[Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES» [3 février 1791.] 733 M. Heurtault-I�amfcpville , rapporteur (1). Messieurs, l’Assemblée nationale a ordonné à sou comité d'agriculture et de commerce de prendre connaissance de la découverte physique dont M. de Trouvilie est venu lui faire hommage à la séance du soir, le 5 octobre 1790 ..... C’est pour remplir vos intentions, Messieurs, et pour satisfaire au devoir du comité, que j’ai l'honneur de vous demander l’attention que l’objet mérite. Un homme qui se présente à vous, et qui vous dit : Je ferai couler les rivières sur les montagnes, et je tarirai les golfes des mers, semble vouloir parler à la crédulité plutôt qu’à la raison. C’est cependant ce que vous a promis M. de Trou-ville : ce sont ces effets surprenants qu’il se propose de produire; et ce qui, delà bouche d’un autre, ne serait qu’une ridicule jactance, prononcé par lui, reçoit et réfléchit les couleurs de la vérité. Dans le nombre des projets de toute espèce, qui ont été soumis à votre comité, il a été forcé de distinguer celui-ci. Quand on a pris connaissance des moyens de l’auteur, un profond souvenir en reste; il vous porte à la méditation ; et l’on est tourmenté du désir d’expliquer le principe. Les commissaires, par lesquels votre comité s’est fait représenter, ont éprouvé cette agitation, à laquelle s’est jointe la vive satisfaction d’avoir rencontré un homme qui parait né pour reculer les limites des sciences, pour honorer le dix-huitième siècle et la nation française. L’auteur a deviné le moyen d’élever les eaux indéfiniment, par un simple effet direct d’aspiration, de compression et de balancement alternatif de l’air et de l’eau. Sa machine est débarrassée de l’attirail des pistons, des roues, des leviers. La réflexion et la pratique ont soulevé pour lui le voile qui couvre encore en beaucoup de parties les grandes lois de la nature, et lui ont rendu, pour ainsi dire, la mécanique inutile. A l’aide de son invention, il peut élever des masses énormes d’eau à des hauteurs inconnues jusqu’à nous. On ne connaissait jusqu’ici que la possibilité d’aspirer l’eau à trente-deux pieds d’élévation. A ce degré de hauteur devenait invincible la résistance de l’atmosphère. L’auteur a composé avec la nature; il a rusé en homme de génie contre la difficulté. 11 s’est dit : Je ne puis transgresser les lois physiques, je ne puis aspirer l’eau d’un seul jet à plus de 32 pieds dans la même colonne; mais ne puis-je pas enter des jets les uns sur les autres; créer de nouvelles bases, en y adaptant des réservoirs, les multipliées, déplacer la résistance de l’atmos-mosphère? Ne puis-je pas ainsi, dans un tern, s presque indivisible, et par la même aspiration, dont les effets seront calculés, et agiront à des hauteurs diverses, exécuter une quantité indéfinie de jets semblables au premier ; élever à cinq cents pieds et plus cette eau qui semble destinée à s’arrêter à jamais à 32? Je braverai ainsi les hauteurs et les distances. Ge que l’auteur s’est demandé, il l’a réalisé, et il a obligé la nature de sourire aux efforts de l’art. Le trait de génie consiste, Messieurs, à avoir su, mieux que personne, entendre et diriger le syphon. L’auteur a renversé, combiné retourné sur lui-même, divisé et subdivisé cet instrument simple; il l’a maîtrisé sous toutes les formes, et lui a arraché enlin le secret de ses forces. Une eau quelconque qui est, ou qui devient active, est le moteur de l’opération. Les instruments employés sont des colonnes creuses, des bassins de réservoir, et des soupapes tantôt compressives. tantôt aspirâmes. L'air est le balancier invisible. Cette découverte peut devenir de la plus grande utilité aux villes, à l’agriculture, au commerce et aux arts. Elle sera utile aux villes, eu portant l’eau en masses continues, et par les procédés les plus ingénieux, au-dessus d’un pont chargé de la transmettre aux édifices publics, à l’extinction des incendies, à la propreté des rues, et à tous les usages de la société; elle sera utile à l’agriculture en tournant ce moyen vers les dessèchements des marais, vers le ressuiement de tous ces terrains voisins de la mer, plus bas que sa surface, et qui pourraient devenir si précieux, s’ils n’étaient plus submergés par des eaux croupissantes, qui ont filtré à travers les terres ; elle sera utile au commerce, en élevant les eaux des vallées dans les plaines en volume si immense, qu’elles suffiront à alimenter des canaux de navigation, et à l’irrigation