[26 octobre 1789.] [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. 557 Le quatrième est le Cirque du Palais-Royal, qui a 62 pieds de large sur 338 de long. Enfin, la Galerie du Louvre, qui a 1,333 pieds de longueur, et qui n’en a que 30 de large, sans portes ni fenêtres. Mais nous ne pouvons passer sous silence les Ecoles de chirurgie, situées rue des Cordeliers : plusieurs honorables membres de cette Assemblée nous avaient assuré qu’elles contenaient 1,800 places, et cette assertion seule nous a déterminés à examiner cet édifice avec la plus scrupuleuse attention. Cette salle, célèbre pour sa construction, est une portion demi-circulaire, construite en amphithéâtre, et garnie de treize rangs de gradins décroissant progressivement depuis le rang le plus élevé, qui a 98 pieds de développement, jusqu’au rang inférieur qui en a 24. Nous avons mesuré nous-mêmes, le pied à la main, tous ces gradins; et le résultat très-exact de cette opération nous a donné un développement total de 792 pieds et demi ; de manière qu’en ne supputant ies places qu’à raison de 18 pouces chacune, il est impossible de placer dans ce local plus de 528 personnes. Malgré ce motif d’empêchement, nous avons voulu voir les salles attenantes. L’une a 30 pieds sur 33, la plus grande de toutes a 60 pieds sur 18. Après vous avoir exposé, Messieurs, toutes les mesures linéaires des emplacements que nous avons visités, nous croyons devoir, pour répandre plus de clarté sur notre travail, vous offrir une table de la contenance de ces mêmes emplacements, dont nous avons carré la superficie, en allant des moins grands aux plus étendus. Ainsi, en n'évaluant ni la Halle aux blés, ni la Halle aux draps, ni la grande salle du Palais, ni la galerie du Louvre, ni le cirque du Palais-Hoyal, nous trouvons : Que le Panthéon a . . (pieds carrés). 1,505 La salle de chirurgie ........ 1,563 La salle de l’Opéra ......... 1,600 Celle de la Comédie-Française ..... 1,720 Le Wauxhal d’été ..... ..... 2,028 Le Val-de-Grâce ........... 2,028 La salle des thèses en Sorbonne . . . 2,376 La classe de Théologie ........ 2,646 L’église de Sorbonne. ... ..... 2,772 L’Oratoire .............. 2,880 La bibliothèque de Saint-Germain . . . 3,250 La bibliothèque de la Sorbonne . . . . 3,388 Le réfectoire de Saint-Germain-des-Prés 3 , 500 Les Théatins ............ 3,510 Le salon des Tableaux ........ 3,600 L’Assomption ............ 3,780 Les Invalides ............ 3,888 Les Augustins ........... 3,920 La chapelle de l’archevêché où nous sommes ............. 4,059 Sans compter les tribunes, qui contiennent encore 180 places de députés et 200 places pour MM. les suppléants, les représentants de la commune de Paris et le public. D’après le compte que nous venons, Messieurs, d’avoir l’honneur de vous rendre, des dimensions exactes des vingt-quatre plus grands emplacements de Paris, nous avons pensé que vous approuveriez le parti que nous avons pris, de faire d’abord abattre la tribune qui bordait les fenêtres de cette sal le, et qui interceptait le jour et l’air. En même temps, pour rendre le local moins incommode, nous avons destiné les deux tribunes latérales à MM. les députés exclusivement, et nous avons partagé la troisième tribune en deux parties, dont l’une est réservée à MM. les suppléants, à MM. les représentants de la commune de Paris, à MM. les députés du commerce et d'agriculture, et l’autre partie au public. Signé : De CoLBERT-SEiGNELAY, évêque de Rodez; Guillotjn; le duc d’ Aiguillon ; La Poule ; le président Le Pelletier de Saint-Fargeau ; le marquis de Gouy-d’Arsï, commissaires. Exposé de la conduite de II. Mounier dans l'Assemblée nationale , et motifs de son retour en Dauphiné (1). Des factieux ont cru devoiç, pour le succès de leurs projets, répandre contre moi, dans le peuple, les plus noires calomnies. Les témoignages d’estime et de confiance dont j’ai été honoré par ma province, m’imposent la loi de me justifier publiquement. Je dois faire connaître à mes commettants l’état actuel des grands intérêts dont ils m’ont confié la défense, et les motifs qui ont nécessité mon retour en Dauphiné. Je vais donc être obligé de parler de moi ; mais je prie de considérer que j’y suis forcé parles circonstances; que, d’ailleurs, les détails qui me sont personnels sont liés aux événements les plus importants, et que, lorsqu’on est en butte aux calomnies les plus atroces, il est permis de s’enorgueillir de tout le bien qu’on a voulu faire. Beaucoup de mes concitoyens penseront peut-être que j’aurais dû sacrifier à la patrie l’intérêt de ma réputation et rester dans le silence. Je n’aurais pas hésité à faire ce sacrifice, si je n’avais entrevu d’autre avantage que le mien propre, dans la publication de la vérité; mais je suis persuadé qu’elle est toujours utile, qu’on ne peut la déguiser à ceux dont on est le mandataire, sans trahir leur confiance. Examinant ensuite plus particulièrement quel effet elle pourrait produire dans les circonstances actuelles, j’ai cru qu’elle pourrait déconcerter ou du moins rendre plus timides et plus circonspects les factieux et les intrigants; faire naître des réflexions sérieuses dans l’esprit de ceux qui , de bonne foi, favorisent, par de fausses opinions, la licence et l’anarchie; et enfin, qu’elle pourrait faire adopter les mesures les plus efficaces pour assurer la liberté des suffrages. Je n’écris point pour exciter la division des provinces; et ce n’est pas de celui qui, le premier peut-être en France, a soutenu l’utilité de leur réunion et le danger de leurs privilèges particuliers, qu’on doit craindre une pareille tentative. Il faudrait avoir perdu tout espoir de sauver la monarchie, pour s’exposer à tous les inconvénients qui, dans la situation actuelle de l’Europe, résultent des petits Etats. Je n’écris point pour contribuer au retour des anciens abus ; je suis incapable de concevoir un projet aussi criminel; et ce n’est pas celui qui, dans le temps même -de la servitude, a donné tant de preuves de son amour pour la liberté, qu’on pourrait soupçonner de vouloir se rendre l'apôtre du despotisme, lorsque la liberté est devenue l’objet du plus ardent désir de tous les citoyens. Je n’écris pas non plus pour censurer les résolutions de l’Assemblée nationale ; je rends hommage aux dispositions bienfaisantes qu’on doit à ses travaux, telles que l’uniformité des peines, (1) Ce document n’a pas été inséré au Moniteur. 558 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [26 octobre 1789.] l’égalité de tous les hommes devant la loi, l’admission de tous les citoyens à tous les emplois sans distinction de naissance, la responsabilité des ministres, la faculté de racheter les redevances féodales, plusieurs droits importants de la nation consacrés, plusieurs maximes protectrices de la liberté promulguées, et surtout l’abolition de la division des ordres. J’écris, comme je crois l’avoir toujours fait, pour la vérité et pour la liberté. Comme ce n’est point l’histoire de la présente session de l’Assemblée nationale que je veux entreprendre, mais seulement l’exposé de ma conduite, je ne rappellerai point, dans ce mémoire, les services importants rendus à la patrie par plusieurs députés à qui leurs vertus et leurs talents ont si justement mérité la reconnaissance publique. Si des détails qu’on va lire, on pouvait conjecturer que, dans quelques circonstances, les suffrages n’ont pas été entièrement libres, je dois déclarer solennellement qu’un pareil soupçon serait très-injuste, dans le cas où l’on voudrait le porter sur les dispositions dont je viens de parler. Il ne sera plus possible d’en anéantir l’effet salutaire; et tous les bons citoyens doivent se réunir pour en assurer le succès. Comme j’ai toujours cru que le soin le plus important devait être d’assurer, par une Constitution, la liberté publique, et qu’il était dangereux de trop entreprendre, je n’ai jamais eu le désir de présenter des motions ; la Constitution seule a été l’objet constant de mes méditations et de mes travaux ; je n’ai jamais parlé sur d’autres sujets que lorsque j’ai cru devoir le faire pour la 'défense des principes, ou du moins de ce qui paraissait tel à mes yeux. Il n’est donc pas surprenant que, ne rendant pas un compte exact de tous les arrêtés de l’Assemblée et de toutes mes opinions, et ayant pour but principal de faire connaître celles qui m’ont suscité des calomnies, mes récits ne s’appliquent pas toujours aux dispositions les plus généralement approuvées. Je ne dirai rien du temps employé à préparer la réunion des représentants dans une seule Assemblée; tous mes discours, j.tous mes efforts tendirent vers ce but important. Je tâchai de donner des preuves de mon zèle dans les conférences sur la vérification des pouvoirs. On n’avait point encore de prétexte pour censurer mes opinions; on commença cependant, dès lors, à répandre contre moi les calomnies les plus absurdes, J’en connus bientôt les motifs, quand j’en entendis répéter du même genre contre tous ceux qui obtenaient successivement quelque influence. Je vis que les calomniateurs voulaient établir une sorte d’ostracisme; j’eus d’ailleurs occasion d’être convaincu qu’une partie de ces calomnies était dirigée par des sentiments de jalousie contre ma province. On ne saurait dissimuler que la réunion de tous les députés était exigée par le vœu de la nation; qu’on ne pouvait y résister sans une extrême imprudence. Il était facile, dès les premiers jours, de prévoir l’inutilité et les funestes suites des efforts de ceux qui voulaient maintenir la délibération par ordre séparé. Elles furent annoncées dans l’assemblée des membres de la noblesse, par plusieurs gentilshommes. Si l’on eût écouté ces prédictions, la réunion n’aurait pas été si tardive; et alors les esprits n’eussent pas été si disposés à l’aigreur et à la prévention. Un des grands sujets de haine contre moi fut l’avis que je soutins lorsque les membres des communes adoptèrent une qualification et se mirent en activité. M, l’abbé Sieyès avait proposé de se constituer sous le titre des seuls représentants vérifiés et connus. Cette proposition avait été approuvée, dans une assemblée particulière, par un assez grand nombre de députés, qui ont toujours été en usage de se réunir dans un club. Tous ceux qui la combattaient étaient écoutés assez défavorablement. Je fus de ce nombre, et je soutins qu’une telle opinion subordonnait tout à une question de forme; que les membres du clergé et de la noblesse pourraient aussi prétendre qu’ils étaient représentants; qu’ils étaient vérifiés , et qu’ils étaient connus. Je fis une proposition dont je ne rougirai jamais; elle était conforme à la prudence, et la prudence ne nuisait point à l’effet qu’elle devait produire. Je pense qu’aucune n’était plus directement calquée sur les principes ; en voici le contenu : « La majorité des députés, délibérant en l’absence de la minorité des députés dûment invités, arrête que les délibérations seront prises par tête et non par ordre, et qu’on ne reconnaîtra jamais aux membres du clergé et de la noblesse le droit de délibérer séparément. » Nous étions la majorité des députés. Ainsi, une vérité de fait s’y trouvait renfermée puisque des ecclésiastiques s’étaient déjà réunis aux communes. Cette qualification convenait à toutes les circonstances, jusqu’au moment de la réunion entière, et ne diminuait pas l’autorité de l’Assemblée ; car, lorsqu’il est décidé qu’une délibération doit être prise dans une seule assemblée, la majorité a certainement le droit de délibérer en l’absence de la minorité. D’ailleurs, comment aurait-on pu concevoir le moindre doute sur mes intentions, puisque je consacrais expressément la délibération par tête ? M. Legrand ayant proposé de se constituer Assemblée nationale, M. Sieyès adopta sa proposition, la refondit dans sa rédaction précédente, dans laquelle il ajouta une phrase sur la nécessité de la réunion de tous les députés. On voulut aussitôt aller aux voix. Plusieurs personnes soutinrent que la motion de M. Legrand n’avait pas été discutée. La séance fut très-orageuse. Les spectateurs, dans les galeries, ne furent ni muets ni impartiaux. On se sépara sans rien terminer. Le lendemain, 17 juin, on recueillit les voix, en appelant chaque député. La plupart de ceux qui la veille avaient soutenu mon opinion l’abandonnèrent subitement. Quant à moi, qui n’avais pu, dans un si court intervalle, en apercevoir les inconvénients, je persistai, et je fis une réponse négative. Ce fut ce jour-là que commencèrent les plus funestes mesures contre la liberté des suffrages. On prit la liste de tous ceux qui avaient rejeté la rédaction de M. Sieyès (1) ; on fit circuler cette liste dans Paris ; tous ceux qui s’y trouvaient nommés furent représentés comme des traîtres. La rédaction de M. Sieyès pouvait être, sans doute, préférable à la mienne ; mais on doit au (1) M. de Mirabeau, qui n’était pas présent lorsqu’on vota, ne fut pas inscrit sur cette liste ; il avait proposé lui-même de prendre le titre de représentants du peuple français. Il disait que si l’on en prenait un autre, on favoriserait les déclamations des ennemis des communes. Il alla même jusqu’à observer qu’il fallait trouver un titre qui allât au grand but de l’activité , sans avoir le funeste inconvénient de paraître une spoliation de deux ordres, dont o.n ne pouvait se dissimuler l’existence. (Voy. sa onzième lettre à ses commettants.) [26 octobre 1789.] [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. moins reconnaître que celle-ci excluait également la délibération par ordre séparé. Je pensais alors qu’en conservant la même autorité aux délibérations de l’Assemblée, elle serait plus propre à rappeler l’existence de la minorité absente, à inspirer le désir de procurer sa réunion par des moyens justes et modérés. La réunion de la noblesse ne s’en serait pas moins effectuée ; car la majorité du clergé et la minorité des gentilshommes avaient déjà plusieurs fois été sur le point de se rendre dans la salle commune ; et leur réunion devait nécessairement entraîner celle de tous les membres. Je dois cependant observer que je n’ai jamais cru la motion de M. Legrand contraire aux principes ; puisque les députés ne devaient pas être séparés, ceux qui demandaient la réunion étaient certainement en droit de constituer l’Assemblée nationale . J’avais voulu dire la même chose en ménageant l’expression. Je pense que lorsque le danger est inévitable il faut savoir le braver ; mais qu’il est inutile de le faire naître soi-même. Cette qualification une fois adoptée, je sentis que pour en prévenir les conséquences, la plus grande fermeté, la plus grande harmonie devenaient nécessaires. Les protecteurs de la délibération par ordre environnaient alors le Trône. On ne pouvait pas douter de leurs efforts pour combattre le projet de l’Assemblée ; il fallait se mettre en état de défense. Je savais qu’on avait préparé une motion pour déclarer nuis Jes impôts existants, et les accorder de nouveau jusqu’à la lin des séances seulement. Cette mesure était propre à nous donner de grandes forces. J’insistai sur la nécessité de s’en occuper sans délai ; et pour qu’on ne perdît pas un temps précieux à nommer des officiers, je proposai de continuer, par provision, ceux qui jusqu’alors avaient été employés, d’après le choix des commissaires du bureau. Les partisans de la délibération par ordre parvinrent à surprendre la religion du Roi, à convertir les Etats généraux en lit de justice ; ils lui firent craindre, pour son autorité et pour la félicité publique, les plus funestes conséquences, s’il ne maintenait pas la division des ordres. Les moyens qu’ils firent employer pour conserver son pouvoir furent sur le point de l’anéantir. Je ne retracerai pas ici l’indécence avec laquelle furent traités les représentants de la nation ; on sait que sous le prétexte de préparer les salles, on les investit de gens armés, et que les députés furent obligés de se réfugier dans la salle du Jeu-de-Paume . J’ai toujours eu pour système, qu’il faut opposer une résistance égale à l’oppression, sauf à rentrer dans les bornes de la modération lorsqu’on n’est plus menacé par l’autorité arbitraire. Je reconnais au Roi le droit de dissoudre les assemblées de représentants en prononçant aussitôt une convocation nouvelle. Mais comme rien de ce qui empêche un peuple de reprendre ses droits ne peut être légitime, je crus, avec raison, que le Roi ne pouvait renvoyer les députés actuels avant l’établissement de la Constitution. Les mesures violentes auxquelles on avait recours semblaient cependant annoncer, de la part du ministère, le dessein de porter les actes d’autorité jusqu’à la dissolution. Il était prudent de rendre impossible l’exécution d’un pareil projet. L’Assemblée ayant été obligée de se rendre dans la salle du Jeii-de-Paume, je proposai le serment de ne pas se séparer avant que la Constitution fût établie. On sait que dans la séance royale, le Roi avait annoncé plusieurs dispositions bienfaisantes, mais dans des formes qui ne convenaient point à la liberté. D’ailleurs, on avait déclaré constitutionnelle la délibération par ordre, et en approuvant la délibération par tête pour les objets de détail, on l’ex-cluaitpourla Constitution, c’est-à-dire qu’on voulait établir celle-ci sur la division des ordres. Ma profession de foi politique sera éternellement la même. Je ne verrai jamais dans une pareille Constitution que l’oppression du peuple, le maintien de tous les abus, un levain de haine et de discorde entre tous les citoyens, et la nécessité du choix entre l’esclavage et l'anarchie. Je fus donc au nombre de ceux qui, lorsque le Roi fut sorti de la salle, s’élevèrent contre la forme et les dispositions de ses ordonnances. Depuis lors, pour empêcher le public d’entrer dans la salle, on l’avait environnée de troupes qui interrogeaient tous les députés à leur passage pour s’assurer de leur qualité. Ainsi, une Assemblée destinée à établir la liberté publique, ne parvenait au lieu de ses séances qu’à travers une haie de gens armés, et ne pouvait disposer de la garde de ses portes. Je m’en plaignis hautement : je soutins que l’Assemblée devait avoir la police intérieure et placer aux portes des hommes à ses ordres ; je fus le premier à demander qu’on exigeât la retraite des troupes postées près du lieu de nos délibérations. L’autorité s’avilit lorsqu’elle fait de vains efforts pour attaquer la liberté : tous les liens s’affaiblissent, et l’anarchie ne trouve point d’obstacles. La séance du 23 juin est certainement une des principales causes qui ont préparé l’anarchie dont la France est aujourd’hui déchirée (1). Combien ils sont coupables ceux qui ont voulu profiter delà disposition des esprits pour fomenter les troubles déjà assez favorisés par le malheur des circonstances, et qui ont suscité, dans toute Détendue du royaume, les plus affreux désordres. Il n’entre pas dans mon plan de donner des détails sur la réunion de la majorité du clergé et d’une partie de la noblesse. La minorité du clergé et la majorité de la noblesse s’étant ensuite réunies en vertu d’une lettre du Roi, il se forma une agrégation de deux parties dont l’une considérait la réunion comme constante et définitive, et l’autre comme pouvant cesser suivant les circonstances, conformément à la déclaration du Roi. Je ne cessais de réclamer l’attention de l’Assemblée sur la Constitution. On résolut enfin, dans la séance du 6 juillet, d’indiquer un ordre de travail, et de choisir, pour le préparer, un commissaire dans chaque bureau; je fus nommé par le mien. Le nombre des troupes s’augmentait d’une manière très-alarmante, aux environs de Paris et de Versailles. Le projet était, sans doute, de se prémunir contre les troubles que pouvait occasionner le renvoi de M. Necker , et de faire exécuter la déclaration lue dans la séance royale. Je votai pour l'adresse au Roi proposée par M. de Mirabeau; elle était absolument nécessaire; car l’Assemblée ne devait pas garder le silence sur l’appareil de guerre dont elle était environnée. Après la lecture de l’adresse, je lis le rapport dont (1) On se rappelle l’émeute qui eut lieu 4 Versailles, contre l’archevêque de Paris. Déjà, dans ce temps, il y avait des attroupements et des motions au Palais-Royal. On connaît l’insurrection faite pour délivrer les soldats renfermés dans les prisons de Saint-Germain pour cause d’insubordination. ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [26 octobre 1789.) 500 [Assemblée nationale.] j’avais été chargé par le comité, pour déterminer l’ordre de travail. Ce rapport avait été unanimement approuvé par les commissaires; j’y parlais de la nécessité de laisser au Roi toute la puissance nécessaire pour assurer le bonheur de la nation; j’y rappelais l’existence de plusieurs lois fondamentales de la monarchie; je disais : « Nous n’oublierons pas que les Français ne sont point un peuple nouveau, sorti récemment du fond des forêts pour former une association, mais une grande société de 24 millions d’hommes qui veut resserrer les liens qui unissent toutes ses parties, qui veut régénérer le royaume, pour qui les principes de la véritable monarchie seront toujours exercés. Nous n’oublierons pas que nous sommes comptables à la nation de tous nos instants, de toutes nos pensées; que nous devons un respect et une fidélité inviolables à l’autorité royale, et que nous sommes chargés de la maintenir en opposant des obstacles invincibles au pouvoir arbitraire ». Le comité avait pensé « que la déclaration des droits devait précéder la Constitution et lui servir de préambule , et qu’il ne faliait pas la faire paraître séparément ; que des idées abstraites et philosophiques, si elles n’étaient accompagnées des conséquences, permettraient d’en supposer d’autres que celles qui seraient admises par l’Assemblée ; qu’en n’adoptant pas définitivement la déclaration des droits jusqu’au moment où l’on aurait achevé l’examen de tous les articles de la Constitution, on aurait l’avantage de combiner plus exactement tout ce qui doit entrer dans l’exposé des principes et être accepté comme conséquence. » Je proposai ensuite de la part des commissaires la direction des Iravaux. Ils avaient cru qu’il serait dangereux de confier à un comité le soin de rédiger un plan de Constitution et de le faire juger ensuite dans quelques séances ; qu’il ne fallait point mettre au hasard des délibérations précipitées le sort d’une grande nation ; qu’il serait plus prudent de faire discuter les différentes parties de la Constitution dans tous les bureaux à la fois ; d’établir un bureau de correspondance pour comparer les opinions qui paraîtraient prévaloir dans les différents bureaux, pour tâcher, par ce moyen, de préparer une certaine uniformité de principes, et de tenir chaque semaine trois séances générales où l’on discuterait en public les objets qui auraient déjà été soumis à une discussion dans les bureaux. Les commissaires avaient encore pensé que les articles de la Constitution devaient avoir la liaison la plus intime, et qu’on ne pouvait en arrêter un seul avant d’avoir bien mûrement réfléchi sur tous ; que le dernier article pouvait faire naître des réflexions sur le premier, qui exigeraient qu’on y apportât des changements et des modifications. Ce rapport fut applaudi (1). Les idées de justice et de modération qu’il renfermait parurent, en ce moment, convenir à tous les esprits, ou du moins, au plus grand nombre ; on fut même surpris de cet accord momentané dans les opinions. (1) L’ordre du travail adopté par le comité aurait embrassé tous les objets et M. le comte de Mirabeau s’est trompé lorsqu’il s’est plaint, dans son journal, qu’il n’y était pas parlé des impôts et de l’éducation publique. Les impôts devaient faire partie du travail sur les droits de la nation. Quant à l’éducation publique, je n’ai jamais cru qu’elle dût être réglée par la Constitution. D’ailleurs, tant de choses sont plus urgentes ! Dans la soirée du 11 juillet, le renvoi de M. Necker avait été arrêté. MM. de Montmorin, de la Luzerne et de Saint-Priest avaient partagé sa disgrâce. Cette nouvelle ne fut connue que le lendemain, jour auquel l’Assemblée n’était pas séante. Ceux qui avaient obtenu le renvoi de ces ministres n’ignoraient pas combien le peuple en concevrait d’alarmes. 11 avaient commis cette extrême imprudence, en prévoyant, pour ainsi dire, toutes les suites funestes qu’elle pourrait avoir ; ils s’étaient mis en état de guerre; ils s’étaient emparés de tous les postes pour intercepter la communication entre Versailles et Paris , et ils étaient déterminés à calmer les explosions du mécontentement par la force militaire. Le peuple s’était déjà révolté dans plusieurs quartiers de Paris le dimanche 12 juillet; mais le lundi matin, l’autorité était encore dans la plus ferme contenance : il pouvait être dangereux de la braver. Il me paraissait indispensable de déconcerter les projets de ceux qui avaient remplacé les ministres disgraciés ; et je crus qu’il était de mon devoir de m’exposer à leurs ressentiments. A l’ouverture de la séance du 13 juillet, je dénonçai le succès de leurs intrigues. Dans ma motion, qui fut ensuite imprimée, j’employai des expressions qui n’indiquaient certainement pas des sentiments de crainte et de faiblesse. Toujours fidèle aux principes, je reconnus que le Roi avait le droit de changer ses ministres ; mais je soutins que, pour prévenir les plus grands malheurs, et pour arrêter les projets des ennemis de la liberté publique, il était indispensable de présenter une adresse au Roi, dans laquelle on demanderait le rappel des ministres disgraciés, et dans laquelle .il serait déclaré que l’Assemblée nationale ne pouvait avoir aucune confiance en ceux qui leur avaient succédé, ou qui étaient restés en place. Craignant l’exaltation que pourraient produire les circonstances , je représentai qu’il ne fallait pas oublier, un seul moment, la Constitution; que c’était cet important objet que les ennemis du bien public voulaient empêcher. « 11 fallait agir de sang-froid, délibérer avec une prudente lenteur, ne jamais oublier que le plus grand fléau qui pût affliger un peuple, était d’avoir une Constitution incertaine, facile à changer, et qui devint la source de l’anarchie. » J’ajoutai : « N’oublions jamais que l’autorité royale est essentielle au bonheur de nos concitoyens. A quelque point que puissent en abuser aujourd’hui ceux qui ont surpris la religion du Roi, n’oublions jamais que nous aimons la monarchie pour la France, et non la France pour la monarchie. » Ma proposition, quoique appuyée par un discours très-éloquent de M. de Laïly-Tollendal, ne fut pas adoptée. Instruite des nouveaux malheurs qui venaient d’arriver à Paris, l’Assemblée résolut de députer au Roi pour demander le renvoi des troupes et Rétablissement des gardes bourgeoises. il fut ensuite pris un arrêté, sur la lin du jour, qui exprimait les regrets de l’Assemblée en faveur des anciens ministres, et qui déclarait les nouveaux responsables de tous les événements. Le 14 juillet, un des membres proposa de former un comité de huit personnes pour préparer un plan de Constitution ; c’était détruire l’ordre de travail proposé par le précédent comité. Je m’y opposai de tous mes efforts ; je croyais voir beaucoup d’inconvénients à confier exclusivement à huit personnes le soin de préparer la Constitution. Je craignais que, pendant leurs travaux, l’Assemblée, pour ne pas rester oisive, ne [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [26 octobre 1789.] 561 se livrât au cours irrégulier des motions; qu’on ne perdît un temps précieux, dans l’espoir de l’épargner; que les circonstances devenant de plus en plus pressantes, lassé d’avoir attendu le projet du comité, on ne finît par adopter, sans un assez grand examen, des décisions importantes, et u’on ne fût privé des lumières de la plupart des éputés. 