312 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [23 mars 1791.] moyennant les trois quarts de leur pension, tous les soins dont ils auraient besoin... Je propose donc le projet de décret suivant : « Art. 1er. Il sera conservé des compagnies d’invalides; leur nombre sera porté à celui nécessaire à la garde des postes des frontières, qui ne contiendraient pas un bataillon de 501) hommes. « Art. 2. Les invalides connus à l’hôtel sous le nom de moines lais, et qui ne préféreront pas de retourner dans leur famille avec les pensions qui leur seront attribuées, seront répartis dans les postes où seront en garnison les compagnies d’invalides; ils auront dans la caserne un quartier où ils jouiront personnellement du quart de leur pension; les trois autres quarts seulement seront employés à leur nourriture et entretien. « Art. 3. L’Assemblée nationale renvoie à son comité militaire le présent décret pour servir de base à celui qu’il mettra sous les yeux de l’Assemblée pour la destruction de l’hôtel royal des invalides. » M. l’abbé ifanry. Messieurs, vers la fin de la première année de nos séances, le roi institua une commission civile et militaire, pour rétablir l’ordre dans l’administration des invalides. Sa Majesté vous invita dès lors à choisir aussi deux commissaires, dans le sein de cette Assemblée, et à concourir aux succès de ses vues. Vos commissaires furent nommés dès le mois de décembre 1789 ; et depuis cette époque nous avons presque absolument ignoré le résultat de leurs conférences. Une section de votre comité militaire semble avoir regardé toutes les discussions relatives à cet établissement, comme un simple travail préparatoire du décret qu’il vient enfin soumettre à votre délibération. Le projet de loi qu’il nous présente aujourd’hui, et qui n’est signé que de sept de ses membres, est un nouvel exemple de je ne sais quelle fatalité qui menace parmi nous d’une suppression inévitable, tous les établissements dont on dénonce les abus et dont on tente la réforme. Il paraît qu’il n’y a eu aucun accord entre les commissaires qui ont discuté la situation actuelle de l’hôtel des Invalides. La division d’opinion qui règne dans votre comité militaire semble, en effet, évidemment attestée, par le petit nombre de ses membres qui ont souscrit le rapport soumis, dans ce moment, à votre examen. Mais quoi u’il en soit du vœu partial qui provoqua votre élibération, j’observe, Messieurs, que votre comité a fait précisément ie contraire de ce que vous lui demandiez; et qu’il a entièrement mis à l’écart le résultat que vous attendiez de son zèle et de ses lumières. En effet, vous ne l’aviez point chargé d’examiner s’il fallait conserver ou détruire l’hôtel des Invalides. Cette alternative n’avait jamais été pour vous la matière d’une question problématique ; et cependant c’est une suppression absolue, et inconcevablement précipitée, que l’on vous propose ! Voilà comment votre comité a excédé sa mission. Voici maintenant comment il a oublié vos intentions et ses devoirs : Vous saviez qu’il existait des abus dans l’administration des Invalides : vous vouliez les connaître ; vous étiez sagement impatients d’y remédier ; et on ne vous en dénonce aucun ! Et au lieu de cet esprit de réforme que sollicitait votre confiance, on ne vous moutre ici qu’un génie destructeur qui supprime au lieu de régénérer et substitue l’esprit de système à cette patience des améliorations continues, qui est peut être le plus rare talent de l’administration! Pour moi, Messieurs, je vais me rapprocher de vos premières vues pour mieux combattre ie plan de votre comité. Je viens démontrer que, en allant au delà de vos intentions, il s’est égaré et que, eu restant eu deçà de vos projets, il s’est aveuglé volontairement dans la route qu’il a suivie. Il vous propose la suppression de l’hôtel des Invalides : je vais prouver que cette suppression serait un désastre public. Il ne vous présente aucun objet de réforme : je vais vous découvrir dans cet établissement national des abus auxquels il est indispensable et facile de remédier. Ainsi, Messieurs, j’attaquerai d’abord tout ce qu’a fait votre comité ; et je tâcherai ensuite de suppléer à ce qu’il aurait dû faire. On rencontre rarement la sagesse dans les parties extrêmes ; mais on peut espérer de la reconnaître et de la suivre, dans toutes les résolutions impartiales et modérées. Le plan de mon opinion ne sera donc qu’un simple développement de ce mot profond, que j’entends répéter, depuis quelques jours, de tous les côtés dans cette Assemblée : Nom ne voulons pas supprimer V établissement des Invalides ; mais nous voulons bien le réformer et l’améliorer. Eh bien ! ce sont précisément ces sages résultats de la raison et du patriotisme, que je viens motiver et justifier, en mettant, devant vous, ces deux conséquences sous les principes qui les appellent. Pour réfuter le système qui tend à la suppression de l’hôtel des Invalides, il faut considérer cet établissement vraiment national, en lui-même, et relativement aux guerriers auxquels il est destiné. En l’examinant, sous ce double rapport, il est facile d’en démontrer, je ne dis pas seulement les avantages, mais encore l’indispensable nécessité dans une grande monarchie. Saint Louis fut le premier de nos rois... ( Murmures .) Je prie l’Assemblée de ne pas s’impatienter et de ne pas s’effrayer si je suis obligé de consacrer deux minutes à l’historique des établissements qui ont été faits en faveur de militaires invalides. Vous sentez, Messieurs, que ce court épisode tient essentiellement à la cause que je traite. (Applaudissements.) Saint Louis fut le premier de nos rois qui conçut la haute pensée d’acquilter la dette de la nation envers les défenseurs de l’Etat. Au retour de sa première expédition dans la terre sainte, ce monarque supérieur à son siècle et qui, à force de vertus, devina presque tous les grands principes de l’administration, traînait à sa suite les débris de son armée. Envoyant ainsi de près, durant le cours d’un long voyage, tant de soldats infirmes qui ne pouvaient plus subsister que de ses libéralités, il forma le projet de les rassembler et de les secourir tous dans un même asile. Une multitude innombrable de croisés avait perdu la vue en combattant les Sarrasins, qui s’étaient rendus si redoutables par l’usage du feu grégeois. Ce fut en faveur de ses infortunés frères d’armes que saint Louis fonda les Quinze-Vingts. Cet hôpital, qui offre encore aujourd’hui un asile précieux à la classe la plus indigente des citoyens, a été le premier établissement militaire de la nation, eu faveur des soldats français ; car toutes les autres institutions de ce genre n’étaient que des ordres de chevalerie. A mesure que la multitude des souverainetés particulières rendit ensuite les guerres plus fréquentes dans l’intérieur de la France, on s’aperçut que des [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [23 mars 1791.J 313 hommes accoutumés à porter les armes, et brusquement licenciés à la conclusion de la paix, devenaient souvent aussi dangereux pour leurs concitoyens, qu’ils avaient été redoutables à nos ennemis. Le plus grand homme de la chevalerie, le connétable Bertrand Du Guesclin, fut obligé d’employer une partie de sa vie militaire à réprimer les brigandages de ces soldats licenciés qui, sous le nom redouté de bandes noires , infestaient toutes les provinces du royaume. Les guerres des Anglais tinrent, ensuite, persé-véramment en haleine cette multitude armée. Mais à peine le ben roi Louis XII voulut-il faire respirer son peuple dans le sein de la paix, qu’il se vit obligé de s’armer de toute sa puissance, pour opposer un frein aux excès toujours renaissants des gens de guerre. Lorsque celui de nos rois qui aurait le mieux mérité d’être Je fils de Louis XII, lorsque Henri IV eut chassé les Espagnols du royaume, il acheta, pour ainsi dire, la modération des guerriers qui l’avaient placé sur le trône, en leur ouvrant un nouvel asile dans cette capitale, à l'extrémité du faubourg Saint-Marcel. Henri IV payait de son épargne les frais de cet établissement ; mais il n’eut pas le temps de le doter : et durant la minorité de Louis XIII, les braves pensionnaires de Henri IV furent oubliés. Cependant, par un édit du mois de novembre 1623, Louis XIII établit une communauté , en ordre de chevalerie, sous le nom de commanderie de Saint-Louis ; et il la soumit à la direction du grand aumônier. On devait y recevoir tous les soldats estropiés à la guerre, pour y être nourris et entretenus aux dépens de l’Etat ; mais Louis XIII, détourné ensuite du projet de cet établissement par les troubles intérieurs du royaume, n’eut pas même le temps d’en approuver les statuts. Louis XIV parut. Lorsque ce prince, qui a tant honoré la royauté, peu content du titre de roi, voulut réellement régner, il leva de grandes armées, dont le genre humain semblait heureusement avoir perdu la mémoire, depuis les Xerxès et les Darius, par l’impossibilité de les stipendier. Les légions nombreuses, qui consument si rapidement l’espèce humaine, laissaient à la justice de Louis le Grand, ou, si l’on veut, à sa gloire, des devoirs sacrés à remplir envers ses soldats mutilés, ces guerriers blanchis sous ses drapeaux, ces restes d’hommes dont l’indigence eut accusé l’ingratitude du monarque victorieux qui les aurait abandonnés à la dégradante pitié de leurs concitoyens. Louis le Grand les plaça d’abord aux frontières du royaume pour y percevoir les droits des traites. Il s’aperçut bientôt qu’au lieu de s’opposer à la contrebande, ils partageaient eux-mêmes le commerce et le profit des �contrebandiers et qu’ils désertaient continuellement des places limitrophes dont la défense leur était confiée. Il les distribua ensuite dans les monastères de son royaume, où ils avaient le droit d’être admis sous le nom d’oblats ou de moines laïques ; mais des soldats turbulents, accoutumés à l’imprévoyance et au tumulte de la vie militaire, importunaient et intimidaient continuellement leurs hôtes, qui se hâtaient de s’affranchir d’une si périlleuse hospitalité en leur payant, pour ainsi dire, la rançon de leur monastère. A peine les oblats avaient-ils vendu ainsi leur droit de domicile, que les excès de l’intempérance et de la débauche les précipitaient promptement dans la plus honteuse misère. Les plus honnêtes d’entre eux mendiaient bassement leur pain, dans ce même royaume qu’ils avaient si vaillamment défendu. Ceux qui craignaient de déshonorer, par la profession de la mendicité, ce grand roi qui se vantait noblement d’être le premier et ensuite le plus anciensoldat du royaume, au lieu de s’avilir en tendant la main dans nos cités, allaient chercher leur subsistance sur les grands chemins, et ne vivaient, pour ainsi dire, que de leurs crimes. Louis XIV fut instruit de tous ces désordres. Il en fait lui-même la triste énumération dans l’édit mémorable de la fondation des invalides. Au lieu de s’armer d’une inutile et odieuse rigueur, il eut le vertueux courage de réprimer tous ces excès par le seul empire de ses bienfaits. Il raisonna longtemps son projet avec ses ministres et ses généraux ; et de ses mains