[Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. N° V. Lettre de M. le comte de La LüZERNE à M. de la Jacqueminière. Paris, le 28 octobre 1789. Je viens de recevoir, Monsieur, le duplicata d’une lettre que m’ont écrite, le 15 août, M de Vincent, commandant par intérim à Saint-Domingue, et M. de Marbois. intendant. Ces administrateurs m’annoncent qu’ils ont rendu une ordonnance pour permettre dans la colonie confiée à leurs soins, l’introduction de farines et biscuits étrangers par les 3 ports d’entrepôt, seulement pendant le mois d’octobre et pendant celui de novembre. Ils m’ajoutent qu’ils ont pris sur eux d’autoriser les colons à payer ces subsistances à l’étranger, en lui donnant en échange des sucres et des cafés. Mais ils ont expressément défendu qu’on lui livrât du coton et de l’indigo, denrées précieuses pour nos manufactures, et dont la valeur décuple pour le moins lorsqu’elles ont été employées. Dans les circonstances actuelles, ces mesures me paraissent sages; les administrateurs ne les ont prises qu’après avoir fait faire des recherches exactes et avoir consulté la Chambre de commerce du Cap. Je crois, d’ailleurs, qu’il serait très-délicat de ne pas s’en rapporter entièrement à eux, comme il a toujours été pratiqué, parce qu’ils peuvent seuls connaître les besoins présents et prévoir les besoins futurs d’une colonie dont nous sommes séparés par une distance de 1,800 lieues. Des lettres postérieures, en date du 24 et du 28 août, m’ont appris qu'il a été introduit, pendant les 4 mois d’avril, mai, juin et juillet, 54,348 barils de farines nationales ou étrangères, c’est-à-dire, plus qu’il n’en entre ordinairement dans le même espace de temps, et qu’il en restait 10,000 barils chez les divers négociants de la ville du Cap. On peut donc induire de ces diverses lettres qu’il n’y a point eu disette réelle de farines à Saint-Domingue, mais que le prix de cette denrée s’y est élevé quelquefois jusqu’à moitié en sus de sa valeur moyenne. La cherté momentanée de ce genre de subsistances ne doit point surprendre, puisqu’elle est proportionnellement beaucoup plus grande dans le royaume, et que la quantité considérable de blés que l’Europe a tirée de l’Amérique septentrionale, a dû pareillement en faire monter le prix dans cette autre partie de l’univers. Les administrateurs ont de plus fait publier et réimprimer les règlements anciens, qui obligent les habitants à mettre en vivres et à cultiver une portion de leur terrain pour la subsistance de leurs esclaves. Des visites exactes ont été prescrites pour tenir la main à l’exécution des fois; précautions qui, dans la circonstance présente, me paraissent infiniment sages. Il m’a paru utile , Monsieur , d'instruire le comité dont vous êtes membre, de ces détails; daignez les lui communiquer : je ne puis vous envoyer l’ordonnance même rendue le 15 août par les administrateurs, parce que je ne l’ai pas reçue. Elle ne s’est point trouvée jointe à leur lettre , quoiqu’ils me l’eussent annoncée , mais [12 novembre 1789.] 35 elle le sera probablement au primata qui ne m’esl pas encore parvenu. J’ai l’honneur d’être, etc. Pour copie certifiée véritable: La Jacqueminière. PRÉCIS REMIS Par M. le marquis de Gouy d’Arsy aux commissaires auxquels l’ Assemblée nationale a renvoyé l'examen de la demande faite par les représentants de la colonie pour obtenir provisoirement la liberté de se procurer des farines dont elle manque absolument. La demande faite par les députés de Saint-Domingue , leur requête présentée, il y a trois semaines , pour avoir provisoirement du pain, est si simple, si juste, que les motions imprimées de M. le comte de Reynaud, celles de M. le chevalier de Cocherel, et la réplique verbale faite dans l’Assemblée nationale par M. le marquis de Gouy d’Arsy aux objections des opposants, eussent suffi, sans doute, pour éclairer MM. les commissaires. Cependant le provisoire demandé est d’une telle importance pour le salut de la colonie, que l’un de ses représentants croit devoir en rappeler l’évidence à messieurs du comité, par les observations suivantes: Quels sont les besoins de Saint-Domingue? Quelle est sa consommation annuelle? Quelles importations en farines a-t-elle reçu cette année? Quel est l’état actuel de ses magasins? De courtes réponses à ces quatre questions ne doivent pas laisser le moindre doute sur la position de la colonie. PREMIÈRE QUESTION. Quel sont les besoins de Saint-Domingue ? Le vœu de la colonie est, depuis longtemps, d’adoucir le sort des nègres en les faisant participer à une nourriture saine et fortifiante, que