148 ’ [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [H mai 1791.] le Trésor public à rla caisse de l’Hôtel, jusqu’à concurrence de 150,000 livres par mois. « Signé : DüPORTAIL. » (L’Assemblée renvoie cette lettre au comité militaire pour en rendre compte incessamment). I L’ordre du jour est la suite de la discussion du projet de décret du comité de Constitution sur l’organisation du Corps législatif (1). M. le Président. La délibération en est restée à 'lu question de savoir si les membres d’une législature pourront être réélus à la législature suivante. M. Thouret, rapporteur. Par le décret que vous avez rendu hier, vous vous êtes mis en état de décider avec d’autant plus de désintéressement l’importante question qui est à l’ordre du jour, celle de l’élection des législatures futures, que vous vous êtes mis à couvert du reproche de l’intérêt personnel. Les raisons que j’ai données hier à ce sujet ne sont pas détruites, je pense même qu’elles ne le seront pas. Rien ne peut plus balancer la force du principe. Toutes les considérations particulières qui pouvaient faire impression sur vous doivent céder à l’évidence des raisons qui appuient la réélection. Le premier devoir du législateur doit être de veiller à entretenir constamment la force et l’énergie dans le Corps législatif. Il doit prévoir cette époque où l’esprit public, se refroidissant chaque jour dans un calme dangereux, a besoin d’être ranimé par les plus vifs ressorts de l’émulation. N’oublions pas que le Corps législatif, nôtre unique égide contre les entreprises du pouvoir exécutif, doit être maintenu sans cesse en état de le surveiller efticacement et de le contenir fortement dans cette lutte perpétuelle et naturelle. N'introduisons donc pas une inégalité d’avantages qui serait lout entière à notre détriment; car le pouvoir exécutif attirant sans cesse à son service, par la perpétuité de ses places nombreuses et par la stabilité qu’il est de sa politique de donner maintenant à ces places, tous ceux qui n’auraient pas été tentés par la seule considération des avantages de ces places, s’y livreraient par la considération des désavantages et de l’instabilité des places de la législature. Prenons donc des précautions pour retenir dans la carrière nationale un certain nombre d’hommes méritants, en leur présentant un grand sujet d’émulation. Nous avons beau chercher, nous n’en trouvons point d’autre que la .réélection.. ' Sans doute, il est nécessaire que la probité et le vrai civisme soient les qualités prédominantes dans une Assemblée législative; mais il faut entrer dans ce qui est convenable à l’état ordinaire et commun des hommes ; et pour jouir de ce que la nature humaine a de bon, il faut aussi savoir transiger avec ses imperfections. Or, l’abnégation complète, le renoncement absolu, le sacrifice de toute espèce d’intérêt et de jouissances n’est point dans la nature de l’homme. On voit bien quelques effets de ce genre dans les mouvements des grandes révolutions, parce qu’alors les esprits sont exaltés, les libres sont tendues sur un tou au delà du commun ; mais cet état-là n’est pas un état de longue durée, et le moyen le plus (1) Voy. ci-dessus, séance du 16 m i 1791, p. 109. sûr d’entretenir constamment l’esprit public, c’est de lui donner pour soutien une ambition honorable. Quand il y a un prix d’honneur établi chez une grande nation, pour dix qui l’obtiennent il y en a cent qui sont en émulation pour l’obtenir. J’ajoute une autre observation : c’est que dans les circonstances où la législature se trouvera en opposition avec le pouvoir exécutif, par l’effet d'un veto,, il est absolument utile que la nation ait un moyen d’exprimer son vœu, soit d’improbation ou d’approbation pour la loi présentée. Il faut donc que la seconde législature, qui aura à soutenir le projet de loi contre le veto, ou à l’abandonner à l’opinion nationale, ait un signal certain pour reconnaître cette opinion; or, chez nous, comme en Angleterre, le signal ne peut être donné que par la réélection; car si la loi est bonne, la nation se fera un devoir pour assurer son succès comme pour marquer son vœu, de réélire les auteurs de la loi : dans le cas contraire, il n’y aurait pas de réélection, et dans tous les cas l’opinion nationale sera manifestée. Je pense que l’opinion de l’Assemblée ne peut longtemps rester en suspens, et qu’elle adoptera le système de réélection. M. Pétion de 'Villeneuve. La question que vous