400 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES [i1»- août 1791.] d’autre réponse à ceux qui auraient encore la lâcheté d’opposer les injures à la raison. Signé : MALOUET. DEUXIÈME ANNEXE A LA SÉANCE DE L’ASSEMBLÉE NATIONALE DU LUNDI 1er AOUT 1791. Opinion de M. Bengy de Puyvallée, député du Berry , sur le droit de censure et de protestation dans les Assemblées politiques. Avis. On a plus d’une fois provoqué la sévérité de l’Assemblée contre ceux de ses membres qui, dans différentes circonstances, ont cru qu’il était de leur devoir de faire des déclarations ou des protestations. Une motion présentée à plusieurs reprises, sur cet objet, a été renvoyée au comité de Constitution, qui devait, à un jour fixe, présenter un projet de décret. J’ai cru devoir soumettre au jugement du public et de l’Assemblée quelques observations sur le droit de censure et de protestation dans les Assemblées politiques. D’après plusieurs adresses que l'Assemblée a reçues, dans lesquelles la prévention et l’erreur semblent avoir méconnu tous les principes de justice et les premières règles de la décence et de l’honnêteté, j’ai lieu de croire que, sur cette question politique comme sur bien d’autres, on est parvenu à égarer l’opinion publique. Je ne me flatte pas de pouvoir la ramener, mais je dois compte à mes commettants des motifs qui ont été la règle immuable de ma conduite, et d’après l’avis de plusieurs de mes collègues qui partagent ma façon de penser, je me détermine à faire imprimer mon opinion. Messieurs, Si je n’avais à défendre que les intérêts et les droits de la minorité de cette Assemblée que i’on semble avoir particulièrement en vue par le décret qu’on sollicite, j’attendrais dans le silence que la raison, le temps et l’expérience eussent indiqué à chacun de nous la place qu’il a mérité d’occuper dans l’estime de ses contemporains, et dans l’opinion de la postérité; mais lorsqu’on semble méconnaître un des attributs essentieisde toute Assemblée politique et vouloir anéantir le droit de censure et de protestation, sans lequel la loi n’est plus que l’expression u’une volonté arbitraire, je dois à ceux dont j’ai l’honneur d’être le représentant, ne soutenir l’intégrité et l’indépendance des fonctions qu’ils m’ont confiées, et de repousser de toutes mes forces les atteintes qu’on voudrait por,er à la liberté publique, sous le manteau du patriotisme. Le peuple romain avait attribué à ses tribuns la prérogative de l’inviolabilité et de l'indépendance, afin qu’ils pussent veiller sans obstacle à sa défense, et qu’aucun motif de blâme ou de crainte ne les troublât dans l’exercice des fonctions qui leur étaient confiées. Quelle que soit la forme d’une Assemblée politique, chacun des membres qui la composent doit également être investi d’un caractère sacré, qui mette sa personne, et surtout ses opinions, sous la sauvegarde de la foi publique. Si l’on examine l’objet important de la mission d’un député, la nature des pouvoirs qu’il exerce, l’étendue des obligations qu’il est tenu de remplir, on apercevra aisément que mettre des bornes à la liberté de ses opinions, c’est, anéantir ia plénitude de ses fonctions. Lorsqu’une nation rassemble dans un même lieu dos citoyens, appelés de toutes les parties de l’Empire pour être les dépositaires de sa confiance, elle remet entre leurs mains ses intérêts les plus chers, elle consent qu’ils deviennent les i lerprètcs de la volonté générale; mais elle veut encore que chacun d eux suit ie surveillant et le censeur de ia conduite et des opinions de ses coopérateurs, que tous soient envers elle les garants de la sagesse qui doit présider à leurs délibérations; elle veut être éclairée sur ses véritables intérêts par la communication des pensées, des lumières et des connaissances de ses représentants : elle veut enfin, par la manifestation de leurs opiniuns individuelles, pouvoir apprécier la profondeur de leurs jugements, ia stabilité de leurs principes, et surtout la pureté de leurs intentions. Si, pour le maintien de la décence et du bon ordre, les représentants du peuple réunis en Assemblée, s’assujettissent à des règlements de police, chacun d’eux n’en conserve pas moins la liber té la plus entière et l’independance la plus absolue, parce que ces attributs, inhérents à leurs personnes, ne peuvent être abandonnés aux caprices d’une as.