777 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [24 décembre 1789.] un comité qui, aux termes de nos cahiers, présentera à l’Assemblée le terme de la législature actuelle. La motion de M. de Mirabeau est ajournée après le moment où l’on aura terminé la circonscription des départements et des districts qui obligent les députés des différentes provinces à se réunir encore pendant quelques jours pour accélérer ce travail. La demande faite pour que les décrets de l’Assemblée fussent envoyés à MM. les curés de Paris, à l’effet de les publier au prône de leurs paroisses, est renvoyée aux quatre commissaires chargés de veiller à l’exécution de ces décrets. M. le Président. L’Assemblée passe à son ordre du jour et reprend la discussion de la motion concernant l’admission des non catholiques à toutes les fonctions municipales et provinciales et à tous les emplois civils et militaires. M. Hell, député de Haguenau et Wissembourg. Messieurs, voici un extrait des cahiers dont je suis porteur (1). « Art. 39. Que le3 juifs contribueront à toutes les impositions à l’instar des autres habitants ; qu’ils ne feront plus corps, qu’ils n’auront plus de syndics ni d’agents, ni d’autres tribunaux que ceux des chrétiens; enfin, qu’ils ne pourront se marier que sur la permission des états provinciaux, laquelle permission sera gratuite et ne pourra être accordée que dans les cas prévus parle règlement que feront lesdits états, dans la vue de réduire une population devenue déjà trop onéreuse à la province. « Art. 40. Que les juifs ne pourront contracter avec les chrétiens que pour argent comptant, sous peine de nullité de tous contrats ou actes obligatoires, sans préjudice aux billets de commerce entre négociants ; que les créances que les juifs ont sur les Alsaciens, soient converties en constitution de rente. » Messieurs, je vais puiser dans le projet de rè-leinent, sur les lettres patentes du 10 juillet 784, enregistrées au conseil souverain d’Alsace, le 26 août de la même année, que j’ai été chargé par arrêté de la commission intermédiaire de cette province, du 22 janvier 1788, de rédiger, et que je lui ai présenté le 10 mars suivant (2). Je vais puiser, dis-je, dans ce projet, et vous exposer ce que je crois le plus propre à faire participer cette nation malheureuse au bonheur que vous assurez à la France. Je vous supplie, Messieurs, de me permettre de commencer par poser quelques-unes des bases sur lesquelles je fonde l’opinion dont j’ai toujours été pénétré. Les siècles d’ignorance, les temps malheureux (1) L’opinion de M. Hell n’a pas été insérée à vl Moniteur. (2) Le 11 octobre 1788, la commission intermédiaire d’Alsace a fait passer des copies de ce projet aux six districts de la province, qui l’ont approuvé. Le 15 décembre, M. H... en a donné copie aux préposés des juifs, en les invitant de lui fournir leurs observations... Ils ne lui ont rien réponrlu. Le 11 mars 1789, M. H... en a donné copie à M. le maréchal de Stenville, commandant pour lors en Alsace. La déclaration des droits de l’homme étant depuis venue au secours de tous ceux qui sont dans l’oppression, le plus grand nombre des articles de ce projet tombe avec les lettres patentes du 10 juillet 1784. et l'intérêt particulier, ont enfanté des privilèges et des exemptions de corps, de congrégations ou d’ordres, qui ont fait connaître que dans un même empire il ne doit y avoir aucune réunion d’hommes qui aient un régime et des juges autres que ceux de l’Etat, et que tout ce qui tend à isoler ou à distinguer de certaines classes d’hommes est contraire à la félicité publique. Toutes les fois que des hommes qui ne s’occupent ni de la production, ni de la façon d’aucune denrée, et qui ne vivent que dans l’intérêt de leur argent, se multiplient au point d’acquérir des créau ces assez considérables sur la classe productive, pour que ses denrées et son travail ne puissent plus suffire a ses charges et à son entretien, leurs bras s’énervent, leur nombre diminue, et l’économie rurale va en dépérissant vers la révolution inévitable qui doit la régé-géner. Cette révolution est accélérée par l’usure et la chicane, lorsque le laboureur n’est plus en état de s’en préserver, ou que le gouvernement ne l’en préserve pas (1). Sous peu il est réduit à abandonner ses biens, et le créancier, devenu propriétaire des terres, devient cultivateur, s’il est en état d’exercer cet art précieux. Quoique ce changement de propriétaire paraisse indifférent à l’Etat, la gradation qui l’amène est très-funeste à l’agriculture, surtout lorsque