu terme à cette incroyable mobilité. Depuis qu’on nous rassasie de principes, et que le mot même, comme tant d’autres également beaux, d'impartiaux, d’ordre public, tend à s’avilir dans l’opinion, pourquoi ne s’est-on pas avisé de penser que la stabilité est aussi un principe de gouvernement ? Croit-on que l’état ordinaire d’un pays est l’état de révolution? et veut-on exposer la France, dont les habitants ont déjà un caractère si mobile et si ardent, à en voir arriver une tous les deux ans, dans les opinions, dans les principes de l’administration, dans les principes de commerce, de linance, d'impositions, dans les traités d’alliance etde commerce? En vérité, je ne pense pas qu’il soit 'possible d’obliger un homme à répondre en détail à de pareilles pauvretés. Je ne crois plus êlre avec des hommes raisonnables et pensants, mais au milieu des ennemis les plus acharnés de mon pays. Lorsqu’on possède la liberté, un gouvernement stable est le plus grand de tous les biens; il fait le bonheur de tous; il assure à tous la jouissance de leurs droits,- pour laquelle ils sont en société; il assure la fortune publique et les for-. tunes particulières; il favorise les diverses transactions du commerce et toutes les jouissances sociales; c’est lui qui procure au peuple une aisance assurée, la tranquillité et l’amélioration de son sort. Gela est bien vrai, Messieurs, qu’en général, le peuple n’est pas intéressé aux systèmes qui occupent les têtes métaphysiques; il a eu le bon esprit de s’associer en France à la Révolution, et de sentir qu’il valait mieux pour lui perdre un instant de repos, et s’assurer nour toujours une base solide et constitutionnelle de son proure bonheur; mais s’il était trompé dans son espérance; si, pour satisfaire à nos petites passions, ou pour plaire à je ne sais quelles têtes creuses, qui regardent la liberté comme une chose toute spirituelle et fantastique, tandis que la liberté est un bien solide et substantiel, qu’il faut toujours considérer par ses vrais résultats, qui ne sont autre chose que le bonheur et l’aisance de tous; si, dis-je, vous allez enfermer un principe, un germe de révolu1 ion dans votre Constitution même; si vous venez à fo'mer un gouvernement bizarre, incertain, sans liaisons et sans suite, alors, j’ose vous le dire, prêts à rentrer au milieu de vos concitoyens, au lieu d’y trouver la reconnaissance due à vos travaux, vous pourrez bien y trouver une haine toujours croissante avec les maux individuels dont ils seront la proie; et ils vous reprocheront tous les malheurs qu’ils souffriront, et auxquels vous aurez empêché vous-mêmes d’apporter remède. Je n’achève point ce tableau. S’il est des hommee inaccessibles à cette sorte de crainte, on ne niera pas que de tels hommes méritent le plus profond mépris. Que les adversaires du comité veuillent bien me dire ce que devient avec eux l’intérêt national. Qu’est-ce qui défend ce centre important où il faut transporter tant de force pour attirer et réunir toutes les parties; ce centre où réside la liberté publique, gage et soutien de toutes les autres libertés? Qu’est-ce que je vois dans ce centre? Le pouvoir exécutif. Mais, à son égard, de deux choses l’une : ou les ministres étant accrédités par l’opinion, ils resteront en place; et voyant, durant le long cours de leur ministère, se renouveler beaucoup de lé-gislatures, ils seront comme Nestor chez les recs; ils auront vu beaucoup de générations d’hommes, et prendront sur chacune l’empire de l’expérience. Ils pourraient faire réussir aisément un système longtemps médité d’accroissement funeste du pouvoir royal; ou bien le meilleur ministre, comme cela est plus vraisemblable, sera culbuté par cette révolution périodique qui aura lieu tous les deux a'»s. Je ne vois dans tout cet arrangement ni liberté ni bonheur public. Au centre d’un vaste, pays hérissé d’institutions locales, divisé en parties or- [Assemblée nationale ) ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [17 mai 179 î.J 15 2 ganisées de manière à pouvoir facilement s’isoler, le maintien de la liberté exige que Ton place une grande force qui unisse et contiuue toutes les parties, qui fasse prédominer sur tous la volonté générale, et qui protège les citoyens contre l’abus des pouvoirs qui pèsent immédiatement sur eux; cette force centrale se divise en deux : le Corps législatif et le roi. Si le Corps législatif est faible, l’autorité passera nécessairement au monarque, sans quoi la dissolution arriverait. Or, je vous le demande, Messieurs, existât-il un moyen plus sûr d’affaiblir, de dégrader le Corps législatif, que d’en exiler la capacité, les talents, les vertus publiques, même l’ambition et l’amour de la gloire: c’est là, au contraire, qu’il