triomphantes il vint poser, à l’âge de trente-six ans, la première pierre de ce Bel édifice, qu’il se plaisait ensuite à visiter souvent, comme l’un des plus beaux monuments de son règne. Je sais que des juges sévères lui ont reproché la magnificence de cet asile, dans lequel il déploya toute la grandeur ou plutôt toute la reconnaissance de la nation. Mais, en outre qu’on n’aperçoit dans cet édifice aucune antre magnificence de luxe que celle de son temple : et il fallait bien, Messieurs, que ce temple fut magnifique, puisque c’était Louis le Grand qui l’érigeait à l’Etre suprême! outre que tout le faste dé l’architecture a été depuis prodigué, non seulement dans plusieurs autres monuments publics beaucoup moins importants, mais encore dans quelques maisons particulières de cette capitale, dont on ne parle pas, il est un sage milieu, et surtout il est une autorité bien respectable en cette matière, je veux dire l’exemple des Romains, que des législateurs ne doivent jamais perdre de vue dans cette grande et difficile question des lois somptuaires relatives au luxe. Il serait à désirer sans doute, pour le bonheur de l’espèce humaine, que les fortunes particulières fussent toujours bornées et que l’Etat seul fût opulent. Grâce à l’impéritie des administrateurs, nous voyons présisément le contraire dans nos gouvernements modernes. Les anciens Romains, qui avaient des idées si simples et si saines et qu’on aurait tort de croire moins étendues que les nôtres, avaient compris le besoin d’encourager les arts, sans corrompre les mœurs. Ils aimaient les grands monuments ; ils voulaient que tout fût grand dans les édifices publics, commune magnum; ils voulaient que cette magnificence de leurs temples, de leurs théâtres, de leurs cirques, servît d’éternel témoignage à la grandeur de Rome. Les égouts construits sous les premiers rois de Rome, dit Montesquieu, annonçaient déjà la ville immortelle. Ils avaient embellir leurs cités de tous les chefs-d’œuvre de la Grèce pour trouver sans cesse, autour d’eux, une image domestique delà prééminence du nom romain. Au lieu de se signaler, comme les conquérants vulgaires, par de vastes ravages, ils consolaient en quelque sorte les contrées qu’ils avaient conquises, en y érigeant des monuments qui existent encore parmi nous, pour avertir notre émulation, en nous environnant de leur antique gloire. (Applaudissements unanimes.) Le plus philosophe de tous les orateurs, Cicéron, a parfaitement résolu cette question d’économie politique, qui a enfanté depuis tantde paradoxes. Le peuple romain , disait ce grand homme, déteste le luxe particulier ; mais il aime la magnificence publique. ( Odit populus 3J4 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [23 mars 1791.] romanus privatam luxuriant , publicam magnifi-ceniiam diligit.) Voilà, Messieurs, l’apologie que nous pouvons, opposer ici aux détracteurs de Louis XIV. Ce roi, qui s’est quelquefois mépris, avec son siècle, sur les objets de la véritable gloire, voulait illustrer son règne, sa nation et sa capitale, par des monuments dignes des Grecs et des Romains, ü crut noblement, que le dernier asile de la valeur de ses guerriers devait répondre à la grandeur de la monarchie française, Guidé par le génie de Mangard, il fut sage avec magnificence; et au momentoù il servait, pour ainsi dire, de seconde providence à ses compagnons d’armes, auxquels il assurait un repos honorable, en échange de la gloire qu’il en avait reçue, il aurait pu mettre avec confiance, sur le seuil d’un édifice, également digne de lui, de sa nation et de son armée, cette lumineuse inscription quil'eût justifié dans tous les siècles : Odit populus romanus privatam luxuriant , publicam magnificeniiam diligit. Ce ne sont cependant pas les pierres de ce monument : ce sont les 4,000 soldats, déplorables restes d’une armée de plus de 3 millions d’hommes, auxquels il sert d’asile, qui forment sa véritable magnificence, aux yeux de l’Europe. 25,000 autres guerriers, dispersés dans le royaume, participent aux largesses de cette fondations nationale. C'est de cette source féconde que déroulent sans cesse, je ne dirai pas les bienfaits, mais les justes libéralités d’un peuple reconnaissant, qui s’acquitte de la detteque luiimpo-sent les services, les blessures, les besoins et la caducité de 30,000 de ses défenseurs. Ah! Messieurs, si cet établissement n’existait pas, cent voix se seraient déjà élevées dans cette enceinte pour en proposer le décret à votre vœu national. Il n’est personne parmi noos qui n’eût brigué l’honneur de s’immortaliser en réclamant, au nom de l’humanité et de la patrie, la fondation et la dotation de ce même asile que l’on nous presse d’anéantir. Des Huns et des Vandales ont démoli, dans leur farouche ignorance, les monuments de ces tristes contrées, qu’ils ne semblaient conquérir que pour les dévaster. Mais vous, Messieurs, vous protégerez tout ce qui honore votre nation. Vous vous associerez à la gloire du grand roi qui forma cet établissement, en décrétant aujourd’hui sa conservation. L’envie qui s’attache à poursuivre tous les titres de gloire de Louis XIV, quelque indépendante que soit cette gloire de leur durée, l’envie ne trouvera point de complices parmi les représentants d’un peuple généreux, dont le bonheur est essentiellement lié à tous les établissements utiles. Oh! s’il existait des hommes assez malheureux pour être contristés du bien même qu’un grand roi lit à la France, si leur lâche jalousie se flattait de faire oublier à la nation française l’âme de Louis XIV, en renversant tous les monuments de son règne : comme on vit dans le dernier siècle les ennemis de Lesueur, ee flatter d’étouffer le génie de ce peiœre à jamais célèbre, en essayant d’effacer ses immortels tableaux, ne vous flattez pas, leur dirions-nous, non, ne vous flattez pas, dans votre superbe délire, de retrancher ce nom glorieux de vos annales. Plus vous ferez d’efforts pour le dévouer à l’oubli, plus vous loi susciterez de panégyristes et de vengeurs. Sa gloire n’a plus besoin de tous ces monuments, que vos mains sacrilèges veulent renverser. Vous ne pouvez plus rien lui ôter; car il est retranché dans sa tombe contre vos attentats, Vous p’ôtçrie? dope t|u’à au nation ce qu’il a fait pour elle et ce qu’elle n’oubliera jamais. Mais que dis-je? Ce beau nom et sa vaste influence tiennent à tout ce qui est grand dans cet Empire. L’innombrable multitude des établissements de Louis XIV échappera toujours au vain projet que vous avez formé de conquérir sa renommée et d’envahir sa gloire. La discipline militaire; la création des corps de l’artillerie, de la marine et du génie; la eon-truction de tant de forteresses qui forment un rempart autour de la France, pour la cei idre comme une seule cité; les six provinces qu’il a réunies à son empire ; les routes qu’il a ouvertes dans ses États; et cent autres monuments indestruclibles qu’il n’est plus au pouvoir ni des hommes, ni du temps, de séparer de son nom, vous condamment à le laisser jouir en paix de ce titre de Grand, qui l’accompagnera jusqu’à la postérité la plus reculée. Eh! que gagneriez-vous? Eli! que perdrait-il, si vous chassiez vos anciens guerriers de cet asile auguste, où l’on croit voir errer partout son ombre? Malheureux ! quand vous auriez détruit rhôtel des Invalides, iriez-vous combler le canal du Languedoc et ensuite les ports de Toulon, de Brest et de Rochefort ? Pour prouver la nécessité de cet établissement dont je ne sais quels factieux, qui le trouvent, disent-ils naïvement, trop monarchique, ont conjuré la suppression, je n’appellerai point en témoignage les accLimations de tous les contemporains de Louis XIV qui firent rententir, de leurs bénédictions et de leurs actions de grâces, la France tout entière lorsqu’il en annonça le projet. La louange la plus juste est toujours suspecte de flatterie lorsqu’elle s’adresse à un roi tout-puissant. Des poètes, des orateurs, des courtisans et peut-être même des contemporains n’ont aucune autorité, au tribunal de la postérité, quand elle juge les rois. Interrogez donc, Messieurs, l’opinion du publiciste le plus profond qui ait illustre la France, ou plutôt l’Europe. C’est après soixante années d’expérience; c’est après que Louis XIV est descendu dans la nuit du tombeau ; c’est dans un moment, où il était, pour ainsi dire, de mode de censurer ce roi trop flatté pendant sa vie; c’est à une époque où les détracteurs épuisaient, contre ce prince, tous les sophismes de la malveillance et croyaient prouver que Louis XIV n'avait pas été grand, en démontrant qu’il n’avait pas été parfait; c’est alors que le plus clairvoyant, le plus sévère, le plus hardi de tous les appréciateurs dans la science du gouvernement, s’avance seul, examine avec toute l’autorité et toute la liberté du génie, l’établissement des Invalides : et voici le jugement qu’en porte Montesquieu, au nom du genre humain : « Je lus hier aux invalides, dit-il dans sa trente-quatrième lettre persane; j’aimerais autant avoir fait cet établissement, si j’étais prince, que d’avoir gagné trois batailles. On y trouve partout la main d’un grand monarque. Je crois que c’est le lieu le plus respectable de la terre 1 Quel spectacle, de voir assemblées, dans un même lieu, toutes ces victimes de la patrie, qui ne respirent que pour la défendre, et qui se sentant le même cœur, et non pas la aiême force, rte se plaignent que de l’impuissance, où elles sont, de se sacritier encore pour elle! Quoi de plus admirable, que de voir des guerriers débiles dans cette retraite, observer une discipline aussi exacte que s’ils y étaient contraints par la présence de l’ennemi, chercher leur dernière satisfaction dans cette lAssemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. (23 mars 1791.J 315 image de la guerre et partager leur cœur et leur esprit entre les devoirs de la religion et ceux de l’art militaire ! » Voilà, Messieurs, comment les grands hommes se senteni et se jug nt les uns les autres! Un ancien disait que Jupiter ne lui avait jamais paru si grand qu’au moment où il avait vu un philosophe à genoux; et vous, Messieurs, vous direz sans doute aussi, que Louis XIV et rétablissement des Invalides ne vous ont jamais semblé plus dignes de vos hommages que lorsque vous avez entendu, dans la bouche de Motesjuieu, l’éloge du fondateur et de la fondation. Mais le témoignage d’un Français, quel qu’il soit, doit disparaître ici auprès du jugement qu’a porté FEurope entière, de cette sublime institution. L’Europe l’a doue jugée; ou plutôt elle a bien mieux fait : elle a voulu l’imiter. C’est ce suffrage en action, c’est cette glorieuse émulation des nations les plus éclairées qui repousse à jamais tous les ingrats détracteurs, obstinés à ne voir dans l’hôtel des Invalides qu’un monument du faste et de la vanité de Louis XIV. Quand les Anglais qui, certes, ne flattent guère les rois, se hâièrent d’imiter et d’égaler la magnificence de l’hôtel des Invalides, à Greenwich et Chelsea; quand le roi d’Angleierre, Guillaume d’Orange, l’éternel rival de Louis XIV, fit à sa nation le sacrifice de ce beau château de Greenwich, qu’il se plaisait tant