le créancier ne peut prendre la charrue qu’il arrache des mains de son débiteur. C’est ce qui arrive lorsque le créancier est juif; car les juifs ne peuvent pas encore devenir cultivateurs en grand parmi nous. Esclaves de leurs fêtes, et forcés d’observer les nôtres, les jours ouvrables qui leur restent sont insuffisants pour un peuple agricole. L’observance machinale et superstitieuse du sabbat et de leurs fêtes (2), est un obstacle qui ne sera surmonté que lorsque la raison les éclairera, et lorsqu’ils seront dépouillés des malheureux préjugés et des pratiques religieuses indifférentes au culte. Plus il serait dangereux pour l’Alsace et pour les juifs eux-mêmes de les déclarer dès à présent habiles à parvenir à toutes les places, plus l’Assemblée doit prendre de soins à les y préparer (3). Ils sont hommes, ils doivent jouir des droits de l’homme; ils s’en rendront dignes si vous leur en décrétez l’espérance. Les prophéties n’arrêtent pas mon opinion ; je croirais blasphémer l’Etre suprême, si je disais quelajustice divine poursuit tous les descendants (1) Voyez ce que je dis de la chicane, dans mon projet de réforme de l’administration de la justice, imprimé chez Knapen. (2) 11 y a longtemps que je propose aux juifs de faire un changement dans leur almanach. Il faut espérer que la saine philosophie et le désir de se réunir sincèrement à nous, les engageront à porter leur sabbat sur le dimanche, et leurs fêtes sur les nôtres, qu’il nous imiteront en ne conservant qu’un très-petit nombre de fêtes ; qu’ils remplaceront par une morale pure tout le mécanisme servile de leur culte, et par un régime utile, leur nullité absolue pendant le quart de l’année, et qu’ils sentiront que Româ, Romano opportet vivere more. (3) Si dès à présent les juifs étaient déclarés éligibles à toutes les places, ils forceraient leurs débiteurs de leur donner leurs voix, et de les mettre à la tête de l’administration de tous les lieux qu’ils habitent en Alsace : l’humanité les y appelle, mais l’humanité exige qu’ils soient mis en état de remplir dignement ces places, et la prudence, que les préjugés ne soient pas heurtés de front. 778 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [24 décembre 1789.] de tout un peuple, parce que, d’après ses décrets immuables, les habitants dmne ville ou d’une très-petite contrée du même peuple, ont été les instruments nécessaires de l’accomplissement du mystère de notre salut. La loi de grâce, la loi de charité ne prononce-t-elle pas au fond de nos cœurs l’anathème de cette idée de proscription ? N’est-il pas prononcé par uotre vénération pour tous les autres instruments de la passion? Notre divin législateur qui nous enseignait la charité, c’est-à-dire la justice et l’amour entre nous, celui qui, en expirant sur la croix, priait pour les assassins, serait-il moins juste, serait-il moins charitable que nous ? Ce n’est pas sa divine morale qui nous éloigne des juifs, ce ne sont pas les juifs qui ont commencé par s’éloigner de nous; c’est nous (et non Jésus-Christ), qui avons transféré au premier jour de la semaine le jour de repos auquel le Créateur avait consacré le septième; c’est nous (et non Jésus-Christ), qui avons changé le jour de Pâques avec ceux de toutes les autres fêtes mobiles; c’est nous, enfin, qui ne cessons de répéter des lectures et des prières pour entretenir le mur de séparation que les successeurs de saint Pierre ont élevé entre les juifs et nous. Je ne dirai pas que les juifs d’Alsace sont ou ne sont pas des juifs de Jérusalem, de ceux d’Alexandrie, ou de ceux d’une autre partie d’Asie ; je ne dirai pas qu’il y a eu des juifs en Europe avant notre rédemption. Je n’ouvrirai pas les fastes des peuples qui ont admis les juifs chez eux. Je ne pourrais que répéter l’affligeante position de ceux d’Alsace. Je ne pourrais, Messieurs, que répéter ce que je ne cesse de répéter depuis que j’existe. Si on ne veut que les rendre malheureux, il ne faut ni les recevoir, ni les garder. Leur refuser presque tous les moyens licites de subsister, c’est les forcer au crime; c’est les réduire au plus dur de tous les esclavages. Le tableau de tous les règlements émanés de la cour souveraine d’Alsace et des bureaux du gouvernement, surtout depuis 1777, sur le régime des juifs fait gémir l’humanité. Les lettres patentes du 10 juillet 1784, rédigées, à la suite de longs débats, par le ministre et les chefs de la province, devaient améliorer le sort des juifs, préserver les habitants d’Alsace de l’usure, et rétablir le calme dans cette province. Eh