faudrait les réunir tous, si l’on veut que la France soit heureuse et libre. C’est une vue bien fausse que de craindre leur perpétuité lorsque tous les deux ans ils doivent rentrer en lice avec la haine, la jalousie et l’intérêt; toutes ces passions de petits esprits que secondent la mobilité et l’inconstance nationales. L’on ignore sûrement, ou l’on affecte d’ignorer la véritable nature de notre gouvernement; ce ne sont pas des états généraux périodiques que nous avons institués, mais une Assemblée nationale permanente. Ce n’est pas pour venir de temps en temps voir ce qui se passe dans l’administration que la nation envoie des députés; c’est pour prendre en plusieurs points une part active à l’administration même; c’est pour suivre un plan de perception d’impôt, de finance, d’acquittement et d’amortissement de la dette publique, et il faudra que nous décidions quelquefois de la paix et de la guerre, et des traités de commerce; mais cela ne peut se faire évidemment que par des connai sances antérieurement acquises, et par une sorte de liaison dans un système que l’on n’aura pas pu puiser dans les affaires de son propre canton, mais lorsqu’on aura exercé celles de la nation entière; sans cela, nous ferons la guerre comme une horde de sauvages, par une impression de colère soudaine, par un sentiment que le pouvoir exécutif fera naître quand il voudra. Daignez, Messieurs, ouvrir les yeux sur le système assez adroit de certains hommes qui n’ont pris sur eux aucune responsabilité personnelle; car ce n’en est pas une que d’avoir combattu tout ce qui est raisonnable, et d’avoir tenu sans interruption une chaire de droit naturel, c’est ce système que Ton veut continuer encore. Si, par une mesure funeste, effet de l’ignorance et de la corruption d’une législature, la France est entraînée à sa perte par une guerre ou par un traité, où aller chercher dans le fond de son département l’auteur exécrable d’un tel malheur, pour lui imprimer sur le front les marques ineffaçables du mépris et de l’exécration publique? ’On a dit quelquefois, pour se divertir sans doute, que le roi était inutile à notre Constitution. Èh bien! moi je vous dis que si l’avis de vos comités ne passe pas, c’est le Corps législatif qui est inutile : un roi et des départements, tout est là : le premier, pour l’intérêt général, et les autres pour les intérêts locaux ; car puisque, comme je vais le dire, ils ne viendront jamais défendre que les intérêts locaux, on peut bien leur épargner les frais du voyage. Quelle joie maligne vos ennemis éprouvent en vous voyant détruire ainsi votre propre ouvrage! C’est un genre d’occupation qu’ils respectent, soyez-en sûrs. Ne redoutez d’eux aucune colère/aucun mouvement. Pourraient-ils faire mieux, ou même aussi bien? Mais, si l’intérêt national est entièrement oublié dans ces sortes de législatures, où tout se renouvellera périodiquement tous les deux ans, en revanche l’intérêt particulier de chaque département contre le bien public y est extrêmement bien soigné; chaque député arrivant ici pour deux ans, chacun d’abord y viendra à son tour; c’est d’ailleurs un principe d’égalité. Ne pouvant jamais être réélu, ne pouvant jouir de cette douce et populaire récompense de la confiance du peuple, il n’aura ici que deux choses à faire : la première de dire du mai des ministres, et la seconde de faire le bien de son département. Par l’une il aura de la popularité, et par l’autre des places chez lui. Ce n’est que là qu’il peut trouver le prix de ses peines, c’est le but sur lequel sont fixés ses regards, le seul qui lui soit présenté pour satisfaire son ambition. Ce n’est point tout, Messieurs, que cette négligence, qui résulterait de la nature des choses, de l’intérêt national, intérêt qui rassemble cependant autour de lui des objets bien importants, puisque non seulement la guerre, non seulement les traités de commerce, non seulement les principes généraux de l’administration, non seulement les colonies, mais la véritable liberté, celle qui protège chacun avec la force de tous, et celle qui ne régit chacun que par la volonté de tous, tout cela disparaît, du moment qu’il n’existe pas une autorité centrale mise sous la garde d’hommes qui puissent y rester attachés e-sentiellement, si le peuple le trouve nécessaire à son intérêt : et qu’on ne dise point que ce débat respectif des intérêts locaux conduit à l’intérêt général; non, il est, comme je viens de le i dire, deschoses quiappartiennentàtoutelanation: la guerre, la paix, les colonies, les alliances, le commerce, la dette publique, etc. Qui voudra devenir votre allié, Messieurs? Qui vou Ira conclure avec vous des traités de commerce et d’alliance, lorsque les résolvions nationales seront aussi douteuses, aussi