à habiter, sur les bords de la Tamise, à, deux lieues de Londres, pour en former l’a-ile de 6,000 matelots; les Anglais et le roi Guillaume cherchaient-ils donc à flatter la vanité de Louis XIV? Quand la Russie, après avoir pris place au commencement de ce siècle parmi les nations policées, a fuit construire, sur bords de la Néva, ce même monument d’hospitalité militaire, dont elle avait trouvé le modèle sur les rives de la Seine, l’impératrice de Russie cherchait-elle à flatter la vanité de Louis XIV? Enfin, qua d le roi de Prusse, Frédéric II, qui a créé une nouvelle école dans l’art de la guerre; qui avait passé sa vie à la tète de ses soldats et qui connaissait si bien tout ce qui était relatif à l’administration militaire, a fait construire, à Rerlin, un hôtel des Invalides, sur le même plan qu’avait adopté Louis XIV, avec cette belle inscription : Lœso sed invicto militi ; lorsqu’il élevait dans la ville de Werdel, près de sa résidence de Postdam, un asile particulier pour Ie3 Invalides de ses gardes : ce prince, si peu imitateur, si économe, si habile dans l’art de conduire les hommes, par le ressort de l’espérance, et accoutumé, disait-il, à exiger d’eux l’impossible, pour en obtenir tout ce qui était vraiment possible: ce héros, ce grand roi, cegrand bomme, qui s’est ouvert de nouvelles routes dans tout s les carrières de la gloire, cherchait-il à flatter la vanité de Louis XIV? Eh! Messieurs, en sera-t-il donc de nos monument-comme de nos modes; et suffira-t-il que l’Europe entière les imite, pour que notre inconstance se hâte de les abandonner? ( Applaudissements unanimes et répétés.) Des motifs plus touchants, peut-être, pour les âmes sensibles, viennent encore à l’appui de ces importantes considérations. Le sort des citoyens qui environnent cet hospice national se réunit à l’intérêt des soldats qui l’habitent pour nous avertir de nous méfier, dans cette délibération, de cette, perpétuelle legéreté qu’on nous a tant reprochée. Ce ne serait pas seulement, en effet, l’hôtel des Invalides que vous supprimeriez, si vous adoptiez le décret que l’on vous propose. Vous achèveriez de miner ce vaste faubourg où il est situé et que. l’anéanti-sement de l’Ecole militaire a déjà réduità la plus déplorable misère. (Rires.) Les travaux que l’administration des Invalides paye dans son voisinage, les aumônes qu’elle y répand, le commerce qu’elle y vivifie, soutiennent à peine ce pauvre quartier de Paris, principalement habité parles veuves ou les enfants orphelins des Invalides, et par les innombrables ouvriers que cet établissement tient sans cesse en activité. Hélas ! cette capitale ne compte-t-elle donc pas assez d’émigrauts, assez de malheureux, sans qu’un nouveau décret, qui en augmenterait le nombre, vienne encore aggraver l’oisive indigence du peuple? ( Murmures à gauche.) La ville de Paris, dont lus finances sont en déficit pour une somme de 40 millions, s’appauvrirait infiniment, puisqu’elle perdrait le plus beau, le plus peuplé et le plus riche de ses établissements publics si ce magnifique hôtel était supprimé. Nous nous occ opérons incessamment; Messieurs, des dettes, des dépenses et des revenus de la municipalité de Paris. Mais en attendant que nous ayons soulevé devant vous le voile qui cache à vos regards l’état de cette caisse municipale, il est bien évident que le faubourg Saint-Germain n’a pas besoin d’un nouvel hôpital. La maison de la Charité et l’hospice deSaint-Sulpice y ont placé les secours si près du besoin que, de touies les sections de cette capitale, il n’en est aucune où les malades soient plus facilement et plus humainement assistés. Le projet de faire de l’hôtel des Invalides un hôpital commun pour tous les pauvres malades de Paris déposerait hautement contre la sagesse de l’administration qui oserait nous le recommander. J’ai déjà dit, dans cette Assemblée, que Paris aurait en effet besoin à l’avenir d’agrandir ses hôpitaux; et que pour les proportionner à la multitude de s malheureux, on ne saurait leur donner une trop vaste étendue. Mais un hôpital unique, un hôpital sans eau, serait manifestement la plus grande de toutes les calamités et une espèce d’épidémie continue dans cette capitale. Tous les abus qui ont tant outragé l’humanité dans ce genre sont venus de ce qu’un seul hôpital, qui suffisait, il y a sept ou huit siècles, à une ville alors peu considérable, ne s’est plus trouvé en proportion avec une population immense, qu’il faut nécessairement subdiviser, pour la secourir, comme pour la gouverner. Lorsque, après l’incendie de l’Hôtel-Dieu,enl772, on proposa de reconstruire ce lamentable asile des misères humaines; lorsqu’ensuite M. Bailly et quelques autres écrivains étrangers à l’administration voulurent nous indiquer un autre emplacement; lorsque le rapporteur de votre comité militaire revient encore à ce même projet d’un hôpital unique; lorsqu’il imagine de le placer à une extrémité de Paris, à une très grande distance des quartiers les plus pauvres de la capi-l ale, enfin à l’hôtel des Invalides, toutes ces rues étroites et bornées prouvent seulement, que l’impatiente vanité de détruire ne se donne pas le temps de réfléchir quand il s’avise de créer. Je ne m’écarterai point ici de mon sujet pour prouver qu’il est de l’intérêt du peuple, non pas de cuncentrer les malades dans un même établissement, mais de multi dier ces asiles sacrés, d’en fonder un particulier dans chaque nouvelle circonscription des grandes paroisses; et surtout de réserver les hôpitaux uniquement destinés aux pauvres femmes qui vont accoucher à l’HôteU 316 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [23 mars 1791.] Dieu, ainsi qu’aux malheureux ouvriers qui éprouvent de ces accidents si communs, dans les travaux périlleux et pénibles. Je ne développerai ici aucune de ces sages précautions; mais j’insisterai, quand il en sera temps, en véritable ami du peuple, sur la nécessité des salles de rechange dans les hôpitaux, pour en purifier l’air et les murailles. J’insisterai spécialement sur la fondation d’un hôpital particulier, pour les maladies réservées à l’art de la chirurgie. Les malheureux qui se présentent dans ces charitables hospices, pour obtenir la guérison d’une blessure ou d’une fracture qui n’a rien de grave, sont exposés à y contracter des maladies pestilentielles qui les conduisent au tombeau. Il n’est donc ni de l’intérêt des malades, ni de l’intérêt de la ville de Paris, ni de l’intérêt de la nation, de transformer l’hôtel des Invalides en hôpital. Considérons à présent ce beau monument sous un autre rapport; et examinons s’il est de l’intérêt des soldats eux-mêmes de sortir de cet asile pour aller jouir, dans nos provinces, du sort que leur destine votre comité. J’observe d’abord, Messieurs, que le plan qui vous est présenté n’établit point un nouvel ordre de choses, mais qu’il ramène simplement les soldats invalides à l’ancien état où ils étaient réduits avant l’admirable institution qu’on veut détruire. Ces malheureux vétérans étaient alors dispersés dans tout le royaume : ils occupaient des places d’oblats dans les monastères; (Murmures.) et nous avons vu qu’ils vendaient ce droit d’hospice pour se livrer à une vie errante qui les entraînait à la plus honteuse mendicité et souvent aux plus affreux désordres. Les soldats accoutumés à recevoir journellement leur solde, comme l’air qu’ils respirent, ressemblent en effet, par leur imprévoyance, à ces peuples sauvages qui vendent leur lit le matin sans penser que la nuit suivante ramènera le besoin du sommeil et du repos. L’expérience instruisit ainsi Louis XIY ; et si ses bienfaits ont fait oublier à la nation tous les excès dont ils furent le remède, ce serait une bien inexcusable imprudence que de nous exposer aujourd’hui aux mêmes dangers, en récusant témérairement le témoignage du passé, qui dépose d’avance contre l’avenir. D’ailleurs, qui de nous, Messieurs, en se souvenant qu’une famine, qu’une mauvaise récolte, que deux ou trois batailles perdues, qu’une guerre trop prolongée, ont souvent suspendu, pendant plusieurs années consécutives, les payements du Trésor public; qui de nous, en voyant que dans ce moment même les ministres du culte, dont la nation a envahi les biens, ne sont pas payés de leur modique traitement depuis plus de quinze mois; qui de nous, dis-je, oserait répondre aux invalides, et à sa propre conscience, que des hommes ainsi isolés, seraient payés avec exactitude? (Murmures.) Ils sont aujourd’hui au nombre de 3,000 dans leur noble retraite de Paris. La revue faite le 15 de ce mois en constate le nombre. On ne pourra jamais délaisser un établissement de celte importance; et les fonds qui lui appartiennent seront toujours religieusement versés dans les mains de son trésorier. Mais quand même les payements essuieraient quelques retards, le crédit de l'administration y suppléerait aisément; au lieu que ces infortunés, dont la réunion est sj imposante, seraient impunément abandonnés, s’ils étaient éloignés, et surtout s’ils étaient dispersés. M. de Menou. Il y en a 28,000 dans le royaume ! M. de Virieu. On les paierait comme on paye les ecclésiastiques. M. l’abbé Maury. Ah! bientôt leurs plaintes iraient se perdre dans les audiences des ministres, ou dans les cabinets des financiers, qui seront toujours préposés à la garde du Trésor public. De pauvres soldats, sans parents et sans appui, seraient-ils mieux traités que des officiers retirés du service, dont nous avons vu les modiques pensions de retraite arriérées durant plusieurs armées? Les besoins de l’Etat ne seraient-ils jamais un prétexte insurmontable, pour les associer au sort des créanciers et des autres salariés de la nation? Un mois, un seul mois de négligence vo-loutaire ou forcée, les placerait entre les horreurs de l’indigence et la tentation du crime; et leur existence, garantie aujourd’hui par les pierres même de l’édifice qui leur est consacré, dépendrait entièrement d’un brevet de pension qui, je le répète encore, serait trop souvent oublié dans la poussière des bureaux. Souvenez-vous, Messieurs, qu’indépendamment des réductions que l’on a faites tant de fois, et que vous êtes obligés de rendre aujourd’hui encore plus sévères, le payement des pensions a été suspendu pendant cinq ans. Les pauvres officiers, qui n’avaient point d’autre ressource pour subsister, renoncèrent alors à leurs pensions pour être reçus à l’hôtel; et si, à cette époque récente, cet établissement n’eût pas existé, ils auraient tous péri de misère. Est-il juste, est-il humain, d’exposer à de pareils dangers les braves défenseurs de notre patrie? Qui de nous ne frémirait d’horreur en pensant qu’au moment où nous souscririons le décret qu’on nous présente, nous les traîuerions peut-être dans le tombeau? Ne serait-ce rien d’ailleurs, pour ces infortunés vétérans, que de perdre cet habit honorable qui diminue leurs dépenses, qui les console dans leur caducité, et surtout qui les contient dans le devoir, en les signalant sans cesse aux yeux de tous leurs concitoyens? La plupart d’entre eux n’ont point de famille. La vie militaire, dont ils ont contracté une si longue habitude, ne leur préparerait que de longs regrets, s’ils étaient chassés de cet asile national, qui leur tient lieu de la maison paternelle. En quittant l’hôtel, ils perdraient encore une foule de ressources dont rien ne pourrait les dédommager. Le roi fait élever à ses dépens 140 enfants de soldats invalides; et cette école militaire est établie à Liancourt. 