- emblée, mais reposent essentiellement sur la nature de la mission qu’ils ont reçue, et sur l'intérêt même du peuple, dont iis sont les organes. S’il en était autrement, une majorité rebelle ou despote pourrait, comme le long parlement d’Angleterre, proscrire à son gré ceux dont elle n douterait la censure, ffrnitr tout accès à la vérité et, après avoir été le tyran de la minorité, devenir le fléau de sa pairie. Si chaque député est tenu, comine citoyen, de donner l’exemple de l’obéissance à ia loi; connue mandataire, son opinion ne peut avoir pour juge que ses commettants; comme législateur, il est pour lui d’un devoir rigoureux de publier les raisons qui lui ont fait accorder ou refuser son suffrage à la formation de ia loi, d’annoncer les imperfections qu’elle renferme, les réformes dont elle est susceptible, et surtout de dire hautement les manœuvres qui l’ont préparée, et les motifs secrets qui l’ont dictée : en un mot, chaque député est tenu solidairement d’employer tous les moyens qui sont en sou pouvoir, pour éclairer l’opinion publique cl pour mettre Ja conduite de l’Assemblée, doni il est membre, dans le plus grand jour. Vous avez vous-mêmes senti, Messieurs, que ces principes immuables, conservateurs des droits du peuple et protecteurs de l’indépendance de ses mandataires, étaient inconciliables avec le projet de décret qu’on vous propose. Déjà vous l’avez rejeté plus d’une fois, et, dans cette circonstance, comme dans plusieurs autres, vous avez prouvé que le premier cri de toute assemblée délibérante est toujours pour la justice, lorsqu’il n’est point étouffé par les prestiges de l’erreur et par le jeu funeste des passions opposées. Les efforts multipliés qu’on emploie depuis quelque temps, pour vous égarer sur celte question, doivent vous mettre en garde contre les abus d’une autorité qui dépasserait les bornes de la justice et de la raison. La mesure qu’on veut vous faire adopter, aussi imprudente qu elle est impolitique, ne tendrait à rien moins qu’à vous mettre en contradiction avec vos propres principes, et à vous rendre, tour [Assemblée nationale. j ARCHIVES PARLEMENTAIRES. ll6r août 1791. î 101 à tour, les instruments et les victimes du despotisme; car si vous êtes aujourd’hui oppresseurs, demain vous serez opprimés. Vous vous êtes déclarés revêtus du pouvoir constituant. Je n’examinerai point, Messieurs, la nature et l’étendue de ce pouvoir inconnu à nos commettants, et dont je n’ai trouvé aucune trace dans mes cahiers. Je me bornerai à dire que ce pouvoir redoutable e-t le droit d’organiser toutes les parties de la puissance publique, et do distribuer les différents pouvoirs qui doivent constituer le corps politique de l’Etat. Je pourrais observer qu’il y a une grande différence entre le droit de distribuer les pouvoirs et le droit de les exercer , chacun de ces droits exigeant séparément une délégation distincte et bien prononcée. Cette confusion de l’exercice et de l’organisation de la puissance publique m’a toujours paru aussi contr dre au principes d’une sage politique, qu’inconciliable avec la nature de notre mission. 0 mi qu’il en soit, vous avez cru, Messieurs, que l’intérêt du bonheur et de la liberté de la nation (Tançai-e exigeait que vous ne connussiez d’autre règle de conduite que votre dévouement à la chose publique, et votre amour pour la prospérité et la gloire de crt Empire. Vous avez cru que des mandais auxque s vous aviez juré d’être fi ièles im devaient être considérés que comme de simples instructions, et vos crémiers serments comme des engagements téméraires. Enfin vous avez pensé que le vœu uniforme de la nation, bien prononcé dans la majorité des cahiers, était une barrière impuissante pour arrêter les vastes projets que vous aviez conçus, de régénérer la France et d’établir le règne de la liberté. Mais remarquez bien, Messieurs, que plus, par excès de zèle, vous vous êtes écartés de la route qui vous avait été tracée, plus vous avez fait d’entreprises hardies, plus vous avez mis de confiance plans vos talents, vos lumières et votre patriotisme, et plus aussi vous avez accru la masse énorme des comptes que vous avez à rendre de votre gestion. Mais, comme vos délibérations n’ont point été unanimes, ces comptes ne sont point solidaires. Il en est parmi noos qui ne peuvent réclamer aucune part à la g.'ore que vous avez acquise, mais qui ne doivent pas aussi partager l’improbation que vous pourriez avoir méritée. 