11 me semblait, au contraire , qu’en faisant travailler tous les bureaux à la fois, en établissant un comité de correspondance formé d’un membre de chaque bureau, pour profiter de toutes les réflexions, comparer les avis, les communiquer, recevoir tous les projets, on pourrait préparer un plan de Constitution qui ne serait étranger à aucun des membres, qui serait fait avec plus de raison et de maturité. Je fus secondé par un bien petit nombre : la formation d’un comité de huit personnes fut préférée et je fus nommé l’un des huit commissaires. Dans la séance du soir, on apprit la suite de l’insurrection du peuple de Paris, la prise de l’hôtel des Invalides, le siège de la Bastille ; le lendemain, 15 juillet, fut le jour où le Roi vint au milieu de l’Assemblée nationale, annoncer l’éloignement des troupes et le retour de la paix. Je fus du nombre de ceux qu'on chargea d’en porter la nouvelle à Paris ; etycomme j’ai toujours pensé qu’ont peut repousser légitimement l’oppression par la force, je ne résistai point à un sentiment de joie, en contemplant dans la capitale le triomphe de la liberté et la destruction de la Bastille, cet affreux monument du despotisme. Je tâchai d’exprimer l’impression que j’avais reçue dans un récit dont l’Assemblée ordonna la publication. Combien cette joie eut été mêlée d’amertume si j’eusse alors pu prévoir que les paroles de paix seraient vaines ; que des proscriptions et des assassinats déshonoreraient cette révolution ; que toutes les anciennes lois, toutes les institutions protectrices de la sûreté publique, seraient subitement renversées, avant qu’on les eût suppléées par des lois nouvelles, et que Paris deviendrait une république, ayant une armée complète à ses ordres, disposant â son gré du produit des impositions, et de tout ce qui précédemment était régi par le gouvernement (si toutefois on peut donner le nom de république à la plus violente anarchie) et que la plupart des villes du royaume, armées par le zèle patriotique, finiraient par imiter l’exemple de la capitale ! Quels regrets doivent éprouver ceux qui par leurs intrigues et leur obstination ont provoqué la fureur du peuple, lui ont donné le goût d’une indépendance illimitée, lui ont fait connaître ses forces, et lui ont appris à en abuser ! La motion que j’avais faite, le 13 juillet, pour demander le rappel des anciens ministres, et conséquemment le renvoi de leurs successeurs, fut renouvelée, le 16 juillet, par MM. de Mirabeau et Barnave, le lendemain du jour où le Roi était venu s’abandonner avec confiance aux conseils de l’Assemblée nationale, lis n’appuyèrent point leur opinion sur la force des circonstances ; mais ils soutinrent l’un et l’autre que l’Assemblée nationale était en droit d’influer sur le choix des ministres. Gomme je croyais dangereux de laisser sans réponse une pareille assertion, j’entrepris de la combattre ; je représentai qu’il n’y aurait plus de limite à la réunion de tous les pouvoirs dans les mains des membres de l’Assemblée, c’est-à-dire à l’établissement du despotisme en leur faveur, s’ils s’emparaient du pouvoir exécutif ; et que ce serait réellement s’en emparer que d’influer sur le choix des ministres ; qu’un Roi qui lr8 SÉRIE, T. IX. ne serait pas libre dans ce choix n’aurait plus qu’un vain titre; que, d’ailleurs, on ouvrirait par ce moyen une grande source de corruption, en favorisant dans l’Assemblé des brigues continuelles pour faire vaquer des places, et pour les remplir. J’ajoutai que les ministres étaient responsables de toutes les infractions commises envers les lois, l’Assemblée nationale pouvant faire punir leurs crimes ; il serait bien plus nuisible qu’il ne serait utile au bien public, de gêner la confiance du prince et d’empêcher ses ministres de le conseiller, suivant leur conscience, toutes les fois qu’ils n’attaqueraient pas la Constitution ; d’autant plus, disais-je encore, qu’on ne déclare un ministre coupable qu’après des preuves certaines ; tandis qu’on pourrait se permettre bien légèrement de le faire renvoyer, et même de le diffamer. Je citai l’usage de l’Angleterre, où une cabale, ennemie de M. Pitt, avait demandé son renvoi, et menacé de le déclarer infâme ; cabale qui n’avait pu être enchaînée que par la dissolution même du Parlement. Je soutins que la proposition du renvoi des nouveaux ministres devait être motivée par les circonstances et parla demande du Roi, qui avait invité à lui donner des conseils. M. de Mirabeau traita cette doctrine d'impie et de détestable; et comme je me plaignis de l’extrême chaleur de ses expressions , il voulut bien les adoucir par une interprétation. Je ne répéterai pas ici tout ce qui me fut répliqué par lui et par M. Barnave. Quand ces débats furent terminés, un député de Bretagne fut d’avis qu’on dénonçât et qu’on poursuivît les nouveaux ministres comme coupables : il avait écouté la discussion avec une si grande inadvertance, qu’il s’avança, mes Observations sur les Etats généraux dans les mains, parcourut les citations que cet ouvrage renferme sur divers ministres attaqués par les derniers Etats généraux ; et comme si j’avais eu l’absurde inconséquence de combattre la responsabilité des ministres, tandis que j’en avais fait un de mes principaux motifs, il crut pouvoir me mettre en contradiction. Plusieurs gazetiers, soit parce qu’ils n’avaient pu comprendre le sens des débats sur cette question, soit parce qu’ils m’ont toujours honoré de leur défaveur, rendirent compte de cette séance d’une manière bien perfide; celui, surtout, qu’on nomme le Courrier de Versailles , se ermit à ce sujet le récit le plus faux et les réexions les plus injurieuses; je voulus me disculper, et j’écrivis dans ce dessein au rédacteur du Point du Jour ; c’est la seule fois que j’ai eu la bonhomie de me défendre contre la méchanceté des folliculaires. Ayant vu depuis qu’il aurait fallu consacrer tous mes instants à me justifier, je les ai laissés mentir, censurer, calomnier tout à leur aise, et à la grande satisfaction de ceux qui les ont achetés (1). (1) M. de Mirabeau, dans sa dix-neuvième lettre à ses commettants, a fait le récit de cette controverse; mais il s'est trompé dans l’extrait qu’il a donné de mon discours. Il m’a fait dire que l’Angleterre était perdue. Je n’ai jamais rien dit de semblable. M. de Mi - rabeau a bien pensé que je ne pourrais pas lui savoir mauvais gré de cette supposition (sans doute involontaire) puisqu’elle lui a donné occasion de dire, dans sa lettre : Quelle convulsion de la nature a englouti cette île fameuse, cet inépuisable foyer de si grands exemples, cette terre classique des amis de la liberté ? M. de Mirabeau a encore ajouté dans celte lettre beaucoup de choses qu’il n’avait point prononcées. Quand il a préparé ses discours, on les retrouve, dans son journal, tels qu’on les a entendus; mais quand il lui 36 [26 octobre 1789.] §02 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. On ne sera pas surpris des longs détails dans lesquels je viens d’entrer, quand on se rappellera toutes les calomnies que m’a procurées cette doctrine que je crois vraie. Cependant, il était impossible d’attaquer de bonne foi mes intentions, puisque j’étais le premier qui avais demandé le retour des anciens ministres* et proposé de déclarer que l’Assemblée n’aurait jamais de confiance dans leurs successeurs. Le même jour, les bouveaux ministres furent renvoyés et le rappel de M. Neckerfut décidé. Le lendemaid 17, le Roi, instruit que sa présence était vivement désirée à Paris, et qu’une députation était en marche pour l’inviter à s’y rendre, résolut, dans l’espoir de rétablir la paix, de s’exposer à tous les dangers, au milieu d’une foule immense, qui était armée sans règle et sans précaution ; car la milice parisienne n’était pas encore organisée. Toute la Franceconnaîtle dévouement avec lequel il se conduisit dans la capitale ; on sait qu’il lui fut dit que Paris avait conquis son Roi, et qu’on lui présenta Jes nouvelles cocardes. Le bruit se répandit bientôt que le Roi courait risque d’être retenu: je partageai les alarmes de tous les bons citoyens, et quand je fus instruit de son retour et des témoignages d’amour qu’il avait reçus, je crus que le calme allait renaître. Je ne prévoyais pas que des scélérats emploieraient l’argent et tous les ressorts de l’intrigue, pour profiter des circonstances , et propager dans toute l’étendue du royaume le pillage, l’assassinat, le renversement de l’ordre public et la défection des troupes : on fut bientôt instruit du succès de leurs efforts. Le comte de Lally-Tollendal, ce zélé citoyen, qui possède la véritable éloquence de la vertu, peignit avec les couleurs les plus fortes tous les dangers de l’anarchie. Dans la séance du 20 juillet, il proposa de publier une proclamation, pour condamner hautement, au nom de l’Assemblée nationale, tous les désordres auxquels une multitude insensée se livrait, dans toutes les parties de la France. Chaque jour, on recevait le détail de nouvelles horreurs ; les villes, les campagnes, les particuliers adressaient de toute part des ré-clarations à l’Assemblée nationale’, on fut même bientôt obligé d’établir un comité de rapports. 11 n’y avait qu’un moyen bien simple de proarrive d’improviser dans l’Assemblée, il retravaille à loisir dans son journal ; et alors on ne doit pas être surpris que ce qu’il dit et ce qu’il écrit ne se ressemblent pas toujours exactement. M. de Mirabeau dit � ensuite que M. Glézen, pour « démontrer que les États généraux avaient toujours exercé leur influence sur le ministère, cita tttle autorité respectable, que M. Moünier, en particulier, ne pouvait , pas récuser. Il puisa dans un ouvrage connu sur les États généraux plusieurs exemples de chanceliers, de ministres, de parlements, dénoncés au Roi par les, députés de la nation, renvoyés et même punis. » Airisi, M. de Mirâbeau voulait faire entendre dans son jdürnal que j’aurais eu intérêt, pour me sauver d’une contradiction, à récuser un de mes ouvragés. M. Glezen voulait prouver que l’Assemblée avait 1e droit de dénoncer. Mais personne n’a mieux prouvé que M. de Mirabeau lui-même, que je n’avais aucun motif pour récuser et que j’avais moi-même invoqué le droit de dénoncer ; car dans le discours de la dix -neuvième lettré, M. de Mirabeau dit expressément : « Vous qui nous aàcoi'dëi éelui de lès àcàûsér, de les 'poursuivre, et de créer un tribunal qui devra punir ces artisans d’iniquités. » tégef l’ordre et la paix publique autant qu’il était au pouvoir de FAssemblée ; ce moyen eût consisté à déclarer promptement que toutes les loi? anciennes devaient continuer à être en vigueur et les tribunaux en activité, et à prier le Roi de les faire respecter par toutes les forces dont il est le dépositaire. Alors, on eût pu s’occuper sans relâche de la Constitution, et renvoyer constamment au Roi et aux tribunaux toutes les plaintes particulières; mais la proclamation de M. de Lally fut vivement attaquée; on osa prétendre qu’en adoptant cette proclamation, l’Assemblée compromettait son autorité. Parmi ceux qui se distinguèrent en soutenant un pareil système, on remarqua M. de Mirabeau, qui assura que le bruit d’une proclamation avait déjà soulevé les éspri ts, qu’elle aurait les plus grands dangers, et qu’il fallait se borner à seconder une nouvelle organisation de la municipalité de Paris, en envoyant dans les districts un certain nombre de députés qui s’en occuperaient avec eux (1). Ce fut pendant les débats sur cette proclamation, qu’on apprit les horribles assassinats commis sur MM. Berthier et Foulon. Quand l’Assernblée fut instruite des affreux détails de ces exécutions (2), quelques membres s’efforcèrent de calmer l’indignation qu’elles in-piraient; et l’un d’eux, croyant probablementque les victimes immolées ne suffiraient pas pour satisfaire le ressentiment de la multitude, proposa l’établissement d’un tribunal pour juger les personnes qui avaient été arrêtées, et celles qui seraient dénoncées par le peuple comme coupables. Cet avis trouva des défenseurs ; plusieurs proposèrent même, et d’après le vœu de quelques districts de Paris, l’établissement d’un grand juré dans la capitale, pour juger les crimes d’Etat. On apprit encore qu’on faisait circuler dans le peuple de Paris une liste de proscription dans laquelle se trouvaient compris plusieurs dé-putéSi On sent bieii qüe je dus soutenir, avec toute la force dont je suis capable, la proclamation proposée par M. de Lally, et démontrer combien il était contraire à tous les principes de créer des lois et des tribunaux pour des faits antérieurs, de confier la poursuite et le jugement des crimes d’Etat à une seule ville. Je soutins que la poursuite de pareils crimes n’appartenait qu’aux représentants de la nation, et que c’était prostituer la sublime institution des jurés, que de la faire servir à la fureur populaire. Je demandai si un (1) Ainsi, suivant M. le comte de Mirabeau et beaucoup d’autres, Paris devait organiser lui-même la municipalité de concert avec l’Assemblée nationale, au lieu de recevoir avec obéissance la loi qtii lui aurait été donnée, â cet égard, par le Corps législatif. Si chaque ville réclamait un semblable privilège, que deviendrait l'imité du corps politique, tant recommandée par M. de Mirabeau? (2) J’ignore si ces deux hommes avaient mérité des supplices. M. Foulon, surtout, avait une très-mauvaise réputation; mais il y a loin, sans doute, d’une mauvaise réputation à des crimes dignes dé mort. Je sais seulement que les principaux motifs de lâ foule sanguinaire qui les à égorgés, ont été que M. Berthier était accapareur de grains, et que l’autre avait dit qu’il fallait faire manger du foin au peuple, Ces deux accusations étaient certainement bien absurdes. Et d’ailleurs, l’assassinat de l’homme le plus coupable est toujours affreux, surtout quand il est commis eh plein jour, au milieu d’une grande ville, et sons les yeux d’une foule immense de spectateurs. [26 octobre 1789.] 563 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. tribunal qui jugerait des hommes accusés par une multitude altérée de sang, toujours prête, dans son ignorance stupide, à tourner en certitudes les plus absurdes calomnies, aurait la liberté de protéger l’innocence; et si une pareille commission ne formerait pas un tribunal de sang aux ordres des factieux, et mille fois plus redoutable que les satellites des tyrans les plus abhorrés. Une députation des électeurs de Paris vint solliciter l’érection d’un tribunal pour juger les crimes de lèse-nation ; cependant il fut décidé qu’il ne serait établi de tribunal de ce genre que par la Constitution. La proclamation de M. de Lally fut admise, dans la séance du 24 juillet, après avoir été moditiée, de manière qu’apres l’exposé des motifs, elle ne contenait plüs qu’une invitation à la paix, au respect pour les lois, et la promesse d’établir un tribunal par la Constitution. Le comité de Constitution, dont j’étais membre, avait tenu, depuis son établissement, un petit nombre d’assemblées ; une très-grande différence dans les principes de ceux qui le composaient mettait obstacle à la promptitude des travaux. L’Assemblée nationale qui, ainsi que je l’avais prévu, n’avait pu s’occuper de cet important objet pendant la préparation du comité, témoignait quelque impatience. J’avais un travail complet sur la Constitution; mais j’aurais cru manquer aux égards que je devais au comité, en le donnant avant de l’avoir soumis à son examen. Je lui communiquai d’abord uü projet de déclaration des droits, où se trouvaient compris la plupart des articles de celle de M. de la Fayette. Le Co-mité ne voulut point prononcer entre mon projet et celui de M. l’abbé Sieyès « Il fut arrêté qu’ils seraient lus tous les deux dans la séance du 27 juillet. Pour donner de l’occupation à l’Assemblée, le comité m’invita à joinare à ce projet l’exposé des prérogatives royales. M. l’archevêque de Bordeaux, membre du comité, eut soin de prévenir qu’on perfectionnerait dans la suite la rédaction des articles. Un grand nombre de personnes, très-étrangères jusqu’à ce jour aux matières politiques, furent effrayées de l’énonciation de ces prérogatives; et parce que les droits de la nation n’étaient pas traités dans ce chapitre, elles les crurent abandonnés, et ce fut un nouveau prétexte pour me calomnier et pour dire hautement que je voulais rétablir le despotisme. Dans la séance du 30 juillet, on fit part de l’emprisonnement de M. de Besenval, de son élargissement obtenu parM. Necker, dans l’assemblée des représentants de la commune de Paris, et dans celle des électeurs de la même ville. On connut, en même temps, la résistance de plusieurs districts qui avaient forcé l’Hôtel-de-Ville, dans la crainte d'une insurrection populaire, à rétracter l’ordre qu’il avait donné précédemment d’élargir M. de Besenval. Une députation de Paris vint rendre compte de toutes ces circonstances, On proposa encore, pouf calmer le peuple, d’autoriser l’emprisonnement de M. de Besenval, et de promettre de le faire juger. Je n’ai jamais connu M. de Besenval : mais je voulus défendre les principes de la liberté individuelle sans laquelle la liberté politique n’est qu’une absurde et dangereuse chimère. Je demandai où était l’accusation de M. de Besenval, où était l’information, et en vertu de. quel ordre la milice de Ville-nox s’était permis d’arrêter un officier des troupes du Roi, ayant une permission de Sa Majesté pour se rendre en Suisse. Je soutins, de plus, qu’aucun homme ne pouvait être valablement constitué prisonnier qu’en vertu de la loi, que la loi ne permettait pas d’emprisonner sans accusation et sans information, à moins que le coupable ne fût pris en flagrant délit ou à la clameur publique, c’est-à-dire à l’instant même ou le délit venait d’être commis et où les témoins poursuivaient le coupable, J’observai que c'était de cette manière seulement qu’il fallait entendre les mots clameur publique, qu’il ne convenait qu’à des tyrans subalternes de leur donner une autre interprétation, et que si l’on appelait clameur publique un bruit populaire, un simple soupçon, aucun individu ne pouvait compter sur sa liberté. Je fus interrompu par des huées, dans le cours de mes réflexions. Je répondis avec fermeté : « Je ne désire pas les applaudissements, je ne crains pas les marques d’improbation, et je ne cherche pas à obtenir la faveur de la ville de Paris (1). » j’our me réfuter, on fit remarquer que je n’avais dit que des lieux communs. Ces lieux communs en faveur de la liberté individuelle furent encore un sujet de calomnie. Un règlement pour la police de l’Assemblée avait décidé qu’il n’y aurait que deux assemblées générales par semaine, et que les autres jours seraient employés à la discussion dans les bureaux, Cette précaution paraissait d’autant plus essentielle, que l’on n’avait point admis la méthode de demander l’opinion de chaque membre en particulier, Deux ou trois jours d’épreuve en avaient fait redouter la longueur, Si l’on eût persisté cependant à faire Un tour général d’opinions avant de Voler, ainsi que je l’avais demandé instamment plusieurs fois, chacun aurait fini par contracter l’habitude de ne jamais répéter ce qu’on aurait dit avant lui, et souvent on se serait borné à ajouter à l’avis d’un autre une simple réflexion ; souvent même on se serait contenté d’observer qu'on n’avait plus rien à dire ; mais on avait préféré réserver la parole à ceux qui se feraient inscrire. 11 en est résulté de très-grands inconvé-niens ; les mêmes personnes ont presque toujours rempli la tribune, et ces personnes étaient en petit nombre. Elles se faisaient presque toujours inscrire deux ou trois fois d'avance. 11 fallait être acoutuûié à parler en public pour pouvoir se déterminer à se faire placer sur la liste des parleurs et pour monter à la tribune aux harangues. Beaucoup de députés, très-éclairês, mais qui ne savaient pas improviser de longs discours, n’osaient point réclamer la parole pour une obser-(1) J’ignore encore si M. de Besenval est coupable. On lui fait un crime d’avoir écrit au gouverneur de la Bastille qu’il devait se défendre. Je sais qu’il est des circonstances qui légitiment l’insurrection; et je mets dans ce nombre celles qui ont causé le siège de la Bastille. Mais je ne savais pas encore que les agents de l’autorité, les officiers militaires� fussent criminels pour avoir entrepris de repousser la force par la force et de garder des postes qui ont été confiés à leur honneur et â leur vigilance. J’avais cru que l’insurrection pouvait être tout au plus considérée comme un état de guerre, et que ce n’était pas la faire très-humainement que de proscrire les vaincus. Au surplus, si le peuple de Paris voulait la perte de M. de Besenval, il faudrait espérer que dans ce cas les juges du Châtelet, à qui l’on vient de confier le jugement des crimes de lèse-nation, s’ils le trouvaient innocent, s’exposeraient volontairement à devenir les martyrs de la justice. 504 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [26 octobre 1789.] vation claire et simple, qui cependant eût été essentielle. Le règlement avait apporté quelques remèdes à ces inconvénients en déclarant qu’une motion serait toujours renvoyée au lendemain, à moins que l’Assemblée ne l’eût jugée assez pressante pour être aussitôt décidée, et que les articles de législation et de Constitution doivent être discutés pendant trois jours. Les bureaux offraient surtout une grande ressource. C’était là que, dégagés de tout ce qui excite la vanité, n’ayant plus les applaudissements des spectateurs à désirer, les moyens d’impression à craindre, n’ayant point de discours à prononcer pour les faire insérer dans les gazettes, on préparait avec l’attention la plus scrupuleuse les diverses questions qui devaient être traitées dans l’Assemblée, et que beaucoup d’hommes modestes opposaient la froide raison et l’expérience à la chaleur des idées prétendues philosophiques. Mais ces derniers moyens, propres à corriger les vices de la méthode adoptée, furent bientôt détruits. Beaucoup de motions ne furent point renvoyées, beaucoup de questions importantes n’ont pas été soumises à la discussion de trois jours ; et enfin, lelendemain dujour où le règlement fut admis, on soutint que l’enthousiasme patriotique s’affaiblissait dans les bureaux ; on demanda qu’il y eût une assemblée générale tous les matins ; bientôt il y en eut deux par jour, et les bureaux devinrent inutiles. J’ai beaucoup à me reprocher de n’avoir pas résisté avec énergie aux moyens mis en usage pour anéantir les bureaux. A la fin de la séance du samedi 1er août, on se réunit, dans les bureaux, pour nommer un président. La pluralité des suffrages fut décidée en faveur de iVI. Thourel ; sa modération lui avait suscité beaucoup de calomniateurs ; on avait eu soin de répandre à son sujet, dans le Palais-Royal, les mensonges les plus ridicules. Dès qu’on sut que M. Thouret avait eu la majorité, avant même la séparation des bureaux, les clameurs les plus violentes s’élevèrent ; on prétendait que sa nomination était un triomphe de l’aristocratie, que rien ne devait faire tolérer. Le lendemain, le Palais-Royal, qui était déjà le foyer habituel de la fermentation et de l’anarchie, se permit d'exprimer son mécontentement, les menaces furent sans nombre ; on redoutait, pour Ja séance du lundi, la scission la plus orageuse. Mais M. Thouret préféra de sacrifier la justice qu’il avait droit d’attendre afin de contribuer, par un généreux dévouement, au maintien de la paix. Dans un discours très-noble qu’il prononça, il dit : « C’est en sentant tout le prix de l’honneur que vous m’avez déféré et qui ne pourrait m’être ravi, que j’ai le courage de me refuser à sa jouissance, quand sous d’autres rapports il eût été peut-être excusable dépenser que le courage était d’accepter. » Je crois, en effet, qu’il n’eût pas été moins courageux et qu’il eût été plus utile que M. Thouret eût résisté à ses ennemis et les eût bravés. Mais je crois, surtout, qu’on aurait dû se plaindre de l’outrage commis envers l’Assemblée par les clameurs et les menaces qu’avait occasionnées cette nomination, et le silence que je gardai en cette occasion est encore un des torts que je me reproche. On accepta la démission de M. Thouret, et l’on encouragea, par ce moyen, les auteurs des menaces et des calomnies, qui jugèrent qu’ils avaient] de grands succès à espérer, en répandant le sentiment de la terreur. Dans la séance du 6 août, pendant qu’on révisait la rédaction des articles faits si précipitamment dans la nuit du 4, je réfléchis que, si le rachat des droits seigneuriaux était juste et utile, il pouvait être injuste d’abolir, sans indemnité, les droits et devoirs féodaux et censuels, qui représentent les droits de mainmorte et la servitude personnelle. Cette rédaction me paraissait propre à susciter des procès sans nombre, et attenter au droit de propriété que mon mandat m’ordonnait de défendre. Des clameurs en grand nombre s’opposèrent à ce que je fusse entendu. Je dis alors à M. le président que, pour pouvoir me justifier auprès de mes commettants, il me suffisait de prou ver que j’avais fait tous les efforts qui étaient en mon pouvoir. Je demandai donc ou que l’Assemblée m’entendît, où qu’elle déclarât qu’elle ne voulait pas m’entendre. La majorité me permit de parler. Je commençai par exprimer la satisfaction que me faisait éprouver le rachat des droits seigneuriaux; mais r j’observai que « pour travailler solidement au bonheur d’une nation, il ne fallait jamais s’écarter des règles de la justice ; que, jusqu’à ce jour, la prescription avait été, pour le repos des sociétés, un moyen légitime d’acquérir ; que s’il m’était dû des redevances foncières depuis plus d’un siècle, quelle qu’en eût été l’origine, elles étaient devenues le patrimoine de ma famille ; que dans les successions et les acquisitions, la valeur des immeubles chargés de redevances avait été calculée, distraction faite de ces redevances; que, la servitude personnelle ayant été presque générale en Europe, et les serfs ayant été attachés à la culture d’un sol qui souvent appartenait en entier au seigneur, beaucoup d’affranchissements avaient été prononcés, en les remplaçant par des droits censuels , et qu’il n’y aurait aucun inconvénient à prononcer que toutes les redevances dues par les terres seraient rachetables ; sans quoi, on s’exposait à ruiner beaucoup de familles. » Mon observation n’eut alors aucun succès. Un député, auteur de la rédaction de l’article, me répondit que ce qui avait été juste une fois l’était toujours. En abusant d’un pareil principe, il aurait pu dire qu’on doit ôter à une famille les biens dont elle jouit depuis deux cents ans, si l’on prouve que les personnes qui les ont vendus les avaient usurpés plusieurs siècles auparavant, On a droit d’espérer que cet article sera rectifié, quand on fera les lois de détail. Quoi qu’il en soit, j’eus, à cette époque, la satisfaction de remplir mon devoir. Plusieurs de mes co-députés ont reconnu publiquement que ma réclamation était juste (1) ; mais mes ennemis me manquèrent pas de dire que je m’intéressais aux seigneurs ; comme s’il existait une classe de citoyens envers hi pielle on dût se dispenser d’être juste. Dans la séance du 7 août, M. Ne cher invita l’Assemblée à autoriser un emprunt de 30 millions, qu’il jugeait indispensable. Un des membres, cédant peut-être trop aveuglément à un mouvement de zèle, dit que pour donner au Roi une preuve de patriotisme, il fallait voter à l’instant, en présence de ses ministres, l’emprunt de 30 millions. Un autre député, après le départ des ministres, le tança vivement et s'écria : Je demanderai la proscription de ce vil esclave. Cette menace fut remarquée par un grand nombre de personnes ; et je crois que, pour la liberté et la décence de l’Assemblée, j’aurais certainement dû m’en plaindre. (1) Barnave fut de ce nombre. ARCHIVES PARLEMENTAIRES. 