24 autres de ces enfants sont reçus dans l’hôtel, d’où ils ne sortent que pour aller occuper des places de tambour dans nos régiments. Lorsque le roi et la reine allèrent visiter ce magnifique monument, ils accordèrent l’un et l’autre, sur leur cassette, une pension annuelle de 1,500 livres aux enfants orphelins des soldats invalides. Ces bienfaits particuliers, qui semblent d’abord des secours passagers, sont en quelque sorte une dotation permanente pour un établissement de ce genre. On ne le visite jamais, quand on a reçu de la nature une âme noble et sensible, sans éprouver l’émotion de l’intérêt et le besoin de la bienfaisance. Telle est enfin la destinée des choses humaines, que les établissements publics, qui portent un caractère évident d’utilité, s’améliorent et se perfectionnent sans cesse, tandis que les secours particuliers ou obscurs diminuent [23 mars 1791.] [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES, 317 toujours et tarissent insensiblement. Je demande à tous les citoyens, dont le patriotisme trompé sollicite la suppression de l’hôtel des Invalides, ce qu’ils ont à mettre à la place de toutes ces libéralités extraordinaires que l’on veut leur ravir? On nous dit que ce sont les soldats invalides eux-mêmes qui désirent leur dispersion, et qu’il n’en restera pas un seul dans l’hôtel le jour où nous leur aurons assuré le traitement que nous propose notre comité militaire. Sans m’arrêter ici à une question de fait qui rendrait les disputes interminables, je déclare d’avance à tous les partisans de cette opinion tranchante, que je proposerai moi-même à l’Assemblée nationale, avant de descendre de cette tribune, d’accorder dès aujourd’hui à tous les invalides qui voudront se retirer, la pension que l’on nous demande, et de ne retenir dans l’hôtel que les vétérans qui préféreront leur sort actuel au nouvel état qui leur est offert. Je ne doute pas que plusieurs d’entre eux n’acceptent avec empressement les conditions du comité. Nul de nous n’a formé le projet de faire d’un asile national une prison, et d’y retenir des hommes malheureux ou mécontents. Le nombre des soldats qui préféreront la pension serait moins considérable, j’ose vous en répondre, si l’on pouvait réformer dès aujourd’hui tous les abus que je vais dénoncer dans un instant aux représentants de la nation. Les soldats s’en plaignent avec justice; et je me flatte d’obtenir de cette Assemblée le redressement de tous leurs griefs. Les vétérans qui ont une famille, ceux qui ont servi dans le régiment des gardes françaises, et qui s’y trouvent en si grand nombre, qu’ils ne sont plus en aucune proportion avec le reste de l’armée, tous les soldats invalides, que des ressources particulières tentent ou que l’amour de la nouveauté séduit, sortiront, je n’en doute pas, et sortiront même avec joie de ieur retraite. Mais je demande que l’on y conserve tous les anciens guerriers qui voudront y demeurer, en profitant des changements utiles que cette délibération leur promet; et je suis autorisé à croire que l’hôtel ne restera point vide. Voici sur quoi porte mon opinion : Dès 1753, un homme plus distingué par ses qualités militaires que par son talent pour l’administration; uu homme né avec plus d’inquiétude dans le caractère que d’étendue, et surtout que de mesure dans le génie; un homme pour qui le changement était un besoin ; qui ne réfléchissait jamais qu’après avoir agi; qui prenait souvent son esprit pour sa raison; qui confondait ainsi les conjectures de son imagination avec les calculs de l’économie politique; un militaire qui ne savait que détruire, qui connaissait assez peu les hommes et les affaires pour croire qu’on administrait un grand royaume avec des mémoires ou des livres, et que l’on crut longtemps un homme à moyens, parce qu’il était un homme à projets, M. de Saint-Germain, enfin, avait adressé à M. Paris-Duverney une lettre qu’il publia contre l’établissement des Invalides. Il proposait de substituer 36 hospices militaires à cet asile unique des guerriers français.!. de Saint-Germain promettait, selon 1’usage, une grande réduction de dépenses sur les frais de cet institution nationale. Mais il avait si mal évalué ses économies , qu’il fut évidemment prouvé, par la discussion de son projet, que ses 36 hospices seraient beaucoup plus dispendieux, et cependant moins profitables que l’hôtel des Invalides. Malheureusement pour la France, ce systématique et inconstant officier, hautement recommandé par l’opinion générale qui trompa le roi, fut appelé dans la suite au ministère. Il conjura dès lors la suppression absolue des Invalides; mais on l’arrêta une seconde fois par des calculs surtout, et par le vœu public qu’il n’osa pas braver. Cependant, pour ne point abandonner entièrement son premier plan, il réduisit de plus de moitié le nombre des soldats invalides . IL s’obstina toujours à dire qu’ils étaient malheureux à i’hôtel, et qu’ils le combleraient de bénédictions dès qu’ils seraient dispersés dans leurs provinces. Ici, Messieurs, ce n’est plus moi qui dois vous parler : ce sont les événements qui vont vous instruire. Voici donc un fait authentique, consigné dans la vie même de M. de Saint-Germain, que l’on trouve à la tête de sa correspondance avec M. Paris-Duverney, page 95 : M. de Saint-Germain fit rendre, en 1776, deux ordonnances pour renvoyer de l’hôtel, le même jour, un grand nombre d’invalides. Ils en sortirent consternés et gémissants ; ils demandaient avec douleur quel crime ils avaient donc commis pour être ainsi expatriés à leur âge ; ils regardaient de loin ces murs chéris qu’on les forçait d’abandonner ; et tant qu’ils purent découvrir leur commun asile, ils ne cessèrent de le contempler, avec le plus touchant attendrissement. (. Murmures à gauche.) La lile des chariots qui les transportaient, fut arrêtée, en traversant Paris, par un embarras de voitures, à l’entrée de la place des Victoires. Ges vieux soldats lèvent les yeux; ils aperçoivent les traits si familiers pour eux de Louis XIV; ils se précipitent tout à coup, les yeux baignés de larmes, devant l’image adorée de leur grand fondateur ; ils élèvent vers lui leurs tremblantes mains, ilsPappellentleur père; ils s’écrient en gémissant qu’il ne leur reste plus de père!... Ali! Ils se trompaient. Messieurs, le roi et les représentants de la nation leur serviront à jamais de pères 1 Mais ils ne se trompaient pas, dans ce moment d'enthousiasme et de vérité ; ils ne pouvaient pas se tromper, quand ils rendaient un hommage si pur et si solennel à l’administration paternelle de ce même asile, où l’on osait dire alors, comme aujourd’hui, qu’ils étaient malheureux. Ils y étaient malheureux? Eh bien ! le problème a été résolu par le ministre même qui l’avait proposé à la nation. Il y a quinze ans qu’une grande partie des invalides fut dispersée dans le royaume, par M. de Saint-Germain. Ce ministre, si attaché à son ordonnance de réforme, fut cependant obligé de recevoir à l’hôtel, dans la même année, les cinq sixièmes des soldats qui avaient reçu l’ordre d’en sortir ; ..... M. lie Déist de Botidoux. Je demande quelle paye on leur donnait alors. M. l’abbé Maury ...... et lorsqu’il s’agit du bonheur véritable des invalides, vous me permettrez sans doute de m’en rapporter plutôt à leur jugement qu’à tous vos systèmes philosophiques, ou à toutes ces expériences ministérielles. M. de Saint-Germain ne demandait que 36 hospices : et votre rapporteur vous propose d’en établir 83 dans le royaume! Ne nous arrêtons pas à ce mot d’hospice, qui pourrait justement blesser la fierté militaire des Français. N’insistons pas non plus sur l’inconvénient de disper- 318 |Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [23 mars 1791.] ser environ 3,000 hommes qui sont aujourd’hui à l'hôtel des Invalides, dans 83 sections : c’est-à-dire de faire la dépense d’un hospice d’invalides, dans chaque département, pour y rassembler, tout au plue, 36 individus. Ces maisons, que l’on ferait construire ou du moins que l’ori renoncerait à vendre et qu’il faudrait appropriera leur nouvelle destination, coûteraient des frais énormes d’entretien aux départements, dont les charges sont déjà excessives. Il faudrait les meubler, y établir un chapelain, un économe, un médecin, un chirurgien, des infirmiers, des domestiques, enfin une administration, et toute cette horde de voleurs, qu’elle entraîne si souvent à sa suite. Les denrées ne sont guère à un plus bas prix, dans les villes de département, que dans la capitale, et le pain y est constamment plus cher. Cornaient nos vétérans pourront-ils donc y subsister? On nous dit que les invalides payeront à titre de pension alimentaire, les 3/4 de leur traitement ; mais une somme annuelle de 156 livres suffira-t-elle pour chauffer, soigner, nouirir, pendant 12 mois, des hommes accablés d’années et d’infirmités ? Plusieurs membres : Oui ! oui ! M. l’abbé llftury. Oui, oui, répondez-vous; et votre affirmation ne prouve pas plus que ma dénégation. Mais je veux bien supposer, sans le croire, que les 3/4 de la pension des invalides payeront leur nourriture. J’invite seulement M. le rapporteur, qui est leur ami, à se charger de l’entreprise : et je lui demande si l’autre quart du traitement suffira désormais à leur entretien, lorsque la nation ne sera plus chargée de leur habillement? Disons plus. Quand un vétéran, établi à l’extrémité d’un département, sera obligé, par un accident imprévu, de se rendre à l’hospice des Invalides, aux dépens de qui sera-t-il transporté? Si vous prenez ces frais sur sa pension, elle devient alors insuffisante : si vous les rejetez sur le département, l’Etat est surchargé. L’esprit général du rapport doit rendre cette difficulté d’autant plus embarrassante, pour M. de Crancé, qu’il paraît toujours supposer, en faveur des soldats invalides, la plus exacte égalité dans la distribution de vos bienfaits. Or, s’il veut traiter de la même manière tous les invalides résidant à l’hôlel, ou abt-ents par congé, ou détachés, ou pensionnés, ainsi que tous les vétérans qui participent aux soldes, aux demi-soldes et aux récompenses militaires, ou ceux qui n’ont accepté leur modique pension de retraite que dans l’espoir de jouir des privilèges dont on les prive sans indemnité, et qui n’ont pas moins mérité de l’Etat, par la longueur de leurs services, que leurs camarades admis à l’hôtel; si en outre, M. le rapporteur considère que le traitement actuel de ces invalides retirés n’est que de 300 et 250 livres, pour les capitaines, et que le comité le porte, pour cette classe, à 800 livres; celui des lieutenants, de 200 livres, au lieu de 600 livres qu’on leur assigne; celui des maréchaux de logis de 108 livres, au lieu de 482 livres qu’on leur promet; celui des sous-officiers de 90 livres, au lieu de 300 livres qu’on leur assure ; celui des soldats invalides de 54 livres, au lieu de 227 livres, qu’on nous demande pour eux; si M. le rapporteur, respectant la loi des contrats, assimile ainsi le sort des invalides uispersés, que l’on prive de l’expectative de l’hôtel, avec le traitement destiné aux invalides qu’on en fera sortir, ce grand acte de justice ne nous laissera plus aucun espoir d’économie ; ce sera, au contraire, une augmentation très considérable de dépenses, que la nation devra aux sollicitudes philosophiques de M. Dubois de Crancé, 11 porte » n effet la masse de tous les invalides à 28,000 hommes; et il avoue que leur traitement, très disproportionné dans chaque classe, coûte 6 millions à l’Etat. Supposons donc que chacun de ces invalides obtienne la même somme dans son grade. Voici ce qui en résultera, je ne dis pas en beaux raisonnements constitutionnels, mais en bonne comptabilité arithmétique : Sur ces 28,000 vétérans, on compte 2,000 officiers. Le traitement commun de cette classe serait de 750 livres : il s’élèverait donc à la somme de 1,500,000 livres. 