11 en est qui ont pensé jusqu’il qu’au ¬ cune puissance sous le ciel n’a pu les délier des engagements qu’ils ont contractés avec ceux dont ils tien eut leur mission; que dans aucune circonstance ils n’ont pu composer avec leur honneur, leur conscience et leur serment. Il en est qui pensent encore aujourd’hui qu’ils n’out pu .substituer leur opinion individuelle à la volonté générale, formellement exprimée dans leurs cahiers ; que ces mêmes cahiers renfermaient les bases constitutionnelles posées par la nation elle-même, auxquelles ils n’anraient pu porter la main sans se rendre sacrilèges ou parjures. D ms cette diversité d’opinions, dans cette opposition e principes, chacun de nous, guidé par l’amour de son devoir, par un dévouement san; bornes à la chose publique, a dû s’abandonner sans réserve aux mouvements de son cœur et de sa raison ; il a dû employer, sans faiblesse comme sans passion, les armes du raisonnement, pour faire triompher la vérité; se dévouer sans crainte comme sans regret, à la censure de ses concitoyens, et attendre avec respect que la nation, dans le calme de la raison, ait prononcé sur nos débats politiques. Certes, il n’est personne parmi nous, Messieurs, qui puisse croire que la nation française ait été assez insensée pour s'abandonner aveuglément à nos caprices, qu’elle se soit dépouillée du droit imprescriptible de porter un regard attentif sur toutes nos démarches, de peser dans sa sagesse toutes nos délibérations. Si, pour ie maintien de l’ordre public, elle a promis une obéissance provisoire à vos décrets, elle s’est réservéaJa faculté de les discuter, de les faire réformer, de réprimer les abus d’autorité que vous pourriez commettre, enfin de vous rappeler, s’il éta t nécessaire, dans les bornes de la dépendance où vous devez être, vis-à-vis de ceux de qui vous tenez vos pouvoirs, et qui sont seuls les juges de votre conduite. Je demande maintenant comment il serait possible de concilier les droits de la nation, et les devoirs de ses mandataires avec un projet de décret qui, sous le prétexte spécieux du respect pour la loi, ne tendrait à rien moins qu’à rendre des note la majorité qui la prononce, à la soustraire à l’empire de l’opinion, et à ouvrir la p rte à toutes les vexations et les injustices; un projet de décret qui semble n’avoir pour objet que d’étouffer la voix de la minorité, qui cependant est tenue, par devoir et par état, de dénoncer les abus, d’invo mer les principes, et d’appeler sur vous, à grands cris, les regards d a peuple et l’attenion du public; car, pour me servir de l’expression d’un de nos célèbres orateurs, dans les Assemblées politiques, le parti de l’opposition est et sera toujours le parti du peuple; le parti qui lutte contre l’autorité est toujours le parti de la liberté. Partout où l’autorité n’est pas contredite, partout où l’autorité n’est nas éclairée, le peuple est esclave et le gouvernement tyrannique. Aussi, voyons-nous, Messieurs, que parmi les peuples de l’Europe, où la liberté n’est pas un vaiu nom, où les règles de la politique ne sont pas une chimère, le droit de réclamation, de protestation, de déclaration appartient essentiellement à chaque partie collective ou individuelle du Corps législatif, ce droit est regardé avec raison comme un des attributs nécessaires; et comme un des plus sûrs garants de la liberté politique. Mais lorsque je réclame au nom de cette liberté, au nom de la nation française, la plénitude du droit de censure, qui contribua si longtemps à maintenir toute la priorité du gouvernement de Rome, je suis loin d’approuver ces manœuvres inventées par les factieux pour tromper 1 1 crédulité de la