565 [Assemblée nationale.] Dans la séance du 9 août, on proposait de nommer un comité pour surveiller l’emploi de l’emprunt, et d’établir une caisse nationale. Je soutins que la surveillance d’un comité serait un partage du pouvoir exécutif, et nuirait à la responsabilité des ministres ; qu’on ne pouvait pas préjuger aussi légèrement la grande question de savoir s’il faut établir une caisse nationale, que lorsqu’on voudrait examiner attentivement cette importante question, on verrait, peut-être, qu’en établissant deux trésors, on pourrait engager le prince à séparer ses intérêts de ceux de la nation, et à se former un trésor particulier, tandis que le Trésor royal n’est autre chose que le Trésor national, dont le Roi n’est que le dépositaire, et dont les ministres sont responsables; que cette responsabilité assurait mieux Remploi des deniers que s’ils étaient dans les mains d’une Assemblée, puisque ne pouvant être attaquée comme responsable, et ayant le trésor à sa disposition, elle pourrait changer la première destination des sommes par une résolution précipitée, tandis que les ministres seraient coupables s’ils ne se conformaient pas à cette destination, et qu’ils ne pourraient en être dispensés que par le concours de l’autorité du Roi et de celle des représentants. Cette fois mes observations ne furent pas utiles ; ce qui n’empêcha pas de remarquer que cette doctrine était encore royaliste. Le 10 août l’Assemblée nationale fit un décret pour protéger la tranquillité publique; les incendies et les ravages commis dans les mêmes temps, et sollicités de la même manière, c’est-à-dire par de faux avis et de fausses ordonnances du Roi, en firent sentir la nécessité. Dans le projet de ce décret, il était dit que les troupes ne prendraient les armes contre les citoyens qu’à la réquisition de l’Assemblée nationale et des municipalités. Ainsi, un jour on proposait de mettre une caisse au pouvoir de l’Assemblée, et quelques jours après de soumettre l’armée à ses réquisitions. Je proposai deux formules de serment, l’une pour les officiers, et l’autre poulies soldats. Je soutins que l’Assemblée nationale devait préparer les lois, et non commander des troupes. Ces formules furent adoptées, avec un amendement pour exiger la présence des officiers municipaux. J’observe qu’on ne peut considérer ces formules que comme provisoires, jusqu’à ce qu’on ait fait des lois précises pour, régler les circonstances dans lesquelles on peut requérir l’emploi des troupes. Pendant le temps consacré à délibérer sur la rédaction des articles arrêtés dans la nuit du 4 août, je m’étais absenté quelques jours pour écrire mes Considérations sur le gouvernement et principalement sur celui qui convient à la France. Cet ouvrage excita de plus en plus contre moi la colère du parti démocratique ; je crois cependant les principes qu’il renferme très-favorables à la liberté ; je crois même que c’est avec ces seuls principes qu’on peut l’établir et la rendre durable dans un grand empire. Des Anglais, des Américains, des Genevois, des Français qui ont passé leur vie dans les malédictions politiques, en ont porté ce jugement ; mais une tourbe frénétique de démocrates qui parlent liberté depuis quelques mois a décidé sommairement que ces principes ramèneraient la servitude; ils ne veulent honorer du nom de liberté que l’intervention perpétuelle dans les affaires publiques d’une multitude ignorante qu’ils savent diriger suivant leurs intérêts. Le rédacteur d’un journal qui n’a jamais voulu prostituer sa plume pour servir la tyrannie des [26 octobre 1789.] démagogues (1), en annonçant mon ouvrage, dit que cet écrit était digne d’être sérieusement médité, et qu’il en parlerait plus en détail la semaine suivante. La faction démocratique (2) crut, d’après ces expressions, qu’il pourrait en parler avec éloge. Quatre émissaires du Palais-Royal allèrent à lui le� pistolet à la main, de la part d’un grand nombre de patriotes (c’est ainsi qu’ils qualifiaient l’association tyrannique à laquelle ils étaient attachés) ; ils déclarèrent au rédacteur que son journal serait supprimé, qu’il serait même puni de mort, s’il avait la hardiesse d’accréditer les principes consignés dans mon ouvrage. Dans la séance du 20 août, on arrêta plusieurs articles de la déclaration du droit, tels qu’ils avaient été insérés dans le projet de M. de La Fayette. Mais M. de La Fayette , malgré son zèle ardent pour la liberté, n’avait pas dit : Les hommes naissent et demeurent égaux en droits ; il avait dit seulement : Les hommes naissent égaux en droits ; il avait à l’instant rappelé les distinctions sociales fondées sur l’utilité commune. Je m’opposai vainement à l’addition du mot demeurent; il faut croire qu’on a voulu parler des droits naturels; mais alors il eût été prudent de l’expliquer ; car si l’on entend par le mot droit la définition donnée par les publicistes, suivant laquelle un droit est la faculté de réclamer ce qui est dû, les droits sont différents selon les fonctions et les emplois; et j’ai déjà entendu plusieurs fois des hommes ignorants concevoir des prétentions bien extravagantes d’après l'égalité des droits, telle qu’elle est exprimée dans la déclaration. Beaucoup de personnes jugèrent mon observation contraire à la liberté. Dans la séance du 21, on consacra plusieurs principes tirés de mon projet sur la déclaration des droits et qui sont certainement bien contraires à un système de servitude. Le même jour, mes opinions excitèrent de grands murmures , parce que je soutins qu’il était imprudent de dire que tous les citoyens devaient être admis à tous les emplois sans aucune distinction ; mais qu’il fallait les déclarer admissibles, sans aucune distinction de naissance, suivant leur capacité. Je disais que lorsqu’on établirait des assemblées provinciales, on jugerait peut-être dangereux de confier l’administration des propriétés à ceux qui ri’en posséderaient point; qu’en abolissant la vénalité des charges, il serait peut-être utile que les fonctions publiques ne fussent confiées qu'à des personnes ayant un revenu en propriété, afin que la responsabilité ne fût pas vaine, et qu’ils pussent supporter les dommages-intérêts auxquels ils pourraient être soumis pour des abus d’autorité. J’observai que, la déclaration desldroits devant être le guide constant de la législation , il fallait craindre de la mettre en contradiction avec les lois fondamentales ou particulières; car, de ce que les citoyens seraient admissibles sans aucune distinction, on pourrait en conclure qu'on ne doit faire aucune distinction entre les propriétaires et ceux qui ne le sont pas ; tandis que le mot de capacité était assez vague pour ne pas compromettre cette importante question. On me (1) On appelait démagogues, daus l’ancienne Grèce, ceux qui flattaient les passions du peuple pour le gouverner à leur gré. (2) J’entends, par démocratie, l’État où le peuple en corps gouverne, soit qu’il exerce simplement le pouvoir de faire des lois, soit qu’il exerce tous les pouvoirs. {•26 octobre 1789.] SG0 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. répondit que mes intentions étaient bien connues et que d’après mes Considérations sur le gouvernement, je voulais établir l’aristocratie des richesses (1). Je réussis cependant à faire admettre le mot capacité ; mais à l’instant des clameurs s’élevèrent; on prétendit que le président avait mal présenté la question ; on demanda à grands cris de prendre les voix par 1 appel des noms. Pour calmer le tumulte, on proposa de dire : sans autre distinction que celle des vertus et des talents, ce qui détruisit l'effet du mot capacité, et l’on criait autour de moi : « Hier , on a décidé que nous étions tous égaux, et aujourd’huiil voudrait rétablir l’inégalité. * Quand la déclaration des droits fut terminée , je proposai dans la séance du 28 août, au nom du comité de Constitution, six articles sur la nature du gouvernement français. Depuis quelques jours, les esprits commençaient à s’agiter sur la fameuse question de la sanction royale. Des brochures bien propres à égarer la multitude, à flatter sa passion , avaient déjà séduit l’opinion du peuple de Paris, par des déclamations sur un sujet que la plupart des citoyens ne sont en état ni de traiter, ni d’entendre. Ceux qui, dans l’Assemblée, avaient des idées exagérées de liberté, témoignaient beaucoup d’éloignement contre une prérogative royale aussi essentielle au bonheur et à la liberté de la nation. A la lecture des six articles que j’avais proposés, on s’empressa de présenter une autre rédaction, qui anéantissait la sanction royale. Plusieurs députés, pour la défendre, voulurent citer leurs cahiers. A l’instant, plusieurs personnes qui, dans d’autres circonstances, avaient montré le plus grand respect pour leurs mandats et pour la volonté de leurs commettants , soutinrent que les cahiers ne pouvaient être, sur ce sujet, d’aucune considération, et qu’on ne devait pas les citer ; d’autres observèrent que les cahiers, en recommandant la sanction royale, n’avaient pas décidé si elle produirait PU empêchement absolu, ou suspensif. Je répondis qu’on ne pouvait borner la prérogative royale au droit de suspendre ; que ce serait clairement contredire nos mandats, dont la grande majorité prononçait que les lois seraient faites avec le consentement , avec la sanction, avec V autorité, avec le concours du Roi; que le mot sanction était synonyme des mots décret, consentement, approbation, confirmation; qu’en ne laissant au monarque que le droit de suspendre, il en résultait qu’après un délai, la loi passerait sans Y autorité, le consentement , le concours , la sanction du Roi, et conséquemment d’une manière contraire à nos mandats ; car un acte forcé ne peut mériter aucun de ces noms. Les ennemis de la sanction royale, ou les partisans du veto suspensif, craignaient que la majorité de l’Assemblée ne leur lût contraire. Ils savaient, d’après mes Considérations sur les gouvernements, combien j’attachais d’importance à la sanction royale. Plusieurs députés résolurent d’obtenir de moi le sacrifice de ce principe, ou, en le sacrifiant eux-mêmes, de m’engager, par reconnaissance, à leur accorder quelque compensation ; ils me conduisirent chez un zélé partisan de la liberté, qui désirait une coalition entre eux et moi, afin que la liberté éprouvât moins d’obstacles, et qpi voulait seulement être présent à (1) Il faut avouer quç ce mot aristocratie a fait une grande fortune. Chacun l’applique maintenant à ce qu’il n’aime point, à ce qui choque son amour-propre. nos conférences, sans prendre part à la décision. Pour tenter de les convaincre, ou pour m’éclairer moi-même, j’acceptai ces conférences. On déclama fortement contre les prétendus inconvénients du droit illimité qu’aurait le Roi d’empêcher une loi nouvelle, et l’on m’assura que si ce droit était reconnu par l’Assemblée, il y aurait guerre civile. Ces conférences, deux fois renouvelées, n’eurent aucun succès ; elles furent recommencées chez un Américain , connu par ses lumières et ses vertus, qui avait tout à la fois l’expérience et la théorie des institutions propres à maintenir la liberté. 11 porta , eu faveur de mes principes, un jugement favorable. Lorsqu’ils eurent éprouvé que tous leurs efforts pour me faire abandonner mon opinion étaient inutiles, il me déclarèrent enfin qu’ils mettaient peu d’importance à la question de la sanction royale , quoiqu’ils l’eussent présentée, quelques jours auparavant, comme un sujet de guerre civile; ils offrirent de voter pour la sanction illimitée, et de voter également pour deux Chambres, mais sous la condition que je ne soutiendrais pas, en faveur du Roi, le droit de dissoudre l’Assemblée des représentants : que je ne réclamerais pour la première Chambre qu’un veto suspensif, et que je ne m’opposerais pas à une loi fondamentale qui établirait des conventions nationales à des époques fixes, ou sur la réquisition de l’Assemblée des représentants, ou sur celles des provinces pour revoir la Constitution, et y faire tous les changements qui seraient jugés nécessaires. Ils entendaient par Convention nationale, des assemblées dans lesquelles on aurait transporté tous les droits de la nation ; qui auraient réuni tous les pouvoirs, et conséquemment auraient anéanti, par leur seule présence, l’autorité du monarque et de la législature ordinaire ; qui auraient pu disposer arbitrairement de tous les genres d’autorité, bouleverser à leur gré la Constitution, rétablir le despotisme ou l’anarchie. Enfin, on voulait, en quelque sorte, laisser à une seule Assemblée, qui aurait porté le nom de Convention nationale, la .dictature suprême et exposer le royaumeàun retour périodique de factions et de tumulte. Je témoignai ma surprise de ce qu’on voulait m’engager à traiter sur les intérêts du royaume comme si nous en étions les maîtres absolus ; j’observai qu’en ne laissant que le veto suspensif à une première Chambre, si elle était composée de membres éligibles, il serait difficile de pouvoir la former de personnes dignes de la confiance publique, puisque alors tous les citoyens préféreraient être nommés représentants, et que la Chambre, juge des crimes d’Etat devait avoir une très-grande dignité, et conséquemment que son autorité ne devait pas être moindre que celle de l’autre Chambre. Enfin, j’ajoutai que lorsque je croyais un principe vrai, j’étais obligé de le défendre, et que je ne pouvais pas en disposer, puisque la vérité appartenait à tous les citoyens. Le samedi 29 août, je revis , à Versailles, les mêmes personnes avec qui j’avais eu des conférences à Paris. On me présenta un projet de convention à signer ; et, sur mon refus, on m’assura qu’on ferait tous les efforts possibles pour borner la prérogative du Roi, en matière de législation, à un simple veto suspensif ; qu’on allait se rendre dans un comité nombreux, afin de préparer les esprits ; qu’on éclairerait l’opinion publique, et que le soir même on irait à Paris dire hautement ce qu’on pensait sur la sanction royale. On alla en effet à Paris. Je dois croire 561 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [26 octobre 1789.] qu’on n’avait d’autre but que de diriger l’opinion publique, dans l’espoir que son influence concilierait beaucoup de suffrages au veto suspensif , et qu’il n’entrait point dans le projet de ceux qui s’exprimaient ainsi d’inspirer la crainte aux partisans de la sanction royale. L’opinion de la multitude dans la ville de Paris se trouva plus fortement décidée pour leur système qu’ils ne le voulaient sans doute, car le lendemain dimanche, 30 août, des attroupements se formèrent au Palais-Royal co? tire le veto. C’est ce mot, que le peuple n’a jamais compris, qui a contribué à lui inspirer de l’effroi ; c’est par cela même qu’il ne l’entendait point, qu’il était facile de le lui représenter comme le retour du despotisme. Je fus dénoncé comme traître à la patrie. Les anciens services que j’avais rendus à la liberté me faisaient juger bien plus coupable, et des scélérats, soudoyés pour me livrer à la haine du peuple, disaient à une foule d’ignorants, qui n’avaient jamais lu les actes des assemblées du Dauphiné et mes différents ouvrages, que j’abandonnais tous mes anciens principes ; que je les contredisais même expressément , pour prêcher l’esclavage et la ruine du peuple. Cependant, je soutenais toujours, avec le même zèle, les principes adoptés par ma province, ceux qui m’avaient guidé depuis le mois de juillet 1788 , et le mandat qui m’avait été donné par mes commettants. On représenta la défense de la sanction royale comme un dernier effort dé l'aristocratie, à laquelle je m'étais récemment dévoué , On dit que la vie de M. de Mirabeau était en danger -, « que les aristocrates avaient juré sa perte, et qu’il fallait lui donner des gardes ». On fit à l’instant une liste de proscription, sur laquelle j’avais l’honneur d’être nommé le premier. Ou résolut de venir à Versailles, au nombre de 15,000, pour punir ceuxqu’on appelait aristocrates, enlever le Roi, la Reine et le Dauphin. M. de la Fayette réussit, par sa fermeté, à empêcher cette insurrection. Le lundi 31 août, l’Assemblée nationale fut instruite de ce qui s’était passé la veille ; on l�f plusieurs lettres menaçantes, adressées au président et aux secrétaires, par la société patriotique du Palais-Royal. Je demandai la parole, et je représentai « que les résolutions criminelles du Palais-Royal n’étaient pas l’unique mobile de la proposition que j’allais soumettre à l’Assemblée; que je profitais de cette circonstance pour fixer son attention sur l’affreuse anarchie qu’on cherchait à propager dans tout le royaume ; qu’à la même époque on avait répandu de faux avis dans toutes les provinces, pour faire ameuter le peuple, et le conduire ensuite à des dévastations ; que des sommes d’argent considérables avaient été distribuées dans un grand nombre de régiments, pour favoriser leur défection ; que tout annonçait les complots d'hommes assez coupables pour exciter les desordres, et se préparer, h l’abri de l’anarchie, les moyens d’élever leur fortune sur les ruines de la propriété publique. J’ajoutai que, dans les grands périls de l’Etat, il fallait recourir à des remèdes extraordinaires : je demandai qu’on promît une récompense de 500,000 livres à ceux qui donneraient des preuves de tout complot contre la liberté du Roi et la sûreté de l’Assemblée, et la grâce des coupables qui dénonceraient leurs complices. Les menaces du Palais-Royal paraissaient avoir répandu tout à la fois l’indignation et la terreur. Beaucoup de journaux vendus à la faction démocratique ont publié que l’effet de ces menaces avait été très-salutaire , c’est-à-dire qu’elles avaient grandement influé sur la décision la plus importante. Je ne sais si j’étais dans l’erreur ; mais il me semble qu’il eût été sage d’adopter quelques mesures efficaces pour empêcher le retour d’un aussi noir attentat; car il était affreux, sans doute, qu’une partie des habitants de la capitale se crût permis de dicter des lois à l’Assemblée nationale , d’outrager et de proscrire plusieurs de ses membres, et de menacer la sûreté du Roi. C’était, tout à la fois, crime de lèse-nation, de lèse-majesté, Cétait une conjuration contre la liberté publique, Il fallait invoquer toute la rigueur des lois, exciter la vigilance des tribunaux de la capitale. Il eût fallu, je crois, adopter de plus ma proposition, qui aurait pu décourager beaucoup de factieux, répandre parmi eux la défiance, et faciliter la découverte des plus horribles trames. L’objection faite par quelques journaux : que c’était exciter les délations , était certainement bien futile ; car une délation qui tend à sauver l’Etat est une action honorable qu’on ne saurait trop récompenser. Il n’y a de délations criminelles que celles qui sont faites aux tyrans contre les défenseurs de la vérité et de la liberté. Cependant l’Assemblée décida qu’il n’y avait pas lieu à délibérer, et voici quel motif on lui présenta. Quelques personnes lui dirent qu’on n’avait pas été intimidé par une armée , qu’on ne devait pas l’être par le Palais-Royal ; qu’il fallait ne pas interrompre les travaux de la Constitution, et mépriser de vaines menaces. Il est essentiel d’observer que ceux qui parlèrent de mépriser ces menaces étaient protecteurs déclarés du veto suspensif, et conséquemment n’avaient pas à les redouter. Si l’on eût laissé le temps de leur répondre, il eût été facile de démontrer que les exemples qu’ils citaient étaient directement contraires à ce qu’ils voulaient conclure, puisque l’on n’avait pas gardé le silence sur la présence de l’armée , qu’on avait demandé son éloignement, et que, lorsqu’on est menacé par des scélérats, le courage ne consiste pas à feindre d’ignorer leurs projets (si l’on était effrayé, on n’agirait pas autrement) ; et sans doute on ne pourrait pas dire qu’il y aurait de la lâcheté à les braver, à les attaquer, les arrêter et les faire punir, M. de Lally-Tollendql Int ensuite son excellent discours sur l’organisation du Corps législatif; il fut interrompu plusieurs fois par des murmures • et plusieurs personnes qui, probablement, ne se piquaient pas d’être instruites dans le droit public de l’Europe, s’écrièrent qu’on voulait leur donner le Sénat de Venise. Je lus, de la part de la majorité du comité ( i), un projet d 'organisation du Corps législatif. Je puis dire que j’y avais donné quelque soin, et, s’il était défectueux, j’ose au moins avancer que tout peuple qui aura un Corps législatif organisé de cette manière, ne sera pas un peuple esclave. Notre rapport n’a jamais été Ju que cette fois dans l’Assemblée; on ne l’a jugé digne d’aucun examen ; il n’a jamais été mis en discussion, et les folliculaires se sont hâtés de le déchirer à l’envi avant qu’il fût imprimé. Au milieu même de l’Assemblée, dans le cours de cette séance, les huissiers me remirent plusieurs lettres anonymes, qui leur avaient été (1) Depuis la nomination de M. l’archevêque de Bordeaux, le comité n’était plus composé que de sept personnes. La majorité était formée par MM. de Lally-Tollendal, Bergasse, de Clermont-Tonnerre et moi. [26 octobre 1789.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. 50g [Assemblée nationale.] confiées par des inconnus, dans lesquelles j’étais menacé d’être assassiné ou empoisonné. Rentré chez moi, j’en reçus encore, remplies des invectives les plus grossières et des menaces les plus atroces. Depuis cette époque, jusqu’à mon départ, il ne s’est presque point passé de jour où je n’en aie reçu du même genre. Je dois même dire que ce n’est pas mon opinion sur la sanction royale qui a commencé à me susciter des menaces. A l’époque où j’avais défendu la proclamation de M. de Lalty, plusieurs lettres m’avaient annoncé la fatale lanterne ; et la classe pauvre des habitants de Versailles, bien plus facile à séduire par ses besoins et par son ignorance, m’avait déjà donné plusieurs marques de haine, parce qu’on lui avait dit que j’étais un aristocrate, et qu’avec ce seul mot, sans aucun besoin de preuve, on allumait la fureur du peuple ; mais depuis l’insurrection du Palais-Royal, et la proposition que j’avais faite d’accorder une récompense à ceux qui dénonceraient les complots, la haine qu’on avait inspirée contre moi s’accrut sensiblement. Plusieurs personnes connues dans l'Assemblée par les preuves qu’elles avaient autrefois données de leur attachement aux anciens usages et au système véritablement aristocratique, soit qu’elles eussent perdu l’espérance de les défendre avec succès, soit que des réflexions nouvelles leur eussent fait changer d’opinion, s’étaient ralliées à mes principes, comme à ceux qu’elles trouvaient les plus justes et les plus modérés. Quels que fussent leurs motifs, on sent bien que je ne pouvais • abandonner une vérité parce qu’il plaisait aux personnes qui n’avaient pas la faveur populaire de la soutenir. Lorsqu’elles parlaient, elles étaient écoutées avec humeur et impatience, quoique tout député dût pouvoir expliquer librement son opinion ; et l’on a eu soin de discréditer les miennes en faisant remarquer au peuple que plusieurs de ces personnes suivaient la même doctrine. Le 1er et le 2 septembre furent employés à des discussions sur la sanction royale. M. de Mirabeau qui, le 17, avait eu occasion de dire plusieurs phrases énergiques sur les avantages de cette sanction, se déclara fortement en faveur du droit de refus illimité (l), qui dérive de la nécessité du consentement. (1) Tous ceux qui ont défendu le veto indéfini, dans l’Assemblée, ont été inscrits dans les listes de proscription, et déchirés par les gazetiers et par les libelles. M. de Mirabeau seul a été épargné. Dans un écrit infâme, intitulé : La Lanterne aux Parisiens, où MM. de Lally-Tollendal, de Clermont-Tonnerre, Bergasse,Thouret, Treil-lard et moi, sommes dénoncés par la fatale lanterne, comme dignes de lui être livrés, M. de Mirabeau est extrêmement louangé. L’auteur emploie même une ruse fort adroite, pour lui conserver la popularité dont il jouit. Il assure que ce sont ses ennemis qui ont prétendu qu’il avait défendu le veto, et que cette accusation est une calomnie. Je dois à M. de Mirabeau la connaissance de l’auteur de cet écrit, qui est, en même temps, l’auteur de la France libre. M. de Mirabeau, que je rencontrai, par hasard, chez un peintre où j’étais allé en la compagnie de plusieurs personnes, eut une conversation avec moi sur plusieurs parties du gouvernement monarchique. 11 me fit l’honneur de me faire observer que nous étions toujours d’accord sur les principes, et que nous ne différions que sur quelques moyens. Je rendis hommage à la plupart de ses principes politiques, en soutenant qu’il lui arrivait quelquefois de les abandonner et de se contredire. L’auteur de la Lanterne aux Parisiens vint se mêler de la conversation, et fit parade Le mardi 1er septembre, la même personne chez laquelle avaient commencé mes conférences sur la sanction royale, à qui son zèle pour la liberté, ses vertus, ses talents et sa position actuelle, ont donné une grande influence dans la révolution, conçut les plus vives alarmes de ce que je n’avais pii me concerter avec les partisans du veto suspensif. Redoutant les maux qui, suivant eux, ne manqueraient pas d’arriver s’ils venaient à ne pas triompher ; redoutant, d’ailleurs, les intrigues qu’on employait auprès des habi-bitants de Paris, elle m’écrivit qu’il était indispensable de faire la coalition proposée, et de céder sur quelques articles ; elle alla même, par zèle patriotique, jusqu'à me dire que je serais responsable du sang qui allait couler. Je ne crus pas qu’en persistant à parler suivant ma conscience, je fusse responsable des malheurs qu’auraient pu occasionner les coupables intrigues de quelques démagogues. J’ai appris depuis lors que des renseignements à peu près semblables à ceux que j’avais reçus avaient été envoyés aux ministres, et qu’on leur avait prédit les plus sinistres événements dans le cas où l'Assemblée accorderait au Roi le veto illimité. Après avoir entendu beaucoup de discours sur la question de la sanction royale, l’Assemblée décida qu’on discuterait en même temps la question desavoir si l’Assemblée serait permanente, et si elle serait formée par deux Chambres ou par une seule. Plusieurs des ministres, instruits des menaces du Palais-Royal, des délibérations de quelques districts de Paris, qui voulurent donner leur avis sur la question de la sanction royale, craignant que, si le droit négatif illimité était accordé au Roi, on ne parvînt à augmenter les troubles du royaume et à mettre la famille royale en danger, et "peu frappés d’ailleurs des inconvénients du veto suspensif, eurent soin de dire qu’il leur paraissait aussi avantageux à l’autorité royale. Je combattis fortement ce système dans des conversations particulières. Ils dirent ensuite à beaucoup de députés queV l’on n’était pas assuré d’une grande majorité , ÿl était beaucoup plus prudent de voter pour le veto suspensif -, et comme cet acte de prudence fut recommandé à un grand nombre de personnes, on sent qu’il rendait la majorité impossible. Le 5 septembre, je prononçai, au nom du comité de Constitution, les motifs du projet qu’il avait présenté; ils étaient principalement relatifs à la sanction royale. Je fus souvent troublé dans mon discours, et toujours les murmures partaient du même côté de la salle. Je fus obligé de dire que je ne recevais des ordres que de l’Assemblée, et non pas de quelques individus ; et que si ce que je disais pouvait leur déplaire, ils n’avaient de la doctrine la plus insensée. Il avoua que lui et tous ceux qui avaient sa manière de voir ne voudraient point de monarque; mais que, n’osant pas encore le déclarer, ils tâchaient d’arriver, par degrés, à ce point de perfection. M. de Mirabeau réfuta très-énergiquement le faiseur de pamphlets. Il m’apprit que cet homme était l’auteur de la Lanterne aux Parisiens, le traita ensuite avec amitié. Deux Parisiens survinrent, et s’étant informés de la santé de l’auteur et des motifs de sa présence à Versailles, il répondit qu’il était venu passer quelques jours chez M. de Mirabeau. Celui-ci et l’auteur de la Lanterne sortirent ensemble, avec l’air d’une très-bonne intelligence. Cette scène, très-plaisante, s’est passée chez M. Bauze, peintre du Koi, en sa présence, en celle de MM. Target et Da - ma de, et de madame Lejai. [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [26 octobre 1789.] 