416 l Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [7 décembre 1789.] publique, autorise l’impression du plan sous ses auspices. L’ordre du jour appelle la discussion sur l'affaire de Toulon. M. le Président fait donner lecture d’une lettre du ministre de la marine qui prévient l’Assemblée qu’une insurrection est arrivée à Toulon, le 1er décembre. Il expose que par suite, le commandant du port, M. le comte d’Albert de Rioms et quatre officiers se trouvent détenus par la milice nationale. Il insiste sur la nécessité de rétablir promptement l’ordre dans cette place importante et pour le surplus des détails, il joint deux lettres à lui adressées par un officier résidant sur les lieux. Copie de la lettre de M. le comte de la Luzerne , ministre de la marine, à M. le garde des sceaux , en date du 6 décembre. Monseigneur, j’ai l’honneur de vous envoyer copie de la dépêche que m’a adressée M. le marquis de la Roque-Dourdan, capitaine de vaisseau, commandant maintenant la marine royale à Toulon, sur l’emprisonnement qui a eu lieu le 1er de ce mois, de M. le comte d’Albert de Rioms, l’un des officiers généraux les plus propres à commander nos armées navales dans une guerre future ; de M. le marquis de Castelet, chef d’escadre distingué et neveu de feu M. le bailli de Suffren; ainsi que de deux autres capitaines de vaisseau, chefs de division. Les faits exposés par M. de la Roque-Dourdan parlent d’eux-mêmes, et je m'abstiens de toute réflexion. Je me bornerai à vous rappeler qu’en ce moment vingt vaisseaux de ligne, plus du quart de nos forces, de nos munitions navales, et de nos approvisionnements en tout, genre se trouvent rassemblés dans le port, dans l’arsenal, dans les magasins de Toulon. Il est aisé de sentir quelles alarmes peut inspirer ce dépôt précieux à la France, et combien il est urgent de faire renaître dans la place de guerre qui le renferme le respect des lois, celui des chefs, l’ordre, la concorde et la tranquillité publique. C’est par ces considérations, et par l’intérêt qu’ont les officiers de la marine royale à faire connaître la vérité, que je vous prie de vouloir bien adresser à l’Assemblée nationale, avant la séance de demain matin (ainsi qu’il a été arrêté au conseil d’Ëtat), la copie des dépêches de M. de la Roque-Dourdan, que je vous transmets. Je suis avec respect, etc. Copie de la lettre de M. de la Roque-Dourdan à M. le comte de la Luzerne , en date du 2 décembre 1789. Monseigneur, c’est avec le cœur navré et plein d’amertume, que j’ai l’honneur de vous rendre compte, de la part de M. le comte d’Albert, de la sédition la plus cruelle qui soit jamais arrivée, et qui met dans la désolation tout le corps de la marine. Le 30 au soir, le général se décida à renvoyer de l’arsenal deux maîtres d’équipage non-entretenus, ayant depuis longtemps à se plaindre de leur conduite. Le 1er décembre, craignant quelques mouvements dans le peuple, il avait donné l’ordre de tenir toutes les troupes de la marine armées, prêtes à marcher. A 7 h. 1/2 du matin, il entra dans l’arsenal. A 7 h. 3/4 il ordonna qu’il n’y eût plus que 50 hommes prêts à marcher; à 8 h. 1/2, il rentra dans l’arsenal. A 9 heures, on lui annonça qu’il y avait une députation du conseil permanent à la porte de l’arsenal. U envoya M. Paquier, lieutenant de port, pour les engager d’entrer. Le peuple s’y opposa. Cet officier vint en rendre compte au général. En même temps M. de Martignan, lieutenant de vaisseau, eut ordre d’aller dans la caserne de la marine, pour que les troupes ordonnées fussent prêtes à marcher, et ii envoya dire à ces messieurs qu’il allait se rendre à son hôtel, pour y recevoir la députation. Sur-le-champ les officiers de la marine et des directions, qui étaient dans le port, l’accompagnèrent, et trouvèrent à la porte MM. les députés, entourés d’un peuple étonnant, qui les suivit avec des huées et des menaces. Heureusement alors que M. Roubaud, consul, ayant déjà aperçu cette effervescence, précipita le pas pour joindre le général, et un officier de la milice nationale lit sonner la trompette pour annoncer M. le consul, ce qui fit diversion et" donna le moyen de se rendre à l’hôtel. Dès qu’il y furent rendus, ces messieurs réclamèrent la grâce des deux maîtres renvoyés du port, promettant qu’à cette condition tout rentrerait dans la tranquillité. Le général fit observer le danger d’une pareille grâce, et, ne