multitude, ou pour abuser de son ignorance; je suis loin d’applaudir à ces éuer-gumènes qui se répandent en invectives atroces, en injures grossières, indices certains de leur faiblesse, ou de leur lâcheté; je suis loin enfin de demander cette liberté effrénée, qui tente la fidélité des peuples par la haine, la vengeance et les passions qu’elle excite. Je sais que la révolte commence toujours par la diffamation de l’autorité, mais je sais aussi que l’autorité ne peut être contenue que par la censure; je sais qu’il y a une grande différence entre soulever le peuple, ou chercher les moyens de l’éclairer, entre troubler l’ordre public, ou combattre les erreurs de la majorité. Examinons maintenant les dangers auxquels le décret qu’on sollicite pourrait exposer la Constitution même que vous voulez donner à la France. Vous touchez, Messieurs, aux termes de vos travaux; vous êtes au moment d’être remplacés 102 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. Il-août 1791.] par une législature qui, d’après vos principes, ne sera revêtue que d’un pouvoir constitué. Préposée à la garde ae vos lois, suivant vous, elle ne pourra les enfreindre sans se rendre coupable d'infidélité ou de rébellion; son autorité circonscrite ne pourra dépasser la ligne que vous lui aurez tracée; vos bases constitutionnelles seront la règle de sa conduite, et la borne de ses pouvoirs. La nation seule, par un vœu unanime de sa volonté formelle, pourra altérer ou changer le régime politique auquel vous l’aurez assujettie. Je suppose qu’une législature imprudente, ou plutôt qu'une majorité despotique, emportée par un excès de zèle, égarée par un fol amour pour la liberté, séduite par les charmes trompeurs d’un faux patriotisme, agitée par les intrigues de quelques hommes entreprenants, enfin appuyée par une multitude aveugle capable d’en imposer à la faiblesse par les menaces, et d’enchaîner le courage par les excès de la licence, je suppose, dis-je, qu’une pareille majorité s’oublie jusqu’à s’arroger le droit de modifier ou d’altérer votre Constitution, jusqu’à vouloir saper les fondements de l’édifice que vous aurez élevé; je suppose qu’elle tente de désorganiser ou d’envahir tous les pouvoirs, de porter une atteinte meurtrière à la prérogative royale. Toute hypothèse est possible pour quiconque a étudié la marche des passions, et sondé les replis du cœur humain. Dans un danger aussi imminent, qui compromettrait le repos et la sûreté de l’Etat, qui menacerait le corps politique d’une secousse violente, quel serait le devoir du parti de l’opposition, resté fidèle à ses engagements? Après avoir fait, dans le sein de l’Assemblée, des efforts impuissants pour repousser les entreprises téméraires des factieux, après avoir combattu inutilement les sophismes de l’erreur et les attentats de la révolte, faudrait-il que la minorité s’imposât un honteux silence après sa défaite, et qu’elle laissât tranquillement consommer sous ses yeux la subversion des lots? Non, Messieurs, et c’est ici que �invoque vos propres principes. Chaque membre de la minorité, obligé par son serment de défendre de tout son pouvoir votre Constitution, serait tenu de mettre tout en œuvre pour confondre l’imposture, pour dessiller les yeux de la multitude, pour rétablir l’empire de la loi. Mais comment pourrait-il remplir cette obligation sacrée, si, par ledécret qu’on vous propose, vous lui défendéz d’élever sa voix? Si vous exigez qu’il s’astreigne servilement aux volontés d’une majorité entreprenante, si vous lui ôtez le droit imprescriptible d’appeler au tribunal de la nation? Comment pourra-t-il concilier une loi, qui lui interdira jusqu’à la faculté de protester, avec le serment qu’il aura fait de défendre la Constitution jusqu’à son dernier soupir? Il faudra donc ou qu’il soit rebelle à la loi qui lui enjoint de se taire, ou qu’il soit parjure à' son serment qui lui prescrit de parler. La loi qu’on sollicite serait donc en contradiction avec vos propres principes, et dangereuse pour la stabilité même de votre Constitution. Mais prenez bien garde, Messieurs, que la position où nous nous trouvons aujourd’hui exige de nous une sévérité