bien ! Messieurs, ces lettres patentes n’ont fait qu’ajouter à leurs maux, et font couler bien des larmes. Je ne dirai cependant pas qu’on ait eu l’inten-tention de livrer les juifs à la discrétion des bureaux et les chrétiens à celles de juifs. Mais je dois dire que si, au lieu de tenir les juifs enchaînés dans l’avilissement, on se fût appliqué à relever leur âme, on les aurait rendus meilleurs (1). Mais, Messieurs, c’est à vous, c’est à la raison et à la justice que ce triomphe est réservé. Vous forcerez les juifs à devenir meilleurs à devenir heureux, si vous les forcez à devenir laborieux, utiles et honnêtes, si vous garantissez les autres citoyens de l’usure. Ainsi, Messieurs, faites une loi qui rende l’usure impossible, qui efface successivement et à jamais les préjugés qui nous éloignent des juifs, et qui (1) Je sais chargé de dénoncer plusieurs faits, qui prouvent que l’on avait intérêt à ce que les juifs ne fussent pas honnêtes. La province d’Alsace réclame 700,000 livres accordées au juif Cerfber, entrepreneur des fourrages, pour prétendues pertes souffertes, etc., etc. les prépare successivement à la jouissance la plus complète de tous les droits de l’homme, et à celle du bonheur général ; résultat infaillible de l’exécution de bonnes lois. En conséquence, Messieurs, je prends la liberté de proposer à votre sagesse le règlement qui suit : Art. 1er. Les juifs nés et domiciliés en France, et ceux qui y naîtront par la suite, jouiront de tous les droits dont jouissent les autres citoyens français, en en remplissant tous les devoirs et en se conformant à ce qui suit. Art. 2. Ils contribueront à toutes les impositions et à toutes les charges, à l’instar des autres habitants, et continueront à payer les droits de protection usités. Art. 3. Ils n’auront plus de rôle particulier, et ne pourront faire entre eux aucune levée particulière. Art. 4. Ils ne feront plus de corps, ils n’auront plus de syndics ni agents particuliers. Art. 5. Ils ne pourront plus former en nom collectif aucune demande, donner aucune procuration, prendre aucune délibération, faire aucune acquisition, ni aucun acte quelconque. Art. 6. Ils n’auront plus de juges ni d’officiers de justice contentieuse, volontaire, de police ou d’administration, de notaires ou greffiers, autres que ceux nommés en exécution de la loi. Art. 7. Tous leurs contrats, testaments, inventaires, partages et autres actes, seront passés en langue vulgaire, par-devant les officiers désignés par la loi. Art. 8. Les juifs ne pourront, quant à présent, contracter avec les chétiens, autrement que pour argent comptant, sous peine de nullité de tous contrats ou actes obligatoires, excepté les billets de commerce entre négociants. Et les juifs ne pourront se rendre concessionnaires de créances de chrétiens sur des chétiens. Art. 9. Les juifs ne pourront, quant à présent, se marier ni se domicilier en France que sur la permission des Etats provinciaux, laquelle permission sera gratuite ; mais elle ne pourra être accordée que dans les cas ci-après réglés. Art. 10. Le nombre des ménages juifs établis dans un endroit, ne pourra, quant à présent, excéder le sixième des autres religions. Art. 11. La permission de se marier et de demeurer en France, ne pourra, quant à présent, être accordée à aucun juif qui n’exercera pas un métier, et qui, dans les villes, bourgs et villages de la campagne, ne possédera pas en même temps propriétairement, et ne cultivera pas lui-même au moins un arpent de terre : à aucun qui n’exercera pas de métier, s’il n’est pas propriétaire, et s’il ne cultive pas, lui-mème, au moins quatre arpents de terre et un arpent de pré ; et à aucun dont la prétendue ne saura pas, au moins, coudre en linge, tricoter, filer le lin, le chanvre, le coton et la laine. Art. 12. Ils pourront acquérir des biens-fonds, à condition qu’il les cultiveront eux-mêmes, et qu’ils ne pourront jamais les louer à des chrétiens. Art. 13. Ils pourront exercer tous les métiers (1). Art. 14. Aucun citoyen français ne pourra s’o-(1) L’horlogerie et les dentelles pourraient leur être d’une grande ressource et d’un grand avantage pour l’Etat, si on encourageait les juifs à s’y livrer, ainsi que je le propose dans mon projet de règlement du 10 mars 1788. 