569 qu’à s’adresser à moi. Des applaudissements f m’encouragèrent, et l’on écouta patiemment la prédiction des maux dont nous serions les vic-f times si on favorisait la réunion de tous les pouvoirs dans l’Assemblée des représentants, et l’expression de mes regrets dans le cas où, par des systèmes philosophiques, on préparerait à la France une longue et funeste anarchie, au lieu du bonheur qu’elle attendait de nous (1). Le dimanche 6 septembre, la même personne qui m’avait fait pressentir tous les dangers qui � résulteraient de mon obstination dans mes principes m’écrivit pour m’annoncer que les esprits étaient plus calmes, et que, d’après les précautions qui venaient d’être prises, on ne devait plus avoir d’inquiétude sur la tranquillité publique. On m’a assuré que les mêmes motifs de sécurité avaient été donnés aux ministres ; mais les premières impressions de terreur, sur la sûreté du Roi, ne purent être détruites, et ils crurent devoir observer les mêmes raisons de prudence. Dans la séance du lundi matin, on prit la résolution d’aller aux voix, et de fermer la discussion sur les questions de la permanence des deux Chambres et de la sanction royale. Plusieurs personnes qui étaient inscrites ne purent obtenir la permission de parler, et j’étais de ce nombre. Je me proposais de présenter quelques réflexions sur les deux Chambres. Le mercredi 9 septembre, on décida que l’Assemblée nationale serait permanente, sans expliquer si l’on entendait par permanence des sessions annuelles pendant un temps déterminé, ou dont la durée dépendrait de la volonté de l’Assemblée; ensuite on résolut dépasser à la question des deux Chambres. On sait quels orages excitèrent les réclamations de ceux qui voulaient encore discuter ; leurs efforts furent inutiles. Dans la séance du 10, il fut décidé que l’Assemblée nationale continuerait, dans les autres sessions, à être formée par une seule Chambre. Ceux qui regrettaient l’ancien régime, et qui désiraient que celui qui serait adopté ne pût être durable, ne laissèrent -pas ignorer à plusieurs personnes que c’était lejûotif qui les déterminait en faveur d’une seulenefiambre. On fît connaître leur intention ; mais la décision passa néanmoins * à une très-grande majorité ; et quand ce fut le tour de donner ma voix, je remarquai vainement que la question n’avait pas été suffisamment discutée. Dans la séance du 17, on reçut une lettre de M. Necker, par laquelle il adressait à l’Assemblée un rapport qu’il avait fait au conseil du Roi sur la sanction royale; je fus du nombre de ceux . qui s’opposèrent à la lecture du rapport. Je k soutins qu’il y aurait de grands inconvénients à (écouter, sur une question agitée dans l’Assemblée au moment où l’on va recueillir les suffrages, les rapports faits dans le conseil du Roi par les ministres ; qu’on pourrait consentir à en-i - : - (1) Je voulus faire imprimer ces motifs. Je les fis ► remettre à un imprimeur de Paris, qui me les renvoya, en me déclarant qu’il ne voulait pas s’exposer au ressentiment du peuple. Je fus obligé de les donner à l’imprimeur de l’ Assemblée nationale. Il me promit la plus grande célérité, et il consentit à me fournir ' 1,300 exemplaires pour distribuer aux membres de l’Assemblée. Je ne pus en avoir que le jeudi soir, la veille du jour où l’on recueillit les voix sur la question royale, et même je n’en eus que trois par bureau. y Les autres me furent fournis quand la question fut décidée. tendre de pareils rapports sur des objets d’administration, ou sur des questions étrangères à l’autorité du prince ; mais que sur les prérogatives de la couronne, les opinions des ministres ne pouvaient être d'aucune considération , « qu’elles sont évidemment suspectes, soit qu’ils parlent pour abandonner ces prérogatives, soit qu’ils veuillent les réclamer. » La première question sur laquelle on proposait de délibérer, était de savoir si le consentement du Roi était nécessaire pour la Constitution. On allait prendre les voix, sur cette question, sans la discuter, lorsque je répétai ce que déjà j’avais eu occasion de professer solennellement. Je dis qu’il fallait en effet distinguer la sanction , pour les simples actes législatifs, de la ratification nécessaire pour la Constitution ; que le Roi ne pourrait rejeter la Constitution comme il pourrait rejeter une' simple loi, mais que la ratification n’était pas moins indispensable, et qu’il avait le droit d’examiner librement la Constitution qui lui serait présentée, et de demander des changements ; car, envoyés par nos commettants pour empêcher l’autorité royale de dégénérer en despotisme, nous ne pouvions en disposer arbitrairement ; que cette autorité était antérieure à notre délégation; que si les changements demandés par le monarque étaient nuisibles à la liberté , F Assemblée était en droit d’en appeler à ses commettants, et qu’il aurait aussi la faculté d’appeler à la nation, si l’on persistait dans des dispositions trop contraires à son autorité ou aux intentions nationales, puisque les fonction s des députés, n’étant-encore déterminées par aucune loi, ne pouvaient l’être que par la volonté de leurs commettants; que l’Assemblée n’ayant pas, sans doute, le dessein d’attaquer l’autorité légitime du Roi, si nécessaire au bonheur de la France, elle ne devait pas supposer qu’il refuserait d’accepter la Constitution ; qu’ainsi, il était inutile de délibérer sur cette matière. Mon opinion fut suivie de quelques murmures. J’observai que je ne les prenais point pour une réfutation, et que j’étais prêt à répondre, eu présence du public, à toutes les objections qui ourraient être faites contre ces principes, ver-alement ou par écrit. Personne n’entreprit de les réfuter; ils furent appuyés par un autre membre, et l’on adopta mon avis, qui était de ne point délibérer. On recueillit ensuite les suffrages, sur la question de savoir si le refus serait suspensif ou indéfini. Le droit négatif indéfini avait, comme on le sait, contre lui le nom qu’on lui avait donné, et qu’on était parvenu à rendre en horreur au peuple, c’est-à-dire le nom de veto absolu; il avait contre lui les délibérations de plusieurs districts de Paris, les motions fougueuses du Palais-Royal, les décisions des villes de Rennes et de Dinan qui avaient déclaré ses partisans traîtres à la patrie , et surtout la prudence de la plupart des ministres du Roi. Dans l’appel des voix on huait le mot indéfini ; on accueillait avec bienveillance et applaudissements le mot suspensif ; je votai pour l’indéfini. Le samedi matin, 12 septembre, MM. de Lally - Tollendal , Bergasse et moi, nous écrivîmes au président que nous ne croyions pas pouvoir continuer nos fonctions dans le comité de Constitution. M. de Clermont-Tonnerre , à la lecture de notre lettre, donna aussitôt sa démission; MM. ïé-véque d’Autun, l’abbé Sieyès et Chapelier imitèrent son exemple, mais ils furent réélus dans le nouveau comité. Notre démarche a trouvé des censeurs ; voici quels furent nos motifs : l’Assem- [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [26 octobre 1789.] m bée, en admettant un refus suspensif et une seule Chambre, avait décidé que nous nous étions trompés sur les bases de nos travaux pour l’organisation du Corps législatif; ils avaient même paru si défectueux, d’après une seule lecture que nous en avions faite, qu’on n’en avait examiné ni l’ensemble ni les détails, et qu’on ne les a jamais soumis à la discussion. Nous ne devions pas plus longtemps préparer des plans inutiles ; et il était juste de nous faire remplacer par des commissaires qui pouvaient obtenir plus de confiance. Ün sait qu’au moment où l’on allait décider pendant combien de temps durerait l’effet suspensif du veto du Roi, on voulut que les arrêtés du 4 août fussent présentés à la sanction royale. Dans la séance du 17 septembre, après que la discussion sur la renonciation de l’Espagne (traitée avec tant de chaleur par quelques personnes) eut été terminée, on reçut une lettre du Roi qui contenait ses réflexions sur les arrêtés du 4 août, et dans laquelle il déclarait qu’il modifierait ses opinions, qu’il y renoncerait même sans peine , si les observations de l’Assemblée nationale l’y engageaient, puisqu'il ne s’éloignerait jamais qu’à regret de sa manière de voir et de penser. Par cette lettre, le Roi approuvait tous les principes consacrés par les arrêtés du 4 août. 11 reconnaissait le rachat des droits seigneuriaux, la suppression des colombiers, du droit de chasse, celle de la vénalité des offices, du droit casuel des curés, des privilèges en matière de subsides, des privilèges des provinces , l’admission de tous les citoyens à toutes sortes d’emplois, la nécessité des obstacles mis à la pluralité des bénéfices. 11 se bornait à représenter qu’il faudrait peut-être placer au rang des charges de l’Etat un dédommagement pour certaines redevances personnelles qui ne dégradaient pas la dignité de l’homme. Il promettait d’approuver la suppression des justices seigneuriales, quand il connaîtrait la sagesse des mesures prises pour les suppléer , il témoignait combien il désirait que l’abolition des dîmes pût être remplacée par une imposition au profit de l’Etat et à la charge des riches propriétaires de terres , en exemptant les cultivateurs les moins aisés, afin que les pauvres et les non-propriétaires profitassent de cette libéralité, et qu’on n’accrût pas inutilement les biens des riches, puisque leurs terres n’avaient été acquises qu’en retranchant la valeur des dîmes. Enfin, le Roi promettait de négocier auprès de la cour de Rome pour la suppression des annates, 11 terminait par une remarque sur la nécessité d’une communication franche et ouverte avec l’Assemblée, et sur son espoir d’être toujours d’accord avec elle. On s’éleva vainement contre les observations de Sa Majesté : on soutint que l’Assemblée était un corps constituant; que les arrêtés du 4 étaient des articles de Constitution et n’avaient pas besoin de la sanction du Roi (1), et qu’on pourrait prendre ces observations en considération lorsqu’on s’occuperait des lois de détail. (1) M. de Mirabeau fut du nombre de ceux qui soutinrent ce système. Dans la séance du 18 août, il avait dit : « Au milieu d’une jeunesse très-orageuse, par la faute des autres, et surtout par la mienne, j’ai eu de grands torts; et peu d’hommes ont, dans leur vie privée, donné plus que moi prétexte à la calomnie, pâture à la médisance. Mais j’ose vous en attester tous, nul écrivain, nul homme public n’a, plus que moi, le droit de s’honorer de sentiments courageux, de vues désintéressées, d’une fière indépendance, d’une unifor-Quand le Roi donne sa sanction, elle doit être pure et simple; quand il la refuse, la majesté du trône ne permet pas de lui en demander les motifs ; mais avant de s’expliquer définitivement, il , a certainement le droit de communiquer ses réflexions. Comment concevoir, en effet, que celui qui peut suspendre l’exécution d’un projet de loi, pour en prévenir les fâcheuses conséquences, ne puisse pas en indiquer les inconvénients? Le roi d’Angleterre peut faire connaître ses observations par ses ministres, dont l’un siège de droit dans la Chambre des pairs, et dont les autres sont presque toujours membres de la Chambre des ’ communes, quand ils ne le sont pas de la Chambre haute. Nous avions proposé, dans l’ancien comité de Constitution, d’autoriser des conférences entre l’Assemblée et les ministres ; ces précautions n’étant pas adoptées, U y avait une nécessité plus évidente d’examiner les observations du Roi, Mais, disait-on, les arrêtés du 4 août, étant 1 constitutionnels, n’avaient nul besoin de la sanction royale; une simple promulgation était demandée. On n’avait pas toujours pensé que le Roi dût être indifférent aux dispositions de la Constitution, puisque, dans l’adresse sur l’éloignement des troupes, on avait dit au Roi que les députés étaient appelés pour fixer, de concert avec lui, j la Constitution... pour consacrer avec lui les droits éminents de la royauté. Et comment supposer que le chef auguste de la nation puisse être le seul dans la monarchie à qui l’on interdise la libre communication de ses pensées, quand il les croit utiles au bonheur de ses sujets? mité de principes inflexibles.» Voy. n° 29 du Courrier de Provence. J’ignore si l’on trouvera beaucoup d’uniformité de principes dans les contradictions suivantes. Dans la séance du 15 juin, il avait soutenu que la sanction royale était indispensable pour autoriser même la dénomination que se donnerait l’Assemblée . C’éluiL , comme on le voit, l’expqser à de bien grandes entraves. L’autorité du monarque, disait-il alors, peut-elle sommeiller un instanf? « Ne faut-il pas qu'il concoure à votre décret, ne fût-ce que pour en être lié ? et quand on nierait, contre tous les principes, t que sa sanction fût nécessaire pour rendre obligatoire TOUT ACTE EXTÉRIEUR DE CETTÉ ASSEMBLÉE, l’aCCOrde-rait-il aux décrets subséquents dont on avoue qu’il est impossible de se passer, lorsqu’ils émaneront d’un mode de Constitution qu’il ne voudra pas reconnaître ? » Voy,, sa onzième lettre. Dans la séance du 16 juillet, lorsqu’il disputait contre moi au sujet de l’influence qu’il voulait donner à l’Assemblée sur le choix des ministres, il la plaçait au-dessus du Roi et lui concédait ie pouvoir souve-* rain. v Vous oubliez, disait-il, que c’est au souverain que vous disputez le contrôle des administrateurs; J vous oubliez enfin, que nous, les représentants du ' souverain, nous devant qui sont suspendus tous les j pouvoirs, et même ceux du chef de la nation, s'il ne marche point d’accord avec nous. Voy. sa dix-neuvième lettre. Il voulait donc alors laisser sommeiller l’au-j torité du monarque. Dans son adresse pour l'éloignement des troupes, il avait dit cependant : « Vous nous , avez appelés pour fixer de concert avec vous la Constitution. » Dans la séance du 7 août, il dit : « On jugera si je connais l’étendue de la prérogative royale; et je défie, d’avance, le plus respectable de mes collègues d’en porter plus loin le respect religieux. » Et dans les séances du 14 et du 18 septembre, il soutint que les arrêtés du 4 n’avaient pas besoin de la sanction royale. Ces arrêtés étaient bien cependant des actes extérieurs de f Assemblée. < [Assemblée nationale,] ARCHIVES PARLEMENTAIRES, [26 octobre 1789,] 571 Lorsque j’avais prouvé que le Roi avait le droit f d’examiner la Constitution et de demander des changements, on n'avait pas même entrepris de f me réfuter. D’ailleurs, aucun des arrêtés du 4 août n’était véritablement constitutionnel; mais, fallût-il considérer comme telles la sup-pression de la vénalité des offices, celles des jns-> tices seigneuriales et du régime féodal, le Roi déclarait expressément les approuver. Les difficultés qu’il exposait, telles que la justice d’une indem-* nité, à la charge de l’Etat, pour certains droits, L d’un remplacement de la dîme par une imposi-[ lion à la charge des propriétaires, on ne dira pas, sans doute, qu’elles intéressaient la Constitution : ces difficultés mêmes, il les donnait à juger, et promettait de renoncer à ses opinions, si les observations de l’Assemblée nationale l’y engageaient. , Je pensais donc que l’Assemblée, avant de rede-, mander au Roi la sanction pure et simple, ou son r consentement , devait examiner attentivement | ses observations, afin de voir si elle pouvait y dé-I férer ou s’il fallait persister dans toutes les dispositions précédentes sans aucune modification. Je » voulais prendre la parole, et je m’étais fait inscrire ; mais on demanda subitement les voix, et M. Malouet, qui était également inscrit, ayant voulu réclamer contre cette précipitation, des cris L tumultueux le réduisirent au silence. Il fut donc ' décidé que M. le président supplierait le Roi d’ordonner incessamment la promulgation des arrêtés du 4 août, sauf à prendre en considération les observations du Roi lors des lois de détail. Ainsi, l’on reconnut que le Roi avait pu communiquer ses observations ; mais dans une seule séance, et d’après une simple lecture, on prit la * résolution d’en différer l’examen, et cependant de faire promulguer les arrêtés auxquels elles étaient relatives. J’ai quelque peine à concevoir comment pourra être utile cet examen renvoyé après la promulgation. Pour en donner un exemple, après avoir publié que la dîme est abolie sans ; rachat, comment pourra-t-on prendre en considération un rachat au profit de l’Etat, à la charge des riches propriétaires�!� en est de même de plusieurs autres articlesVïes changements indiqués * par leRoinepeuventplusavoirlieu,à moins qu’on ne veuille contredire plusieurs articles promulgués. Ainsi le refus suspensif -qu’on avait reconnu au Roi quelques jours auparavant fut converti, par les arrêtés du 4 août, en simple droit d’en ordonner la promulgation; et le Roi les fit publier (1). � Faits relatifs à la dernière insurrection. t Les faits que je vais maintenant présenter h mes commettants seront d’une plus grande im-I (1) La plupart des arrêtés du 4 août ont au moins été faits a contre-temps. Fallait-il, par exemple, per-y, mettre la chasse à tous les propriétaires, avant d’avoir fait des lois de police contre ceux qui ne le sont pas j supprimer les justices seigneuriales, ayapt de les avoir suppléées, et cependant ordonner aux officiers supprimés de continuer leurs fonctions ; abolir la vénalité t des offices, et rendre la justice gratuite, avant d’avoir réglé le sort des officiers ; déclarer la dîme rachetable, l’éteindre quelques jours après sans rachat, et cepen-* dant vouloir en continuer la perception ? Des députés . proposent même aujourd’hui cette continuation, comme W une ressource annuelle dé 80 millions. portance. G’est ici que va commencer la chaîne des événements qui ont produit la dernière crise, Malgré l’emprisonnement de l’un des principaux factieux du Palais-Royal, malgré les proclamations et la vigilance de la commune et le zèle actif de M-de la Fayette, des avis alarmants étaient souvent envoyés de Paris ; tantôt on apprenait qu’on avait le dessein de venir enlever le Roi; tantôt que la milice soldée par la ville de Paris voulait venir à Versailles pour avoir lagarde du Roi. Dans cet état d’anarchie, où tout devenait facile, excepté le bien, le Roi n’avait pour sa sûreté que des forces très-insuffisantes, La plus horrible licence avait éclaté sous ses yeux, et sous ceux des représentants de la nation (1). Le ministre, qui jugeait nécessaire de faire venir à Versailles un régiment d’infanterie, consulta la municipalité ; celle-ci consulta à son tour le comité militaire de la garde bourgeoise, Le comité militaire demanda un renfort de troupes réglées ; la municipalité consentit alors à l’entrée d’un régiment qui prêterait serment et serait sous les ordres du commandant de la milice citoyenne. Dette nouvelle répandit une grande tristesse parmi quelques personnes. Mille hommes de troupes cependant ne paraissaient pas devoir inspirer beaucoup de crainte pour la tranquillité publique du royaume et l’indépendance de l’Assemblée nationale. Geux qui redoutaient le plus l'anarchie, et qui croyaient que la liberté dos suffrages avait besoin du calme de la tranquillité publique, étaient bien loin de redouter l’arrivée d’un régiment. Dans la séance du 21 septembre, M. le comte de Mirabeau soutint que « le pouvoir exécutif avait le droit d’augmenter la force armée dans tels lieux ou dans tels moments où des informations particulières et des circonstances urgentes lui semblaient réclamer cette mesure, mais qn’tl devait aussitôt en instruire le Corps législatif (2). » Il demanda que la lettre du ministre et le réquisitoire du commandant de la garde de Versailles fussent communiqués à l’Assemblée nationale : cette proposition, soutenue par quelques membres, ne fut pas admise. Dans la séance du 22, en attendant le travail du nouveau comité, on s’occupa d’une partie du plan dont j’avais fait lecture au nom de l’ancien comité ; on y prit plusieurs articles sur les principes de la monarchie. Un changement adopté sur un des articles tendait à faire considérer Je Roi comme partie du Corps législatif, principe que l’ancien comité avait inséré dans le plan d’organisation de ce corps : ceux qui ne reconnaissaient pas ce principe voyaient avec peine qu’il eût été consacré, et la séance se termina d’une manière très-orageuse. Dans la séancedu23, un député proposade déclarer que le pouvoir législatif réside dans les mains de la nation; M.le comte de Mirabeau, voyant que cet article était rejeté par un grand nombre de personnes, s’écria, avec son énergie ordinaire, qu'il déclarait traîtres à l'Etat tous ceux qui s'oppose-(1) Qn connaît un acte de licence, commis à Versailles, dont les annales de l’histoire ne fournissent aucun exemple» L’est celui de l’enlèvement d’un parricide sur l'échafaud, conduit en triomphe par une troupe d’effrénés, qui s'appelaient la nation, et qui pendirent au même instant une femme innocente, (2) Voy. le numéro 44, du journal de M, dé Mirabeau. [26 octobre 1789.] 572 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. raient à la 'proposition de M . Bouche. Sans redouter la qualification donnée par M. de Mirabeau, je montai à la tribune, et je dis : que la déclaration des droits avait déjà consacré cette grande vérité: que le principe de toute souveraineté appartient à la nation ; que, dans ce sens, non-seulement le pouvoir législatif appartenait à la nation, mais encore tous les autres pouvoirs ; que la nation, ne pouvant pas les exercer, était obligée de les déléguer tous ; que, cette délégation faite, il fallait reconnaître entre les mains de qui ils résidaient ; qu’il était évident que le pouvoir législatif résidait dans la réunion des représentants de la nation, avec le concours du monarque. On fut frappé de cette observation ; on ne voulut plus déclarer que le pouvoir législatif résidait dans les mains de la nation; mais un des membres proposa de déclarer que le pouvoir législatif résidé dans l'Assemblée nationale, qui l'exerce ainsi qu'il suit. Cette addition fut acceptée par acclamation, sans discussion quelconque. Elle présente un grand inconvénient : c’est ‘d’obscurcir la disposition d’un article précédent ; c’est de jeter de l’incertitude sur un principe bien certain, celui que le Roi, comme chef de la nation, et par la nécessité de la sanction, est portion intégrante du Corps législatif. II ne faut, pour donner de fausses idées, que quelques mots scientifiques et mystérieux qu’on a mal interprétés; et le jour où l’on séparera entièrement, dans l’esprit des Français, l'autorité royale du Corps législatif, et où on ne la considérera simplement que comme pouvoir exécutif, on s’accoutumera bientôt à croire que le chef et le représentant perpétuel de la nation n’est que l’agent des volontés des autres représentants (1). Dans la séance du 27 septembre, l’Assemblée nationale déclara accepter, de confiance , le plan proposé par le premier ministre des finances, pour la contribution du quart des revenus. Les affaires pressantes qui avaient occupé la séance du samedi 27 n’avaient pas permis de nommer, le soir, un nouveau président ; cette nomination fut renvoyée au lundi matin 29 septembre; et comme il fallut serendreune heureplus tôtque celle de la séance, un grand nombre de députés furent absents, et surtout une très-grande partie des membres du clergé et de la noblesse : sur 600 votants, j’eus 365 voix ; et mes bons amis les folliculaires ne manquèrent pas de dire que j’avais ôté nommé parle clergé et la noblesse, et d’annoncer ma nomination comme l’ouvrage de l'aristocratie (2). Dès qu’on apprit ma nomination, on dit qu’on me préparait une chute glorieuse ; plusieurs (1) Dans le n° 45 de son journal, M. de Mirabeau reconnaît aussi qu’il aurait fallu déclarer que le pouvoir législatif réside dans l’Assemblée nationale, conjointement et collectivement avec le Roi. (2) L’auteur des pamphlets intitulés : Révolutions de Paris, dit dans son numéro 12, que la faction aristocratique venait de me lancer au fauteuil de la présidence. Il ajoute que sur 6 millions de personnes qui connaissent mon nom, 5,999,999 me considéraient comme vendu à la cour. Et par une contradiction bien digne de cet auteur et de ceux qui se plaisent à lire de pareils ouvrages, il dit qu’il me reste des partisans; que ces derniers et mes ennemis se traitent réciproquement d 'aristocrates. II finit par avouer qu’il ne sait pas si c’est sur moi ou sur la patrie qu’il faut verser des larmes. J’ignore par quel motif il a cru devoir m’attribuer un titre que je n’ai jamais eu, celui d’ancien procureur. témoins vinrent me certifier cette prédiction. Une autre personne dit même à l’ancien président, M. de Tonnerre : Ne vous éloignez pas; il n'en aura pas pour longtemps. Si je n’eusse pas accepté, j’aurais paru céder aux menaces de mes ennemis. Cette réflexion me détermina ; et je puis dire que j'ai présidé avec assez de fermeté et d’impartialité, pour forcer l’approbation de ceux mêmes qui avaient paru les plus mécontents de ma nomination. Le règlement défendait au président de discuter ; il ne peut parler que pour fixer l’ordre et le sens des questions. Ainsi, pendant ma présidence, je n’ai pu être que l’organe passif des volontés de l’Assemblée. Quoique le plan de M. Necker eût déjà été admis de confiance, ce ministre étant venu le 1er octobre proposer un décret conforme à son plan, on pensa qu’avant de l’adopter définitivement, il fallait que le Roi acceptât les articles de Constitution qui se trouvaient rédigés, et la déclaration des droits. Ainsi, cette fois on ne croyait pas que i la promulgation pût suffire. \ Plusieurs députes observèrent’’que, les besoins publics étant très-pressants, si l’on différait d’adopter le plan proposé par M. Necker, jusqu’après l’acceptation du Roi, cette acceptation ne serait pas libre ; que, d'ailleurs, le Roi, n’ayant pas sous les yeux tous les articles de la Constitution, ne pourrait les juger exactement, puisqu’il n’en con-J naîtrait pas l’ensemble, et que lui demander l’ac-■ ceptation dans de pareilles circonstances, serait décider, sans examen, qu’il n’aurait pas le droit de proposer des changements. Ces réflexions ne purent empêcher la décision de l'Assemblée, qui me chargea de présenter au Roi les articles déjà rédigés. Ce même jour, jeudi 1er octobre, a produit un . petit événement qui a eu quelques jours après 4 une grande influence. Je dois en rendre compte ; mais pour en bien apprécier toutes les conséquences, je dois remonter à quelques détails antérieurs. J’ai déjà dit que l’arrivée du régiment de Flandre paraissait avoir causé de vives alarmes aux ■, partisans de l’anarchie. On avait lâché d’indisposer le peuple contjg�e régiment ; les plaintes et les murmures éclataient-à ce sujet de toutes parts, et Ton entendait dire à haute voix dans les ± rues de Versailles, qu’il était honteux pour ses * habitants de permettre’Tentrée de la ville à des étrangers. Paris crut même avoir le droit de se plaindre de cet accroissement de forces militaires. À Le jour de l’arrivée du régiment se passa cependant sans aucun trouble ; les membres de la , municipalité, beaucoup de gardes du corps, et J les officiers de la milice bourgeoise de Versailles, J étaient allés à sa rencontre ; il prêta serment en A présence d’une foule immense de spectateurs ; À mais on entendait à diverses distances, dans cette ■ foule, des expressions de mécontentement, et 1 une censure très-amère de la conduite de la mu-1 nicipalité. 1 Ceux qui désapprouvaient l’arrivée du régiment m de Flandre résolurent bientôt d’employer tous A les moyens pour y occasionner la même défec-jI tion qui a eu lieu parmi les soldats de tant d’au-j très régiments. Des courtisanes furent mandées ] en grand nombre ; des inconnus offrirent des I sommes d’argent plusieurs soldats commençaient J à s’ébranler et à arborer la cocarde de couleur, * qui était pour eux le signe de la désertion ou j d’une insubordination prochaine: les bons ci-A toyens en concevaient de vives inquiétudes, et J les gardes du corps surtout en étaient alarmés. Ah [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [26 octobre 1789.] 