26,000 maréchaux de logis, sous-officiers ou solaats, dont le traitement proportionnel serait de 360 livres, nous coûteraient 7,800,000 livres, La dépense annuelle des invalides monterait donc à 9,300,000 livres; el elle ne s’élève pas aujourd’hui au-dessus de 6 millions! De sorte qu’en privant tous les invalides de leur habillement, et eu détruisant le plus beau de nos établissements publics, comme le propose M. le rapporteur, son projet d’économie augmenterait annuellement notre dépense de 3,300,000 livres. M. de Crancé nous dit que l’intention dn comité est de traiter tous les individus avec la plus parfaite égalité; et néanmoins il nous propose de conserver aux officiers, sous-officiers et soldats détachés la totalité de leurs appointements, Celle opération favoriserait sans doute les officiers employés dans les maisons royales; mais elle léserait évidemment les lieutenants détachés dans les provinces. Geux-ci n’ont que 540 livres par an, tandis que les lieutenants qui sortiraient de l’hôtel obtiendraient 600 livres. Quelle est donc la cause secrète de l’appât qu’on présente à ceux-ci et de la faveur qu’on leur promet? On devine aisément que l’on veut évacuer l’hôtel à tout prix. Si M. Dubois de Crancé, que je ue trouve pas plus conséquent dans ses principes, qu’exact dans ses divisions, avait voulu vous indiquer rigoureusement toutes les classes des invalides, il aurait dû vous désigner les invalides entretenus à l’hôtel, les invalides absents par grands congés, les invalides pensionnés sur les fonds de l’hôtel, les invalides détachés, les invalides pensionnés sur le département de la guerre, les solues, les demi-soldes et les récompenses militaires. Je ne peux pas deviner l’intention de ses réticences : ou plutôt je ne devine que trop bien les motifs de crainte, qui l’ont empêché de distinguer nettement toutes ces classes dans son rapport. Il affirme que l’entretien de l’hôtel des Invalides a coûté 2 millions en 1789; que l’on avait fait espérer des économies importantes pour 1790; et que, cependant, la dépense de cette année s’est élevée à 2,100,000 livres. Ces assertions, ou plutôt ces dénonciations, méritent votre examen. D’abord, durant l’année 1790, vous trouverez des améliorations très considérables, constatées dans le rapport du comité nommé par M. de La Tour-du-Pm, et auquel vous aviez joint deux de vos commissaires. La nourriture des soldats a été beaucoup meilleure. Il a été réglé qu’il n’y aurait plus à l’avenir dans l’hôtel qu’une sorte de pain pour les vétérans et pour les olficiers. On ne loge plus aucun soldat dans jes combles de la maison. Les fous ont été envoyés et sont pensionnés dans des maisons de charité, Plusieurs [Assemblée nationale,] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [23 mars 1791.] 919 réparations importantes ont été faites ; et cependant Ja dépense effective de Dhôtel a été diminuée de plus de 100,000 livres. D’ailleurs, si M. de Crancé avait lu moins légèrement les états de 1789 et de 1790, il aurait vu que ces états ne présentaient point le résultat réel des dépenses fuites pendant ces deux dernières années, mais uniquement les sommes qui ont été comptées par le trésorier. Il en aurait déduit les payements, par anticipation, des droits sur les vins, sur les farines, sur le bois, nécessaires à l’approvisionnement de 1791. Pourquoi M. le rapporteur nous porte-t-il ensuite, en ligne de compte, comme un profit national, les droits d’entrées dont il faut tenir compte aux invalides? Outre que les entrées sont supprimées, quand même cet impôt serait encore perçu, cette dépense ne tournerait point au profit du Trésor public, si l’hôtel était évacué. La ferme générale restitue à l’administration les droits que l’administration paye aux barrières. Si la ferme générale ne restitue plus rien pour cet objet, il est évident qu’elle ne recevra plus aucun droit sur les consommations des invalides, dès que l’hôtel sera supprimé. Ce profit national serait par conséquent illusoire. M. le rapporteur ne nous dit rien non plus de l’augmentation qui a eu lieu, depuis ses calculs, dans le nombre des officiers et des soldats; il ne parle pas davantage des invalides absents par grands congés, qu’il faudrait aussi pensionner; il garde également le silence le plus prudent, sur les suppléments de pension qu’on serait obligé d’accorder aux officiers, sous-ofliciers et soldais pensionnés sur les fonds de l’hôtel. Mais en accusant ainsi sa mémoire, il est juste de rendre hommage à la systématique sagacité de son esprit. Ses réticences ne sont pas des distractions-, et il n’ouhlie jamais que les faits importants, auxquels il lui serait impossible ne répondre. Pour capter apparemment les suffrages des membres du comité militaire qui ont servi dans l’artillerie, M. le rapporteur nous invite à conserver nos 8 compagnies de canonniers invalides, composées chacune de 60 hommes. Mais M. de Crancé n’ignore pas sans doute qu’on n’a jamais pu les composer de soldats tirés de l'artillerie, et que nos 7 régiments du corps royal, avec les 10 compagnies d’ouvriers, et les 6 compagnies de mineurs, ce qui forme en tout 156 compagnies d’artillerie, à 54 hommes par compagnie, n’ont jamais fourni, jusqu’à présent, que les premières places dans ces 8 compagnies d’invalides. Les soldats tirés des autres régiments se plaignent depuis longtemps de ne pouvoir obtenir aucun avancement dans ces compagnies d’invalides, qui sont plutôt des retraites lucratives pour les sous-officiers d’artillerie, qu’une véritable ressource pour les simples artilleurs. Ceux-ci préféreraient la pension de retraite et la liberté, à la prolongation d’un pareil service sur les côtes. L’infanterie, qui est obligée de fournir des vieux soldats, pour renouveler continuellement les compagnies d’invalides artilleurs, doit-elle donc être condamnée à servir éternellement sous des chefs favorisés, sans espoir d’obtenir jamais aucune de ces places de faveur réservées à l’artillerie? Il est évident que le projet de notre comité perpétuerait l’abus au lieu d’y remédier; et qu’ainsi, par une fatalité bien remarquable, M. Dubois de Crancé se trompe également, dans son rapport, quand il conserve et quand il détruit. Le comité retranche ensuite aux invalides l’habillement qui leur était fourni, et il révoque tous les privilèges dont ils jouissaient. Je suis loin, assurément, de réclamer pour eux ces privilèges; mais je pense que votre justice ne peut pas en refuser la compensation, comme une portion essentielle de leur traitement. M. le rapporteur s’est épargné beaucoup de détails et d’embarras, qu’il a rejetés sur les administrateurs, en ne décidant pas si les invalides pensionnés seront dispensés delà garde nationale; s’ils ne supporteront aucune imposition sur leurs traitements; si leurs pensions pourront être saisies, et en ne nous disant pas enlin par qui elles devront être payées. Je ne peux cependant trop répéter que ces pensions seraient avantageuses à une classe considérable d’invalides, à tous ceux qui, étant mariés, oui une famill*1, une propriété et des forces suffisantes pour se livrer au travail; et je solliciterai bientôt moi-même pour eux la faculté d’opter pour ce traitement pécuniaire. Mais ceux qui sont parvenus à la caducité; ceux qui sont infirmes, paralytiques, épileptiques, mutilés ou aveugles; ceux qui ne sortent presque jamais de l’infirmerie, où l’on compte habituellement un cinquième de l’hôtel; ceux que leurs blessures ont condamnés à des douleurs ou à, des crises sans cesse renaissantes, et qu’il faudrait chasser inhumainement de leur asile; ceux qui en sont absents, avec la faculté d’y rentrer, et auxquels on n’ai-'corderait aucune augmentation en leur imposant ce sacrifice, tous ces infortunés, dont on ne niera point l’existence, seraient manifestement les victimes du nouveau plan qui vous est présenté. Aucun de ces braves guerriers ne pourrait retrancher d’ailleurs, du modique traitement destiné à sou entretien et à sa nourriture, les frais inévitables de son premier établissement, quelque simple qu’il put être, et la dépense annuelle de son logement. Plusieurs lieutenants-colonels qui jouissaient de 1 ,200 livres de pension, qu’on vous propose de leur donner, y ont renoncé pour être admis à l’hôtel. On y a reçu plusieurs capitaines qui ont remis des brevets de pension de 900 livres : tandis qu’on ose vous inviter à ne leur accorder aujourd’hui que 800 livres de retraite ! Le sort de tous ces officiers serait donc encore plus déplorable que celui des soldats. On nous demande une gratification annuelle de 100 livres, pour tous les invalides qui sont prives d’un bras, ou d’une jambe, ou de la vue. Je ne m’opposerai certainement pas à cette indispensable augmentation de traitement; mais j’observerai qu’il n’y aurait ni justice ni humanité à confondre les besoins et l’état d’un homme privé d’un membre, avec ceux d’un soldat qui eri a perdu plusieurs, ou dont ta misère est encore aggravée par la privation de la vue. Notre comité simplifie ainsi son travail par des règles générales, je le vois bien; mais les représentants de la nation doivent descendre à d’autres calculs, pour ne pas assimiler un soldat estropié ou perclus, avec un pauvre vétéran, qu’on est obligé de servir, comme un enfant au berceau. C’est sur l’inégalité des traitements, que doit être fondée ici la véritable égalité de la justice. Je crois avoir démontré que le plan du comité entraîne plus d’inconvénients qu’on ne peut en reprocher au système actuel relativement aux invalides. Imaginez, si vous le pouvez, toutes les (Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. (23 mars 1791.] 