allez agiter est une des plus importantes qui puisse vous être soumise. C’est celle sur laquelle ceux qui ont le plus réfléchi peuvent facilement être divisés, cardans les deux systèmes il y a des avantages et des inconvénients. Le principe est opposé en apparence au système de la non-réélection. On vous a dit et on vous a répété que vous n’avez pas le droit de gêner la liberté du peuple; que tout ce qui est de confiance ne peut être restreint sous aucun aspect, et que vous offensez le principe, si vou3 ne laissez pas à la nation le droit de choisir les défenseurs dans lesquels elle aura le plus de confiance, en qui elle reconnaîtra le plus de talents et de vertus. Je vous prie d’observer, Messieurs, que nulle part ce principe n’est resté intact; vous-mêmes y avez déjà porté atteinte. En Angleterre, il faut jouir d’un certain revenu en fonds de terre pour être éligible ; dans plusieurs États d’Amérique, il faut absolument que les fonctions publiques aient été inierrompues, pour pouvoir de nouveau être réélu. C’est là le moyen que je regarde comme le meilleur; et remarquez, Messieurs, qu’ici il ne s’agit pas d’empêcher celui qui a déjà mérité la confiance publique d'y être encore appelé : il s’agit seulement de mettre une interruption entre l’exercice de ces fonctions et un appel à ces nouvelles fonctions. Il est indispensable pour le salut publia de ne pas les laisser se perpétuer. Si on voulait suivre le principe dans toute sa rigueur et tel qu’on vous le présente, non seulement celui qui aura été élu à une des législatures pourra être élu à celle qui suivra, mais à toutes celles qui suivront, de sorte que cette chaîne sera sans interruption. Par là l’autorité se perpétuerait sur les mêmes individus. Dans le Parlement d’Angleterre, nous voyons plusieurs membres qui sont perpétués depuis 20 années dans la noble carrière qu’ils remplissent; et ne croyez pas que ce soient toujours les meilleurs défenseurs du peuple. Messieurs, il est un terme à tous les travaux ; et n’est-ce pas une assez noble carrière à parcourir, n’est-ce pas une carrière assez longue que d’avoir deux années entières ? Quand vous aurez bien réfléchi sur cette matière, vous verrez qu’eu (Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [11 mai 1791.] 149 dernière analyse tout se réduira à un point fort simple, à savoir si les réélections sans interruption n’amèneraient pas insensiblement la corruption dans le Corps législatif, et voilà surtoutcontre quoi il faut se prémunir. D’abord il est impossible de faire longtemps usage du pouvoir sans en abuser. Je dis de plus qu’il ne faut pas que les membres soient sans cesse exposés aux tentatives du pouvoir exécutif; et plus ils marqueront de talent, plus ils annonceront de lumières, plus iis seront exposés à être corrompus. Je demande donc qu’on ne puisse pas, sans une interruption de deux années, être continué à la législature. M. le Président. J’ai reçu du roi une lettre ainsi conçue : « Je vous prie, Monsieur le Président, de prévenir l’Assemblée nationale que, sur la démission de M. de Fleurieu, j’ai nommé, pour le remplacer au département de la marine et des colonies, M. Thévenard, commandant la marine à Lorient. « Signé : Louis. » J’ai également reçu de M. Duportail, ministre de la guerre, une lettre par laquelle il envoie à l’Assemblée un projet de répartition des auxiliaires par départements, et à laquelle est joint un projet de règlement pour les auxiliaires. Je l’avais envoyée directement au comité militaire et je vais la lui renvoyer de nouveau ; mais on a voulu que j’en donnasse d’abord connaissance à l’Assemblée. La suite de la discussion sur V organisation du Corps législatif est reprise. M. Duport. Messieurs(l), je suis rappelé à cette tribune par le besoin de défendre mon pays du plus grand danger qui l’ait encore menacé ; et, s’il n’est plus possible d’empêcher qu’un violent désordre ne le trouble longtemps, j’essayerai au moins de le préserver d’une anarchie constitutionnelle et irrémédiable. Comme c’est dans la disposition des esprits que se trouvent en général les éléments d’une délibération, il me paraît nécessaire de faire quelques réflexions longtemps retenues et que je me reprocherais de taire! davantage. Je vais, sans m’écarter de la question présente, vous montrer en peu de mots votre position et celle où l’on cherche à vous précipiter. Ces véritables dangers bien réels, bien pressants, vous les connaîtrez ; ils