573 Les gardes du corps, instruits chaque jour de nouvelles menaces contre la sûreté du Roi et de la famille royale, obligés de passer presque toutes f les nuits prê"ts à monter à cheval, avaient résolu de le défendre avec le plus grand courage ; ils désiraient pouvoir conserver au Roi d’autres défenseurs, et comptaient sur l’appui du régiment de Flandre. Les gardes du corps n’étaient pas, comme on a voulu le faire croire, les ennemis » de la liberté. Ils avaient donné des preuves de leur patriotisme le jour de la séance royale. On ► les avait vus offrir une garde d’honneur à l’Assemblée nationale, lors de la première députation à Paris. Ce qui surtout contribuait à leur inspirer le désir de donner au Roi de nouvelles preuves r de leur zèle, c’était le reproche que leur faisaient plusieurs personnes d’avoir profité des circonstances pour demander au Roi des changements dans leur discipline. Espérant attacher le régiment de Flandre et la milice bourgeoise de f Versailles à la personne du Roi, ils donnèrent un repas, le 1er octobre, dans la salle des spectacles du château, aux officiers de ce régiment et à ceux de la milice bourgeoise. Sur la fin de ' ce repas, les grenadiers de ce régiment et une partie des chasseurs entrèrent dans la salle. On but à la santé du Roi et de la famille royale, et, dans un moment de joie et d’enthousiasme, on fcfc répéta des assurances de dévouement et de fidélité pour la personne du Roi, qui vint avec la Reine et le Dauphin. Leur présence échauffa de plus en plus toutes les têtes. On ne saurait dissimuler qu’un pareil festin était déjà une grande imprudence; c’est, pour ainsi dire, insulter à la misère du peuple, que de donner des fêtes dans des instants de cala-y mité ; mais cette imprudence ne fut pas la seule, on eut celle de faire jouer l’air : O Richard ! ô mon Roi ! l'univers t'abandonne. On parodia la pièce, en montant dans la loge du Roi, en l’accompagnant jusqu’à son appartement. Tous ces actes d’ivresse militaire provenaient sans doute du désir de montrer au Roi combien on ferait d’efforts pour le défendre, s’il était attaqué : car quelle apparence que 600 gardes du corps et un régiment eussent pu concevoir le projet insensé de nous remettre sous le joug du despotisme ? ►. Mais on aurait dû prévoir combien il était facile, dans les circonstances, de donner à cette conduite de fâcheuses interprétations , et d’alarmer la multitude, sur qui les impressions de terreur . et de défiance produisent toujours un si grand effet. Il est encore très-vrai que, dans l’espoir de rallier les soldats à leur drapeau, et de les empêcher d’adopter une couleur qui devenait pour *eux un signe de désertion, on cridW Vive la cocarde blanche ! On sait que cette çjûieur a toujours été celle des troupes françaises. Des rubans, des mouchoirs, furent employés à faire des co-■ cardes : mais d’après les rem�ghements les plus exacts, je crois pouvoir asi?jwer qu’on ne foula point aux pieds la cocarde parisienne, ainsi qu’on l’a répandu dans le public, ét qu’on ne se permit ►aucune imprécation contre l’Assemblée nationale. Si quelques particuliers avaient eu cette folle témérité, il est certain qu’il serait impossible de l’attribuer aux gardes du corps, puisqu’elle n’aurait pas eu lieu publiquement, et qu’elle n’aurait pas été entendue par la plupart des personnes ui étaient alors présentes. Il est impossible aussi e ne pas reconnaître que ce festin n’avait pas eu pour but un projet anticitoyen (si l’on peut �s’exprimer ainsi), puisqu’on avait invité la milice citoyenne , et qu’on avait admis un très-grand nombre de spectateurs de tout rang. Les détails de cette fête causèrent encore de grands murmures : tous les citoyens s’accordèrent à en blâmer l’imprudence ; mais tous ne supposaient .pas aux personnes qui l’avaient donnée des intentions criminelles. Ceux qui pourraient croire qu’elle était répréhensible auraient dû engager l’Assemblée nationale à en porter ses plaintes au Roi, et à le prier de donner les ordres nécessaires pour que des scènes de ce genre ne pussent être renouvelées. Cetle précaution eût suffi sans doute pour en détourner toutes les conséquences qu’on paraissait redouter. Si quelques propos indiscrets avaient été tenus, on pouvait demander que les chefs fussent chargés de les punir ; mais les ennemis de la paix publique voulurent tirer un plus grand parti de cet événement. Aucun membre de l’Assemblée ne parla du festin militaire dans les séances des 1er, 2 et 3 octobre. Le 2 octobre, j’eus l’honneur de me rendre auprès du Roi, et de lui présenter les articles décrétés de la déclaration des droits et de la Constitution; Sa Majesté répondit qu’elle ferait connaître le plus promptement possible ses intentions à l’Assemblée nationale. Il est très-important de remarquer ici que les intentions de Sa Majesté n’ont été connues que le lundi suivant, 5 octobre, sur les dix heures du matin. On ne tarda pas à apprendre que le festin des gardes du corps occasionnait de grands murmures dans Paris ; qu’il avait été représenté au peuple comme très-criminel, et que, pour faire paraître les gardes du corps plus coupables, on avait imaginé plusieurs faussetés propres à exciter son indignation. La séance du lundi, 5 octobre, commença par la lecture de la réponse du Roi: on sait que, par cette réponse, le Roi accordait son accession aux articles constitutionnels, mais à une condition positive : que le pouvoir exécutif aurait son entier effet entre ses mains. Il ajoutait que, s’il donnait son accession à ces divers articles, ce n’était pas u’ils lui présentassent fous, indistinctement , l’idée e la perfection ; mais qu’il était lomable en lui d'avoir egard au vœu présent des députés de la nation, et aux circonstances alarmantes qui invitaient à vouloir, par-dessus tout, le prompt rétablissement de la paix, de l'ordre et de la confiance. Enfin, il reconnaissait que la déclaration des droits contenait de très-bonnes maximes, mais qu’étant susceptibles d’interprétations différentes, il était inutile de les approuver avant de connaître les lois qui devaient les expliquer. Cette réponse parut satisfaire une partie des députés ; mais elle occasionna les plus vives réclamations de la part des autres. Ce fut dans le cours de cette discussion seulement que, pour la première fois, on censura le festin des gardes du corps, c’est-à-dire ce qui s’était passé quatre jours auparavant. Un député ayant annoncé que, dans ce festin, on avait entendu plusieurs discours outrageants contre l’Assemblée nationale, quelqu’un lui demanda s’il voulait faire une dénonciation. M. de Mirabeau dit aussitôt : « Quand on aura reconnu que, dans l'Etat , excepté le Roi seul, tout est sujet, je dénoncerai moi-même. » 11 était facile de comprendre le sens des paroles de M. de Mirabeau. Parmi la plupart des personnes qui étaient dans les galeries , cette dénonciation eût bientôt été considérée comme un fait incontestable; car on sait combien il est facile de convertir [26 octobre 1789.] [Assemblée nationale.] ARCHIVÉS PARLEMENTAIRES* auprès du peuple les soupçons en réalité. Et quelle eût été la funeste conséquence d’une pareille dénonciation, dans ce jour fatal, où les Parisiens accouraient eu foule à Versailles pour exercer des actes de vetnréaiiCe ! Je répondis, comme président, que je ne consentirais pas à laisser interrompre l’ordre du jour, et qu’aucun membre ne devait se permettre une seule réflexion étrangère à la réponse dü Roi. Par cet acte de prudence, j’ai peut-être évité une bien affreuse catastrophe. Entre onze heures et midi, un député vint me dire que 40,000 hommes arrivaient de Paris, et qu’il fallait presser la délibération. Je répondis qu’aucun motif ne pouvait m’engager à précipiter une délibération aussi importante. Bientôt cette nouvelle se répandit dans la salle. Sur les trois heures et demie, on décida que le président se rendrait chez le Roi avec une députation, pour le prier de donner une acceptation pure et simple. J’étais sur le point de lever la séance, lorsqu’on vint me dire que des femmes, arrivées de Paris, s’étaient présentées plusieurs fois à la porte de la salle, qu’elles demandaient à être entendues à la barre, et qu’elles voulaient contraindre les sentinelles à lés laisser entrer. J’instruisis l’Assemblée de leur demande. Il fut résolu de leur permettre l’entrée de la salle. Elles se présentèrent en grand nombre, ayant deux hommes à leur tête ; l’un d’eux exposa que « le matin on n’avait pas trouvé de pain chez les boulangers; que dans un moment de désespoir, lui qui avait été soldat aux gardes-françaises, était allé Sonner le tocsin ; qu’on l’avait arrêté ; qu’on avait voulu le pendre, et qu’il devait la vie aux dames qui Raccompagnaient. » Il ajouta « qu’ils étaient venus à Versailles pour demander du pain, et en même temps pour faire punir les gardes du corps qui avaient insulté la cocarde patriotique ; qu’ils étaient de bons patriotes ; qmils avaient arraché toutes les cocardes noires qui s’étaient présentées à leurs yeux, dans Paris et sur la route. » Ensuite 11 en sortit une de sa poche, en disant qu’il voulait avoir le plaisir de la déchirer aux yeux de l’Assemblée ; ce qu’il fit aussitôt. Son compagnon ajouta : « Nous forcerons tout le monde à prendre la cocarde patriotique. » Ces expressions excitèrent quelques murmures de mécontentement. Il reprit : « Quoi (jue vous en disiez , nous sommes tous frètes. » Je répondis qu’aucun membre de i’Assemblée ne voulait nier que tous les hommes né dussent se considérer comme des frères ; que les murmures provenaient de ce qu’il avait menacé de forcer à prendre la cocarde ; qu’il n’avait le droit de forcer personneî et qu’il devait parler avec respect à l’Assemblee nationale. Il dit ensuite ; « Les aristocrates veulent nous faire périr de faim : on a envoyé aujourd’hui à un meunier un billet de 200 livres, en l’invitant à ne pas moudre, et en lui promettant de lui envoyer la même sommé chaque semaine. » L’Assemblée fît un cri d'indignation ; et de toutes les parties de la salle, on lui dit : nommez. Je l’invitai à faire connaître le coupable, en l’assurant qu’on procurerait une justice éclatante. Les deux harangueurs hésitèrent; ils finirent par raconter qu’ayant rencontré des dames dans une voiture, ils les avaient forcées de descendre, et que pour obtenir la liberté de continuer leur route, ellès leur avaient appris qu’un curé avait dénoncé ce crime àPAssemblée nationale (1); (1) En effet, dans le cours dé sa dissertation sur la puis, ils ajoutèrent i << On dit que c’est M. l’arehe-« vêque de Paris. « Chacun s’empressa de leur répondre que M. l’archevêque était incapable d’une pareille atrocité (1)* 1 Toute la troupe, parlant ù la fois, demanda du pain pour la Ville de Paris. Je leur dis que l’Assemblée voyait avec douleur la disette qui affligeait la capitale, et qui provenait des obstacles mis à la circulation des grains; qu’elle n’avait rien négligé pour faciliter, par ses décrets, les approvisionnements de la ville de Paris ; que le Roi avait fait tous ses efforts < pour assurer l’exécution de ces décrets; qu’on chercherait de nouveaux moyens pour faire cesser la disette ; que leur séjour à Versailles ne la ferait point cesser ; qu’il fallait laisser l’Assemblée s’occuper, avec liberté, de ces soins importants, et que je les exhortais à së retirer en paix, sans commettre aucune violence. Ma réponse ne parut point les satisfaire, et ils disaient : Cela ne suffit pas , sans s’expliquer 1 davantage. Un membre de l’Assemblée dit qu’il fallaitfen-voyer une députation chez le Roi, pour lui faire connaître la position malheureuse de la ville de Paris. Cette proposition fut adoptée. M. l’évêque de Langres, ancien président, prit le fauteuil. Je me mis en marche à la tête de cette députation, Aussitôt les femmes m’environnèrent, en me déclarant d qu’elles voulaient m’accompagner chez le Roi. J’eus beaucoup de peine à obtenir, à force d’instances, qu’elles n’entreraient chez le Roi qu’au nombre de six, ce qui n’empêcha point un grand nombre d’entre elles de former notre cortège. Nous étions â pied, dans la boue, avec une forte pluie. Je dois décrire lé spectacle qui s’offrit à mes yeux, en sortant de la salle. Une foule consi-, dérable d’habitants de Versailles bordait, de chaque côté, l’avenue qui conduit au château. Les femmes de Paris formaient divers attroupements, entremêlés d’un certain nombre d’hommes, couverts de haillons pour la plupart, le regard féroce, le geste menaçant, poussant d’affreux hurlements. Ils étaient armés de quelques fusils, de vieilles piques, de haches, de bâtons ferrés, ou de grandes gaules, ayant à l’extrémité des lames d’épée, ou des lames de couteau. De pe ils détachements de gardes du corps faisaient des pa-u trouilles, et passaient, au grand galop, à travers les cris et les huées. J’appris, en même temps, ue deux ou trois canons, amenés par les femmes e Paris et les hommes qui les avaient accompagnées, étaient placés sur l’avenue de Paris, et que ceux qui les environnaient arrêtaient les passants, leur demandant . Etes-vous de la nation? et pour récompense de leur réponse affirmative, A leur faisaiei/jffarder les canons avec eux. Une partielles hommes armés de piques, de haches et de bâtons, s’approchent dé nous pour escorter la députation. L’étrange et nombreux cortège dont les dépuhj|ygtaient assaillis est pris pour un attroupement ; cüs gardes du corps courent au réponse du Roi, un député ecclésiastique avait parle de ce fait, sans en donner aucune preuve, et sans indiquer aucun accusé. (t) Il est difficile de concevoir par quels moyens Un est parvenu à inspirer tant de haine au peuple de Paris contre un prélat aussi vertueux, aussi ami des pauvres, aussi prêt à tout céder pour le bien de la paix. On sait que c’est lui qui, pour calmer l’effervescence populaire excitée contre les ecclésisatiques, a offert de consentir à la suppression de la dime; il a offert ensuite l’ar--* genterie des églises. 575 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [26 octobre 1789.] travers ; nous nous dispersons dans la boue, et l’on sent bien quel accès de rage duretit éprouver nos compagnons, qui pensaient qu’avec nous ils * avaient plus de droit de se présenter. Nous nous rallions et nous allons ainsi vers le château. Nous trouvons rangés sur la place les gardes du corps, le détachement de dragons, le régiment de Flandre, les gardes suisses, les invalides et la milice bourgeoise de Versailles. Nous sommes reconnus, reçus , avec honneur. Nous traversons les lignes ; et l’on eut beaucoup de peine à empêcher la foule qui y nous suivait de s’introduire avec nous. Au lieu de six femmes à qui j’avais promis l’entrée du château, il fallut en admettre douze. J’eus l’honneur de les présenter au Roi, de lui exposer l’affreuse situation de la capitale, les plaintes de ces femmes, l’assurance que nous leur avions donnée de faire tous nos efforts, de concert avec Sa Majesté, pour favoriser les mpprovi-► sionnements de la ville de Paris, l’exhortation que nous leur avions faite de se retirer en paix et de ne commettre aucune violence ; et je suppliai le Roi de procurer des secours à la ville de Paris, si ces secours étaient en son pouvoir. Le Roi répondit avec sensibilité. Il déplora le malheur des circonstances; elles parurent émues, Je priai ensuite Sa Majesté de vouloir bien m’indiquer une heure pour recevoir, avant la lin du � jour, s’il était possible, une autre députation. Le Roi m’indiqua neuf heures. Pendant qu’il conversait avec un des membres de son conseil, je fis connaître à plusieurs de ses ministres la délibération de l’Assemblée qui me chargeait de demander au Roi son autorisation pure et simple des articles de la Constitution et de la déclaration des droits. Je leur représentai que dans cet état de trouble k qui pouvait, à chaque minute, devenir plus alar-' mant, ils devaient éviter au Roi les embarras d’une nouvelle députation; qu’étant chargé, comme président, d’obtenir incessamment l’acceptation pure et simple, il m’était impossible d’en différer la demande; qu’il serait infiniment dangereux d’hésiter ; que le moindre délai serait pris pour un refus et pourrait allumer la fureur des Parisiens, qu’on ne manquerait pas d’en instruire. Je leur dis que, si le Roi m’accordait cette acceptation, on l’annoncerait au peuple comme un grand bieü-� fait, ce qui pourrait diminuer l’effervescence. Le Roi fut instruit de ma demande. Il passa dans une autre pièce avec son conseil, et je fus invité à ne pas m’éloigner encore. Je restai dans l’appartement du Roi depuis cinq heures et demiédu soir jusqu’à environ dix heures. Les nouveaux détails qu’on apprenait à chaque instant occupaient le conseil et retardaient l’ac-. ceplation que j’attendais avec impatience, dans m’espoir de la faire servir au rétablissement du calme (1). (1) Les gardes du corps étantHangés le long de la grille de la première cour, un soldat de la milice de Paris s’était présenté seul pour passer dans la cour. Pour ne pas être obligé de le tuer, on le laissa pénétrer dans les rangs, parce qu’on savait que la grille était fermée. Il voulut poignarder avec son sabre, à travers la grille, la sentinelle des gardes suisses, qui refusait de lui ouvrir. M. de Savonnières vint à lui et< se plaignit vivement de cet acte de violence. Ce soldat lui tendit un coup de sabre, qui coupa la croupière de son cheval. M. de Savonnières riposta par quelques coups de plat de sabre : le soldat feignit de tomber. La sentinelle du corps de garde de la milice citoyenne �de Versailles fit feu sur M. de Savonnières, qui eut le bras cassé. Pendant que j’attendais, il fut question de faire partir la Reine et le Dauphin, pour les mettre à l’abri de tout danger. On fit venir les voitures ; elles furent arrêtées par les habitants de Versailles ; mais qûand on n’aurait pas mis obstacle à leur passage, ces préparatifs eussent été inutiles i car elle eut le courage de déclarer qu’elle préférait mourir aux pieds du Roi, et qu’elle ne le quitterait jamais. Si elle eût cotisent! à partir, il eût été facile de trouver des voitures plus près du château, et de les soustraire aux regards du peuple. Entre six et sept heures du soir, les gardes du corps eurent ordre de se retirer: on crut que leur retraite calmerait le peuple. Une partie de la milice de Versailles fit feu sur l’extrémité de la colonne : plusieurs hommes et plusieurs chevaux furent blessés. En sortant de leurs écuries, ils essuyèrent encore plusieurs coups de feu. A huit heures on ordonna aux gardes du corps de remonter à cheval et de revenir au château. Cet ordre ne fut exécuté que par un certain nombre d’entre eux ; on les plaça près de la grille de là cour royale. Les autres ne s’y rendirent pas, parce que dans un moment de trouble et de confusion, l’ordre ne leur parvint pas assez promptement, et qu’on faisait feu sur tous ceux qui se présentaient dans les rues. Plusieurs furent tués ou blessés dans cette circonstance (1). Entre neuf et dix heures, un aide de camp de M. de La Fayette vint annoncer son arrivée pro-chaineà latêtede la milice parisienne. On Sut que M. de La Fayette avait fait d’inutiles efforts pour faire changer de résolution à la milice, et qu’il avait retardé, le plus qu’il avait été possible, le moment du départ. Je ne dirai point quelle impression j’éprouvai en apprenant ces détails, quand je réfléchissais comment avait commencé cette bizarre insurrection. Des femmes, dont on a prodigieusement exagéré Je nombre ! Quelques vils brigands venus à leur suite ! — Ils outrageaient, ils menaçaient, ils avaient deux canons, quelques fusils, * quelques pistolets, de mauvaises armes. Il était si facile de les repousser vers le pont de Sèvres, et de s’y poster avantageusement ! On devait bien prévoir que des hommes de cette espèce n’avaient pas été envoyés pour demander du pain, et qü’ils n’étaient pas venus de Paris dans l’intention de passer tranquillement quelques heures à Versailles. D’ailleurs, comment ne répondit-on pas à leurs premiers actes d’hostilité ? Et ces soldats auxquels on défendait de faire feu, il fallait bien qu’ils devinssent les amis des assaillants, pour n’en être pas égorgés. Et les malheureux gardes du corps dont on enchaînait le courage, ignorait-on que depuis peu de jours on les avait rendus l’objet de la haine publique, qü’ou avait juré leur perte, et qu’on allait les livrer à la fureur de leurs ennemis? Pourquoi ne pas dénoncer officiellement à l’Assemblée nationale les dangers dont on était menacé ? Pourquoi ne pas lui demander son intervention, et l’inviter à décider si la milice de Paris avait le droit devenir dans la ville de Ver-(1) Sur les onze heures, les gardes postés près de la grille de la cour royale reçurent ordre de se placer sur la terrasse du côté de l’orangerie. Comme on avait résolu de n’opposer aucune résistance, on voulait les soustraire à la fureur du peuple. A trois ou quatre heures du matin, on leur fit dire de se mettre en sûreté, et ils sortirent par le parc de Versailles. [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [“26 octobre 1789.] 576 sailles dicter des lois au monarque, les armes à la main ? Je frémissais de n’être pas à mon poste ; l’armée parisienne s’avançait; j’appréhendais les plus grands malheurs. Je pensais que l’Assemblée nationale pourrait contribuer à les empêcher : je devais y être; je craignais d’être accusé de lâcheté. Je fis prévenir vingt fois que j’allais me retirer si l’on ne me donnait pas l’acceptation ; toujours nouvelles instances pour attendre. Enfin, je fus appelé près du Roi; il prononça l’acceptation pure et simple. Je le suppliai de me la donner par écrit. Il l’écrivit et la remit dans mes mains. Il avait entendu les coups de feu. Qu’on juge de son émotion ; qu’on juge de la mienne. Le cœur déchiré, je sortis pour retourner à mes fonctions. Je revins avec plusieurs députés qui m’avaient attendu. Je crus qu’en rentrant dans la salle, je retrouverais l’Assemblée, bien persuadé que jamais aucune circonstance n’avait exigé plus impérieusement sa présence et ses délibérations. Quelle fut ma surprise de voir la salle remplie de femmes parisiennes et de leurs compagnons ? Mon arrivée parut leur causer une grande satisfaction : elles me dirent qu’elles m’avaient attendu avec beaucoup d’impatience. L’une d’elles, qui s’était emparée du fauteuil du président, voulut bien me céder la place. Je cherchai vainement des yeux les députés ; j’en aperçus seulement quelques-uns qui étaient restés par curiosité, et qui m’apprirent qu’en mon absence on avait porté un décret sur les grains, mais que la foule qui s’était introduite dans la salle avait bientôt causé du tumulte ; que le peuple, délibérant avec les députés, les interrompait par des cris, et enfin qu’il avait fini par vouloir que l’Assemblée diminuât considérablement le prix du pain , de la viande et des chandelles; qu’alors l’Assemblée s’était retirée. Je fis prier MM. les officiers municipaux de faire battre la caisse dans toutes les rues de Versailles pour avertir MM. les députés de se rendre à l’Assemblée. Pendant cet intervalle, j’annonçai au peuple l’acceptation, faite par le Roi, des articles de Constitution. La foule applaudit et se pressa autour de moi pour en avoir des copies. On me demandait de toutes parts si cela était bien avantageux ; d’autres disaient : cela fera-t-il avoir du pain aux pauvres gens de Paris ? Comme plusieurs personnes se plaignaient de n’avoir rien mangé de tout le jour, je fis chercher du pain chez tous les boulangers de Versailles ; et, sans que j’en eusse donné l’ordre, on livra des cervelas, du vin, des liqueurs. Le repas se fit dans la salle. Dans le cours de ce repas, un officier de la milice de Paris vint me dire, de la part de M. delà Fayette, que celui-ci arriverait incessamment et se présenterait dans l’Assemblée. Je priai M. de Gouy-d’Arsy d’aller à sa rencontre et de lui faire connaître l’acceptation donnée par le Roi afin qu’il en instruisît les troupes. En. attendant l’arrivée de M. de la Fayette, les femmes qui m’environnaient conversaient avec moi : plusieurs m’exprimaient leurs regrets de ce que j’avais défendu ce vilain veto (ce sont leurs expressions), et.me disaient de bien prendre garde àla lanterne. Je répondis qu’on les trompait ; qu’elles n’étaient pas en état de juger les opinions des députés ; que je devais suivre ma conscience, et que je préférerais exposer ma vie, plutôt que de trahir la vérité. Elles voulurent bien approuver ma réponse, et me donner beaucoup de témoignages d’intérêt. M. de la Fayette arriva : il était alors près de minuit ; il me dit que je pouvais être rassuré sur les suites de cet événement; que plusieurs fois il avait fait jurer à ses troupes de rester fidèles au Roi et à l’Assemblée nationale, de leur obéir, de ne faire et de ne souffrir aucune violence (1). Je demandai à M. de la Fayette quel était donc l’objet d’une pareille visite, et ce que voulait son armée. Il me répéta que, quel qu’eût été le motif qui avait déterminé sa marche, puisqu’elle avait , promis d’obéir au Roi et à l’Assemblée nationale, 1 elle n’imposerait aucune loi; que, cependant, pour contribuer à calmer le mécontentement du peuple, il serait peut-être utile d’éloigner le régiment de Flandre, et de faire dire par le Roi quelques mots en faveur de la cocarde patriotique. M. de la Fayette me quitta ensuite pour aller chez le Roi. Aussitôt qu’il fut sorti, on vint me . dire que Sa Majesté désirait que je me rendisse t au château avec le plus grand nombre de députés que je pourrais rencontrer. Les députés, qui avaient été avertis parle bruit des tambours, étaient successivement revenus en assez grand nombre. Je leur fis part des désirs du Roi. Nous nous rendîmes au château à travers la milice parisienne. Le Roi nous dit : « J’avais désiré être environné des représentants de la A nation, et pouvoir profiter de leurs conseils au moment où je recevrais M. delà Fayette ; mais il est venu avant vous, et il ne me reste plus rien à vous dire, sinon que je n’ai point eu l’intention de partir, et que je ne m’éloignerai jamais de l’Assemblée nationale. » Pour comprendre cette réponse, il faut savoir qu’on venait de répandre dansle peuple, une demi-heure avant]l’arrivée de la milice de Paris, que le Roi, effrayé de son appro-4 che, était disposé à partir pour Metz. Je conclus encore de celte réponse, que M. de la Fayette avait donné au Roi de grands motifs de sécurité, puisque Sa Majesté, qui d’abord avait voulu nous demander des conseils, n'en demandait plus, après avoir entendu le chef de la milice parisienne. Nous revînmes dans la salle pour continuer notre séance, afin de pouvoir surveiller les événements. Les personnes qui remplissaient la salle furent invitées à se placer dans les galeries, mais „ il n’y eut pas assez de place, et beaucoup restèrent sur les bancs des députés. Pour ne pas rester dans l’inaction on discuta les lois criminelles. Tout à coup la discussion fut interrompue par ces cris répétés : du pain, du pain ! pas tant de longs discours! On réussit cependant à obtenir le silence (2). Sur les trois heures du matin, je fus averti que M. de la Fayette désirait me parler dans une des � salies voisines. Ne pouvant quitter l'Assem-(1) Quelqu’un, d’uné�très-haute considération, me dit un moment après : « Ceci est un nouveau tour des factieux; jamais on n’a répandu plus d’argent dans le peuple; la cherté du pain et le repas des gardes du corps ont fourni le prétexte. Quand on a voulu calmer A l’émeute, on a été surpris d’entendre tout le monde, et surtout la garde soldée, crier à Versailles, à Versailles. » 11,'ajouta que, par les précautions qu’on avait prises, leur funeste projet avorterait. (2) Il est juste de ne pas omettre que M. de Mirabeau s’écria : « Je voudrais bien savoir pourquoi on se donne les airs de nous dicter ici des lois. » Le peuple l’applaudit. Je déclarai qu’on ne laissait assister le peuple aux séances que sous la condition qu’il ne s’écarterait pas du respect dû à l’Assemblée nationale. ““ 577 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [26 