de principes encore plus austère, une surveillance bien plus attentive; plus l’Assemblée donne de latitude aux pouvoirs qu’elle s’attribue, plus aussi ses opérations doivent être épurées par la contradiction et la censure; car il ne s’agit pas, comme dans l’espèce 3ue j’ai citéé, de ramëner des esprits indociles ans la route qui leur est tracée par la loi, de repousser des attaques portées à une Constitution éprouvée par le temps, et affermie par le vœu libre et unanime de la nation; il s’agit de créer un gouvernement tout neuf, de renverser toutes les institutions sociales, de présenter à la nation le tableau des devoirs qu’on lui impose; s’il est une circonstance où la liberté des opinions doit être illimitée, où chacun de nous doit offrir au publie le tribut de ses pensées et de ses réflexions, où il doit lui être permis de réclamer, de censurer, d’invoquer la teneur de ses mandats, le vœu de ses commettants, de protester po< r eux, c’est sans contredit lorsque, chargé de stipuler des intérêts d’une si haute importance, on envisage la profondeur de l’abîme où une fausse démarche, une seule erreur politique peuvent précipiter un grand peuple; c’est enfin lorsque, pénétré de l’étendue de ses obligations et delà sainteté de ses devoirs, on sent la nécessité impérieuse de mettre, par la manifestation de ses opinions, sa conscience et son honneur à l’abri de tout reproche. Qu’on ne nous dise pss que la loi étant l’expression de la volonté générale, nul ne peut l’im prouver ni protester contre ses dispositions sans se rendre coupable de désobéissance ou de révolte. Ce raisonnement n’est qu’un paradoxe qui annonce un oubli profond des principes constitutifs des gouvernements et des premiers éléments de l’ordre social. Par un abus des mots, on confond toujours la nation avec ceux qui la représentent. Certes il ÿ a une granle différence entre la nation qui exprime elle-même sa volonté, et des mandataires qui n’en sont que les interprètes et les organes. Dans un Etat despotique, où la loi est l’ouvrage de la volonté arbitraire d’un seul, on ne peut réclamer, ni protester. Le remède contre les mauvaises lojs ne peut se trouver que dans l’excès de leur injustice ; mais alors la révolte ou l’insurrection entraînent avec elle la chute des despotes. Le corps sanglant de Lucrèce fit finir le despotisme des Tarquins. La mort de Virginie, immolée à la pudeur et à la liberté, fit évanouir la puissance des décemvirs. Dans une pure démocratie, où le peuple exerce en corps de nation la puissance législative, le vœu de la majorité du peuple forme irrévocablement la loi, et interdit toute protestation, par cette raison bien simple que c’est la nation elle-même qui prononce et qui ne connaît aucune autorité au-dessus d’elle. Dans un gouvernement monarchique, aristocratique, représentatif, où la nation n’agit pas par elle-même, il faut un concours d’autorités établies et reconnues pour rédiger la loi. Mais cela ne suffit pas, il faut encore que les législateurs soient assujettis à des principes immuable? d’ordre et de justice qu’ils ne puissent transgresser. Il faut surtout qu’ils soient astreints à des règles certaines, à des bases constitutionnelles qu’ils ne puissent enfreindre, autrement ils ne seraient pas des législateurs, mais des despotes. Chacun de ceux qui doivent coopérer à la rédaction de la loi est solidairement garant de l’observation rigoureuse des règles et des formes prescrites pour son authenticité ; lorsqu’elles sont violées, la loi est incomplète ; alors le droit de protestation devient un des attributs essentiels de tous ceux qui concourent à l’exercice de la puissance législative. C’est d’après cela que, même dans l’ancien régime où la loi ne devait régner que par la loi, les Parlements, gardiens fidèles et religieux observateurs des formes, [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [l9r août 1791.] 