320 déclamations violentes que vous auraient fait entendre les novateurs atteints de la maladie administrative des changements, et enclins à ces destructions qu’ils appellent fièrement des réformes si l’établissement national, qu’ils veulent anéantir, eût présenté autant de dangers et autant d’abus, que le nouveau mode de secours, ou plutôt de calamité, qu’on vous propose d’adopter. Ah ! il leur aurait été bien plus facile de s’appuyer sur des raisonnements invincibles, pour demander la réunion des invalides, que pour solliciter leur dispersion. L’expérience des siècles passés a réfuté d’avance tous ces projets, dont l’exécution imprimerait un mouvement rétrograde à la raison nationale, en nous ramenant à notre ancienne barbarie; et qui n’ont pas même toujours, comme les systèmes du bon abbé de Saint-Pierre, l’insuffisant mérite, d’être au moins les rêves d'un homme de bien. Il existe cependant, Messieurs, des abus et de très grands abus dans l’administration des Invalides. Votre comité aurait dû vous les dénoncer; et il n’a pas daigné en avertir les représentants delà nation . J’ai promis de suppléer à son silence ; il est temps que je remplisse cet engagement. Rien ne sera ni abstrait ni systématique, dans les observations que vous allez entendre; mais j’espère que leur simplicité elle-même, en ramenant cette Assemblée à la plus désirable unité d’opinion, leur donnera un caractère encore plus prononcé de zèle pour le bien public. C’est donc a des réformateurs que je vais parler l’humble et sévère langage de l’administration. Ce ne sont pas des admirateurs, mais des partisans qu’il faut chercher, quand on propose dans cette tribune des réformes utiles. Le véritable succès de vos orateurs consiste principalement alors à faire le bien. Le ministre de la guerre est l’administrateur suprême de l’hôtel des Invalides; et c’est lui seul qui choisit annuellement les officiers généraux chargés d’en examiner et d’en recevoir les comptes. Ce n’est pas ainsi, ce n’est pas à un seul homme, que l’Angleterre a confié l’administration des invalides de Greenwich et de Chelsea (1) et elle n’a point réuni dans les mêmes mains l’autorité militaire et la direction des finances. On sent combien la mobilité continuelle de notre ministère a dû introduire d’abus dans un établissement ainsi livré à des administrateurs qui jugent sur parole, et qui ne peuvent avoir ce sage esprit de (1) L’Angleterre a établi ses invalides du service de terre à Chelsea. Cette maison contient 400 pensionnaires, indépendamment des officiers. Les pensionnaires sont, ou des soldats que leurs blessures rendent incapables du service militaire, ou des vétérans qui ont passé au moins 20 ans sous les drapeaux. Leur uniforme est un habit de drap rouge bordé de bleu. 36 officiers ont 6 deniers sterling par jour. 34 hommes de cavalerie légère et 30 sergents reçoivent 2 sols sterling par semaine. Enfin, 336 soldats ont 8 deniers sterling par semaine, outre le vêtement, la nourriture, le blanchissage et le logement. Les pensionnaires externes sont au nombre de 900; et leur traitement annuel est de 7 1. 12 s. 6 d. sterling. Cette dépense est payée par un droit pris sur la solde de toute l’armée, et par un jour de paye que tous les officiers et soldats payent, chaque année, à la caisse des invalides de Chelsea. Lorsque le produit de cette masse est insuffisant, le Parlement a soin d’y pourvoir. L’établissement de Chelsea a pour administrateurs le président de la Trésorerie, le principal secrétaire d’Etat, le trésorier général des troupes, le ministre de la guerre, les contrôleurs de l’armée, le gouverneur de l’hôtel et son lieutenant. suite, sans lequel on n’obtiendra jamais ni ordre ni économie. C’est le ministre delà guerre qui règle et alloue seul les dépenses, et qui les fait ensuite payer par le Trésor public. Son administration n’a pas même été soumise, jusqu’à présent, à l’inspection de la Chambre des comptes. Je demande que l’Assemblée nationale institue un conseil administratif, nommé par le roi, pour régir cet établissement; et qu’indépendamment de celte nouvelle forme d’administration, dont je n’ai pas besoin sans doute de vous indiquer l’analogie avec l’esprit général de vos décrets, les comptes des invalides soient rendus publics, chaque année, par la voie de l’impression. Si vous adoptez, Messieurs, cette méthode de publicité, qui est la première des responsabilités, et la plus sûre des garanties, vous ordonnerez probablement qu’à la suite des comptes annuels de recette et de dépense, on fasse imprimer la liste des soldats qui seront reçus chaquejumée à l’hôtel. Une si sage précaution aurait prévenu de très grands abus en ce genre. On a accusé, j’ignore si c’est avec fondement, quoique le rapporteur de votre comité ne paraisse pas en douter; on a accusé l’un des derniers gouverneurs de l’hôtel, M. d’Espagnac, d’avoir fait participer, à cette fondation militaire, des hommes absolument étrangers à la profession des armes. Une si scandaleuse prévarication devait être solennellement punie. Mais pour prévenir à jamais ces intolérables abus qui éloignent de l’hôtel de malheureux soldats dont je ne sais quels vils protégés et quels coupables intrus viennent occuper la place, il suffira de livrer à l’impression, le nom, l’âge, les services, les blessures ou les infirmités des vétérans qui seront honores de .cette adoption patriotique. Vous ne pouvez trop vous hâter, Messieurs, de rétablir l’ancienne forme d’admission, en statuant que, malgré l’ordre du ministre, aucun militaire ne pourra être reçu qu’en se présentant lui-même au conseil de l’hôtel ; en y faisant constater qu’il a toutes les qualités requises pour être admis, et spécialement qu’il est actuellement employé au service, conformément aux statuts de la fondation. Je vous propose de vous armer de la plus imposante sévérité, en décrétant que tout gouverneur, convaincu d’avoir sollicité ou d’avoir admis, ou d’avoir connivé à la réception de ces hommes qui prenaient, pour la première fois de leur vie, un habit uniforme, en entrant à l’hôtel, et qu’on appelait, du temps de M. d’Espagnac, des invalides de faveur , soit puni par la destitution de sa place, par la suppression de son traitement et par sa dégradation militaire, solennellement publiée à la porte de l’hôtel et dans les grandes villes de guerre du royaume, en présence de toutes les garnisons assemblées. En réservant ainsi cette grande et belle institution aux seuls défenseurs de la patrie, je demande que les représentants de la nation repoussent, d’une main, tous les protégés qui usurpent cet asile sacré, et que, de l’autre, ils en ouvrent les portes à tous les vétérans qui voudront aller jouir des bienfaits de la nation dans les provinces qui les ont vus naître. Il serait barbare de retenir par contrainte, à l’hôtel, des mécontents qui seraient malheureux dans leur ietraite, et dont les murmures troubleraient le concert de bénédictions qui doit sortir sans cesse de la bouche de nos braves guerriers, rassemblés dans ce noble hospice de la valeur. [23 mars 1791. J [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. 321 Je pense, Messieurs, que vous devez accorder, dès aujourd’hui, les pensions de retraite que vous propose votre comité à tous les vétérans qui voudront les accepter. Ge sage tempérament conciliera tous les intérêts. Vous ne forcerez personne. Les soldats qui veulent sortir de l’hôtel ne seront plus condamnés à cette vie commune qui leur déplaît. Les invalides qui sont contents de leur sort ne seront pas contraints de suivre ceux de leurs camarades qui sont dégoûtés de leur retraite. Vous pourrez juger ainsi, Messieurs, en pleine connaissance de cause, de l’opération qui vou3 est proposée; et la prochaine législature prononcera ensuite délinitivement sur la conservation ou sur la suppression de l’hôtel. Je suis autorisé à croire qu’il y a dans nos provinces une foule de vétérans auxquels l’expectative de l’hôtel est assurée, et qui sont, dans ce moment, très impatients de venir occuper les places qu’on y laissera vacantes. Outre que cette expérience d'une option absolument libre entre l’hôtel et la pension vous fera connaître avec certitude le véritable vœu de nos vétérans, je demande qu’à l’avenir, on leur assure lemêmedroitd’option,et qu’ils puissent l’exercer, à volonté, pendant tout le cours de leur vie. Mais en leur accordant une faculté si précieuse, si propre à les soustraire à toute vexation, je pense que, pour nous prémunir contre les caprices du moment, et pour mettre l’administration en état de proportionner ses approvisionnements à ses consommations, vous devez assujettir les soldats des invalides à avertir six mois d’avance le nouveau conseil administratif, soit quand ils voudront quitter l’hôte-1, pour jouir de la pension, soit quand ils voudront renoncer à la pension pour revenir à l’hôtel. Le droit d’option que je viens de réclamer en faveur des soldats invalides, et que je voudrais étendre à une autre classe de vétérans dignes de toute la reconnaissance de la nation, me rappelle l’un des plus étranges abus, ou plutôt l’une des plus étonnantes imperfections de cet établissement. Les soldats et les matelots de la marine n’y sont pas reçus. Je sais bien qu’on a séparé les deux services en Angleterre, en ouvrant deux asiles différents aux invalides de terre et aux invalides de mer; mais en attendant que la nation française achève ainsi l’ouvrage de Louis XIV, la multitude des vétérans qui préféreront la pension rendrait peut-être suffisant, au moins provisoirement, pour les deux services, un hôtel qui peut contenir 4,000 soldats. L’esprit de cette institution exige, d’ailleurs, qu’elle soit réservée à des soldats infirmes, mutilés, ou du moins d’un âge avancé. On y a admis, je le sais, une foule d’ofticiers et de soldats grièvement blessés, mais guéris ensuite de leurs blessures, et dont la jeunesse et la santé présentent un singulier contraste avec la décrépitude de leurs camarades. Pourquoi ne renverrait-on pas dans leurs régiments des militaires que des accidents passagers ont éloignés de leurs drapeaux? La plus légère augmentation de solde serait un attrait assez puissant pour les y ramener, lorsqu’ils peuvent encore porter les armes. Gette utile réforme ouvrirait les portes de l’hôtel aux soldats de la marine et aux matelots, dont les blessures, ordinairement plus graves, parce qu’elles sont presque toujours causées par le canon, méritent des secours particuliers. Nous voulons que la France soit une puissance maritime. Nous destinons des dépenses très considé-lre Série. T. XXIV. râbles à ce département. Nous ne pouvons donc pa3 présenter trop de motifs d’émulation aux matelots, espèce d’hommes qu’il est si difficile de trouver, de former et de remplacer ; et je crois entrer dans les vues de l’Assemblée nationale, en lui proposant de rendre un décret qui appelle cette classe nombreuse de nos défenseurs à l’hôtel des Invalides.' En multipliant ainsi le nombre des vétérans dans cet asile national, j’observerai, Messieurs, que les officiers et les soldats s’y trouvent déjà fort à l’étroit, parce qu’une foule d’inutiles protégés, qui n’ont pas le droit d’y être logés, v ont établi leur domicile, et que plusieurs autres" particuliers favorisés y occupent des logements beaucoup trop considérables. En général, moins on a de droits pour y être reçu, mieux on v est logé. Je ne peux entrer ici dans aucun détail ; mais j’annonce à l’Assemblée que, si elle veut en prendre une connaissance plus approfondie, elle découvrira beaucoup d’abus dans cet article des logements. Il ne