octobre 1789.] blée, je priai deux députés de se rendre auprès ' de lui, pour me communiquer ensuite ce qu’il voudrait me faire savoir. Ils vinrent me dire que r M. de La Fayette, sachant que j’étais excessive-r ment fatigué, et que j’exerçais mes fonctions de président depuis neuf heures et demie du matin de la veille, m’engageait à lever la séance pour . aller me reposer ; qu’il était inutile de la prolonger davantage ; qu’il répondait de tout ; qu’il avait placé tous les postes de manière à être assuré que r le bon ordre serait maintenu ; que la milice était . dans les meilleures intentions, et qu’il était lui-F même si certain de la tranquillité générale, qu’il se retirait pour prendre du repos. Je levai la séance, et je la renvoyai à onze heures du matin. Je fus avec M. de La Fayette, et je » lui dis : Si vous avez la moindre crainte sur ce qui peut se passer, il en est temps encore, je vais prier les députés qui sortent, de rentrer à l’instant. M. de La Fayette me répéta ce qu’on m’avait » dit en son nom ; et je rentrai chez moi (1). Calmé par la sécurité de M. de La Fayette, je , m’endormis et je ne fus réveillé qu’entre 8 et 9 heures. On m’apporta un billet d’un député, k conçu en ces termes : Au nom. de Dieu , sauvez mon frère , que le peuple va égorger. Au même instant plusieurs députés entrèrent chez moi. Quels furent mon étonnement et mon indignation, quand je fus instruit de ce qui s’était passé, et de * ce qui se passait encore I Dès le point du jour, d’affreux hurlements avaient été le signal des forcenés. On avait entendu de toutes parts ces mots terribles : Tuez * les gardes du corps , point de quartier. Les brigands, courant à l’hôtel des gardes, en égorgent plusieurs qu’ils y rencontrent ; ceux qui voulaient fuir étaient poursuivis dans les rues, comme on x fait la chasse aux bêtes féroces. On en conduit douze ou quinze près de la grille, parmi lesquels plusieurs sont massacrés, et les autres sont retenus pendant qu’on dispute sur le genre de leur supplice. Dans le même temps une foule furieuse était entrée dans les cours en présence de la milice de Paris, qui aurait pu si facilement lui résister. Deux gardes du corps qui étaient placés en sentinelle, l’un près de la grille, l’autre sous la voûte avaient été tués. On avait même traîné l’un d’eux v sous les fenêtres du Roi pour lui abattre la tête d’un coup de hache. La foule était ensuite accourue sur le grand escalier, avait pénétré dans les salles, avait prononcé les plus horribles menaces contre � les personnes les plus augustes, et tué ou blessé, dans les salles, plusieurs gardes du corps. La sentinelle qui résiste à la porte de l’appartement de la reine, avec le courage le plus héroïque, est ►•coupée par morceaux, ainsi que celle de l’antichambre du Roi. La reine est forcée de fuir à demi nue et de se réfugier chez le Roi (2). (1) J’appris que, pendant mon absence, une 'iugtaine de brigands s’étaient présentés à la porte de mon logement et m’avaient demandé au portier, en disant que l s’ils ne pouvaient par avoir ma tête dans ce moment, Fils sauraient bien me trouver. J’appris encore qu’un attroupement des habitants de Versailles s’était formé, à la fin du jour, sous mes fenêtres ; et qu’il disait aux hommes du faubourg Saint-Marcel et du faubourg Saint-„ Antoine : Entrez ici, il y a un aristocrate à qui il faut couper la tête. (2) Aussitôt que je fus instruit de ces attentats, j’écrivis à M. de La Fayette, pour lui offrir mes services. comme président de l’Assemblée nationale, et le ► prier de me procurer les moyens de parvenir jusqu’à ]re Série, T. IX. Jusqu’où fût allé l’excès du crime, si M. de La Fayette, averti trop tard de ces assassinats, n’eût harangué la milice, et ne se fût offert lui-même pour victime ! Son généreux dévouement obtint le succès qu’il méritait. Les anciens grenadiers des gardes françaises se présentèrent à l’œil-de-bœuf, pour défendre le Roi, qu’ils croyaient en danger, et sauver les gardes du corps. Ils en prirent, en effet, un grand nombre sous leur protection ; mais les assassins furent toujours respectés. Deux têtes des gardes du corps furent publiquement promenées dans Versailles (1) ; et un monstre armé d’une hache, portant une longue barbe et un bonnet d’une hauteur extraordinaire, montrait avec ostentation son visage et ses bras couverts de sang humain. Je n’entrerai pas ici dans le détail de plusieurs scènes d’horreur dignes des plus atroces cannibales. Elles s’étaient passées sous les yeux de la milice nationale, qui ne fit jamais aucune tentative pour arrêter ou pour punir les scélérats (2). Cependant, on avait demandé à grands cris que le Roi vînt fixer son séjour dans la capitale. Il parut sur son balcon -, il promit de partir pour Paris avec sa famille, à condition qu’on épargnerait la vie, de ses gardes. Les brigands firent grâce, et l’on cria: Vive le Roi! Vivent les gardes du corps ! et ceux qui s’étaient barricadés dans l’intérieur du château vinrent jeter leurs bandoulières au peuple, en signe de soumission. MM. de Blacons et de Sérent vinrent m’avertir que le Roi désirait que tous les membres de l’Assemblée se rendissent auprès de lui, afin de profiter de leurs conseils. Ils me direut que, ne doutant pas de mon consentement, ils avaient in vité tous les députés qu’ils avaient rencontrés, à se rendre au salon d'Hercule; ils ajoutèrent qu’ayant vu entrer des députés dans la salle, ils allaient les en prévenir. Ils revinrent un moment après sur leurs pas, et me dirent qu’ayant trouvé dans la salle un assez grand nombre de députés, ils les avaient priés, en mon nom, de se rendre au château ; que M. de Mirabeau avait répondu : Le président ne peut pas nous faire aller chez le Roi sans délibération. Les galeries s’étaient même expliquées sur ce sujet, et avaient déclaré qu’on ne devait pas sortir de la salle : j’y fus aussitôt. Il n’était pas encore onze heures; c’est-à-dire que le moment indiqué pour la séance n’était pas encore arrivé; et beaucoup de députés étaient au salon d'Hercule. lui. Mon billet ne put lui être remis par celui qui en était chargé. Un officier promit de le lui faire passer : j’ignore s’il l’a reçu. Une nouvelle liste de proscription circulait alors dans les mains du peuple, et je n’y étais pas oublié. (1) On sait que ces deux têtes furent portées de la même manière dans Paris. (21 On a tellement trompé les provinces, que beaucoup de gens y sont convaincus que la milice de Paris est allée à Versailles uniquement pour empêcher les désordres. Us ignorent que le 5 octobre il y a eu une insurrection à Paris, que l’hôtel de ville a été assiégé, que la milice a forcé son chef à la conduire, et qu’elle est arrivée à minuit. II est vrai qu’elle a fini par protéger des gardes, par intercéder pour eux; mais elle n’a pas attaqué un seul des br gands dont elle a vu les crimes. Sa présence les a bien plus encouragés qu’elle ne les a intimidés; sans doute, si l’on n’eût pas craint de lui déplaire, on n’aurait pas ordonné aux gardes placés sur la terrasse de se retirer. Ceux qui étaient restés à leurs postes, ne se seraient pas laissé massacrer sans se défendre. Il eût été si facile de résister aux assassins ! 37 578 Je fis part des intentions du Roi : un député me demanda si elles étaient par écrit. Je fus obligé d’attester MM. de Sérent et de Blacons. Et quand le Roi n’aurait pas témoigné ce désir, ma proposition en devait-elle moins être adoptée ? M. de Mirabeau se leva et dit : qu’il était contre notre dignité de nous rendre chez le Roi ; qu’on ne pouvait délibérer dans le palais des rois ; que nos délibérations seraient suspectes, et qu’il suffirait d’envoyer une députation de trente-six personnes. Le règlement me défendait de parler; mais je ne pus résister au sentiment que j’éprouvais : je priais l’Assemblée de m’excuser si je me croyais autorisé, par les circonstances, à enfreindre une règle de police. Je soutins qu’il ne pouvait jamais être contraire à la dignité de l’Assemblée d’aller chez le chef de la nation ; que, d’ailleurs, je ne concevais pas comment on pariait de dignité en ce moment ; que ce n’était pas dans un pareil jour qu’on pouvait soupçonner l’autorité royale d’avoir influé sur les délibérations ; que le Roi, dans la plus cruelle situation, avait besoin de nos conseils ; qu’on voulait le conduire à Paris, qu’il n’y avait pas un moment à perdre pour lui faire connaître sur ce point l’opioion de l’Assemblée ; qu’une députation ne saurait le conseiller, attendu qu’elle perdrait un temps précieux à parcourir la distance qui se trouvait entre la salle et le château, et à prendre les ordres de l’Assemblée. J’ajoutai que notre dignité consistait à remplir notre devoir; que je considérais comme un devoir sacré, en cet instant de danger, d’être auprès du monarque, et que nous aurions des reproches éternels à nous faire si nous négligions de le remplir. Personne ne me réfuta; je crus que tous les membres sentaient la justice de ces réflexions. Je fis délibérer, et la majorité fut pour rester dans la salle. Quelqu’un dit aussitôt : « Le bruit se répand ue le Roi va se rendre ici. » On nomme deux éputés, MM. Target et le vicomte de Mirabeau, pour prendre auprès du Roi, sur ce fait, des instructions positives. Pendant ce temps, on préparait la liste de trente-six députés qui devaient tenir lieu, au Roi, de la présence de l’Assemblée. MM. Target et le vicomte de Mirabeau, étant revenus, dirent que le Roi n’avait point eu le dessein de se rendre dans l’Assemblée, et qu’il avait promis de se rendre à Paris avec sa famille. On ne fit aucune réflexion sur les caractères de cette promesse et sur la nature des circonstances. M. le comte de Mirabeau proposa de ne pas se séparer du Roi. M. Barnave appuya cet avis, et demanda qu’on fît une déclaration précise, portant que le Roi et l’Assemblée seraient inséparables pendant la session actuelle. Ellefutadoptée et la députation des trente-six membres n’eut plus de conseil à donner, mais un décret à présenter au Roi. On nomma ensuite une autre députation, pour accompagner le Roi à Paris. La délibération sur la contribution patriotique et l’adresse aux commettants, suspendues jusqu’à V acceptation pure et simple du Roi , se trouvaient alors sans obstacles ; elle fut reprise. M. de Mirabeau proposa même de faire une nouvelle adresse aux provinces sur les circonstances présentes, pour leur annoncer que le vaisseau de la chose publique allait s’ élancer plus rapidement que jamais. Je répondis que cette proposition n’était pas dans l’orare du jour. Pendant qu’on délibérait sur la contribution patriotique, la famille royale passa devant la [26 octobre 1789.] salle, escortée par la milice, par les femmes de Paris, et leurs compagnons. Ceux des gardes du corps qui avaient obtenu leur grâce étaient à pied, vêtus des habits de la milice parisienne, ayant sur la tête des bonnets de grenadiers. Les femmes tenaient des branches d’arbre ornées de rubans. Les deux têtes, portées sur des piques, précédaient à peu de distance, environnées de femmes qui les contemplaient avec une joie féroce, et dansaient en les regardant. En signe de triomphe, la milice de Paris, comme après le gain d’une victoire, déchargeait ses armes et l’on entendit pendant longtemps le feu de la mous-queterie et de l’artillerie des vainqueurs. Les habitants de Versailles étaient assez étonnés de cette marche triomphale. Ils commençaient à découvrir qu’aprés avoir combattu pour les Parisiens, ils pourraient payer tous les frais de la guerre. On leur disait encore, il est vrai : Soyez tranquilles , il reviendra. Avoir refusé d’aller auprès du Roi, et cela sous le prétexte de conserver sa propre dignité, dans le moment où la demeure du prince vient d’être souillée par les plus horribles forfaits; avoir gardé le silence sur tant de crimes ; laissé partir le Roi accompagné des meurtriers de ses serviteurs, et d’une milice égarée par des factieux, qui a levé l’étendard de la révolte, qui a forcé son chef à la conduire dans le séjour du Roi et de l’Assemblée nationale avec tout l’appareil de la guerre ; qui a vu sous ses yeux se commettre tant d’attentats; qui a vu porter lestâtes sanglantes autour d’elle, et qui, les armes à la main, a vécu en paix avec les brigands ; n’avoir rien tenté pour faire rentrer les révoltés dans le devoir, pour conserver la liberté du monarque ! Ah! sans doute, si les membres eussent été présents lorsque j’avais proposé de se rendre auprès de Sa Majesté, surtout s’ils eussent été libres ..... Ces affreuses idées me poursuivaient sans cesse. J’eusse voulu m’éloigner d’un lieu qui retraçait à mon souvenir les plus affreuses images : mais j’étais encore président. Combien il me tardait de ne plus l’être ! Le soir, je présidai encore. M. de Mirabeau renouvela la proposition de son adresse aux provinces. On dit qu’il n'y avait pas lieu dans ce moment à délibérer. J’étais horriblement fatigué et de corps et d’esprit. Je passai la nuit la plus cruelle. Le lendemain, 7 octobre, je vins encore présider. La séance fut longue et très-pénible pour moi: les questions agitées n’étaieùt pas cependant bien importantes ; mais les discussions étaient tumultueuses. L’état de ma santé rendait mes efforts, pour maintenir le calme, plus infructueux et plus pénibles ; tous ceux qui se trouvèrent placés près de moi durent apercevoir mon extrême agitation, et combien le repos m’était nécessaire, surtout celui de l’âme.. Le jeudi, 8 octobre, heureusement pour moi, de violentes douleurs de poitrine et une extinction de voix me mirent dans l’impossibilité de présider. J’écrivis à MM. les secrétaires pour les prier de faire agréer mes excuses à l’Assemblée, et de lui dire qüe le zèle et la fermeté avec lesquels j'avais voulu maintenir l’ordre , et faire observer le règlement, avaient nui à ma poitrine, et que par la séance de la veille, ma voix, qui était déjà trés-allérée auparavant, était absolument éteinte. Je priais l’Assemblée de me faire remplacer. Je le fus par M. Le Chapelier, en qualité d’ancien président. Comme j’éprouvais déjà un vif désir de retour-[Asserablée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [26 octobre 1789.] 570 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. ner dans ma province, j’eus la précaution de prier un de MM. les secrétaires de me procurer un passe-port : j’en fis également demander un à la W municipalité de Versailles. Ils me furent accordés. Je reçus ensuite un billet de M. de La Fayette, dans lequel il paraissait craindre que l’Assemblée ne prît de l’ombrage de ce que plusieurs députés avaient été arrêtés aux barrières ; je demandai „ quelques explications à l’oflicier qui était chargé de me le remettre. J’appris de lui qu’on croyait \ avoir découvert, ce jour-là, une conjuration qui avait eu pour objet de conduire le Roi à Metz, et que, pour compléter cette découverte, on avait empêché qu’on pût sortir de Paris. U était alors onze heures du matin ou environ. Je parle ici de cette circonstance peu intéressante en elle-même, afin de bien déterminer le premier instant où j’ai entendu parler de cette prétendue conjuration. v On me lit encore savoir qu’on craignait, pour la nuit suivante, une attaque de brigands qui se proposaient d’incendier le château et de massacrer les proscrits. Ces avis étaient donnés par des personnes à portée d’avoir des instructions exactes ; et l’on avait, en conséquence, doublé les gardes et les patrouilles. Je passai cette nuit à la campagne. Le vendredi, 9 octobre, j’appris que l’Assemblée, effrayée du grand nombre de passe-ports demandés, venait de déclarer qu’on n’en accorderait plus que pour des motifs qu’elle aurait elle-même appréciés, et qu’elle avait pris la résolution définitive de se rendre à Paris. Je sentis que si je voulais partir, je n’avais point de temps à perdre; que bientôt les vexations recommenceraient sur K les grandes routes, et qu’alors il me serait plus difficile de revenir en Dauphiné. Il fallait d’autant plus me hâter que, pour ne pas fournir un nouveau prétexte aux calomniateurs, je devais voyager sous mon nom. Je lis les réflexions suivantes : Si, restant dans l’Assemblée, j’eusse attendu le retour de ma santé pour demander la parole, quelle apparence que j’eusse pu, au milieu de Paris, m’expliquer librement sur l’assassinat des gardes du corps, sur les crimes des hommes fé-v roces qui ont violé la majesté de la nation en la personne de son chef, et qui n’ont pas craint d’inonder son palais du sang de ses plus fidèles serviteurs ; que j’eusse pu intimider les auteurs de . cette insurrection, les empêcher de porter plus loin le succès de leurs trames odieuses, en fixant l’attention de tous les bons citoyens du royaume sur les derniers événements ? n’aurais-je pas été . interrompu dès les premiers mots ? n’aurais-je pas * été massacré, pour ainsi dire, à la clameur publique? car j’aurais offensé tant de passions, blessé tant d’intérêts ! et la loi martiale n’était pas encore promulguée. C’est un devoir, il est vrai, de braver tous les périls pour servir sa patrie ; mais il faut qu’il n’existe point de moyens plus utiles, et qu’on ait encore un espoir de succès. Si je voulais publier ► mes pensées, les mêmes obstacle et les mêmes inconvénients se présentaient. Aucun imprimeur n’eût osé me seconder. S’il eût eu cette témérité, la circulation fût devenue impossible. Les exemplaires eussent été aussitôt enlevés; car les hommes qui réfléchissent savent bien ce qu’il faut entendre par notre moderne liberté de la presse; ils savent bien qu’elle donne la faculté de calomnier, d’outrager impunément les citoyens qu’on veut perdre dans l’opinion publique ; de flatter, de tromper la multitude; de lui persuader que tout doit céder à ses caprices, et qu’elle ne doit point suivre d’autre loi que celle de sa suprême volonté. Cette liberté de la presse permet d’offenser, dans d’infâmes libelles, les bonnes mœurs, l’autel et le trône, et de répandre les principes les plus faux et les plus dangereux ; mais elle ne permet pas de dire la vérité lorsqu’elle peut déplaire aux démagogues* déconcerter leurs vues, et porter atteinte à leurs intérêts. Je n’entrevoyais pas même alors la possibilité d’instruire mes commettants, et de faire parvenir jusqu’à euN la vérité à travers tant de mensonges qu’on avait eu soin d’envoyer dans les provinces. Sous le régime despotique, on soupçonnait les agents de l’autorité de porter la scélératesse jusqu’à trahir la confiance publique en violant le secret des lettres. On n’avait point, à cet égard, des preuves certaines : mais, sous le règne de l’anarchie, rien n’est sacré ; la vertu seule est forcée de devenir circonspecte, et le crime orgueilleux de son importunité ne veut pas s’abaisser jusqu’à des ménagements. On sait que des députés ont reçu des lettres ouvertes, sur lesquelles était inscrit le nom du district qui, dans la profondeur de sa sagesse, et en vertu de sa puissance absolue, avait cru devoir les décacheter et les lire. Qui peut même affirmer qu’on n’eût pas entrepris de qualifier de crime de lèse-nation une vérité faite pour déplaire à des Parisiens, et de le faire juger pour un tribunal parisien, par des assesseurs parisiens, et sur les réclamations des représentants de la commune (1) ? Si, restant dans l’Assemblée, je gardais le silence, quel affreux supplice que d’entendre accorder à des crimes la récompense de la vertu, célébrer comme des actions héroïques tous les attentats commis les 5 et 6 octobre ; appeler courage les plus lâches assassinats ; le plus insupportable despotisme; et en colorant ainsi les plus horribles forfaits, encourager leurs auteurs à les renouveler, et le peuple à se laisser égarer de nouveau, quand ils voudront encore le faire servir d’instrument à leurs projets funestes ! Combien de circonstances me faisaient croire qu’ils ne borneraient pas là leurs criminelles intrigues ! des têtes si précieuses pour le repos de l’Etat étaient au milieu de la licence et de l’anarchie. Je croyais ne rien pouvoir pour leur sûreté, ne rien pouvoir pour l’avantage de mes concitoyens, en restant à Versailles ou à Paris. Tout ce que j’avais vu, tout ce que j’avais en~ tendu, avait tellement ébranlé mon imagination, qu’elle s’exagérait peut-être les dangers auxquels allait être exposée la patrie. Il me semblait (1) Le châtelet de Paris vient d’être érigé provisoirement en tribunal suprême, pour juger les délits de lèse-nation. Gomme oh n’a point défini cette expression, il est bien à craindre qu’elle n’offre un moyen illimité pour exercer les vengeances populaires. N’était-il pas nécessaire, auparavant, d’expliquer les divers genres de ce délit, d’y comprendre les crimes de lèse-majesté, et de déterminer les peines ? La déclaration des droits n’indiqiiait-elle pas cette nécessité ? Il est évident que l’accusation, le jugement et la punition seront arbitraires. Il paraît même qu’on n’a pas excepté de l’attribution ou commission donnée au châtelet, les crimes de haute trahison dans les fonctions publiques supérieures. Ainsi, des délits qui intéressent tout le royaume (tels que les impeachements d’Angleterre, jugés par la Chambre haute), qui auraient du être poursuivis pa,r les représentants de la nation, seront jügés par un tribunal de Paris, devant des jurés de Paris. Il est donc très-probable qu’on appelera lèse-nation tout ce qui lésera Paris. [26 octobre 1789.] 580 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. qu’à une certaine distance je serais plus utile ; qu’en disant la vérité, je contribuerais peut-être à prévenir les maux dont nous étions menacés, à exciter le zèle des bons citoyens, à contenir l’activité des méchants, à donner à ceux qui, dans la capitale, veillent sur la sûreté du Roi, et sur l’indépendance des suffrages, de nouvaux moyens de force, quand ils sauraient que la vérité avait fixé les regards des citoyens, de toutes les parties de l’empire, sur les complots des factieux. Le serment que j’avais prêté le 20 juin dans la salle du jeu de paume, se présenta cependant à mon souvenir; mais je crus fermement pouvoir m’éloigner sans l’enfreindre. Alors, l’Assemblée était menacée d’une dissolution par l’autorité royale. Nous jurâmes de ne pas nous séparer et de nous rassembler partout où les circonstances l’exigeraient, jusqu’à ce que la Constitution fût établie; c’est-à-dire que nous promettions de ne jamais consentir à une dissolution, et de nous réunir, malgré les ordres ministériels, partout où il serait nécessaire de se rendre pour délibérer librement. Mais je n’avais pas juré de délibérer, quand je ne crois pas être libre; je n'avais pas juré de consentir à soumettre mes opinions à la volonté de la multitude, à parler contre ma conscience, ou à taire la vérité. Si même je donnais ma démission, j’étais dégagé de toutes les obligations que j’avais contractées comme député, et j’étais remplacé par un suppléant. Beaucoup de députés qui avaient prêté le même serment que moi, avaient depuis lors donné leur démission par écrit, pour raison de santé ou pour leurs affaires particulières • personne ne les avait désapprouvés ; et certainement il ne pouvait pas exister de motifs plus pressants que ceux qui intéressent la conscience et la liberté. Si je ne donnais pas ma démission, je ne me séparais point définitivement et je m’éloignais seulement pendant le temps nécessaire pour instruire mes commettants, et jusqu’au jour où je serais rassuré sur les justes alarmes que j’avais conçues, etoùj’auraislieu de compter sur la liberté des suffrages la plus entière. D’ailleurs, qu’on nomme, si l’on veut, faiblesse de caractère le sentiment qui me dominait : mais, après tant d’atrocités, il m’était impossible de ne pas m’éloigner pour respirer un autre air ; j’en éprouvais le besoin le plus impérieux ; il me semblait que je cédais tout à la fois à un devoir et à une impulsion invincible. Je partis donc le 10 octobre de Versailles, et je pris la route du Dauphiné ; je ne désirais pas être reconnu, mais je ne cherchais point à me cacher. J’ai passé vingt-quatre heures à Lyon, où j’ai vu plusieurs personnes (1). Arrivé dans ma province, j’ai dit la vérité à tous ceux de mes commettants que j’ai eu l’honneur de voir (2). Mais il était important, pour (1) On peut juger de la vérité de la plupart des pa-iers publics par les contes absurdes que plusieurs ont ébités sur rnon voyage. (2) Mes récits n’ont point contribué à la convocation des Etats et du doublement : elle était faite, depuis plusieurs jours, lors de mon arrivée, et MM. les commissaires des Etats attesteront qu’ils n’ont point reçu de lettre de moi sur les événements du 6 et du 6 octobre. Ils avaient donné, jusqu’à ce jour, tant de preuves de zèle et de patriotisme, que la calomnie aurait respecté leurs intentions, si dans les circonstances présentes elle ne profitait pas aussi de l’anar-ehie pour ne rien respecter. ma réputation, pour l’intérêt même de mes concitoyens, de rendre public l’exposé de ma conduite dans l’Assemblée nationale, et les motifs de mon retour en Dauphiné. Si j’ai tardé jusqu’à ce jour de les faire paraître, c’est que, pour pouvoir rédiger rapidement, il faut jouir de la tranquillité de l’âme. Maintenant on peut me juger sur ce que j’ai dit, sur ce que j’ai écrit, depuis que j’ai eu l’honneur d’être nommé l’un des représentants de ma province. OBSERVATIONS sur les principes que fai soutenus dans l'Assemblée nationale. J’ai pu me tromper dans les principes que j’ai soutenus : mais si j’étais dans l’erreur, quel motif aurais-je donné de croire qu’elle était volontaire ? Quand mes ennemis m’ont fait accuser dans des libelles périodiques, de trahir les intérêts du peuple, ils ne m’en ont pas soupçonné capable ; mais il était de leur intérêt de le persuader. Ils savaient que je soutenais mes opinions avec courage ; que je ne pouvais cesser de les défendre que lorsque j’étais convaincu de leur fausseté, et que je ne les sacrifierais jamais ni aux promesses, ni’ aux menaces ; mais ils savaient aussi que, pour rendre cette fermeté inutile, il fallait que mes opinions devinssent odieuses ; ils savaient que la plus absurde calomnie, répandue par des émissaires ou consignée dans de petits pamphlets distribués à bas prix, suffisait pour exciter la haine populaire ; que l’homme qu’on accuse auprès de lamultitude est toujours jugé sans preuve, et qu’elle ne croit que difficilement sa justification. J’ai toujours ardemment désiré la liberté publique. Sous le joug du despotisme, elle était l’objet constantde mes méditations, de mes études et de mes plus chères espérances. Dans toutes les fonctions que j’ai remplies jusqu'à ce jour, je crois avoir prouvé ma haine contre l’abus du pouvoir et l’oppression des faibles et des indigents. J’ai profité du premier moment favorable pour contribuer à l'affranchissement de ma patrie. Et quand je n’aurais pas trouvé au fond de mon cœur le plus ardent amour pour le bien public, comment aurais-je pu rester témoin indifférent de l’enthousiasme patriotique qui animait les généreux Dauphinois ? Je n’ai point borné mes efforts à la liberté du Dauphiné : et je n’ai cessé, depuis quinze mois, de représenter les inconvénients des privilèges des provinces, les avantages de l’unité du corps politique, et la nécessité de substituer l’esprit public au dangereux esprit de corps (1). Comment aurais-je donc pu abandonner subitement la cause de la liberté ? Gomment aurais-je voulu combattre moi-même les principes que j’avais soutenus l’année précédente, et qui s’étaient propagés si rapidement ? Après avoir bravé le despotisme, dans le temps où je ne pouvais lui résister qu’en exposant ma tête, comment aurais-je choisi le temps de sa destruction pour me déclarer en sa faveur ? (1) Je puis citer, à cet égard, outre mes travaux pour les assemblées de Vizille et de Romans, la lettre écrite au Béarn, la lettre écrite aux négociants des différentes places de commerce, et mes Observations sur les Etats généraux. [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [26 octobre 1789.] 