variables? Vous avez dû remarquer plusieurs fois dans cette Assemblée, combien ce mot principe est devenu commun; il se prête à toutes les passions, à toutes les situations. Les mêmes hommes qui ont soutenu, lors du marc d’argent, que je n’ai point soutenu, que Ton blessait la souveraineté du peuple, qu’ils font sonner si haut tous les jours, le dépouillent de cette même souveraineté, lorsqu’ils en ont besoin pour leur système. A la vérité, ils soutiennent que c’est pour son plus grand bien; mais ils n’ont pas même le mérite de cette invention. Le despotisme n’a jamais dit autre chose; voyez les anciennes lois, on avait des lettres de cachet pour le bien des familles ; la presse était gênée pour le bien et le repos des citoyens ; les manufactures étaient gênées pour le bien du commerce. L’on pourrait pousser plus loin cette énumération. Cessez d’insulter le peuple en le dépouillant; car il cessera de croire à votre prétendu dévouement à ses intérêts. Laissez aux citoyens le libre exercice d’une faculté dont il est à la fois et le juge et l’objet, ne le privez pas du droit d’influer sur ses députés, et de pouvoir leur retirer ou continuer sa confiance à son gré. On n’est libre dans un choix, que lorsqu’on a la faculté de dire oui ou non, d’ôter ou d’accorder ; si le peuple ne peut que refuser, sans accorder, il n’a pas de vraie liberté. Rousseau a dit que, dans un gouvernement représentatif, le peuple n’était libre qu’un jour; avec la Constitution qu’on vous propose, il ne le sera pas un moment. Que désire le peuple, lorsqu’il exerce le droit d’élire? Connaître à fond [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [17 mai 1791.] J 53 ceux qu’il doit choisir : c’est toujours de n’avoir pas bien su ce qu’étaient ceux qu’il a nommés dont il se plaint; et l’on ose vous proposer de lui enlever le droit de nommer les seuls qu’il puisse vraiment connaître, ceux dont il a pu juger les actions et la conduite. 11 me semble inutile de répondre à ceux qui ont prétendu que la dissolution de l’Assemblée par le roi devait être liée à la rééligibilité ; cela n’y a aucune espèce de rapport : je ne crois pas que la dissolution de l’Assemblée par le roi, moyen excellent en Angleterre, puisse s’appliquer ici, où il serait superflu, à cause du renouvellement tous les deux ans, où il serait impraticable, à cause des distances; où enfin la vacillation de l’opinion le rendrait longtemps dangereux : le moment où cette question de la dissolution s’appliquait est passé; c’était lorsque vous avez décrété que le Corps législatif pourrait déclarer au roi que les ministres n’ont pas la confiance de la nation. Tout le monde sait qu’en Angleterre, en pareille circonstance, le roi en appelle souvent au peuple, et qu’il connaît par là si la législature lui a exprimé le véritable vœu de la nation, et si la nation n’a pas sur les ministres une opinion plus favorable que celle de la législature; voilà l’époque où l’on devait appliquer cette idée. Pour la question actuelle, elle n’y a aucun rapport. Quant à la relation qu’on a voulu établir entre cette question et le veto, cela me paraît absurde. Le veto a pour objet de consulter la nation sur un décret rendu par ses députés; mais le peuple exprime évidemment de même, et il exprime beaucoup mieux son adhésion ou son refus, en nommant ou en ne nommant pas les mêmes députés; il est impossible de supposer que, parce que le peuple sera forcé de nommer d’autres députés, il exprime mieux son opinion sur un décret, que lorsqu’il a le choix de les nommer ou de ne les pas renommer, d’après l’opinion qu’il a de la loi frappée du veto, dès lors l’appel au peuple, l’appel si précieux que la nation a donné au roi par le veto; cet appel devient significatif et utile à la liberté publique, et dans l’autre système, il ne me paraît servir à rien du tout. Une grande partie de ces idées, Messieurs, appartiennent au travail que nous devons méditer tous sur la révision, mais, avant de m’y livrer, il m’a paru nécessaire de savoir si nous aurions, ou non, un gouvernement; car on ne doit tenter même pour son pays que ce qui est possible, et c’est dans celte question que réside celle de savoir si vous aurez, ou si vous n’aurez pas un gouvernement. Je crois que l’opinion qui a prévalu hier, et que je me fais gloire de n’avoir pas partagée sur la rééligibilité des membres de l’Assemblée actuelle, a du moins cet avantage, qu’en épurant la question actuelle, et la dégageant de toute personnalité, on ne risquera point de méconnaître l’intérêt public, ou on saura qu’on le sacrifie à des passions particulières. Je conclus à ce que l’on ne dépouille pas le peuple de son droit inaliénable de choisir ses députés comme il lui plaît. ( Vifs