se rendant pas tout de suite, M. Bar-thélemi, membre du conseil permanent, prit M. le consul par le bras et lui dit : « Monsieur, retirons-nous, allons sauver la ville qui est en danger; dans ce moment-ci je change de caractère. » Mais M. Roubaud préféra d’insister, et obtint la grâce de ces hommes, qu’il fit publier aussitôt dans la ville. En même temps le général donna ordre de faire rentrer cinquante cano-niers sous les armes au champ de bataille. M. de Broves, major de vaisseau, qui les commandait, avait été insulté. On avait mis la main sur son épée, mais il s’en était rendu maître. Il avait ordonné au même moment à sa troupe de porter les armes. Le premier rang les porta ; mais une grande partie des autres se posa sur ses armes. Dès lors il fut accusé par le peuple d’avoir fait le commandement de faire feu, ce qui n’était pas-, mais mal accueilli par la populace, il rentra avec peine dans l’hôtel du commandant. M. de Vilaron, sous-aide major de la sixième escadre, reçut ordre du général de se rendre à l’hôtel de ville, pour réclamer la loi martiale. M. le consul répondit qu’il ne le pouvait pas, et il envoya en même temps et successivement des compagnies de la milice nationale, qui entourè-rent’Thôtel; ce qui n’empêcha pas M. de Bonne-val de recevoir un coup de sabre à la tête et à la main, et plusieurs officiers d’être blessés par la quantité de pierres qu’on leur jetait. Au refus de la loi martiale, le général avait fait venir, pour la sûreté de l’hôtel, un piquet de cinquante hommes du régiment de Barrois. Le major de la milice nationale lui observa que c’était inutile et même dangereux ; qu’il répondait de sa sûreté. Le général se décida aies renvoyer. M. de Saint-Julien, major de vaisseau, porteur d’un ordre du général, fut attaqué et eut son épée cassée dans le fourreau. Il fut chercher une autre arme, et voulant se rendre à l’hôtel du commandant, il fut attaqué de nouveau, et n’eut que le temps de se rallier aux soldats de la marine assemblés pour la garde du port, en leur disant : J’espère que vous ne laisserez pas assassiner un officier à votre tête . 417 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [7 désembre 1789.] Ils l’assurèrent qu’il n’avait rien à craindre, et néanmoins dans le même moment il fut assailli par la populace, sans que cette troupe fît aucun mouvement pour le secourir, et il allait être assassiné sans le secours de MM. Donde et Va-quier, officiers de la milice nationale, qui l’ont traîné à l’hôtel dans l’état le plus déplorable. Dans ce temps critique, M. le comte d’Albert était sorti, accompagné d’une trentaine d’ofticiers, pour le secourir, et ils rentrèrent tout de suite. Le cri du peuple contre cet officier est de l’accuser d’avoir blessé à la main un garde national avec son épée. Il donne sa parole d’honneur qu’il ne s’en est pas servi. Depuis ce moment jusqu’à 2 heures après-midi, il y eut assez de tranquillité pour permettre à quelques officiers de la marine de sortir de l’hôtel pour quelques instants. Dès qu’ils se présentèrent pour rentrer, la garde nationale leur refusa la porte, et il n’y en eut qu’un petit nombre qui put rentrer. Vers les trois heures, M. de Broves fut demandé par le major de la milice nationale, pour le conduire au palais, avec promesse de n’être pas maltraité. Cet officier, qui était sur de n’avoir pas fait le commandement qu’on lui imputait, se livra généreusement. Alors arriva une députation du conseil permanent, accompagnée de M. de Carpiliet, commandant la garnison, qui annonça que le peuple était satis fait, qu’on allait faire rentrer les troupes nationales, à la réserve d’une garde de cinquante hommes que le général accepta, en demandant qu’il y fût joint un détachement de pareil nombre du second bataillon de Barrois à ses ordres. Alors ces messieurs dirent qu’ils avaient besoin du conseil permanent, et qu’ils se flattaient de l’obtenir; mais la milice nationale s’y opposa. Le major fit battre un ban devant chaque compagnie, pour engager les troupes à prendre l’hôtel et les officiers qui s’y trouvaient sous leur sauvegarde. On n’en obtint que des murmures, l’anarchie fut complète, et l’bôtel fut forcé par la milice nationale, qui, entrant en foule, se saisit successivement de M. le comte d’Albert, de M. le marquis de Caste-let, de MM. de Bonneval et de Villages, qu’ils conduisirent au Palais, où chacun de ces messieurs fut