103 étaient tenus de protester toutes les fois que le roi s’en écartait, ou qu’il attaquait les lois fondamentales de l’Empire. Ainsi donc le droit de protester qui, dans un Etat despotique, n’est que le cri de la révolte, qui, dans une démocratie, serait une atteinte portée à l’autorité légitime, est, au contraire, dans un gouvernement représentatif, la sauvegarde de la liberté politique. D’après cette explication, il est aisé d’apercevoir les nuances qui distinguent une déclaration d’avec une protestation, Observons d’abord que toute loi qui porte atteinte aux lois naturelles ou divines ne peut contraindre à l'obéissance, et confère à tout membre de l’association politique le droit imprescriptible de déclaration et de protestation, dans tout pays qui n’est pas esclave. Une déclaration a pour objet de faire connaître les imperfections que la loi renferme, les inconvénients qui peuvent en résulter, la nécessité dé l’interpréter, de l’étendre ou de la réformer ; une déclaration n’attaque ni le fond ni la forme de la loi, elle ne tend qu’à la perfectionner, elle est le droit de tout citoyen dans un Etat libre. Une protestation est un acte par lequel on annonce au public qu’une loi n’est pas revêtue de tous les caractères qui lui sont essentiels, soit par le défaut de pouvoir ou de liberté de la part de ceux qui l’ont rédigée, soit parce que les autorités nécessaires pour son complément n’ont pas concouru à sa formation, soit enfin parce qu’on n’a pas observé les formes ou qu’on a dérogé à des bases constitutionnelles. Dans une Assemblée législative, la minorité qui a refusé son suffrage à la loi doit une soumission provisoire aux décisions de la majorité. Mais la minorité ne peut, sans trahir son devoir, se dispenser de dénoncer les abus d’autorité, s’il en a été commis, d’indiquer les irrégularités, les nullités dont la loi est frappée, de s’élever contre les atteintes portées aux règles établies. Elle ne peut remplir cette obligation rigoureuse que par une protestation, c’est-à-dire par un appel à la raison, à la justice, à l’autorité supérieure de la nation. Une protestation devient alors un acte conservatoire des lois fondamentales de l’Etat, si elles ont été violées; des droits de la nation, s’ils ont été compromis ; des intérêts des commettants, s’ils ont été blessés. Une protestation ne suspend pas l’exécution de la loi, mais elle conserve les droits des parties lésées, elle invite la majorité à réfléchir sur les vices que la loi renferme, et l’opinion publique à demander le redressement des griefs qu’elle occasionne. Dans nn Etat libre, la déclaration est le droit du citoyen, la protestation le droit du législateur. Si le droit de censure ou de déclaration est, comme je viens de le démontrer, le garant de la perfection de la loi, si le droit de protestation est la sauvegarde de la régularité et de l’authenticité de la loi, il est bien évident que la majorité, contre laquelle le droit de censure et de protestation est dirigé, ne peut anéantir, par aucune loi prohibitive, l’exercice de ce droit, sans s y déclarer infaillible ou despote. Mais, dira-t-on, l’Assemblée nationale, en vertu de son pouvoir constituant, est au-dessus de toutes les formes, et supérieure à toutes les autorités. C’est avec de pareilles assertions qu’on s’élève impunément au-dessus de tous les principes et qu’on dénature toutes les idées sur l’existence d’une Assemblée politique et sur la nature des droits et des devoirs des nqembres qpi la composent. Mais arrêtons-nous à quelques points fixes, remontons à la source des pouvoirs que l’Assemblée a reçus. Nous voyons qu’elle a été convoquée, par le roi, popr travailler de concert avec le roi. Chaque député est arrivé avec un mandat, auquel il avait juré d’être fidèle. Une graodq révolution s’est opérée depuis, et a apporté pn changement considérable dans l’esprit du peuple et dans la volonté présumée de la nation ; mais je ne vois pas que les événements qui l’ont accompagnée aient accru légalement les pouvoirs de l’Assemblée, dont la misqipn est restée la même. Je vois seulement qu’on à étrangement abusé de cette circonstance pour interpréter à son gré la volonté de la nation ; je vois qu’on a toujours confondu la volonté de la nation, consignée dans des actes émanés de sa sagesse, avec la volonté de la majorité de l’Assemblée ; on a fait plus, on a investi cette majorité d’un caractère d’infaillibilité, en