applaudissements.) (L’Assemblée décrète l’impression du discours de M. Duport.) Plusieurs membres demandent que la discussion soit fermée. (L’Assemblée, consultée, ne ferme pas la discussion.) M. Buzot. Il s’agit de savoir si vous applique-' rez aux législatures suivantes les principes que vous avez décrétés hier pour la législature actuelle: je suis de cette opinion. Je vais exposer mes motifs, sans répondre aux longues observations du préopinant, parce que je suis très satisfait du décret honorable que vous avez rendu hier, parce que je suis également satisfait de celui que vous avez rendu relativement à l’organisation du ministère et qui exclut les membres de cette Assemblée du ministère et des places qu’il accorde, parce que ni l’un ni l’autre de ces décrets ne me paraissent destructifs de l’ordre social et qu’enfm je ne connais rien du tout à la théorie des mouvements populaires. ( Applaudissements .) En général, la continuation des pouvoirs et des fonctions quelconques est un principe de corruption. Cette vérité, qui tient à la nature même do cœur humain et qui nous est attestée par l’histoire de tous les âges et de tous les gouvernements, vous ne l’avez jamais méconnue. Pourriez-vous donc oublier vos principes et votre sage prévoyance dans une question qui peut compromettre la pureté du Corps législatif et altérer un jour le respect et la confiance du peuple envers ses représentants? Et puisqu’il est vrai que la tendance du pouvoir exécutif est vers le despotisme, c’est une arme de plus que vous mettez dans les mains du pouvoir exécutif pour s’agrandir insensiblement aux dépens de la liberté publique. Du moins si les représentants ne peuvent pas être réélus immédiatement à la législature suivante, il faudra tous les deux ans que le pouvoir exécutif recommence les mêmes manœuvres; elles deviendront plus pénibles et plus coûteuses, et vous donnerez une chance de plus à la liberté nationale. C’est ici que je dois ajouter une vérité d’expérience qui donne une force nouvelle à mon raisonnement : Ne croyez pas que, pour conquérir la majorité d’une grande Assemblée, il soit toujours nécessaire de la corrompre tout entière. Un très petit nombre d’individus ambitieux ou intrigants, l’éloquence d’un orateur, les intrigues d’un autre, des terreurs adroitement ménagées, et ce que j’ai entendu appeler quelquefois la connaissance de la tactique d’une grande Assemblée, suffisent quelquefois pour la maîtriser, malgré elle, pour tromper sa probité, lui faire abandonner ses propres principes et la contraindre à faire des injustices ou des actes de faiblesse qui lui laissent de longs repentirs. Et malheureusement c’est à ces hommes infiniment dangereux et pervers que le ministère s’attache. Si la réélection a lieu, croyez que quand le pouvoir exécutif les aura marqués dans la foule, et qu’ils se seront dévoués à lui dans la précédente législature, il emploiera tous les moyens de corruption qui sont en son pouvoir pour les faire réélire dans la législature suivante. Eu vain pourrait-on m’objecter qu’à la législature suivante il faudra une élection nouvelle, et qu’alors le peuple ne fera tomber son choix que sur ceux qu’il en aura jugés dignes à la première épreuve. Les électeurs offrent les mêmes dangers de corruption ou de séduction. Vous l’avez bien senti, lorsque vous avez décrété que le premier acte des électeurs serait de nommer les députés aux Assemblées nationales. Peu sont corrompus par peu; et l’on imagine aisément comment avec beaucoup d’iu-trigues et quelques prôneurs ; comment avec ce genre de talents qui, à la honte de l’humanité, sont rarement unis à une inflexible probité, à 154* [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES* [17 mai 1791.] un patriotisme inaltérable ; comment en France, où le peuple encore nouveau pour la liberté n’a point appris encore l’art de* hommes libres, celui de n’admirer rien, de n’idolâtrer personne, et de ne jug''r les choses et les hommes que d’après les sages leçons d’une longue expérience, il sera facile de séduire ou de corrompre, pendant plusieurs années encore, les suffrages des électeurs d’un des 83 départements, et de trouver ainsi le funeste moyen de se perpétuer dans les législatures. Ehl croyez-moi, Messieurs, Ips choix tomberont rarement sur ces hommes silencieux et modestes qui sont toute la force des grandes assemblées, parce qu’ils en sont toute la probité, mais sur les intrigants, mais sur les ambitieux qui voudront se faire de la législature un métier, et pour qui toute mesure est bonne, pourvu qu’ils réussissent à se faire réélire. (Applaudissements.) Et que deviendra alors la fortune publique, lorsque ses surveillants eux-mêmes seront aussi les complices des dilapidations du gouvernement? Gomment