cesseront de peser sur ma conscience, je les remets sur la vôtre, sur celle de ceux qui, sans les discuter et les examiner, voudraient néanmoins en nier l’existence et la réalité. De degrés en degrés, Messieurs, on vous amène à une véritable et complète désorganisation sociale; je ne sais, depuis quelque temps, quelle manie de principes simples on a cherché à vous inspirer, et dont l’effet bien calculé par ceux qui sont les premiers moteurs de ces idées, est de détendre tous les ressorts du gouvernement, et d’en détruire, non les abus, vous l’avez glorieusement exécuté, mais l’action salutaire et conservatrice; disons mieux, de conduire à changer totalement la forme du gouvernement, car il faut bien ignorer les choses de ce monde pour douter des grands projets qui existent à cet égard, malgré les protestations contraires. (Mouvement.) Ces dangers vous environnent, ils augmentent tous les jours, et la sécurité dont on voudrait (1) Ce discours est incomplet au Moniteur. faire un argument contre leur réalité ne prouve rien; car jamais la sécurité d’un aveugle près d’un précipice n’empêche qu’il ne soit pour cela en péril de la vie. 11 y a des hommes qui ne sont sensibles qu’à un genre de danger, c’est-à-dire aux mouvements populaires. Quoique souvent excusables par leurs causes, leurs effets sont sans doute vraiment dangereux. Ils affaiblissent le respect dû aux nouvelles lois, au moment même où elles ont besoin de toute la force de l’opinion pour s’établir; ils détournent les administrateurs de leur devoir journalier, et, de plus, en faisant prédominer dans les esprits l’idée de la force sur celle de la raison et de la loi, ils indisposent tous ceux qui ont fondé sur celles-ci l’espoir de leur existence et de leur tranquillité. Mais ce mal, c’est dans sa racine qu’il faut l’attaquer, et l’expérience devrait avoir démontré que toute répression partielle à cet égard est plus fâcheuse qu’utile, et qu’en comprimant le ressort, elle en augmente la force. Il faut aller hardiment à la source du mal, et toutes ces incommodités locales disparaîtront. Une Constitution sage et libre, un gouvernement loyal, juste et ferme : voilà le grand, le seul remède qu’il faille désirer, que vous demande la nation, dont vous stipulez les intérêts, et celui dont la négligence, en lui préparant de longs malheurs, vous donnerait de véritables et d’inutiles remords. Le danger réel, Messieurs, encore caché sous le nuage de l’opinion, mais déjà profond et étendu, c’est l’exagération des idées publiques, leur divagation et le défaut d’un centre commun, d’un intérêt national qui les attire et les unisse. Encore un pas, et le gouvernement ne peut plus exister, ou se concentre totalement dans le pouvoir exécutif seul; car je vois dans l’éloignement le despotisme sourire à nos petits moyens, à nos petites vues, à nos petites passions, et y placer sourdement le fondement de ses espérances. ( Applaudissements .) Ce que l’on appelle la Révolution est fait; les hommes ne veulent plus obéir aux anciens despotes; mais, si l’on n’y prend garde, ils sont prêts à s’en forger de nouveaux, et dont la puissance plus récente et plus populaire serait mille fois plus dangereuse... ( Mouvement .) Tant que l’esprit public n’est pas formé, le peuple ne fait que changer de maître; mais ce changement, en vérité, ne valait pas la peine de faire une Révolution. (. Applaudissements .) Les idées d’égalité et de liberté se sont répandues dans tout l’Empire. Elles ont pénétré dans toutes les classes de la société. Les partisans des anciens abus ont seuls été insensibles à ces noms si touchants et aux doux sentiments qu’elles réveillent dans les âmes. La raison s’est retrouvée sous les décombres des vieilles institutions qui la tenaient captive. Tout le monde s’est employé à consacrer un temple à la liberté; elle est devenue le culte de la nation entière; mais les dogmes de cette religion politique ne sont pas encore connus, et il est fort à craindre que, dès son berceau, un grand nombre de sectes différentes n’en obscurcissent la pureté. Je le répète donc ; la Révolution est faite, mais c’est une conséquence bien fausse que de dire, comme on l’entend communément, que pour cela la liberté n’est plus en danger; car, Messieurs, c’est pour elle seule que je crains. Sa cause est la seule qui puisse me forcer à rompre le silence, ‘ Le progrès immodéré et sans bornes de cette Révolution a pour-but de nous replacer au point