le haut prix des farines françaises nous a empêchés de leur donner jusqu’ici, il est douteux que nous puissions bientôt voir s’accomplir entièrement les désirs de notre humanité; mais au moins est-il indispensable que nous prémunissions une bonne fois nos ateliers contre les horreurs de la sécheresse et du besoin. Le seul moyen d’y parvenir serait de se procurer, chaque année, un baril de farine par tête de nègre, ce qui porterait ce seul article d’importation à près de 400,000 barils. Si l’on ajoutait à cette consommation celle qui se fait annuellement sur la table des blancs, il nous faudrait encore 150,000 barils. D'où résulte que les besoins de Saint-Domingue , supposé dans une abondance désirable, s'élèveraient à 550,000 barils de farine par année. SECONDE QUESTION, Quelle est la consommation actuelle ? Des relevés faits avec exactitude dans les bureaux de la marine ont démontré évidemment que le commerce de la France ne porte, année commune, à Saint-Domingue que 150,000 barils 36 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [là novembre 1789.] de farine. Cette quantité n’est bien juste que celle qui est indispensablement nécessaire à la consommation particulière des blancs, et des hôpitaux qu’ils entretiennent. D’où résulte qiie la consommation annuelle s’élève actuellement à 12,50!) barils par mois, ou à 37,500 barils par trimestre. TROISIÈME QUESTION. Quelles importations en farines la colonie a-t-elle reçu cette année ? Les désastres qu’éprouva en France la récolte de l’année dernière n’avaient pas permis au commerce de porter beaucoup de t'armes àSainl-Do-mingue, et l’on avait été loin de pouvoir faire des eminagasinements dans les six derniers mois de l’année 1788 ; ou vivait donc au jour le jour, et déjà les trois premiers mois de 1789 se passèrent dans des anxiétés douloureuses. À l’époque du 31 mars, Saint-Domingue se trouvant dans le plus pressant besoin, M. le marquis du Ghilleau, en se conformant à l’arrêt du conseil du 30 août 1784, rendit une ordonnance qui ouvrait pour trois mois aux biscuits et farines étrangers les trois ports d’entrepôt, avec défense aux armateurs étrangers de se charger en retour des denrées coloniales. Lorsque cette ordonnance fut promulguée, le 7 avril, nous étions déjà dans une disette effrayante : nos magasins étaient vides et nos besoins urgents. Or, pour satisfaire à ces besoins urgents pendants les trois mois d’avril, mai et juin, il fallait encore 37,500 barils de farine. Eh bien, Messieurs, te commerce de France nous en a apporté 7,332, c’est-à-dire la cinquième partie de ce qu’il nous fallait. Quelle eût été l’horreur de notre position, si ies Etats-Unis ne fussent venus à notre secours? Us nous apportèrent, dans ce même trimestre, 27,098 barils ; de manière qu’avec ce secours, la colonie < n reçut en tout 31,430 ; mais il lui en fallait 37.500. D’où résulte d'abord, qu'il nous a MANQUÉ 3,070 barils, c’est-à-dire que l’on a été SEPT JOURS SANS PAIN, ou que l'on a été réduit à la dure extrémité de réduire les rations d’un quart pendan t le dernier mois. , Si nous considérons la consommation particulière de la partie du Port-au-Prince, nous reconnaîtrons, par les états authentiques apportés par le gouverneur, et par les procès-verbaux qui sont entre les mains du ministre, que cette consommation s’élève, par jour, à 300 barils de farine; ce qui équivaut à 9,000 barils par mois, ou à 54,000 barils par semestre. Eh bien, Messieurs, le commerce de France qui, au lieu de 54,000 barils de farine, ne nous en avait fourni que 36,770 pendant les six premiers mois 1788, ne nous en a apporté, pendant les six premiers mois de 1789, que 9,126, c’est-à-dire le quart de ci1 que nous avions reçu l’année dernière, et le sixième de ce dont nous avions strictement besoin. Le département du Cap n’a pas été mieux traité, et relui des Cayes est encore plus délaissé. D' où résulte, en second lieu , que les commerçants français ont laissé manquer absolument la colonie pendant 5 mois entiers. QUATRIÈME QUESTION. Quel est l’état actuel des magasins de la colonie ? Par les différents états légalisés, apportés par M. le marquis du Ghilleau, et remis par lui au ministre, il constate : 1° Que la partie du Port-au-Prince n’avait plus, au 7 juillet dernier , en farines, tant françaises qu’étrangères, que pour onze jours de subsistance; 2° Que la partie du Cap n’avait plus, au 17 de juin, que pour six jours de subsistance; 3° Que la partie des Cayes n’avait plus, au 1er jui Uet, que quatre barils de farine en tout. D’où résulte, sans réplique : 1<> que le