oseront-ils ouvrir aux yeux de la nation les livres rouges où seront écrites leurs turpitudes ? Voyez ce qui se passe en Angleterre même à l'époque des élections : la souveraineté de la nation y est devenue le patrimoine de quelques individus. Que ce grand exemple vous serve à vous garantir à jamais de pareils malheurs. D’ailleurs, je vous prie d’observer que les inconvénients attachés aux corps délibérants trop nombreux obligent nécessairement de resserrer le Corps représentatif dans des limites fort étroites, d’où il résulte que la réprésenlation est disproportionnée avec la population; or, cette disproportion s’affaiblit et devient moins choquante avec la loi de la non-rééligibililé : elle force à faire entrer successivement dans la législature un beaucoup plus grand nombre de citoyens ; elle les attache par cela même davantage à la Constitution ; elle rapproche la représentation de cette justice absolue que nous ne pouvons pas atteindre, mais qu’il ne serait pas moins heureux de pouvoir observer, en procurant à chaque citoyen éclairé tous les moyens qui sont en notre pouvoir, de parvenir à la législature. Enfin la loi de non-rééligibilité multiplie rapidement les hommes exercés dans les grands rapports sociaux, et par conséquent les citoyens propres à entretenir l’harmonie, l’ordre etla confiance. Les défenseurs du système contraire se retranchent dans une autre objection qui ne m’a pas paru plus solide que la première. Ils prétendent établir Ja nécessité d’une réélection immédiate sur le veto suspensif que la Constitution donne au roi. Mais si le décret auquel le roi aurait refusé sa sanction devait produire une loi salutaire et désirée par le peuple, pourquoi les nouveaux venus,, plus près de sa volonté, plus à portée de connaître son vœu , ne se feraient-ils pas un devoir de l’exprimer et de mériter sa confiance, en reproduisant ce décret qui reprendrait de leur suffrage même, dégagé de toute prévention, une force nouvelle, et bien plus puissante que s’il n’était représenté que par ses premiers auteurs? Alors il n’y a point de luttes dangereuses à craindre entre Je pouvoir exécutif et la puissance législative. Enfin, on a prétendu, pour appuyer le système de la rééligibilité, qu’il fallait des hommes familiarisés avec le travail de la législature pour diriger les autres. J’avoue que ce motif ne m’a pas fait, plus d’impression que les autres, et il me semble qu’on a déjà répondu d’une manière victorieuse à cette objection. Pour moi, je me contenterai d’observer qu’on n’a pas besoin de directeur dans des questions qui ne roulent que sur des principes et des connaissances qui doivent être acquises auparavant. Si les nouveaux venus sont d’abord un peu neufs, ils sont purs du moins (Applaudissements)’,... et je les aime beaucoup mieux moins familiarisés avec la corruption que familiarisés avec les affaires. (Applaudissements.) Je ne propose pas d’éloigner trop la réélection; je la recule jusqu’au moment où elle cesse d’avoir des inconvénients. En général, les grandes assemblées sont toujours dans le commencement pures et courageuses, et deviennent à la longue faibles ou corrompues. Accoutumées, pendant deux années entières passées dans l’exercice du pouvoir suprême, à commander, il est bien temps que chacun des individus qui les composent éprouve à son tour la gêne d’obéir. (On applaudit.) S’ils ne sentent pas tout le poids des lois qu’ils auront faites, comment en connaîtront-ils l’effet sur les mœurs et le bonheur du peuple? Toujours éloignés de leurs commettants, et supérieurs, à beaucoup d’égards, à la crainte des pouvoirs qui les gouvernent, comment se prêteront-ils à des vœux qu’ils ne partageront pas? Comment répareront-ils des maux qu’ils n’auront pas éprouvés eux-mêmes ? C’est l’habitude du pouvoir qui rend dur, et quand on est forcé de redevenir peuple à son tour, on est un peu plus sobre des mesures fortes et vigoureuses, parce qu’on aperçoit le besoin des lois douces et raisonnâmes pour soi-même, des lois telles qu’il convient d’en donner à un peuple libre. (On applaudit.) Je conclus à l’adoption du projet de décret de M. Pétion, que je regarde comme seul capable d’affermir la Constitution sur des bases solides. (Applaudissements.) (L’Assemblée ordonne l’impression du discours de M. Buzot). M. Rewbell. Votre décret d’hier a rendu une grande liberté aux opinions. On aurait inutilement protesté qu’on ne désirait pas être réélu, et pris l’engagement solennel de ne pas accepter : quelques honorables membres n'en auraient pas moins observé qu’il faudrait faire une liste de ceux qui désirent être réélus, et on n’aurait pas manqué de répondre que la liste de ceux qui sont contre la rééligibiiité, parce qu’ils sont sûrs de n’être pas