581 On m'a reproché de favoriser l’aristocratie (1). Je ne me serais jamais attendu à ce reproche. j’avoue franchement ma surprise ; car j’aurais P cru que nul homme en France ne pouvait se flatter d’avoir plus contribué que moi à la destruction de Y aristocratie . Je n’ai jamais pu concevoir la possibilité de devenir, et surtout de rester libre dans un Etat où les citoyens seraient tellement divisés qu’ils r formeraient trois peuples ennemis, occupés, dans des assemblées différentes, de leurs préjugés et ► de leurs intérêts particuliers, et toujours prêts à immoler, par haine et par rivalité, la liberté publique, je soutins, dans le mois de septembre 1781, la nécessité de réunir constamment tous les membres des Etats du Dauphiné en une seule assemblée. Ces Etats furent formés sur un nouveau plan, non pas tel qu’il pourrait convenir après l’établissement d’une Constitution générale pour le royaume, mais tel que la situation de la * province et la prudence pourraient alors l’indiquer. La réunion de tous les députés dans les Etats généraux du royaume ne me parut pas moins indispensable ; et ce fut moi qui proposai et qui rédigeai la lettre écrite au Roi par la province, } dans le mois de novembre 1788, pour demander la double représentation des communes, et la déli-bération par tête, et pour démontrer que la séparation des ordres n’était fondée ni sur des motifs de bien public, ni sur des lois, ni sur des usages contraires. Dans mes Observations sur les Etats généraux , après avoir rassemblé tous les exemples des maux produits par les anciennes formes, je fis de nouveaux efforts en faveur de la délibération par � tête, et j’exprimai le désir de voir bientôt régler la représentation des citoyens sur d’autres bases que celle de la division des ordres. Il me semblait qu’après d’aussi vives attaques contre l’aristocratie, on pourrait difficilement me considérer comme son défenseur. Aurais-je mérité ce titre, parce que j’ai voulu être juste envers mes concitoyens de toutes les classes (2), parce que je n’ai pas cru qu’un citoyen noble fût indigne de l’estime et de la considération publique, lorsqu’en sacrifiant d’anciens préjugés, il ne tombait pas >- dans l’excès contraire, et ne cherchait pas à racheter ses sacrifices, en mendiant les applaudissements de la multitude ? Je défie publiquement mes adversaires de trou-. ver entre les systèmes que je soutenais en 1788, et ceux que j’ai soutenus depuis lors, la moindre contradiction. J’ai défendu l’autorité royale, il est vrai ; mais l qu’on parcoure, avec l’attention la plus scrupu-* leuse, tout ce que j’ai écrit au sujet de la révolution présente, on y verra que dans le temps même où j’ai résisté, avec le plus de force, aux attentats du despotisme, je ne me Suis jamais écarté du respect et de la fidélité que je devais au Trône ; (1) Ce mot est employé dans plusieurs significations. r J’entends par aristocratie l’Etat où un certain nombre de citoyens s’attribue l’exercice et les avantages du gouvernement, sans le consentement du peuple, et forme une classe distincte et privilégiée, dont tous les membres deviennent étrangers aux autres citoyens, ou les retiennent dans l’avilissement et la dépendance. (2) Ces expressions sont tirées d’une adresse présentée au Roi le 6 juin, dans laquelle on disait au Roi : Vous reconnaîtrez aussi qu’ils ne seront pas moins � justes envers leurs concitoyens de toutes les classes, que dévoués à Votre Majesté. que je n’ai jamais avancé un seul principe propre à briser les liens qui unissent les intérêts du monarque à ceux du peuple, et qu’en voulant contribuer à rendre aux Français la jouissance de leurs droits, j’aurais voulu en même temps établir la splendeur et la gloire du Trône sur la prospérité publique. Je n’ai jamais négligé de prouver combien il est nécessaire, dans un grand empire, de laisser, pour le bonheur du peuple, une grande autorité dans les mains du Roi, et que le gouvernement monarchique est préférable à toute autre forme de gouvernement. En soutenant les prérogatives de la Couronne, je remplissais les intentions de mes commettants ; ils avaient dit, étant assemblés à Vizille : « C’est dans les États généraux du royaume que vos sujets du Dauphiné s’empresseront de donner à leurs compatriotes l’exemple de l’amour et de la fidélité. » La lettre écrite sur les Etats généraux, dans le mois de novembre, par l’assemblée générale de la province de Dauphiné, tenue à Romans, se terminait ainsi : « Non, sire, ils n’oublieront pas qu’ils sont Français ; et ce titre leur rappellera que notre nation associa toujours sa gloire à celle du monarque, mit son bonheur à chérir ses rois, et n’épargna jamais ni son sang ni son bien, pour maintenir la dignité du Trône. Serait-ce en soutenant que le Roi devait avoir le droit négatif illimité en matière de législation, et que le Corps législatif devait être fortifié à l’avenir par le Roi et par les deux Chambres, que j’aurais trahi l’intérêt du peuple? Mais ces opinions n’étaient pas nouvelles ; je les avais soutenues précédemment, et mon mandat portait que les députés du Dauphiné devaient procurer une constitution qui ne permît pas que la loi pût être faite sans l’ AUTORITÉ DU PRINCE et le consentement des représentants de la nation. II ne prononçait rien sur le point de savoir par qui devaient être préparées les lois ; il se bornait à exiger le consentement des représentants, qui aurait eu également lieu, soit qu’ils eussent formé la rédaction des lois, soit qu’ils les eussent acceptées : mais enfin le mandat était clair et précis sur la nécessité du concours de l’autorité du Roi. J’ai cru que, sans désobéir à mes commettants, je ne pouvais pas donner mon suffrage pour le veto suspensif. En effet, si je n’avais reconnu au Roi que la simple faculté de suspendre, j’aurais reconnu, par cela même, qu’après un délai déterminé, les lois pouvaient être faites sans son autorité; car une signature forcée n’est pas un acte d’autorité, mais bien plutôt un acte d’obéissance. J’aurais donc enfreint mon mandat, suivant lequel mes commettants n’auraient point voulu admettre une loi qui eût été faite sans l'autorité du prince. Je pensais que jusqu’au moment où la Constitution aurait réglé les fonctions des députés, ils n’existaient comme tels qu’en vertu du mandat libre et volontaire de leurs commettants, et qu’ils ne pouvaient contredire leur volonté sans trahir leur confiance, et usurper une autorité arbitraire. Quant à la question des deux Chambres, la province de Dauphiné n’en avait point parlé dans son mandai; mais elle avait cependant entrevu l’utilité d’une semblable organisation. Les Etats, dans leur délibération du 9 décembre 1788, avaient eu soin de prouver qu’on ne pouvait pas confondre notre division des ordres et la Chambre des pairs d’Angleterre, et d’en faire remarquer la différence à l’avantage de la pairie britannique. Enfin, ils avaient dit qu’il n’appartenait qu’au 582 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [26 octobre 1789.] Roi et aux représentants de la nation d’établir de nouveaux moyens pour assurer la sagesse des délibérations. Dans mes Observations sur les Etats généraux , j’avais eu le soin de distinguer les moyens propres à établir la Constitution, de ceux qui étaient propres à la maintenir. J’avais pensé que pour faciliter la réforme des abus, et anéantir la séparation des ordres, il était nécessaire de délibérer en une seule assemblée ; mais que, par la Constitution, il était indispensable de former deux Chambres. « Quand la Constitution est formée, disais-je, que la liberté publique et individuelle est protégée par des lois fondamentales, c’est alors que la sagesse commande la balance des pouvoirs. Mettez sans crainte des obstacles aux nouvelles lois; rendez les innovations lentes et difficiles, exigez le consentement du monarque et de deux Chambres: il vaut bien mieux manquer une bonne loi, que de laisser des moyens d’en introduire une mauvaise. Une proposition utile, trop légèrement rejetée, pourra, dans quelque temps, être renouvelée avec plus de succès. — Et quel est l’homme qui ait réfléchi sur les gouvernements propres à faire le bonheur d’un grand peuple, et qui ne se soit passionné pour la monarchie et les trois pouvoirs (1) ? » Et comment pourrais-je regretter d’avoir défendu le droit négatif du Roi? L’utilité d’un pareil droit a été reconnue par Jean-Jacques Rousseau, l’oracle de tous les partisans de la démocratie, l’un des hommes de ce siècle qui ont le plus aimé la liberté, qui était d’ailleurs si difficile en institutions politiques! Dans ses Lettres (1) C’est-à-dire, le Roi et les deux Chambres. Plusieurs mois après mes Observations sur les Etats généraux , un de mes co-députes fit paraître un ouvrage intitulé : Coup d’œil sur la lettre de M. de Calonne, dans lequel il défendit les mêmes principes que j’avais soutenus. Il disait, page 18 : a Je pense que la plupart de ceux qui demandent à délibérer par ordres réunis, ne sentent pas moins futilité d’établir le système des trois pouvoirs dans le Corps législatif. » Il faisait ensuite l’éloge de la pairie d’Angleterre, et disait que toute autre composition de la Chambre haute, quelque flatteuse qu’elle pût être pour l’amour de l’égalité, « présenterait, tôt eu tard, des inconvénients, et manquerait, surtout en ce moment , de l’épreuve de l’expêr rience. » Il cherchait ensuite à prouver que la constitution d’Angleterre pouvait être adoptée et perfectionnée par la France. Quant à la sanction royale, il faisait « consister le principe essentiel de la monarchie dans le partage de la législation entre le corps national et le prince, unique dépositaire du pouvoir exécutif. » Il disait que * les limites et l’appui du pouvoir royal ne sauraient se rencontrer que dans le partage de la législation, dans le veto mutuel du peuple et du Roi, qui ne permet point qu’aucune innovation donne à cette même puissance, ou une extrême attention, ou de dangereuses atteintes. » Il ajoutait que, « si le prince ne concourait pas à la formation de la loi, il ne serait plus qu’tm statliouder, toujours incertain de sa destinée, toujours occupé à s’approprier par l’intrigue pu par la force une autorité tyrannique, parce qu’il n’aurait aucun moyen légal de soutenir son autorité légitipie ; que l’idée d’un contrat primordial entre le prince et ses sujets exprimait parfaitement le principe de la monarchie, et qu’il résultait de cette maxime que toute loi nouvelle offrant une modification au premier contrat devait être mutuellement consentie. » L’auteur de ces réflexions a cru devoir changer de système ; il a cru devoir, depuis lors, adopter le veto suspensif et une seule Chambre, et rejeter les exemples tirés de la constitution d’Angleterre, en soutenant que cette constitution avait été formée par le hasard, et par une transaction entre les pouvoirs établis. écrites de la montagne, sur le gouvernement de Genève, il se plaint de ce que les magistrats n’ont aucun égard pour les demandes des représentants, lorsqu’ils se plaignent des infractions commises envers les lois ; il ne désapprouve point le droit négatif d’après lequel le conseil général ne peut passer d’autres lois que celles que les magistrats ont approuvées et proposées (1). 11 reconnaît que l'Angleterre est le modèle de la juste balance des pouvoirs respectifs, Après avoir parlé du droit négatif de l’Angleterre, il dit que si les magistrats de Genèye n’en réclament qu’un pareil , il conseille de ne pas le leur contes » ter. Et remarquez cependant qu’à Genèye le conseil général est formé par tous les citoyens; et que là on aurait pu dire, avec raison, qu’on opposait la volonté des magistrats à celle de la nation entière. Mais Jean-Jacques Rousseau était convaincu que lorsqu’un peuple a une Constitution libre, ce n’est pas par le refus de quelques lois qu’on peut parvenir à le rendre esclave, mais bien plutôt par la trop grande facilité d’en introduire de nouvelles ; car alors on l’entoure de pièges, et l’on parvient à l’enchaîner. Mais, de tous les ouvrages de Rousseau, nos modernes politiques ne méditent que le Contrat social: c’est là seulement qu’ils puisent leur doctrine. Us ne considèrent pas que, dans le Contrat social , cet auteur a recherché, sur les gouvernements, une perfection chimérique, et qu’il n’a pas cru que ses principes fussent applicables à une étendue de deux lieues carrées ; car on sait qu’il y combat l’institution des représentants; qu’il soutient qu’un peuple représenté cesse d’être libre ; que o’est un mal d'unir plusieurs villes en une seule cité; qu’il ne faut, point objecter l’abus des grands Etats à celui qui n'en veut que de petits, Enfin, dans le Contrat social, on trouve plusieurs aveux bien précis sur l’impossibilité d’en pratiquer la théorie : Rousseau dit que « la grande affaire du peuple, chez les Grecs, était sa liberté, et que des esclaves faisaient ses travaux. Quoi! la liberté ne se maintient qu’à l’appui de la servitude? Peut-être les deux excès se touchent , * Il observe qu’il n’entend pas, pour cela, qu’il faille avoir des esclaves, mais qu’il dit seulement « la raison pourquoi tes peuples modernes qui se croient libres, ont des représentants (1). Il ajoute que « il sera désormais impossible au souverain (le peuple ) de conserver parmi nous l’exercice DE SES DROITS, SI LA CITÉ N’EST TRÈS-PETITE . « Mais les partisans de la démocratie ne veulent pas faire toutes ces distinctions ; ils trouvent plus simple et plus commode d’exciter l’orgueil de la multitude, en abusant des mots volonté générale, souverain et nation (2). Il est même essentiel de (1) Reste à décider s’il vaudrait mieux avoir des esclaves. Ce n’élait pas la peine de faire un livre pour apprendre aux peuples modernes qu’ils ne peuvent obtenir la liberté sans réduire le plus grand nombre des individus à la servitude. (2) Rien au monde ne serait plus ridicule que l’abus qu’on fait aujourd’hui du mot nation, s’il n’avait pas produit de si terribles conséquences. Une nation n’est que la réunion complète de tous les individus qui la composent. Chez up grand peuple, cette réunion étant impossible, la nation ne peut exercer ses droits que par ses délégués. Cependant on s’est servi de ce mot, d’abord, pour exagérer les droits des députés, en les confondant avec le corps du peuple ; ensuite on s’en est servi pour ameuter la classe la plus pauvre et la moins éclairée. Tout est maintenant devenu national; 583 [Assemblée nationale.} ARCHIVES PARLEMENTA RES. [26 octobre 1189.] remarquer l’avantage singulier de leur position ; ils obtiennent, en flattant la multitude, les louanges qu’elle décerne pour l’ordinaire au patriotisme. Us prennent tout à la fois le parti le plus prudent et le plus honorable (si l’on entend par honorable, celui qui produit les applaudissements les plus nombreux) ; et sans courir aucun danger, ils acquièrent une réputation de courage, et flétrissent le vrai courage du nom de lâcheté. Malgré toutes les déclamations contre la sanction royale et les deux Chambres, il m’est impossible de* taire les regrets que j’ai ressentis, quand j’ai vu déterminer pour l’avenir une seule Assemblée, et borner la sanction au droit de suspendre. Ces regrets me sont dictés par l’amour de la liberté. Elle périt avec les lois, dit Rousseau; mais ne seront-elles pas impuissantes, si l’autorité royale, chargée de les faire observer, n’inspire pas assez de respect, et ne peut forcer à la soumission ; si ses prérogatives ne sont pas à l’abri de toute atteinte, et si nous devons être toujours exposés à des innovations fréquentes, dictées par l’enthousiasme ou la surprise, ou par l’intrigue de quelque faction , dont une seule Chambre pourra difficilement se garantir ? Combien je désirerais pouvoir me persuader que j’étais dans l’erreur ! M. Bergasse vient de publier des réflexions que je crois sans réplique; les plus grands publicistes de l’Europe prêchent la même doctrine. Il est vrai qu’elle n’est pas adoptée par la plupart de nos journalistes et de nos littérateurs modernes ; mais il y a si peu de connexité entre la politiqu et la simple littérature ! D’ailleurs les littérateurs sont si souvent conduits par le désir de la célébrité 1 il est assez naturel qu’ils cherchent à flatter les passions de leurs juges, et il est bien surprenant que l’on croie en état de diriger les affaires publiques, des hommes à qui l’on ne voudrait pas confier les affaires de sa maison, L’Assemblée nationale peut considérer de nouveau ces grandes questions : on ne juge bien des lois constitutionnelles qu’après en avoir saisi l’ensemble et combiné les divers rapports. Le règlement porte, il est vrai, qu’on ne pourra soumettre à une nouvelle discussion, pendant la session présente, les décisions qui ont été portées. Une pareille disposition ne serait utile que pour les législatures ordinaires, mais elle a déjà été plusieurs fois enfreinte. Et, d’ailleurs, pour un point de forme, craindrait-on de peser trop mûrement des questions qui doivent régler le sort de plusieurs générations? On sentira peut-être que le Roi est le représentant perpétuel du peuple ; qu’il doit être chargé de défendre les droits de ses sujets, et de garantir l’autorité dont il est dépositaire contre les erreurs et les entreprises des représentants élus ; que pour conserver la liberté, il faut empêcher tout à la fois le monarque et les représentants d’exercer une autorité arbitraire ; que le Roi ne formant aucune loi, et ses agents étant responsables, il ne peut abuser de sa puissance ; mais que les représentants pourraient abuser de la leur, si jamais il leur était permis d’exécuter leurs résolutions sans le consentement du Roi ; que celui-ci les crimes sont commis au nom de la nation ; les brigands se nomment la nation ; et dans chaque ville, dans chaque village, on retrouve la nation exerçant les droits de la souveraineté attachés à ce beau titre; ce qui nous procure assez souvent des souverains un peu féroces. n’aurait aucun intérêt à refuser son consentement aux lois utiles, et qui ne porteraient aucune atteinte à ses prérogatives consignées dans la Constitution 5 qu’au surplus, il vaut infiniment mieux manquer cent bonnes lois, que d’en faciliter une mauvaise ; que le droit de suspendre ne met pas obstacle aux usurpations des représentants sur les droits de la couronne (1) ; qu’il avilit le Trône en désignant le terme auquel le monarque est forcé de leur obéir ; que le pouvoir de faire des lois étant le véritable pouvoir souverain, si le concours du prince n’était pas toujours nécessaire, il serait dans la dépendance, et ne partagerait jamais dans l’esprit du peuple, la reconnaissance qu’inspire une bonne loi, puisqu’on saurait qu’il n’était pas en son pouvoir de l’empêcher ; qu’en lui laissant le droit de sanctionner ou de refuser librement les projets de loi, il serait alors considéré comme partie intégrante du Corps législatif; que son pouvoir serait à l’abri de toute invasion, qu’il conserverait l’indépendance et la majesté qui doivent appartenir au chef de la nation. Quelques réflexions sur certaines circonstances pourraient donner une idée de ce que devient l’autorité royale, lorsqu’on ne lui laisse que le droit d’exécuter. Alors on réduit le prince à n’être que le premier agent du pouvoir législatif (2); on n’a plus un gouvernement monarchique, mais une aristocratie élective, qui, exerçant une autorité sans limites, peut en user arbitrairement ; et l’on devrait savoir qu’un roi humilié doit, tôt ou tard, devenir l’ennemi de la liberté publique (3). On sentira sans doute aussi, qu’en laissant à une seule Assemblée le soin de faire des lois, il n'est plus d’obstacle à l’enthousiasme, à l’erreur des décisions. Comment résisterait-elle aux déclamations de quelques orateurs fougueux, à l’influence de quelques démagogues qui gouverneraient la multitude, et dont on redouterait la vengeance? Gomment empêcher la violence du choc entre le pouvoir du monarque et celui des représentants? (1) Ceux qui prétendent que le pouvoir législatif n’a jamais entrepris sur le pouvoir exécutif, connaissent fort mal l’histoire des empires. De quelque manière que ces dpux pouvoirs se confondent, il en résulte toujours le plus dur despotisme : R faut prévenir cette confusion par des limites insurmontables. On connaît celles qu’il faut opposer nu pouvoir exécutif , mais il est évident que le Roi n’aurait aucun moyen d’en conserver le dépôt, si l’on pouvait faire les lois sans son consentement; puisque, par des lois successives, les représentants parviendraient à s’emparer de l’exercice de tous les droits, et à établir, en leur faveur, un despotisme aristocratique, mille fois plus insupportable que celui d’un seu). (2) Un nouveau moyen pour avilir le Trône, est d’appeler le Roi le pouvoir exécutif. L’immortel Montesquieu, dont j’ai osé combattre quelques opinions, avec le respect dû à son profond génie, et que nos démocrates attaquent aujourd’hui si audacieusement, ne se doutait pas de l’abus que Ton ferait un jour de sa belle théorie de la distinction des pouvoirs. Dans un moment ou je témoignais ma douleur de ce que l’Assemblée ne s’était pas rendue auprès dp Roi, une personne me dit très-sérieusement : Le pouvoir législatif ne doit pas aller chez le pouvoir exécutif. (3) Les formes actuellement employées pour sanctionner les nouvelles lois contribuent encore à dégrader l’autorité royale. Le Roi devrait prononcer son consentement avee la solennité en usage en Angleterre ; et l’ancien comité de Constitution avait eu soin de le proposer. Après qu’il aurait donné son consentement, les lois devraient être publiées en son nom, en rappelant, dans l’édit, les résolutions de l’Assemblée nationale, en vertu desquelles le Roi ordonnerait. 584 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [26 octobre 1789.] Comment protéger l’autorité royale, qui, dans un Etat libre, peut être attaquée par des armes si puissantes? Comment garantir les représentants de la séduction que pourraient employer des ministres adroits, ou un roi qui reviendrait le front ceint des lauriers de la victoire? Vainement on voudrait assurer la sagesse des délibérations par des règlements; il est absolument impossible d’assujettir une Assemblée à des règlements; elle les enfreindra toutes les fois u’elle le jugera convenable. Après avoir résolu e discuter pendant plusieurs jours, mille prétextes s'offriront pour décider plusieurs questions importantes dans quelques heures. On n’aura pas même besoin de prétextes : il suffira de vouloir. 11 en est des corps comme des individus; les lois qu’on leur destine ne seront jamais observées, si l’on en confie l’exécution à ceux mêmes dont elles peuvent enchaîner la volonté. On ne croit pas qu’une contestation entre des particuliers soit suffisamment examinée par un seul tribunal; le jugement est soumis à plusieurs révisions. Sous l’ancien régime, des remontrances réitérées, des délais, des obstacles sans nombre de la part de toutes les cours supérieures de justice, faisaient souvent apercevoir dans les nouveaux édits les plus fune tes dispositions ; et l’on voudrait aujourd’hui qu’une seule Assemblée pût à l’avenir faire toutes les lois, et bouleverser dans une séance le code entier, si un pareil changement pouvait être à son gré ! Quant à la nécessité de placer les deux Chambres dans une position différente, et de ne pas leur donner une composition uniforme, je n’ajoute rien à ce qu’en ont dit MM. Lally-Tollendal et Bergasse , et à ce que j’en ai dit moi-même dans mes Considérations sur les gouvernements. 11 n’est qu’une circonstance où l’on soit forcé de confier le sort d’un peuple aux délibérations d’une seule Assemblée ; c’est lorsqu’il veut établir sa liberté par des lois fondamentales, et qu’il n’a point encore d’Assemblée nationale organisée : car il faut bien que ses députés s’assemblent de la manière la plus simple, afin de déterminer pour l’avenir cette organisation. Si ses représentants ont la sagesse de borner leurs travaux à poser les bases essentielles de la liberté, surtout s’ils organisent promptement le Corps législatif; si ceux qui ont le plus d’influence n’ont d’autre guide que l’amour du bien public ; si des événements, qu’il a été impossible de prévoir, n’aigrissent par les esprits, ne les disposent pas au désir de la vengeance, n’excitent pas le ressentiment du peuple, et ne favorisent pas l’anarchie ; alors seulement ils éviteront les inconvénients qui peuvent résulter d’une seule Assemblée. Si l’on persiste à ne former qu’une seule Chambre, j’ose prédire que la responsabilité des ministres sera vaine, ou qu’on établira contre eux un tribunal tyrannique que complétera l’avilissement du Trône. Si l’on confie le soin d’accuser les ministres et les personnes constituées dans les hautes dignités, pour les crimes commis dans leurs fonctions, à des procureurs du Roi sur les plaintes des particuliers, ils seront sans cesse dénoncés et poursuivis (1). Si l’on institue un (1) On sait avec quelle facilité on dénonce les ministres. Au commencement du mois de juillet, M. de Mirabeau avait déjà fait une espèce de dénonciation, puisqu’il s’était plaint de ce que le ministère n’avait pas accepté une prétendue proposition faite par M. Jefferson , suivant laquelle les Américains offraient de fournir des subsistances. Mais M. Jefferson nia d’avoir tribunal pour les juger, lorsque l’Assemblée nationale accusera, il résistera difficilement aune aussi grande influence ; étant presque toujours oisif, son inaction le rendra bientôt incapable d’exercer ses fonctions, et le privera de la confiance publique, à moins qu’on ne lui laisse la possibilité de tenir fréquemment les ministres sous le joug de l’accusation. Si l’on donne cette autorité à l’un d es tribunaux ordinaires, à tous les inconvénients qu’on vient de remarquer, on joindra celui de mettre dans les mains des juges la puissance la plus dangereuse, d’assurer l’impunité de leurs prévarications, et de leur subordonner ceux qui sont faits pour surveiller leur conduite. Si l’on choisit les juges parmi les membres de l’Assemblée nationale, alors les personnes mêmes qui auront approuvé l’accusation auront le droit de prononcer ; elles seront juges et parties ; elles auront les mêmes passions, les mêmes intérêts que les accusateurs (1). Partout où l’on voudra juger les crimes d’Etat sur d’autres principes que ceux qui dirigent les impeachments en Angleterre et en Amérique, on établira une affreuse inquisition, et l’on détruira le gouvernement, qui n’aura plus pour agents que des esclaves soumis aux premiers intrigants qui sauront se procurer quelque influence sur le peuple, ou dans l’Assemblée des représentants. On ne manquera pas de dire que ces réflexions ne sont qu’une suite de mon enthousiasme pour la constitution d’Angleterre. Oui, je persiste à croire qu’il est impossible d’établir la liberté chez un grand peuple, sans adopter les bases de cette constitution, dont il est facile d’éviter certains vices de détail. Jean-Jacques Rousseau dit : qu'il n’y a dans un Etat qu'un bon gouvernement possible, suivant le temps et les rapports. Or, dans l’Etat actuel de l’Europe, chez toutes les grandes nations, où les rapports sont les mêmes, tous exigent les bases de la constitution anglaise (2). Je terminerai cette dissertation sur les principes que j’ai défendus dans l’Assemblée nationale, par une réflexion assez remarquable. Au commencement de cette année, mon zèle était désapprouvé par ceux qui étaient intéressés, en France, au maintien des anciens abus. On calomniait mes intentions ; on m’attaquait dans des libelles ; on me représentait comme un incendiaire, un ardent novateur. Aujourd’hui, avec les mêmes opinions qui me fait cette proposition ; et M. de Mirabeau fut forcé de se rétracter. On sait qu’il vient de dénoncer encore M. de Saint-Priest, qui n’a pas été effrayé de cette menace. (1) Ces vérités sont clairement démontrées dans le nouvel ouvrage de M. Bergasse. (2) On sait quelles ridicules diatribes ont été faites contre la constitution d’Angleterre, par ceux qui prétendent que les Anglais ne connaissent pas la liberté. M. de Mirabeau qui, dans sa Lettre aux Bataves, avait dit que la nation anglaise était plus digne de pitié que d'envie ; qu’elle serait bientôt réduite, par le système des contre-poids, à l’inertie de la servitude , a rendu, depuis lors, hommage à la constitution anglaise ; et en avouant des défauts dans ses détails, il a dit, dans son Courrier de Provence, qu’elle «a toujours fait des pas vers une amélioration ; que la liberté personnelle y est plus respectée que partout ailleurs ; qu’un siècle de bonheur et de tranquillité est, en faveur du gouvernement d’Angleterre, une autorité que la plus belle théorie ne saurait avoir ; et que les hommes sages y admireront toujours des résultats pratiques, supérieurs aux sublimes théories de nosutopiens. » ( Courrier de Provence , no* 36 et 41.) [Assemblée nationale,] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [26 octobre 1789.] 