commerce de France n’a pas, à beaucoup près , alimenté la colonie dans ses plus stricts besoins ; 2° que les secours étrangers, appelés par l’ordonnance du 31 mars 1787, ont été euœ-mémes insuffisants pour notre consommation ordinaire. Ces quatre conclusions, et la dernière surtout, deviennent un argument irrésistible en faveur de notre demande. En effet, puisqu’il est démontré que le commerce français nous a laissés dans le plus triste de tous les embarras, puisqu’il est démontré que le secours des étrangers a été au-dessous de nos besoins, il faut en chercher la raison, et nous la trouverons naturellement dans la contexture de l’ordonnance rendue b-31 mars 1789, par le gouvernement de Saint-Domingue. Aux termes de l’arrôt du conseil, du mois d’août 1784, elle n’ouvrait aux étrangers que trois ports d’entrepôt, et elle leur prohibait d’emporter en échange des denrées coloniales; il n’en fallait pas davantage pour éloigner les Anglo-Américains : 1° Parce que, forcés de n’entrer que dans trois ports désignés, ils se trouvent exposés aux lois que leur imposent les commerçants monopoleurs de ces trois ports, ce qui, en diminuant leurs bénéfices, enchérit la denrée pour les habitants ; 2° Parce que, réduits à ne charger que des tafias et des sirops dont nous manquons, et à ne donner aucune des denrées coloniales que nous avons, ils sont obligés de recevoir le prix de leur cargaison en argent, ce qui, en diminuant considérablement les profits de leur commerce, dépouillé absolument la colonie d’un numéraire dont elle est malheureusement privée, et dont elle ne peut plus se passer, sans voir s’élever le prix des denrées et des objets provenant des manufactures, à un taux ruineux pour le colon. Le mal une fois connu, le remède n’était pas difficile à trouver. Le seul qu’on pût opposer aux inconvénients énoncés était sans contredit : 1° d’ouvrir aux étrangers tous les ports d’amirauté ; 2° de leur permettre de charger en retour des sucres et des cafés. C'est le parti qu’a pris en effet le gouverneur général lorsque effrayé de la position vraiment alarmante de Saint-Domingue, il a rendu, le 27 mai , une ordonnance dont la sagesse et l’urgence ne peuvent être contestées, et dont, avec modération, il a fixé les limites au 1er octobre prochain. L’expérience a prouvé combien cette ordonnance du 27 mai était nécessaire, puisque la disette a continué jusqu’à l’époque où cette ordonnance, parvenue à la connaissance des Etats-Unis, a pu déterminer dans les ports de cette puissance des armements qui n’ont dû arriver au plus tôt , à Saint-Domingue , que dans les [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [12 novembre 1789.] 37 premiers jours de juillet, époque du départ de M. du Chilleau. On pouvait donc espérer alors de voir reparaître l’abondance si longtemps désirée, lorsque, le 23 du même mois de juillet, le ministre de la marine a eu l’horrible procédé de casser cette ordonnance, dans son cabinet, par un arrêt du Conseil d’Etat du Roi, que le Roi peut-être n’avait jamais lu, que bien certainement au moins Sa Majesté n’avait point rendu sur un rapport impartial discuté avec les députés de la colonie, puisqu’ils n’en ont eu aucune connaissance. Cette ordonnance meurtrière a été mise dans tous les papiers publics, envoyée en grand nombre dans tous les ports, et elle a dû parvenir dans les ports anglo-américains, dès les premiers jours de septembre. Ainsi, dès cette époque, leurs armements ont dû cesser ; ainsi va s’éloigner à jamais d’une terre qui la repousse, une nation que la Providence semblait avoir placée près de nous pour conserver notre existence, et à laquelle nous aurions dû notre salut, si un ministre, à deux mille lieues d’elle, n’avait eu la barbarie de prononcer froidement sa ruine , sa détresse , son désespoir. C’est dans cette position accablante, que des Citoyens utiles sans doute représentent à l’Assemblée nationale dont ils ont l’honneur de faire partie: Que leur consommation désirable étant de 550,000 barils de farine ; Que leurs besoins annuels étant au moins de 150,000 barils; Que leurs importations, cette année, ne s’étant élevées de la part de la France, qu’à un quart de cette valeur ; Que les importations étrangères n’ayant pu égaler leurs besoins, par la gêne dont elles embarrassaient le commerce; Il est absolument indispensable de consacrer sans délai le rétablissement provisoire de l’ordonnance du 27 mai, par le décret suivant: « L’Assemblé nationale, instruite que le commerce de France n’a pu fournir depuis plusieurs mois à la province de Saint-Domingue, la quantité