réélus, serait beaucoup plus curieuse. Mais aujourd’hui que nous nous sommes rendus étrangers atout autre intérêt que celui de la nation, la discussion deviendra, j’espère, plus calme et plus approfondie. Que les fondateurs de notre Constitution aient cru devoir imiter le fondateur de la Constitution de Sparte, et disparaître au moment où leur ouvrage sera parachevé, cela ne peut les dispenser d’examiner l’opinion actuelle du comité, relativement aux législatures futures. On vous a présenté pour ou contre la rééligibilité des législatures aux législatures beaucoup de considérations tirées des circonstances. Mais si le nombre et la force de ces considérations sont dans une balance parfaite pour la négative et pour l’affirmative, si l’on trouve qu’il y a au moins autant d’inconvénients contre que pour la rééligibilité, le devoir de se rallier aux principes devient impérieux; rien alors ne vous empêche d’assurer à la nation la liberté la plus entière dans ses choix. La plus sérieuse objection que j’aie entendu faire contre la rééligibiiité des membres d’une lé- [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [17 mai 1791.J 15g gislature à la législature immédiatement suivante, est la crainte de la tendance à l’esprit de corps, à l’aristocratie des familles. Vous avez prouvé, Messieurs, en ordonnant que les départements ne pourraient élire que dans leur sein, que vous étiez au-dessus de cette crainte d’aristocratie de famille, parce qu'au moyen d’une réélection générale, il y aura, sinon la totalité, du moins un très grand nombre de députés de changés, et que dès qu’il n’y aura pas d’hérédité, dès que le corps ne se régénérera pas lui-même, et dès qu’il y aura au contraire réélection nécessaire, tous les deux ans, par un nouveau corps électoral dont les rapports personnels, dont les relations, les affections privées changeront sans cesse, l’aristocratie de famille est une chimère. Est-on plus éclairé, je vous le demande, quand on vient nous effrayer de la tendance à l'esprit de corps? Qu’entend-on d’abord par cette expression : serait-ce l’esprit public ardent à défendre la liberté et les droits de la nation contre les attentats qui ne cesseront d’y porter les ministres et les agents du pouvoir exécutif? Loin d’étouffer cet esprit public, l’on ne peut, au contraire, faire trop d’efforts pour l’encourager. L’autorité royale tendra toujours à s’accroître des débris de la souveraineté nationale. Ses efforts ne seront pas sans succès, si l’esprit public, par une surveillance toujours active, ne défend sans ce�se les droits dont la nation a si longtemps été privée, et qu’elle n’a pu reconquérir que par deux années de travaux, de sacrifices et de courage. Le ministère de son côté a toujours eu et aura toujours le même esprit d’invasion sur tous les pouvoirs ; il faut donc lui opposar un esprit égal de résistance; et comment espérer cette opposition, si aucun membre d’une législature ne peut aspirer à être réé�u? Quel est u’ailleurs le corps dont on vous parle, si ce n’est la nation représentée? Quel est cet esprit qu’on veut étouffer dès sa naissance, si ce n’est l’esprit national? Il s’étendra s’il ne se propage : il ne peut, se propager que par les individus, et vous éloigneriez du sein de la législature suivante, celui que cet esprit aura constamment animé! Si celui qui se sera appliqué avec ardeur et succès à veiller à l’intérêt de la patrie reste confondu avec celui qui n’aura pas manifesté le même zèle, ou qui aura peut-être manifesté une adhésion constante aux vues ministérielles, si vous forcez la nation à les confondre dans un oubli commun, quel intérêt — car ou ne m’empêchera pas de parler d’intérêt quand c’est à des hommes que je parle de ce qu’on peut attendre des hommes — quel inté êt, dis-je, donnerez-vous à se dévouer au bien public, el à fermer les yeux sur le bien particulier sur lequel tant de puissances intéressées chercheront à appeler les regards du représentant de la nation ? Il arrivera que, pendant les deux années de législature, chacun s’occupera, le moins qu’il pourra, du bien public, et s’empressera de tirer le plus grand parti possible des circonstances pour son intérêt privé; et que deviendra alors l’intérêt delà nation? Eh! Messieurs, l’exemple d’une nation voisine doit-il être perdu pour nous? Mais, quand on voudrait faire abstraction de toutes ces considérations, je finirai, Messieurs, par vous faire une question. Pouvez-vous, devez-vous dans le cercle étroit d’éligibilité dans lequel vous avezt resserré vos concitoyens, gêner encore leur confiance au point de priver les défenseurs dont les lumières auront été fortifiées par l’expérience et dont la yertu aura subi une épreuve aubliqne? Convient-il de priver un Français