mis séparément dans un cachot; mais le consul les en fit sortir dès qu’il fut instruit, et les lit passer ensemble dans une chambre. On chercha longtemps M. Gauthier dans l’hôtel, pour le conduire également dans les prisons du Palais, et les recherches furent vaines. Il eut le bonheur d’échapper à leur projet. Il me serait impossible, Monseigneur, de vous rendre là situation actuelle du corps de la marine; j’entreprendrais vainement de vous en faire le tableau; cependant l’ordre est rétabli dans l’arsenal. Nous sommes au moment de recevoir la réponse de M. le comte de Garaman, à qui un courrier a été expédié. Nous nous flattons tous que vous daignerez prendre les mesures les plus efficaces pour rendre la liberté à nos malheureux généraux, à MM. de Bonneval, de Villages et de Broves. Je suis, etc. Signé : La Roque-Dourdan. M. Malouet. Je demande qu’il soit fait droit à cette plainte sans aucun délai. M. Ilébrard, membre du comité des rapports , observe qu’il est arrivé depuis quelques jours une députation de la commune de Toulon; que les membres qui composent cette députation, étant partis de cette ville sur la fin de novembre, ne sont pas instruits des faits mentionnés dans la lre Série, T. X. lettre de M. le garde des sceaux et dans les pièces qui y sont jointes ; que l’objet de leur mission est relatif à' des objets qui paraissent avoir une grande connexité avec la dernière insurrection de Toulon et qui semblent en être la source. Mais comme les députés de Toulon n’ont remis leurs pièces que dans le jour, il a été impossible au comité d’en prendre connaissance; en conséquence, il demande que les pièces jointes à la lettre de M. le garde des sceaux relative à l’insurrection du 1er décembre, soient remises au comité des rapports, qui les comparera avec celles dont la députation est chargée relativement aux faits antérieurs qui se sont passés dans la même ville, les 17 et 18 novembre, afin qu’il puisse rapprocher les circonstances, juger de la corrélation des faits, et en rendre compte à l’Assemblée, qui, sans ce rapprochement, ne peut être mise dans le cas de prendre un parti. M. Malouet. Les deux affaires sont très-distinctes et l’une ne peut être la suite de l’autre ainsi que tendrait à le faire supposer le comité des rapports. La dernière n’a pris sa source que dans le renvoi de deux ouvriers de l’arsenal par M. d’Albert; ces ouvriers ont ameuté le peuple, c’est l’insubordination qui est la cause de la détention de ces messieurs. Si vous voulez qu’il y ait des lois, que la liberté existe, qu’il y ait un gouvernement, il faut porter un prompt remède à la chose. J’assure qu’il n’y a point de tort de la part du commandant de Toulon ; c’est un officier qui a toujours bien mérité de la patrie, qui a fait ses preuves de patriotisme et d’amour de la liberté, en aidant les Américains à la conquérir. M. le comte de Mirabeau. Je commence par rendre justice au mérite militaire de M. d’Albert, mais je dois en même temps faire remarquer à l’Assemblée que cette question mérite examen et doit être ajournée parce qu’avant de prononcer les deux parties doivent être entendues. Plusieurs membres réclament la lecture des pièces. M. Hébrard, au nom du comité des rapports, rend compte des pièces apportées par les députés de la commune de Toulon. 11 résulte de la teneur de ces pièces, les faits principaux qui suivent : M. d’Orville, officier au régiment de Dauphiné-infanterie, s’étant présenté à la porte de la ville de Toulon vêtu en chasseur et ayant à son chapeau une cocarde noire d’une grandeur remarquable, et au milieu de laquelle était une très-petite cocarde de ruban bleu et rouge, la sentinelle de la garde nationale de Toulon l’arrêta, et lui demanda par quelle raison il semblait éclipser le signe national à l’ombre d’une extrêmement grande cocarde d’une couleur qu’il savait être en horreur à la nation, surtout après les nouveaux événements de Versailles. L’officier répondit en couchant en joue la sentinelle ; les autres soldats nationaux, étant sortis du corps de garde, allèrent à la rencontre de l’officier, qui, se remettant dans la même attitude, leur cria de loin : « N’approchez pas ou sinon... » La phrase ne fut pas achevée. Ayant été rendu compte de ce fait au commandant de la garde nationale et du régiment du Dauphiné, M. d’Orville fut mis au fort de la Mal-gue : il y est resté peu de temps, sa grâce lui 27