de farines nécessaire à sa subsistance; et , considérant que l’ordonnance rendue le 31 mars 1789, par les administrateurs de la colonie, est insuffisante pour attirer les commerçants étrangers dans les ports de cette île, a décrété et décrète que l’ordonnance rendue le 27 mai dernier, par le sieur marquis du Chilleau, sera provisoirement rétablie, et maintenue suivant sa forme et teneur, pendant sept mois seulement, à compter du jour où le présent décret aura été promulgué dans la colonie. » 3« ANNEXE. Nouvelles réflexions sur la nouvelle division du royaume, par Al. Rabaudde Saint-Etienne, membre du comité de constitution. Tous les Français ont reconnu l’utilité de la nouvelle division du royaume que l’Assemblée nationale a décrété; et rien ne fait peut-être mieux l’éloge de notre nation et de notre siècle, rien ne prouve mieux l’ascendant de la raison sur un peuple rempli de patriotisme et de lumières, que l’universelle adhésion de toutes les parties de l’empire à cette grande et universelle réforme. C’est par une suite de ce discernement rapide, de cette profonde sagacité, qui semblent tenir de l’instinct, et qui caractérisent le peuple français, qu’en un mois de temps, toutes les provinces, toutes les villes, tous les citoyens ont applaudi à ces décrets régénérateurs qui substituant l’égalité politique de toutes les villes et de toutes les portions du royaume au monstrueux et contradictoire amas d’inégalités, dent le temps, le hasard , les abus, les privilèges, la faveur ou le despotisme, avaient composé le chaos. Ce que Louis XIV n’aurait osé entreprendre, ce qu’il n’aurait pas pu exécuter, la nation l’aura conçu, approuvé, exécuté dans l’espace de quelques mois. C’est que l’intérêt de tous est fait pour être senti et reconnu de tous; c’est que le despotisme commande, et que la raison seule persuade. La timidité cependant s’était alarmée. Des citoyens, honnêtes sans doute, mais faibles; cette classe d’hommes, utiles dans le cours paisible d’une administration sagement ordonnée, mais embarrassants ou dangereux dans la manœuvre d’une révolution générale, s’effrayaient de la tempête; ils croyaient l’Assemblée nationale entourée de débris dont aucune main ne semblait pouvoir relever et mettre en ordre les matériaux ; ils tremblaient en la voyant porter d’un autre côté son bras destructeur ; ils ne concevaient pas comment pourrait s’opérer ce déplacement total des hommes et des choses. L’antique et illusoire solidité des provinces à privilèges, le régime arbitraire des pays d’élection, la chaîne de pouvoirs qui lie tous les administrateurs les uns aux autres, cet entrelacis informe de tribunaux de toute espèce dont la face de l’empire est bizarrement couverte; une multitude d’hommes nés au sein des abus, alimentés par eux et intéressés, ce semble , à les maintenir ; cet empire de l’usage que les hommes respectent aveuglément, comme ils font de tous les anciens pouvoirs; tout cela leur paraissait autant d’obstacles insurmontables. Vous avez assez détruit, nous disaient-ils, c’est assez prononcer de ces décrets faciles, qui n’ont pour but que de renverser. L’Etat est désorganisé, tous les pouvoirs sont suspendus, nulle autorité n’est respectée, la multitude commande, et personne n’obéit; craignez qu’en déplaçant tant d’intérêts depuis si longtemps établis, vous ne les souleviez tous ensemble, et que les mains mêmes que vous avez armées, ne renversent tout votre ouvrage. Mais l’Assemblée nationale, qui, par la correspondance de tous ses membres, connaît l’esprit de la nation entière, ne s’est point effrayée de ces cris, et n’a point écouté ces timides et vulgaires conseils. Frappée de la multitude des abus contre lesquels chacun de nous avait entendu, durant le cours de sa vie entière, de longues et inutiles réclamations, elle a pensé qu’il était indispensable de les couper par la racine; que puisque dans l’histoire de l’empire, dans l’histoire entière de l’univers, il ne s’était jamais présenté une circonstance pareille à celle-ci, il fallait en profiter; que le mai ayant gagné toutes les parties de l’Etat, c’était un crime de se contenter de palliatifs; ce n’était faire autre chose que garder les abus; et que chargée de faire le bonheur d’un peuple, dont tous les établissements existants consommaient le malheur, il fallait renouveler ce peuple même, changer les hommes, changer les choses, changer les mots, et ramener les vrais principes, puisqu’il n’en était aucun dont on ne se fût écarté. Ces mots tant répétés depuis six mois, de régénération, de restauration, ne sont point des mots