m’est pas permis non plus de discuter, dans cette tribune, les améliorations importantes qu’une administration plus attentive obtiendrait aisément, dans la partie de la nourriture, en rendant celle des officiers plus variée et celle des soldats plus abondante. Ce sont toutes ces petites négligences qui excitent les plaintes, multiplient les mécontents, et qui, dans une multitude d’hommes toujours rassemblés, toujours disposés à s’entretenir du régime de l’hôtel, toujours aigris par l’humeur morose de la vieillesse ou des infirmités, n’ont besoin que de trouver au dehors des confidents bénévoles, pour former bientôt une explosion de murmures qui compromet la stabilité des plus utiles établissements. Plus l’administration sera vigilante, plus l’institution sera solidement affermie. Il faut donc que les administrateurs, prémunis d’avance contre cette inévitable ingratitude, à laquelle il faut s’attendre, pour pouvoir regarder comme un mérite le bonheur de faire le bien, travaillent sans relâche à améliorer le sort des soldats. Avant de parler des besoins de ces respectables vétérans, qui réunissent tous les titres pour nous intéresser : les services, la vieillesse, l’indigence et les plus honorables infirmités, je recommanderai d’abord à votre sollicitude des infortunés peut-être encore plus dignes de votre pitié : ce sont les veuves et les enfants orphelins de ces pauvres soldats. Je réclame en leur faveur toutes les petites successions des invalides de tout grade qui meurent à l’hôtel sans héritiers connus. On aurait dû leur distribuer depuis longtemps cet héritage commun. On aurait dû surtout établir, dans le voisinage de l’hôtel, des manufactures, pour y employer, selon la mesure de leur activité ou de leurs forces, les vétérans qui veulent ou peuvent encore travailler. Mais en attendant qu’on leur ménage cette ressource, dont on n’a jamais daigné s’occuper, il est juste, il est facile d’augmenter les gratifications que l’hôtel leur accorde tous les mois. Je demande que cette distribution d’usage, qui est manifestement insuffisante, soit portée à neuf livres pour les lieutenants, à quatre livres pour les maréchaux des logis, à trois livres pour les sous-officiers, et à 40 sols pour les soldats qui ne reçoivent à présent que 15 sols par mois. Les plus légères augmentations de traitement sont précieuses à des hommes accoutumés aux privations et à la parcimonie. Ce surcroît de dépenses pour l’hôtel des Invalides, serait facile-21 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [23 mars 1791.) ment couvert par une foule de réformes, que pourrait faire l’administration sans compromettre le service. Jusqu’à présent le revenu ordinaire de cette maison consistait dans les pensions d’oblats, qu’il faut nécessairement remplacer, et dans quelques propriétés en rentes ou immeubles, qui exigeaient une administration ruineuse, entraînaient beaucoup d’abus, et assuraient à des agents peu délicats la facilité de voler l’établissement, sans qu’on pût jamais les convaincre de leurs larcins. La nation ne peut plus tolérer une pareille gestion. Les trois deniers pour livre, que l’on paye à l’iiôtel des Invalides, sur la totalité des dépenses du département de la guerre, compliquent très inutilement la comptabilité; et cette forme de perception est trop utile aux comptables, pour n’être pas onéreuse à l’Etat. Il résultait de ce système de finances, que l’état militaire payait, par la déduction de toutes les soldes, l’entretien des Invalides. Le revenu de cette maison augmentait, il est vrai, pendant la guerre, qui multipliait excessivement ses charges ; mais il diminuait subitement à la paix, ui leur laissait toujours un plus grand nombre e victimes, que la guerre lui avait envoyées, et dont les besoins n’expiraient pas avec le fléau qui les avait tant multipliée s. Un pareil système de dotation, je dirai plus, une dotation fixe ne peut pas convenir à l’hôtel des Invalides. C’est une famille qui varie sans cesse de nombre; elle appartient à l’Etat : L’Etat doit donc lui fournir des secours proportionnés à ses besoins, sans excédent et sans déficit. L’ancien mode de dotation ne doit cependant pas être changé, sans que l’Assemblée nationale ait profondément réfléchi sur le remplacement. Les Anglais ont adopté notre système fiscal, pour fournir aux dépenses de leurs hôpitaux militaires de Chelsea et de Greenwich. Cette sage nation a mieux aimé doter ces deux établissements par des retenues sur les dépenses de la guerre, quoique la marine coûte très peu de frais pendant la paix, que de rendre leur existence dépendante et précaire, en les mettant, pour ainsi dire, à la merci du Trésor public, dont la guerre épuise souvent les fonds. Si le mode de dotation adopté par l’Angleterre, sur la foi de Louis XIV, qui voulut prémunir la retraite de nos guerriers contre les besoins toujours renaissants de l’administration des finances, ne vous paraît plus désormais nécessaire, pour assurer la stabilité de l’hôtel des Invalides, il faudra verser à l’avenir, dans la caisse de l’administration, la dépense annuelle, et nécessairement variable, de cet établissement. Le ministre de la guerre et le conseil d’administration que vous instituerez sans doute doivent être chargés, sur leur responsabilité, de la régler chaque mois et de la justifier ensuite dans la forme légale que vous aurez décrétée. Parmi les charges annuelles de l’hôtel des Invalides, il en est une que vous avez déjà proscrite en assignant directement toutes les libéralités de l’Etat sur le Trésor public. Les pensions accordées sur cette caisse particulière doivent être à jamais supprimées. Toutes les inventions fiscales de la cupidité, qui savait établir à son profit des impôts sur les établissements publics, sont incomparables avec l’économie et la dignité d’une grande nation qui doit acquitter, directement sur son Trésor, les services qu’elle reçoit et les récompenses que leur publicité rend toujours plus précieuses aux yeux de tous les citoyens. Il ne suffira cependant point d’affranchir l’hôtel des Invalides de toutes ces pensions obscures, et quelquefois honteuses, dont les ministres l’ont injustement chargé, pour en gratifier leurs protégés. 11 sera nécessaire de diminuer sa dépense ordinaire, en réduisant le nombre excessivement multiplié des sous-officiers et d< s maréchaux des logis, qui ne sont plus dans aucune proportion avec les soldais, auxquels cet établissement national est spécialement consacré. Les retraites militaires que vous accorderez désormais aux officiers de l’armée vous dispenseront d’en admettre aucun, à l’hôtel des Invalides, au-dessus du grade de capitaine. Un grade militaire est souvent une retraite précieuse pour les officiers qui retournent dans leur famille; et alors cette récompense d’opinion n’est qu’une feuille de parchemin qui ne coûte rien à l’Etat. Mais le moindre grade donne des droits particuliers, et devient par conséquent une charge pécuniaire dans l’hôtel des Invalides. Il est donc très important que le ministre de la guerre réserve exclusivement cette faveur aux soldats qui l’auront méritée par la distinction de leurs services. Je regrette, Messieurs, de ne pouvoir entrer ici dans tous les détails de réforme et d’économie que vous pouvez opérer dans cet établissement. Les détails sont, en tout genre, la plus précieuse de. l’administration économique. Le comité militaire, dont je viens de révéler les réticences, pourra suppléer aisément à mes omissions (1). Eh I que ne vous dira-t-il pas sur le (1) Il est bien étrange, sans doute, que le même comité militaire qui nous propose la suppression do l’hôtel des Invalides n’ait pas encore daigné s’occuper des ressources économiques qu’il avait sous ses yeux, et qu’il aurait dû indiquer depuis longtemps aux inquiètes sollicitudes de l’Assemblée nationale. Pourquoi ne nous a-t-il rien dit, jusqu’à présent, de l’Ecole militaire? La masse énorme de ce bâtiment coûte à l’Etat des dépenses très considérables. On a attaché au service de cette maison des ouvriers domestiques de tout genre, et on ne leur permet pas même de travailler ailleurs. Sous le ministère de M. l’archevêque de Sens, tous les officiers et les ouvriers de l’Ecole militaire obtinrent, outre un traitement annuel pour leur logement, des pensions particulières; et on prétend que plusieurs de ces pensions furent scandaleusement élevées à une somme annuelle de 10,000 livres. Je n’ose pas affirmer ce fait, dont je n’ai point la certitude. Mais si celte assertion n’est point exacte, j’invite moi-même les personnes, qu’une pareille prodigalité accuserait auprès des représentants de la nation, à vouloir bien me contredire; et je les remercierai de m’avoir détrompé. Les ouvriers qu’on aurait dû réduire du moins à leurs pensions reçoivent en outre des gages particuliers, pour être exclusivement attachés au service de l’Ecole militaire. Ce vaste bâtiment sert aujourd’hui à loger un préposé auquel on avait accordé un traitement pour son logement, à l’époque de la suppression. Outre son logement, qu’il a conserve, il dispose aujourd’hui de tout l’hôtel. On y loge encore uu concierge avec une douzaine de chasseurs : on y entretient des chevaux de trait pour aller chercher de l’eau filtrée, comme si la pompe de la maison ne suffisait pas. On y paye des sous-ordres de toute espece, pour balayer, pour ouvrir et fermer les fenêtres. C’est à ce genre d’utilité que l’on sacrifie un bâtiment, dont la première enchère fut d'un million. L’ad-minislration survit à l’établissement et les frais d'entretien sont énormes. Indépendamment de toutes ces dépenses inutiles, le terrain adjacent ne produit rien. La plupart des maisons contiguës à l’hôtel ne sont pas 323 (Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. (23 mars 1791.] scandaleux abus, de renfermer les Invalides détachés, dans tous ces petits châteaux, qui ne sont pas même des postes militaires, et où un service inutile les excède de fatigue et d'ennui? La retraite de nos guerriers doit leur assurer le repos, au lieu de les condamner à une pénible et stérile activité qui épuise leurs forces, à la lin de leur carrière. Je dénonce également la sollicitude du comité, la facilité avec laquelle h s officiers supérieurs, et quelquefois même les ministres delà guerre, surchargent l’hôtel des Invali les, du rebut de tous les régiments. Ce n’est pas pour débarrasser l’armée des sujets dmgereux : c’est pour ouvrir un asile aux soldats blessés ou infirmes, que Louis XIV a fondé cet établissement, trop souvent profané par des inirus qui n’ont pour titre d’admission que le mérite également méprisable de se faire protéger ou de s ■ faire craindre. Mais parmi tous les abus qui vous seront dénoncés, il est des projets systématiques, très sensés en apparence, et contre lesquels vous ne sauriez néanmoins trop vous prémunir. Ainsi on vous dira que l’hôte! des Invalides ne devait point être placé dans la capitale, et que la stabilité de cet établissement n’aurait jamais été compromise, si Louis XIV avait eu la prudente modestie de le placer dans l’une des provinces du royaume. Cette théorie, je l’avoue, est tiè> séduisante au premier