des campagnes; elle sera utile à la mécanique, et aux autres arts, en simplifiant des machines qui ont été longtemps l’objet de notre admiration ; en faisant marcher à froid des pompes à feu; en rendant l’air un agent familier de notre industrie. C’est sous ces rapports, Messieurs, que votre comité a envisagé cette découverte; et certes, si la machine réunit en grand la perfection qu’elle a dans l’élévation d’une chambre ordinaire, elle doit produire tous les effets annoncés, étonner l’esprit et les yeux, et faire pardonner aux hommes qui ont pu douter de l’invention. Un certificat très abrégé de l’Académie des sciences, que présente l’auteur, ne serait pas une autorité suffisante pour constater la sublimité de la découverte ; mais l’opinion publique fortifiée chaque jour, et l’hommage des étrangers versés dans la science (1), anéantissent presque toute l’incertitude qui pourrait vous rester après le rapport de votre comité, dont la destination n’est pas déjuger les savants, mais de juger en quoi les sciences peuvent devenir utiles. M. de Trouvilie dit, et nous sommes portés à croire que l’Académie des sciences n’a pas senti toute la grandeur de l’invention, et que le trait de génie lui a échappé. Accoutumée à se considérer comme supérieure aux artistes qui s’avancent ians la carrière, elle a pu méconnaître un homme qui a peut-être eu des raisons de s’envelopper, et de ne montrer de sa découverte que la face extraordinaire qui la rendait problématique. Quoi qu’il en soit, Messieurs, ces corps illustres, qui ont lutté avec tant de constance contre les préjugés, l’ignorance et le fauatisme; qui, sous le despotisme, ont étendu l’empire des arts, n’en ont pas moins eu quelquefois des erreurs à se reprocher : ils ont quelquefois été soupçonnés de ne pas donner aux idées nouvelles toute la protection qu’elles méritaient; et aujourd’hui où nos principes sont qu’aucune corporation ne puisse ralentir le mouvement heureux qui entraîne l’esprit humain ; si l’autorité des compagnies savantes ne recevait pas quelque modification ; si elles ne devenaient pas des sociétés fraternelles, elles iraient contre la dignité de leur institution, elles rapetisseraient l’homme que leur devoir est d’a-(1) Le Moniteur ue donne qu’un extrait de ce rapport. (1) Entre autres, M. le maréchal comte de Rzerwusky, général dos armées de Pologne, très distinguo par les connaissances physiques et chimiques. 734 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [3 février 1791.] grandir, elles ne serviraient qu’à retarder le développement des idées sorties victorieuses du sanctuaire des lois et de la liberté. ( Applaudissements .) Après avoir donné une notion préliminaire de la découverte, il reste, Messieurs, à vous dire quelques mots de son auteur. C’est un de ces hommes ardents et contemplatifs, qui ne bornent pas leur esprit à la seule spéculation ; qui attachent toujours une action à leur pensée; et qui, par conséquent, sont propres à perfectionner et à éterniser les fruits de leurs veilles. Ce n’est pas à une nation enflammée par le patriotisme et la liberté, qu’il est permis de dédaigner de pareils hommes : des erreurs en ce genre sont des taches pour les peuples éclairés. Ce ne sera point vous, Messieurs, qui refuserez de leur servir d’appui, et vous aimerez sûrement le langage que celui-ci vous tient. Voici comme il s’exprime en parlant de son art : « Une des plus inconcevables comme des plus utiles fonctions à assigner à la mer, sera sans doute de la faire revenir dans les terres pardessus les côtes qui la dominent, de la faire remonter sur ces grands et naturels aqueducs, les sources, les rivières, les fleuves qui nous coïncident du haut en bas dans son bassin, dernier réceptacle des eaux du globe. « Ces eaux y resteraient toujours et livreraient le globe à la stérilité, sans la pénétration des rayonssolaires qui, s’amalgamant avec elles, les vaporisent, les convertissent en un fluide mixte de pesanteur spécifique moyenne, pour les élever, vapeurs légères, dans la région des nuages. « Là, condensés en fluide aqueux, seforment, sur la cime des montagnes, et se déroulent de nouveau par gravitation naturelle et sur leurs plans inclinés, tes sources, les rivières, les fleuves entraînés vers la merquidoit les reproduire encore. « Métamorphose admirable, circulation active et féconde, où la nature se peint en si grands traits, êtes-vous donc, vapeurs légères, le seul moyen possible et naturel de la réversion des eaux vers leurs