585 conciliaient précédemment la faveur du peuple, je suis détesté par le parti démocratique. Eh bien, je suis précisément placé dans la posi-pk tion où je voulais être pour être assuré de la bonté de mes opinions ; car la vérité est toujours entre les deux extrêmes. Ce qui me rassure encore davantage, c’est de voir parmi ceux qui m’accusent de soutenir des systèmes contraires aux intérêts du peuple, tant d'hommes qui étaient . autrefois les vils agents du despotisme, les dignes soutiens de la cour plénière, ou qui étaient à y genoux devant l’aristocratie dans le temps où il était dangereux de la braver, ou qui avaient eux-mêmes, envers les inférieurs, la morgue la plus insolente. Il est vrai que, sous un point de vue, ils n’ont pas changé de parti, puisqu’ils ont toujours eu soin de s’attacher à celui qu’ils ont jugé le plus fort. Il m’eût été bien facile de conserver, dans cette révolution, l’influence que les circonstances ♦ m’avaient donnée, si j’eusse voulu avoir ce que nos politiques modernes appellent « de l’adresse », c’est-à-dire, céder aux événements, consulter toujours les passions du plus grand nombre, et présenter des opinions qui pussent lui plaire ; mais je n’ai jamais été guidé par le désir de faire parler de moi. J’ai déjà vu tant de funestes effets de l’amour de la célébrité, que personne n’est plus j en garde que moi contre cette passion ; et si j’avais pu ambitionner la gloire, je n’en aurais pas connu de plus belle que celle d’avoir mérité la haine des factieux, des partisans de l’anarchie, et des ennemis de la liberté. Observations sur les motifs de mon départ. � Je dois répondre à ceux qui ont blâmé mon retour en Dauphiné, en développer les motifs pour les gens de bonne foi, et laisser ensuite les autres censurer tout à leur aise. Dans tous les papiers publics, mon départ a été indiqué comme la suite des menaces qui m’ont été faites, et des dangers que j’ai courus. Amis et ennemis, tous m’ont signalé comme ayant quitté mon poste pour me mettre en sûreté. Il est très-vrai que, depuis près de trois mois, j’avais reçu une multitude de lettres anonymes, - remplies d’injures et de menaces. Il est très-vrai qu’on cherchait à m’inspirer de la terreur, en m’adressant de faux avis, qui tantôt étaient donnés par écrit, et tantôt m’étaient transmis par des inconnus. Il est très-vrai qu’on m’avait fait passer, auprès d’une partie du peuple de Versailles, pour un député dévoué aux intérêts du clergé et de la noblesse ; que j’ai vu et que j’ai l entendu plusieurs fois des attroupements se for-► mer sous mes fenêtres, et parler à haute voix de la lanterne , ou de me couper la tête ; que le lundi soir 5 octobre, des brigands sont venus me demander à mon logement, en disant qu’ils vpulaient emporter ma tête, et qu’ils réussiraient bien à me rencontrer. Il est très-vrai que plusieurs personnes se tenaient près de là pour indiquer ma demeure, et me désignaient comme un y traître ; mais il est faux que j’aie quitté Versailles, le samedi matin 10 octobre, par un sentiment de terreur. Accoutumé depuis longtemps aux menaces et aux dangers, je peux dire que je m’étais dévoué; et je crois avoir parlé plusieurs fois, dans l’Assemblée nationale, de manière à ne pas laisser croire qu’il fût facile de m’épouvanter. Ceux qui m’environnaient pendant les derniers jours de ma présidence ont pu apercevoir les sentiments d’indignation que j’éprouvais, mais je ne crois pas qu’aucun d’eux puisse dire que j’aie eu des sentiments de crainte personnelle ; ils ont même pu entendre quelques conférences particulières dans lesquelles je ne jouais point le rôle d’un homme intimidé. On doit se rappeler comment j’ai rempli mes fonctions de président le mercredi 7 octobre, dernier jour où j’ai paru à l’Assemblée : j’avais une profonde tristesse, j’étais dans la plus grande agitation ; mais les motifs de mon inquiétude n’étaient pas équivoques, et l’on ne dut pas me trouver la faiblesse et l’humilité d’un poltron. Les termes dans lesquels était conçue ma démission de la présidence, donnée le jeudi 8 octobre, ne portaient pas non plus le caractère de la frayeur. Le sentiment qui me guidait pouvait être exagéré ; mon imagination pouvait être frappée d’une terreur trop vive pour de plus grands intérêts que les miens propres. Mais, il est inutile de le cacher, je croyais que c’était se dévouer très'-inutilement que de dire la vérité dans Versailles ou dans Paris ; je croyais qu’il était criminel de se taire, puisqu’en parlant on pouvait prévenir de grands maux. C’est dans ce sens, c’est en croyant le silence une sorte de complicité, qu’annonçant mon départ en présence de plusieurs personnes, j’ai dit : Je ne veux être ni coupable ni complice. Que ceux qui seraient tentés de désapprouver ma conduite veuillent bien examiner avec impartialité les circonstances dans lesquelles je me trouvais et les motifs dont j’étais animé. Depuis longtemps j’éprouvais les plus vives alarmes, j’avais lieu de craindre les plus funestes projets. Les désordres encouragés, au même instant, dans la plupart des provinces ; la proscription de plusieurs hommes vertueux, la désertion et l’insubordination achetées dans plusieurs régiments ; l’enlèvement du Roi, de la Reine et du Dauphin, p’usieurs fois projeté à Paris ; la cour dans les alarmes continuelles à Versailles ; l’arrivée du régiment de Flandre présentée comme un malheur public; une foule d’infâmes brochures vendues publiquement jusqu’à la porte de l’Assemblée nationale, dans lesquelles la majesté royale était indignement outragée ; tous les efforts employés pour exciter la curiosité du peuple par les plus absurdes et les plus infâmes écrits, qui tous avaient également pour but de livrer à l’exécration publique des personnes augustes, et défaire naître des soupçons... comme si l’on eût voulu écarter certains obstacles... C’est dans cette situation des choses, que, sous le prétexte de la rareté du pain, d’une orgie des gardes du corps, des femmes et des brigands courent à Versailles, où la milice parisienne les suit les armes à la main ; que des gardes du corps sont égorgés sous les yeux du monarque et jusque dans son palais ; que la reine est obligée de s’enfuir de sa chambre pour se soustraire à la fureur des scélérats, et que le Roi est forcé de se rendre à Paris avec sa famille. J’apprends ensuite que le pain, excessivement rare la veille, devient très-abondant le jour même où le Roi arrive dans la capitale (1). Ainsi, disais-je, on fait croire au peuple qu’il dépend de la famille royale de lui donner du pain... Oui, il faut que les auteurs de tant de maux apprennent bientôt que mes commettants sont instruits (1) On sait que le peuple s’écriait : Nous amenons le boulanger et la boulangère. 586 [Assemblée nationale] ARCHIVAS PARLEMENTAIRES. [26 octobre 1789.] de la vérité : ils seront alors forcés de renoncer à leurs complots ; et les bons citoyens de Paris, pour dissiper les alarmes des provinces, redoubleront de zèle, et veilleront à la sûreté du Roi et de sa famille ; sûreté dont ils sont responsables. Les relations infidèles que je voyais se multiplier; les obstacles mis au départ des députés par le refus des passe-ports délibéré le 9 octobre ; tout tendait à me convaincre, de plus en plus, de la nécessité de retourner dans ma province. Et mon serment, qu’on juge s’il pouvait me faire hésiter, dès que le silence me paraissait un crime! Je ne pouvais pas avoir juré d’être criminel ; je ne pouvais pas avoir juré de n’être pas libre ; c'était une obligation sacrée, pour moi, de faire connaître à mes commettants la véritable position du Roi. La fidélité au prince est une des premières vertus dans les monarchies. Combien de motifs pour craindre, de plus, que l’Assemblée nationale ne fût pas libre à Paris ! N’avais-je pas vu à Versailles les galeries applaudir, désapprouver, juger les discours et les décisions? N’avais-je pas remarqué plusieurs fois l’effet des proscriptions et des menaces ? Etait-il naturel de croire qu’on aurait plus de liberté dans la ville de Paris, au milieu de ceux qui n’avaient pas respecté l’asile du monarque? Ne devais-je pas craindre qu’il ne fût impossible à la municipalité et aux chefs militaires d’assurer l’indépendance des suffrages ? N’avait-on pas fait déjà des proclamations et des défenses, après les menaces du Palais-Royal? Avait-on pu parvenir à empêcher, le 5 octobre, que l’hôtel de ville ne fût forcé, et que la milice ne fît violence à son général ? üût-on m’accuser d’un excès d’amour-propre, il m’est impossible de ne pas croire que mon départ a déjà produit quelque utilité; il a causé beaucoup d’inquiétude aux factieux : j’en juge parla rageavec laquelle ilsm’ont fait déchirer dans cette foule de journaux dont les auteurs sont accourus en foule, au moment de la révolution, comme certains oiseaux de proie à la suite des batailles (1). Tant que les auteurs et les complices de l’insurrection du 5 octobre et les assassins des gardes du corps seront assurés de l’impunité, et qu’ils verront représenter leur conduite comme digne d’éloge, comment compter sur le maintien delà tranquillité publique? J’ignore même si, au milieu de Paris, il sera possible de prononcer la suppression du nouveau régime adopté par cette ville, de faire disparaître ces districts qui favorisent si puissamment l’anarchie, et qui non-seulement veulent tous gouverner la capitale, mais encore le royaume entier; car ils délibèrent souvent sur les questions agitées dans l’Assemblée nationale (2). (1) Un de ces journalistes a dit, en parlant de mon départ et de celui de trois autres députés, qu’on ne pouvait, en effet, imaginer que des hommes qui avaient proposé, avec audaee et opiniâtreté, des opinions antipatriotiques, eussent osé se montrer au sein de la capitale. Il ajoute que le trouble de leur conscience ne leur a pas permis de se rappeler que le Parisien a été plusieurs fois assez généreux pour pardonner à des monstres qui avaient provoqué sa vengeance. Voilà la liberté de Paris, la liberté de la presse ! Il fallait, suivant ce journaliste, n’avoir point d’autre espérance, en allant à Paris, que la persécution et le pardon. On sent que le pardon eût été mille fois plus insupportable que la persécution. (2) On sait que plusieurs se sont opposés à la publication de la loi martiale ; que d’autres délibèrent si le Je demande surtout si l’on pourra parvenir à licencier cette armée aux ordres de la capitale, au moyen de laquelle elle peut enchaîner la liberté du royaume, comme elle vient, sur le plus frivole prétexte, d’attenter à celle du Roi. Je demande aux partisans de l’unité du corps politique, surtout à ceux de l’unité du pouvoir exécutif, s’il devrait être permis à une municipalité de solder un corps considérable de troupes ; si toutes les forces militaire ne devraient pas avoir le Roi pour chef suprême ; si elles devraient pouvoir marcher en corps sans son consentement; si des hommes armés, bourgeois ou soldats, devraient pouvoir agir contre le dernier citoyen sans la réquisition des officiers civils, en exécution de la loi, et s’ils ne se rendent pas coupables de rébellion à force ouverte lorsque, de leur propre autorité, iis veulent se faire obéir par la terreur qu’inspirent leurs armes. Les personnes qui paraissent croire que de pareils droits appartiennent aux municipalités et aux milices bourgeoises croient probablement aussi que toutes les villes du royaume peuvent se faire la guerre, qu’elles peuvent se réserver la souveraineté, et que les vexations commises les armes à la main seront toujours réprimées. On ne manquera point de comparer mes récits avec les relations données par le plus grand nombre des papiers publics ; mais ceux qui savent réfléchir ont dû reconnaître l’infidélité de ces relations. Elles n’ont pas manqué de dire que les gardes du corps ont fait feu les premiers, qu’ils ont tué plusieurs personnes, et que leur imprudence a excité la fureur du peuple. On a bien jugé qu’il serait difficile d’en imposer sur des faits qui ont eu tant de témoins ; on a pensé, d’ailleurs, qu’en admettant même cette supposition, la milice parisienne ne serait pas moins coupable de s’être transportée en armes à Versailles ; que les femmes et les brigands qui les accompagnaient pouvaient être légitimement repoussés ; car lorsqu’un ennemi vient nous attaquer dans nos foyers, nous ne sommes pas obligés d’attendre qu’il" ait porté les premiers coups. Il était bien plus adroit de colorer cette insurrection par de faux prétextes. En conséquence, on n’a rien négligé pour la représenter aux provinces comme le dernier coup porté à l’aristocratie, on a continué d’exagéper les imprudences commises dans le festin des gardes du corps. Mais comment persuader que, pour des propos de table, il était nécessaire de faire marcher une armée, de massacrer les gardes du corps, et de conduire le Roi à Paris ? Un incident survenu le jeudi 8 octobre, c’est-à-dire le quatrième jour après celui de l’insurrection, est venu merveilleusement tirer de cet embarras. On arrêta plusieurs personnes ayant, dît-on, des listes où étaient inscrits un grand nombre de gentilshommes. Tout à coup le bruit se répand qu’on a découvert une conjuration pour conduire le Roi à Metz (on varie sur le nombre, depuis 1,200 jusqu’à 15,000); qu’on a trouvé des habits uniformes: comme si des conjurés pouvaient être assez insensés pour se trahir par des soins aussi frivoles ? On varie aussi sur la couleur de ces habits, on lui fait parcourir toutes les nuances. Roi doit avoir des gardes du corps. L’Assemblée nationale, qui défend aux provinces de s’assembler, n’a pas entrepris, jusqu’à ce jour, de combattre la souveraineté des districts de Paris. [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [26 octobre 1789.] 587 Ceux qui veulent excuser l’insurrection du 5 octobre s’emparent fréquemment de cette prétendue conjuration découverte le 8 octobre ; on m la mêle dans tous les récits avec les détails de tous r les attentats commis à Versailles; on confond toutes les époques. Quelques gazetiers sopt cependant assez naïfs pour les distinguer et pour dire que le peuple de Paris avait le don de lire dans l’avenir, et qu’il avait été sauvé par son instinct. Une foule de lettres particulières appuient les papiers publics. On indique comme chef de la r conjuration, tantôt des municipalités de Normandie, tantôt un militaire distingué, et qu’on n’avait pas soupçonné jusqu’à présent de vouloir nuire aux intérêts du peuple (1). Je ne connais pas assez les prétendues découvertes faites le 8 octobre, pour pouvoir affirmer ou pour pouvoir nier si, depuis le retour de M. Necker, il a existé une conjuration dont l’objet fut de conduire le Roi à Metz. D’après les contradictions sans nombre dont cette nouvelle a été accompagnée , je suis cependant très-porté à croire qu’elle est absolument chimérique. Au surplus, il faudrait savoir dans quelles circonstances on se serait proposé d’accompagner le Roi à Metz. Depuis longtemps on était menacé d’une insurrection pour enlever le Roi et le conduire dans la capitale. Si, dans cette crainte, des gentilshommes s’étaient ligués pour défendre sa liberté, dans le cas où on voudrait le forcer à se rendre à Paris, je demande si une pareille ligue eût été criminelle. Un prince qu’on attaque dans son palais a certainement le droit de se réfugier ailleurs, Ah ! sans doute, les prétendus conjurés eussent été bien coupables s’ils eussent voulu conduire le Roi à Metz dans l’espoir de rétablir le despotisme. Mais est-il vraisemblable qu’ils aient pu concevoir un pareil projet? Où était l’armée qui devait en favoriser l’exécution? Où étaient les villes disposées à receyoir paisiblement le joug de l’esclavage ? Mais, encore une fois, quel rapport pouvait exister entre une prétendue conjuration découverte le 8 octobre, et l’insurrection faite trois jours auparavant ? La réalité même de cette conjuration, quel qu’en eût été l’objet, n’aurait pas rendu légitime la marche de la milice de Paris ; car on pouvait dénoncer le projet à l’Assemblée nationale et demander la punition de ses auteurs. Les personnes qui se sont présentées à l’Assemblée nationale le 5 octobre n’ont parié que de la cherté du pain et du repas des gardes du corps ; aucune des femmes, aucun des brigands venus à leur suite, aucun homme de la milice de Paris n’a exprimé d’autre sujet de plainte. Quelques gazetiers ont encore eu soin de faire entendre que la réponse donnée par le Roi sur les articles de la Constitution était entrée dans les motifs de l’insurrection du 5 octobre. Cette fausseté est manifeste. La réponse du Roi ne contenait rien qui pût causer une insurrection ; de plus, la réponse du Roi n’a été communiquée à l’Assemblée qu’à dix heures du matin. L’hôtel de ville de Paris était alors assiégé, et l’émeute était commencée depuis la veille. Enfin, que n’a-t-on pas dit sur les causes de (1) A Grenoble même, j’ai vu plusieurs lettres, imprudemment écrites de Paris, plus imprudemment lues et copiées dans les lieux publics, dans lesquelles on compromettait hardiment des hommes en place, dignes de l’estime et de la confiance des bons citoyens. l’insurrection du 5 octobre ? On est allé jus-u’à prétendre qu’elle était le fruit des intrigues e l’aristocratie, qui a voulu effrayer le Roi et le forcer à partir pour Metz. 11 faut avouer qué l’aristocratie aurait été tout à la fois bien adroite et bien insensée dans ses mesures. Elle aurait donc prêché le respect pour la cocarde parisienne : elle aurait emprunté le masque de la démocratie, excité l’indignation contre ceux qui étaient les plus intéressés à la soutenir (car on sait que, les 5 et 6 octobre, le peuple parlait d’exterminer la noblesse et le clergé, et poursuivait surtout les ecclésiastiques); elle aurait inspiré le désir de la vengeance contre les gardes du corps, tout dévoué à la rage populaire, excepté les chefs et les flatteurs du peuple. Ainsi, les intrigues de l’aristocratie auraient eu pour but de se faire égorger par la démocratie ! Au surplus, si le Roi eût été obligé de s’enfuir, on aurait pu trouver beaucoup de Français qui auraient associé, dans les efforts de leur'courage, la liberté et le Roi. Mais, comment l’aristocratie pourrait-elle se flatter , aujourd’hui, de rallier sous ses étendards le plus grand nombre des citoyens ? Il n’est pas difficile de connaître les véritables motifs de ceux qui ont excité l’insurrection du 5 octobre. Mais, de quelque nature qu’ils soient , il n’est pas moins vrai que cette insurrection était coupable. Mais, a-t-on dit ; Le Roi et la famille royale sont à Paris, En tirant le rideau sur les déplorables détails de l'événement QUI LES Y A CONDUITS, il demeure cependant un résultat certain , c'est que le Roi, maître d'aller à Paris , ou de se transférer dans un autre lieu, s'est déterminé par son propre choix et de l’avis de. lu majorité de son conseil, Si l’on a voulu faire entendre, par ces expressions, que c’est par un consentement libre que le lloi est venu à Paris, je n’hésite pas moi-même à dire précisément le contraire : je soutiens qu’il reste pour résultat certain que le Roi n’était pas libre ; je le soutiens avec toute la force que donne la conviction de la vérité, et je défie que per� sonne ose entreprendre de réfuter le raisonne - menl que voici : Le Roi ne pouvait être libre de ne pas aller à Paris, qu’en s’enfuyant secrètement, et en s’exposant à tous les inconvénients d’une fuite ; mais uu roi qu’on oblige à choisir entre la fuite bu le séjour de Paris, est-il libre? Od doit convenir que c’est former bien rigoureusement la liberté , que de la réduire à une pareille alternative : et je demande si le Roi était libre de rester dans sa demeure ordinaire, c’est-à-dire à Versailles (Ij? (1) Dans la même lettre imprimée dont nous tirons ces expressions, on dit : Il n’est pas douteux que le défaut de pain et le désir naturel que témoignait depuis longtemps cette ville, de voir ses pertes réparées par la présence du Roi, n’aient contribué à rendre le mouvement plus fort et plus universel. Ainsi le Roi s’est déterminé par son propre choix, mais d’après le mouvement fort et universel des Parisiens qui voulaient réparer leurs pertes. On y lit encore que, lorsque l’Assemblée nationale s’est déclarée inséparable du Roi, elle ignorait le parti qu’il prendrait. Tous les membres présents, avant même leur entrée dans la salle, savaient qu’on voulait conduire le Roi à Paris, et qu’il lui serait impossible de résister. Au moment où l’on proposa de se déclarer inséparables, on fut instruit de la promesse qu’il avait faite, D’ailleurs, rengagement de ne pas $e _ séparer du Roi ne tendait à conserver ni la liberté du Roi, ni celle 58» [Assemblée nationale.J ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [26 octobre 1789.] S’il eût voulu librement transporter son séjour à Paris, je demande s’il aurait choisi pour le moment de son départ celui où la populace de Paris venait de massacrer ses gardes, où la milice de Paris était venue vers le lieu de son séjour comme on marche vers une place qu’on veut assiéger; s’il eût consenti à se mettre à la suite de cette milice, et à se laisser précéder , à peu de distance, de deux têtes de ses gardes ; si, étant libre, il eût ordonné à ses fidèles gardes de s’éloigner de lui, et résolu d'attendre patiemment sur la conservation de sa maison militaire, la volonté des districts de Paris, qui , attendu la grande liberté du Roi , délibèrent gravement sur la question de savoir s’il doit reprendre ses gardes. On a dit encore que le Roi et toutes les per sonnes de sa famille ont été respectées. Je n’aurai garde de répéter ici certaines expressions qu’on entendit proférer par des brigands ; mais je ne savais pas qu’on pût concilier avec le respect dû au monarque les massacres commis dans son palais, et les périls auxquels la reine a été obligée de se soustraire par sa fuite. Ceux qui se sont exprimés de cette manière ont cru céder au bien de l’Etat ; chacun le sert par les moyens qu’il juge les plus convenables. Quant à moi, j’ai cru que, pour le servir, il fallait faire connaître la vérité aux provinces. Je suis bien éloigné de vouloir la dissolution de l’Assemblée nationale ; je désire qu’elle soit libre; que les menaces, les listes de proscriptions ne se renouvellent pas, que chaque membre qui a des réflexions à proposer soit écouté avec les égards que se doivent respectivement les hommes chargés de prononcer sur le sort de l’Etat ; et que la crainte de déplaire à une multitude dirigée par des factieux ne puisse plus influer sur les délibérations. Mais si chacun eût imité votre exemple , ne manquera-t-on pas de dire, l’Assemblée nationale serait dissoute. Je n’ai qu’un mot à répondre ; et il ne sera pas obscur pour ceux qui voudront l’entendre. Si j’eusse cru que chacnn était disposé à suivre mon exemple, je n’aurais pas eu besoin de revenir vers mes commettants ; car il y avait une autre résolution à prendre que celle de partir; et d’ailleurs, il était si facile de se rassembler dans UN AUTRE LIEU ! Je déclare que, dans une révolution, je crois pouvoir être utile tant qu’il ne faut que de la fermeté et des intentions pures ; mais que je deviens incapable, lorsqu’il faut y joindre I’indif-FÉRENCE SUR LE CRIME. Soit que je retourne à l’Assemblée nationale , ou que j’en reste éloigné , je ferai toujours les vœux les plus ardents pour qu’elle nous rende libres. Puissent les bases adoptées jusqu’à ce jour, donner un fondement solide à la liberté 1 Puisse le degré d’autorité qu'on se propose de laisser au monarque, suffire pour assurer l’exécution des lois et le repos public ! Puissent tous les Français s’empresser de sauver l’Etat du naufrage , et prévenir , par des contributions de l’Assemblée, mais il annonçait seulement la disposition de se rendre partout où le Roi serait forcé d’aller. On a dit de plus que la translation de l’Assemblée o été parfaitement libre. Mais on a ensuite observé que, si elle était restée à Versailles, loin d’obtenir une plus grande sûreté, elle l’aurait peut-être exposée. patriotiques , la dissolution dont il est menacé ! Combien il faudra de zèle pour résister à tant de factieux qui, sans se proposer le même but, emploient les mêmes moyens, et conduisent le royaume à sa perte par la réunion de leurs efforts ! La faction des ambitieux qui veulent accroître les désordres, dans l’espoir de trouver des moyens et des occasions favorables, celle des démocrates égarés par de fausses idées sur la liberté ; et enfin , celle des partisans du despotisme et des anciens abus qui se flattent de nous voir bientôt regretter la servitude. Parisiens 1 vous avez rendu de grands services à la cause de la liberté ; mais depuis le jour où le Roi est venu au milieu de vous , vous auriez dû quitter les armes, ne conserver d’autres forces militaires qu celles qui étaient indispensables pour défendre l’empire des lois. Vous auriez dû, surtout, tenir la paix que votre prince vous avait demandée et que vous aviez promise. Tout ce que vous aviez fait depuis lors, bien loin d’être favorable à la liberté, en a retardé l’établissement. 11 ne fallait pas agir comme si vous seuls y aviez des droits; il fallait surtout ne pas oublier que les premiers efforts pour la liberté étaient venus des provinces. Et vous, Dauphinois ! vous qui avez eu le courage de donner de si grands exemples, c’est encore en vous qu’espèrent tous les vrais amis de la liberté; vous qui les premiers l’avez désirée, qui les premiers avez fait des efforts pour l’obtenir, vous n’y renoncerez jamais ; et même si une malheureuse destinée ne permettait pas aux Etats généraux de prendre les résolutions salutaires que vous avez droit d’en attendre (1), la liberté ne serait pas perdue. Vous serez toujours convaincus qu’un grand peuple ne peut pas être libre sans respecter les principes du gouvernement monarchique. Vous n’écouterez pas ces hommes vils qui, pour calomnier la liberté, affectent de la confondre avec la licence. Jamais il ne sera possible de vous replacer sous le joug du despotisme, ni sous le joug avilissant de l’aristocratie. Par haine pour l’anarchie, par amour pour la liberté, vous résisterez à l’esprit de discorde que les émissaires des factieux sont parvenus à répandre au milieu de vous. Lorsque j’ai pris la résolution de revenir en Dauphiné et celle de publier ce mémoire, je me suis attendu aux nouvelles injures des journalistes, à de nouvelles calomnies. Les qualifications que pourraient renfermer certaines délibérations ne me causent aucune inquiétude ; j’en connais les moteurs ; les personnes qui les signent sont trompées. D’ailleurs, ceux qui m’ont nommé sont les seuls qui puissent prononcer sur ma conduite. La vérité va me susciter de nouvelles persécutions , peut-être même ....... Mais que m’importe ce que, dans un temps de trouble, des factieux irrités pourraient faire décider contre moi? S’ils trouvaient des juges capables de leur obéir, ces juges ne pourraient plus être les arbitres de l’honneur. D’ailleurs, les personnes dont j’ambitionne les suffrages apprécient les hommes d’après leurs propres lumières, et non d’après les décisions des autres. Aucune puissance sur la terre ne saurait les empêcher d’estimer celui qu’elles ont jugé digne d’estime. Signé: MOUNIER. (1) Expressions du mandat de Dauphiné.