coup d’œil; et je ne suis pas étonné que de très bons esprits s’en déclarent les partisans. Mais outre que celte opinion ne pourrait autoriser aujourd’hui que d’inutiles regrets, sans justifier une translation trop dispendieuse, je doute qu’elle soutînt l’épreuve d’une discussion plus approfondie. Eu effet, indépendamment de plusieurs grandes vues politiques, qui ont dû déterminer Louis XIV à embellir Paris d’un monument national, et si propre à exciter l’émulation du service militaire, dans une ville qui fournit à l’armée des recrues immenses, il me semble que les grands établissements publics sont toujours plus avantageusement placés dans les capitales. C’est là qu’ils sont continuellement survt illés par l’administration, et que l’administration est surveillée elle-même par les écrivains, qui sont les sentinelles avancées de la raison et de l’humanité. D’ailleurs des considérations géographiques, qui font souvent la loi aux combinaisons mo-louées ; elles ont cté cédées, ou plutôt conquises au profit des sous-ordres qui eu font payer l’entretien et les réparations à l’Etat. Tous les ordonnateurs, tous les ouvriers attachés à l’Ecole militaire ont obtenu des retraites exorbitantes. Notre comité militaire trouverait aisément, dans la suppression de tous ces abus, une économie annuelle de plus de cent mille livres ; et une opération si importante, une opération si peu systématique, enfin une opération si préférable à l’anéantissement de l’hôtel des Invalides, serait accueillie sans aucune contradiction. Puisque le comité militaire a échoué dans ce dernier projet, je l’invite à ne plus insister sur les moyens insidieux d’annuler Je décret relatif aux Invalides, en cherchant à insérer furtivement dans nos procès-verbaux des dispositions contraires au vœu de l’Assemblée. Qu’au lieu de s’obstiner à poursuivre une proie qui lui a échappé, en s’arrêtant plus longtemps à l’hôtel des Invalides, le comité se transporte à 500 pas plus loin ; et il trouvera dans l’état actuel de l’Ecole militaire, la matière d’nn rapport qui lui coûtera beaucoup moins de travail, en tout genre, et qui nous vaudra plus de profit. N’est-il pas convenable d’ailleurs d’achever les anciennes suppressions, avant d’en tenter de nouvelles? raies, justifient encore ici Louis XIV. Toutes nos places de guerre, toutes nos grandes garnisons sont fixées dans les provinces du nord ; et c’est aussi de ce côté que nos frontières sont le plus rapprochées de la capitale. Il résulte de cette disposition plus de facilités et moins de dépenses, pour transporter nos vétérans à l’hôtel des Invalides, que si cet établissement eût été placé dans des provinces qu’on aurait pu préférer, à cause du bas prix des denrées, oa de la douceur du climat. Conservons donc, Messieurs, dans la capitale, l’hôtel des Invalides, mais réformons-en les abus, et que cette discussion même, suscitée pour le détruire, contribue à l’améliorer. Le élus profond et le plus immoral publiciste ne nos temps modernes, Machiavel, a observé qu’il fallait revenir, de temps en temps, aux premiers éléments de toutes les institutions humaines, et revoir, de distance en distance, les établissements publics, les associations et les lois. Soumettons donc cet asile national à un examen sévère; et donnons-lui, après plus d’un siècle d’expérience, toute la perfection que Louis XIV voulut y établir. Plus nous examinerons les bases de cet etablissement, plus nous nous convaincrons de la nécessité de le conserver. Des soldats accoutumés à la discipline militaire ont besoin de ce frein, qui devient en quelque sorte, par l’habitude, toute leur morale sociale. Il faut donc les contenir par te lien d’autorité, dont ils ont contracté le besoin, et les soumettre dans leur vieillesse à une discipline douce, mais observée avec la plus invariable exactitude. Il est d’autant plus important de ne pas confier leur subsistance à leur aveugle prodigalité, qu’il ne leur resterait plus aucune lessource, s’ils dépensaient, à l’avance, le traitement qui leur serait assigné. Ne nous dissimulons pas que la source des grandes aumônes est tarie dans le royaume, par lu suppression des monastères. Que deviendraient donc les soldats invalides, s’ils consumaient, comme nous devons le craindre, leur traitement d’un mois, en un seul jour? Que deviendraient-ils, lorsque la mendicité ne sera plus tolérée dans le royaume? Ab! s’ils ne se livraient point alors au brigandage, ils seraient au moins un fardeau de plus pour les paroisses; ils surchargeraient les hôpitaux dont vos décrets ont excessivement diminué les revenus; et ils aggraveraient ainsi continuellement l’impôt si onéreux de la charité publique. Déjà deux fois l’opinion seule des bons citoyens a protégé cet établissement contre les systèmes ministériels qui en sollicitaient la suppression. Nous avons vu ce noble asile dont la splendeur intéresse essentiellement la gloire de la nation française, nous l’avons vu deux fois ébranlé jusque dans ses fondements 1 Un cri universel s’est fait entendre pour proscrire tous ces novateurs, qui ne parlaient que d’économie à une nation, à laquelle il faut aussi parler d’honneur; et qui, en dernier résultat, après avoir fatigué notre patriotisme, par leur misérable parcimonie, n’avaient pas même pour eux l’autorité des calculs. Accordez donc, Messieurs, accordez, dès ce moment, à tous les soldats invalides, qui voudront sortir de l’hôtel, la pension de retraite que propose votre comité. Je vous invite à ne la refuser à personne ; mais je vous somme aussi de ne forcer aucun soldat de l’accepter. Une conjuration de mécontents, qui obtiennent ce qu’ils désirent, ne doit pas entraîner sans doute la suppression d’un établissement si glorieux et si nécessaire. [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [24 mars 1791.) 824 Ne craignez pas qu’en offrant ainsi l’alternative de l’hôtel ou de la pension à tous vos vétérans, une désertion générale condamne cet asile à la solitude dont on le menace. Conservez et améliorez l’établissement; et j’ose vous promettre les bénédictions de cette grande famille, dont vous êtes les protecteurs et les pères. Hélas I à peine avais-je annoncé, dans cette Assemblée, le projet de m’opposer à cette suppression, sollicitée avec une ardeurtrès suspecte parle rapporteur de votre comité, qu’un très grand nombre de ces braves invalides, rassemblés et pressés sur mon passage, ont daigné m’en manifester leur reconnaissance avec une sensibilité si touchante, qu’il ne m’est permis ni de l’oublier ni de l’exprimer ! Je m’aperçois dans ce moment, Messieurs, avec la satisfaction la plus consolante, que le même intérêt vous touche ; et votre émotion ne me permet pas de suspendre [dus longtemps votre décret. Je me hâte donc de conclure, en vous invitant à conserver l’hôtel des Invalides, et en vous proposant de demander à votre comité militaire un travail relatif à la réforme des abus dont je viens de vous indiquer les principaux objets. (Applaudissements.) M. Vernier. Vous venez d’entendre, Messieurs, cet étonnant orateur qui, marchant toujours entre des contrastes, tantôt nous ravit des applaudissements, tantôt nous force à des improbations; mais vous avez dû remarquer que ce qu’il prend le plus grand soin d’embellir, ce sont les erreurs. En effet, vous avez sans doute observé comment, en terminant son discours, il vous présente simplement la vérité, telle qu’elle devrait vous être présentée toujours. A quoi se réduit la discussion actuelle ? A chercher le plus grand bien des Invalides. Or 27,000 sont répandus dans les provinces; 3,000 sont à l’hôtel. Les 27,000 qui sont en province ne réclament point. Des 3,000 qui sont à l’hôtel, les trois quarts réclament. Or, si c’est leur intérêt que vous cherchez, n’est-ce pas eux que vous devez consulter? Il n’est pas question, là, de les forcer. On nous dit : Et comment seront-ils payés? — Est-ce que nous ne les classerons pas Tes premiers dans les premières dépenses de l’Etat? L’invalide de l’hôtel manquera cent fois plutôt ?[ue celui qui sera retiré dans les provinces. Il aut donc écarter tous les moyens étrangers ; il faut qu’on ne croie pas que les applaudissements donnés aux phrases de l’orateur sont l’applaudissement des opinions. Voilà la seule chose que je voulais démontrer à l’Assemblée. M. Dubois-Crancé, rapporteur. Je demande l’ajournement à demain. (L’Assemblée renvoie la suite de la discussion à demain.) M. le Président lève la séance à dix heures et demie. ASSEMBLÉE NATIONALE. PRÉSIDENCE DE M. DE MONTESQUIOU. Séance du jeudi 24 mars 1791, au matin (1). La séance est ouverte à neuf heures et demie du matin. Un de MM. les secrétaires donne lecture du procès-verbal de la séance d’hier au soir, qui est adopté. Un des MM. les secrétaires fait lecture d’une adresse des administrateurs provisoires du département du Bas-Rhin, qui est ainsi conçue : « Monsieur le Président, nous croyons devoir vous donner connaissance de l’exportation considérable de numéraire qui se fait dans ce département, et dont les suites, dans les circonstances actuelles, pourraient devenir funestes à la tranquillité publique. « Nous avons été instruits que depuis longtemps les chariots des postes d’Allemagne et des rouliers ordinaires étaient constamment chargés de numéraire, de piastres et de lingots. Nous avons pensé devoir surveiller ces transports qui nous paraissaient frauduleux et, en conséquence, nous avons donné les ordres les plus sévères à des agents publics de porter l’œil le plus attentif à ce que l’exportation du numéraire n’eût pas lieu. « Nous sommes, etc. » M. JLe Chamelier. Ce qui amène l’exportation du numéraire, c’est précisément les mesures inquisitoriales prises pour la défendre. Ainsi je demande que la lettre des administrateurs provisoires du département du Bas-Rhin soit renvoyée au pouvoir exécutif, pour faire exécuter les lois rendues sur la circulation du numéraire. M. de Clioiscul-Praslin. L’Assemblée a renvoyé hier au pouvoir exécutif une affaire du même genre; je demande que l’Assemblée nationale adopte aujourd'hui la même mesure. (La motion de M. Le Chapelier est décrétée.) Un membre : Messieurs, en 1788 et 1789, plusieurs cantons composant le département d’Eure-et-Loir ont été affligés par les malheurs d’une grêle; il se trouve une somme de 45,000 livres d’arriéré sur les impositions, je suis chargé par ce département d’en demander la remise. Je vous supplie de vouloir bien renvoyer cette adresse à vos comités d’impositions et des finances, mais je vous supplie en même temps d’ordonner qu’il sera sursis à toute poursuite jusqu’à ce que les comités que j’ai l’honneur de vous indiquer aient fait leur rapport à l’Assemblée nationale. M. Bouche. La demande qui vous est faite présente des inconvénients funestes ; car si chaque département veut remonter vers les années précédentes de 1786, 1788 et 1789, il est certain qu’il n’y aura aucun d’entre eux qui ne présente un tableau très affligeant de malheurs très réels. La Provence, par exemple, en 1788, a perdu tous ses oliviers, et n’a rien demandé. Je demande que vous rejetiez cette proposition. (1) Cette séance est incomplète au Moniteur .