prétendant d’abord que ses décrets ne pourront être réformés ni par les assemblées primaires, ni par les législatures suivantes ; en soutenant ensuite qu'ils n’qpt pas même besoin de la sanction du roi pour leur authenticité ; en établissant, enfin, qu’ilg ne peuvent pas être l’objet d’une censure ou d’une improbation. Avec de pareilles assertions, que sont donc devenues la souveraineté, la volonté, la liberté de la nation, dont on nous a tant parlé ? Mais revenons aux principes ; de deux choses l’une, ou nous sommes assujettis à observer religieusement la volonté nationale de la nation, lorsqu’elle est formellement exprimée dans nos cahiqrs, et alors toutes les fois qu’on s’en écartera, U est pour nous d’un devoir rigoureux de réclamer, de protester contre toute atteinte portée à l’autorité de nos commettants ; ou bien, au contraire, par la force des circonstances, nous avons été dispensés d’obéir à nos mandats, nous avons été affranchis de toute espèce de règles ; et alors nqs décrets constitutionnels ne peuvent devenir l’expression dq la volonté générale que par l’apr probation formelle et le consentement légal de la nation ; alors chacun de nous est plus striGte-r ment obligé de manifester ses opinions, d’éclair rer la nation sur ses véritables intérêts, de s’élever avec force et courage contre tout ce qui lui paraît compromettre la liberté publique, le bon-heur et la prospérité de l’Empire, Ainsi, sous quelque point de, vue qu’on eavir sage les pouvoirs dont l’Assemblée est revêtue, on ne peut contester aux membres qui la composent le droit de ; rédamer, de protester individuellement ou collectivement. Pour peindre, par un dernier trait, l’ineongé-quence et l’injustice du décret qu'on sollicite, je-tons un instant les yeux sur les exemples que l’histoire nous fournit. Je m’attache particulièrement à celle du peupla romain* qui fut toujours si jaloux de sa liberté. Dans la chaleur des disputes entra les patriciens et les plébéiens, ceux-ci demandèrent qu’on leur donnât des lois fixes, iafiri que les jugements ne fussent plus fieffet d’une volonté capricieuse ou d’un pouvoir arbitraire. Pour : composer ces lois on nomma des décemvirs; on crut qu’on devait leur accorder une grande autorité, parce qu’ils avaient à donner des lois à des partis qui étaient presque-incompatibles; mais ils ne tar- {04 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [2 août 1791. j dèrent pas à cumuler sur leurs tètes la plénitude de tous les pouvoirs. Rome se vit bientôt soumise à une tyrannie plus cruelle que celle de Tarquin. Des citoyens courageux, indignés de la puissance que ces magistrats avaient usurpée, osèrent censurer leur conduite, se plaindre de leurs injustices, dénoncer au peuple les vexations arbitraires qu’ils exerçaient, et les lois injustes qu’ils avaient proclamées. « Les décemvirs, dit Montesquieu, craignaient les écrits qui pouvaient rappeler l’idée de la liberté qu’ils profanaient. Sous le spécieux prétexte du respect pour la loi, ils voulurent étouffer la voix de ceux qui blâmaient hautement leurs entreprises et leur conduite ; ils prononcèrent une peine capitale contre quiconque se permettait d’écrire ou de parler contre eux. Cet excès d’audace leur servit utilement pour tendre des pièges à l’innocence et pour ouvrir des abîmes sous les pas de leurs concitoyens. » Que vous propose-t-on aujourd’hui? D’adopter une mesure plus atroce encore que celle des décemvirs. Par un abus coupable d’un pouvoir usurpé, ils n’avaient étendu leur autorité despotique que sur de simples citoyens qui ne pouvaient supporter le joug de la tyrannie. On vous propose de déployer la rigueur de la loi contre ceux-mêmes qui en sont les organes, contre ceux qui partagent avec vous la puissance législative; on vous propose d’imposer silence à ceux que la nation vous a donnés pour censeurs, qui, comme vous, dépositaires de sa confiance, lui doivent on compte rigoureux de tout le bien qu’ils n’ont pas fait, et de tout le mal qu’ils n’ont pû empêcher. À quoi se réduiraient donc nos fonctions de députés, si la majorité de l’Assemblée, après nous avoir empêché de parler, en fermant la