de 'la qualité d’éligible, c’est-à-dire de la qualité de citoyen, dans son droit le plus éminent, pendant deux ans, parce qu’il a été membre d’une législature, c’est-à-dire précisément parce qu’il aura bien mérité de la patrie? Je pense que nous ne le devons ni ne le pouvons; je pense que ce serait favoriser le despotisme ministériel. Tout ce qui pourra résulter des influences qui se croiseront et se balanceront, c’est que l’électeur, ballotté et travaillé en divers sens, n’aura d’autre parti à prendre que de suivre sa conscience et de donner son suffrage au plus digne. On m’a fait une objection plus sérieuse. On m’a cité l’exemple de l’Angleterre. Aussitôt, m’a-t-on dit, que la cour connaîtra un député marquant dont les talents paraîtront pouvoir être utiles à ses vues dangereuses, à ses intentions coupables, elle achètera pour lui les voix de son département. Mais elle connaîtrait tout aussi bien, et peut-être mieux les non-députés et les personnages marquants dans le département dont elle croirait pouvoir disposer, et alors elle achèterait les voix pour eux comme pour les députés. Pour moi je crois que de longtemps la cour n’aura pas de quoi corrompre les électeurs. Son système d’économie n’est pas encore assez bien établi; et tout ce qu’elle renferme est encore si cupide, que le roi sera fort heureux si la liste civile lui suffit pour apaiser la faim dévorante de tout ce qui l’entoure. Rien n’est plus commun en Angleterre, j’en conviens ; mais ce mal tient à des vices qui se trouvent dans ses institutions et qui ne sont pas dans les vôtres. En Angleterre, la représentation est on ne peut plus inégalement repartie. Des petits comtés, des simples bourgs, des hameaux, des maisons, quelques familles même, y choisissent autantde députés que les plus grandes cités; les électeurs y sont connus d’avance ; ce sout les fro rues-tenanciers du bourg ou du canton, les possesseurs, les locataires même de quelques maisons qu’on a eu tout le loisir de pratiquer pendant uue longue session de parlement : tout prête au calcul des intrigues et de la séduction. Aussi a-t-on remarqué que c’est toujours du côté de ces bourgs, de ces cantons et de ces hameaux ue le ministre anglais tourne ses vues. En rance, la représentation sera beaucoup plus également répartie, les concurrents seront nombreux, les électeurs ne seront ou ne doivent être reconnus qu’au moment d’entrer en fonctions; et il sera impossible de les pratiquer d’avanee. Je sais qu’il y a, entre la fausse popularité et la vraie, une distance aussi immense qu’il y a de l’hypocrisie à la vertu ; mais, heureusement, ces grands comédiens sont rares, et ce n’est pas pour des phénomènes qu’il faut faire des lois. D’ailleurs, dès qu’on pourra dire à la nation : un tel, populaire en apparence, a été de telle opinion dans une matière où il y avait de l’argent ou de la faveur à gagner, la popularité du personnage ne tardera pas à s’évanouir. Ainsi ne redoutons plus la corruption. La cour d’ailleurs ne peut avoir encore perdu l’habitude de dévorer des millions; vous pouvez vous reposer sur elle du soin de mettre l’autorité royale hors d’état de sé ¬ duire par de l’or. Elle n’a plus heureusement ni moyen de vanité, ni grâces, ni emplois à don er aux députés; vous avez brisé les hochets avec lesquels, pendant tant de siècles, on a conduit des êires orgueilleux qui se croyaient des hommes. Elle n’aura pas de sitôt le tarif des probités, et 456 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. ]n mai 1791.] surtout elle n’aura pas le pouvoir de disssoudre l’Assemblée lorsque ce tarif lui échappera. Ne vous y trompez pas, Messieurs, ceux qui orienta l’aristocratie des familles, si les députés peuvent être réélus, n’ont d’autre but que d’établir l’aristocratie ministérielle, et de faire reparaître le veto absolu. Ils ont déjà distribué leurs pamphlets. Vous les entendrez faire la motion que les députés ne doivent pas être réélus, je ne dis pas seulement à la législature immédiatement suivante, mais même pour la seconde suivante ; et je me fie à l’excès de déraison d’une telle demande pour vous faire pénétrer le motif secret qui la déterminera : par ce moyen tout veto suspensif deviendra absolu, et les législatures les mieux intentionnées pour l’intérêt de la nation seront précisément celles qui seront frappées de nullité totale, Ce ne sera plus l’ancien système ministériel qui sera mis en œuvre : désormais il s'établira un système de lutte perpétuelle du pouvoir exécutif contre le pouvoir législatif ; et comme le premier est héréditaire, pensez-vous que le Corps législatif, sans cesse renouvelé, sortirait avec avantage de cette lutte contre lui? Il sera nécessairement écrasé. Ceux qui ont un intérêt quelconque