sources élevées? Non.... un homme dans sa faiblesse au milieu de vous, éléments, vous conçoit autrement, et par un autre équilibre d’air et d’eau, sans attendre une vaporisation, ou lente ou incertaine à se produire, vous prescrit en masse fluide une marche rétrograde, et pour le bonheur universel vous fait recommencer à plusieurs fois votre cours (1). » Voici maintenant comme hauteur parle de lui-même, dans le style de tout artiste digne de l’être : « J’ai médité, j'aiagi, jepuisêtreutiie, et je veux l’être à ma patrie. Je me présente au concours, et je la prie de méjuger elle-même. Qu’elle m’abandonne à l’obscurité, si je suis un homme ordinaire; qu’elle se serve ne moi, si je lui parais capable. Ma situation ne me permet pasd’atteudre. Mon insouciance de tout ce qui ne servait pas ma passion pour les arts m’a ruiné. Ma fortune a disparu, je sens ma force, et la vie fuit. Ce serait avec la plus vive douleur que je me verrai contraint de quitter ma patrie, à l’époque, surtout, où elle a recouvré sa liberté. Mais si je suis méconuu par mes concitoyens, je me dois, et je me donne à J’humanité entière. » Le comité ajoute, Messieurs, que l’impatience de l’imagination de l’auteur et l’urgence de ses besoins agiront contre lui-même, s’il n’est pas lixé promptement par quelques grands travaux d’utilité publique, et dégagé de la crainte de s’expatrier, ou des inquiétudes de manquer de subsistance. Cette situation extrême ne peut que décider en sa faveur l’Àss-mblée nationale. Los artistes qui marchent à l’immortalité ne demandent pas de grands sacrifices. Us ne sont avides que de travaux et de gloire. Un regard de leur patrie, un regard de la postérité sont pour eux les premières des récompenses. Toutes ces considérations, Messieurs, ont convaincu le comité que l’intérêt île la nation est d’employer et de secourir l’auteur de cette découverte. si la nation ne veut pas perdre un homme qu’elle pourrait regretter. Mais, vu l’importance du sujet, et la nécessité d’observer scrupuleusement sous tous ses rapports toute machine nouvelle, le comité a pensé qu’il est de la prudence des représentants de la nation de s’assurer encore plus amplement de la vérité et de l’étendue de l’invention de M. deTrouville; qu’il serait dans la prévoyance de l’Assemblée de nommer six commissaires dans son sein, de les choisir entre les membres les plus versés dans les sciences, et de les adjoindre à son comité. Ils appelleraient encore les hommes les plus éclairés, soit de l’académie, soit des savants isolés. Il lui Userait ensuite rendu compte de cette admirable découverte, dans les détails les plus approfondis, et les commissaires lui indiqueraient le premier essai, ou le premier usage qu’il conviendrait d’en faire. Il n’est pas à craindre sans doute que l’envie ose, sous nos yeux, approcher du berceau de la liberté; ainsi l’Assemblée nationale, parfaitement instruite, prendra alors sans inquiétude tel parti qu’elle jugera digne d’une grande découverte et d’une grande nation. PROJET DE DÉCRET. « L’Assemblée nationale, sur le compte avantageux que son comité d’agriculture et de commerce lut a ren u, d’un moyen nouveau également simple et puissant, d’élever les eaux et de les transporter à de grandes hauteurs et distances, présenté par M. de Trouville, et voulant protéger une invention qui peut avoir une si grande influence sur la prospérité de l’agriculture, du commerce et des arts utiles, décrète : « Que six commissaires.choisis au scrutin parmi ses membres, se joindront au comité d’agriculture et de commerce, pour concerter avec lui et avec les gens de l’art, le devis des frais d’une première machine telle que la proposera le sieur de Trouville, afin qu’il soit démontré en grand à la nation les avantages ou les inconvénients de l’invention annoncée; se réservant l’Assemblée nationale de délibérer, sur le rapport que lui feront ses commissaires, ce qu’elle jugera être le plus utile au bien général. » M. Martineau. Je ne doute pas que la découverte du sieur de Trouville ne soit aussi sublime qu’utile ; mais je vous prie, Messieurs, de considérer qu’il n’appartient pas à une Assemblée législative ni à ses membres de juger de l’utilité ou même de la possibilité de l’exécution d’une telle machine. En conséquence, je ne demande pas l’ajournement ; mais je demande que l’Assemblée nationale renvoie la découverte à l’examen de l’Académie des sciences. (1) Extrait du mémoire de M. de Trouville. M. de Bouf fiers. M. le rapporteur n’a pas in-