discussion, pouvait encore s’arroger le droit de no 'S emi êcher d’écrire, en nous interdisant toute réclamation, toute protestation ? Que deviendrait la liberté publique, si, au milieu des convulsions qui nous agitent, nous ne pouvions pas même avertir nos eonoiloyens de la précipitation, de l’artifice ou de l’inconséquence qui auraient présidé à la formation d’une mauvaise toi, et leur faire connaître les dangers auxquels elle pourrait exposer le salut et la tranquillité de l’Empire? D'après cela, que penser de ces adresses insensées, de ces délibérations scandaleuses, dans lesquelles des citoyens téméraires ou des municipalités entreprenantes osent citer à leur tribunal les membres de la minorité, se rendre les arbitres suprêmes de leurs opinions, les dénoncer au peuple comme coupables de perfidie ou de trahison, et prononcer contre eux le blâme ou l’infamie? Une audace pareille ne peut être comparée qu’au scandale des applaudissements qu’elle excite. 11 est temps de mettre un terme à des attentats qui dégradent la dignité du ministère que vous exercez, et la majesté de la nation dont vous êtes les organes ; il est temps d'apprendre au peuple que ceux dont la vie a été sans tache et la conduite sans reproche, qui ne craignent ni les regards, ni la censure au public, ne sont point les ennemis de son bonheur; que 1< premier devoir de ses représentants est de l’éclairer sur ses véritables intérêts; que ce n'e* t que par le développement des principes, par le choc des opinions qu’il pourra distinguer la vérité d’avec l’imposture, le crime d’avec la vertu, la bassesse qui flatte ses passions, d’avec le noble courage qui combat ses erreurs. Il est temps enfin de lui faire connaître que l’instant où on cessera de lui parler avec franchise sera le terme fatal de sa liberté. Quant à moi je déclare que dévoué sans réserve à ma patrie, fidèle à mon roi, attaché à la religion de mes ; ères, aucune force humaine ne pourra briser les liens qui m’attachent à eux; que soumis, comme citoyen, aux lois de mon pays, je ne reconnais, comme député, au une puissance qui soit en droit d’étouffer ma voix, et de subjuguer n on opinion ; je déclare que je protesterai, que je m’élèverai constamment contre tout ce qui me paraîtra porter atteinte aux droits imprescriptibles de la nation, à l’autorité légitime du roi, à la stabilité de la monarchie et à la pureté des principes religieux, que j’ai été chargé de maintenir; je déclare enfin que toute loi qui tendrait à gêner la manifestation de mes opinions, à attaquer l’intégrité et l’indépendance des pouvoirs qui m’ont été confiés, serait, à mes yeux, un attentat contre l’autorité de mes commettants, auxquels je dois compte de ma conduite, et contre la liberté de la nation, qui a seule le droit de me juger. ASSEMBLÉE NATIONALE. PRÉSIDENCE DE M. ALEXANDRE DE BEAUHARNA1S. Séance du mardi 2 août 1791, au matin (1). La séance est ouverte à neuf heures du matin. M. le Président. M. Paren, homme de loi, et l'un des vainqueurs de la Bastille , fait hommage à l’Assemblée d’une pièce de sa composition intitulée la Prise de la Bastille. L’Assemblée agrée cet hommage et ordonne qu’il en sera fait mention dans le procès-verbal. M. le Président. M. de Clermont-Tonnerre demande à l’Assemblée la permission do1 s’absenter pendant 4 jours pour se rendre à Meaux. (Ce congé est accordé.) M. le Président fait lecture d’une lettre de M. Aboville, qui observe que s’étant présenté avec M. de Rochambeau pour prêter le serment civique, son nom a été oublié dans le procès-verbal : il réitère et signe le serment prescrit avec demande qu’il en soit fait mention au procès-verbal. (L’Assemblée accueille la demande de M. Aboville.) M. le Président fait donner lecture, par un de MM. les secrétaires, d’un mémoire de M. Tur-lure-Dellecourt, ' commissaire ordonnateur des guerres , qui expose qu’inculpé d’avoir connu le projet de M. de Bouillé, il est dans le cas de prouver son innocence de la manière la plus satisfaisante. Ce mémoire est ainsi conçu : « Metz, le 21 juillet 1791. « Monsieur le Président. « Le commissaire ordonnateur des guerres (1) Celle séance est incomplète au Moniteur.