à rétablir les anciens abus, ceux qui espèrent que plus il v aura de versatilité dans les principes des législatures futures, plus il y aura de lois réglementaires qui mineront sourdement notre Constitution, qui en détruiront indirectement et, insensiblement les principes fondamentaux, et qui en entraveront les ressorts, ceux-là désireront sans doute qu’aucune législature ne puisse acquérir delà solidité et un véritable esprit national qui seul peut donner de la suite dans les vues de la constance dans la marche. Ce système est trop certain : ne fût-il que possible, devriez-vous en favoriser les chances? Mais que les bons esprits se tiennent en garde ; qu’ils se rendent à la voix de la nation qui leur dit: vous nous avez déjà gênés dans le choix de nos administrateurs; vous nous avez gênés dans le choix de nos juges ; vous nous avez ôté le choix des gens qui perçoivent le fruit de nos travaux et de nos sueurs, l’impôt ; vous avez cru pouvoir faire un sacrifice personnel et nous refuser la continuation de nos travaux sans nous consulter: sans doute l’Assemblée nationale s’est honorée par une telle décision ; mais la nation trouvera qu’elle a déjà trop fait peut-être ; elle mériterait de plus grands reproches, si elle exigeait de ses successeurs ce qu'eilea fait pour elle, et si vous osez nous gêner dans les élections des législateurs futurs, craignez que la malédiction éternelle ne vous poursuive jusque dans vos foyers. Pour moi, quand toutes les aristocraties réunies, quand l’intérêt personnel, quand les petites jalousie-, quand l’envie de se distinguer, quand toutes les misérables passions anticiviques se coaliseraient pour rendre un décret aussi absurde, aussi inconstitutionnel, moi seul, à la face de la nation, moi seul, dût-on m’entourer de l’appareil des supplices, je protesterai jusqu’à mon dernier soupir contre une mesure qui ne pourrait que déshonorer les législateurs qui oseraient la prendre et qui ne pourrait qu’asservir, si elle la respectait, une nation qui veut être libre, et qui a daigné se servir de leurs mains pour élever l’édifice de la liberté. Je conclus donc pour la rééligibilité des législatures futures. ( Applaudissements .) M. le Président annonce l’ordre de la séance de ce soir. La séance est levée à trois heures. ASSEMBLÉE NATIONALE. PRÉSIDENCE DE M. L’ABBÉ GRÉGOIRE, EX-PRÉSIDENT. Séance du mardi 17 mai 1791, au soir (1). La séance est ouverte à six heures du soir. Un de MM. les secrétaires fait lecture de l’extrait des adresses suivantes : Adresse des juges du tribunal de commerce à Béziers , contenant le procès-verbal de leur installation ; ils présentent à l’Assemblée nationale le tribut de leur reconnaissance et de leur dévouement. Adresse des officiers municipaux de Lorient, qui annoncent que 280 hommes du régiment de la Martinique, nouvellement débarqués en ce port, se sont empressés de prêter le serment civique. Adresse de la municipalité de Romilly, qui envoie à l’Assemblée le procès-verbal du dépôt fait, conformément au décret du 8 courant, dans l’église paroissiale de Romilly, du corps de Voltaire. ■ Adresse de V Assemblée électorale du département de la Meurthe ; elle envoie le procès-verbal d’élection de M. de La Lande, ci-devant oratorien, et vicaire général à Paris à l’évêché de ce département. Adresses de la société des amis de la Constitution, établie dans la rue Neuve-des-J acobins à Toulouse ; de la garde nationale de Château-l' Evêque, de la municipalité de Mareil, département de la Dordogne , et de celle d'Ennoux , département de l’Aveyron, qui instruisent l’Assemblée des honneurs qu’elles ont rendus à la mémoire de M. de Mirabeau. Adresse des commissaires des hommes de couleur , qui expriment à l’Assemblée leur vive et profonde reconnaissance, au sujet du décret rendu dans la séance du 15 de ce mois. Adresse des électeurs du district de Grasse , assemblés pour le remplacement des fonctionnaires ecclésiastiques, contenant des félicitations sur la réforme du clergé. Adresse des amis de la Constitution de Cette; ils demandent l’établissement d’un régime uniforme dans les différents ports du royaume. Pétition de l’évêque métropolitain de l'Ille-et-Vilahie. (Cette pétition est renvoyée au comité des rapports pour en rendre compte incessamment.) M. le Président. J’ai reçu de M. Duport, ministre de la justice, la note suivante : « Le roi a donné sa sauction le 10 avril dernier et le 13 du présent mois : » Au décret du 3 avril dernier, portant liquidation de l’arriéré des ponts et chaussées, de la marine et de la guerre; ■< Au décret du 4 mars dernier, qui prohibe l’importation des navires et autres bâtiments de construction étrangère, dont la destination serait (1) Cette séance est incomplète au Moniteur.