779 [Assemblée nationale] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [24 décembre 1789.] bliger valablement pour prêt d’argent, ni pour aucune autre cause et sous quelque prétexte que cepuisse être, pour une somme plus forte que le double de la cote qu’il paye dans les rôles des subsides pour l’année pendant laquelle il s’obligera, ni faire aucune vente ni échange de biens-fonds, qu’en passant l’obligation ou le contrat par devant la municipalité du lieu de sa demeure, en présence et du consentement de cinq de ses parents ou alliés, et à défaut d’iceux, d’amis, dans la forme qui sera prescrite par l’Assemblée nationale (1). Art. 15. Les négociants ne sont pas soumis à la disposition de l’article 14, pour les billets de change et les actes qu’ils passent entre eux pour les marchandises dont ils se mêlent. Art. 16. Il sera fait des règlements particuliers concernant les juifs nés hors du royaume. Art. 17. Il en sera fait pour constater les naissance, les mariages et les morts des juifs. Voilà, Messieurs, le décret que je crois propre à remplir le double but que vous vous proposez : d’extirper l’usure et de rendre également heureux tous les individus qui naissent et qui habitent dans l’empire français. 11 est aussi de votre sagesse et de votre justice d’assurer aux Français, que le commerce ou d’autres affaires attirent dans les Etats du Grand-Seigneur, ou d’autres princes mahométans, liberté, tranquillité et sûreté pour leurs personnes et leurs biens ; pour lequel effet je vous prie, Messieurs, de rendre un décret particulier qui assure à tous les mahométans, et spécialement aux sujets de la Sublime-Porte, tous les droits de cité eu France. de supplier le Roi de sanctionner promptement ce décret, et de le faire passer le plus tôt possible en Turquie, où tous les Francs sont exposés à de grands dangers depuis la perte de Belgrade. Vous ne ferez par là , que renouveler une convention faite , il y a plus d’un siècle, entre Louis X1Y et les Turcs. Je prends la liberté de vous présenter le projet de ce décret : « L’Assemblée nationale, considérant la bonne intelligence et l’amitié qui subsistent depuis plus d’un siècle entre la France et la Sublime-Porte, et désirant en perpétuer la durée, a décrété et décrète que tous les mahométans, notamment les sujets del’empereur turc, tant en Europe que dans d’autres parties du monde, jouiront, dans tout l’empire des Français, de tous les droits, honneurs et avantages dont jouissent les citoyens Français.» M. le prince de lîroglie, député de Col-(1) Les laboureurs et les artisans ne seront garantis de l’usure que par cette loi. On opposera qu’elle gênera le commerce. Je réponds que les agriculteurs et les gens de métier de la campagne ne sont pas commerçants ; il est même essentiel d’attacher les laboureurs à leur charrue. Si cette loi a des inconvénients elle a des avantages si grands, qu’elle est désirée avec ardeur par tous les bons citoyens de ma province. Si elle peut retarder ou fait manquer une bonne affaire à celui qui n’a pas d’argent comptant, un autre plus économe et plus sage que lui, la fera, l’Etat n’y aura rien perdu : au contraire, il y gagne, en ce qu’un citoyen trop peu actif aura reçu une bonne leçon. Cette loi empêchera qu’un bon citoyen, qui n’a pas encore été éclairé par l’expérience, n’entreprenne des affaires qui peuvent lui nuire, et elle contribuera à la conservation des moeurs en mettant l’homme enclin à la débauche dans l’impossibilité d’y fournir par l’emprunt. Voyez mon projet de réforme de l’administration de la justice, imprimé chez Knapen, le 4 septembre 1789, page 13 et suivantes. mar (1). Messieurs, En rendant hommage aux sentiments d’humanité et de justice qui vous portent à vous occuper des intérêts et du sort des juifs , je suis bien éloigné de vouloir mettre obstacle aux bienfaits que vous cherchez à répandre sur les individus de cette nation malheureuse; je prétends seulement soumettre à l’Assemblée quelques observations particulières à la province que j’ai l’honneur de représenter, et que je crois propres à diriger avec prudence, et d’uue manière utile aux intéressés mêmes, les effets de la bienfaisante équité des représentants de la nation. Assuré qu’on se rend digne de votre estime en accomplissant courageusement ses devoirs, je repousse loin de moi la craiute de l’espèce de défaveur qui semble attachée à l’opinion que je vais soutenir : fidèle aux ordres de mes commettants, organe du vœu de toute ma province, je vais vous soumettre l’article de mes cahiers qui trace invariablement ma conduite (art. 19). Je n’ai pas besoin de vous faire observer, Messieurs, combien ces expressions sont précises dans leur rigueur ; elles prouvent que les vexations des juifs d’Alsace sont si avérées, qu’il semble inutile de les rappeler en détail : enfin elles indiquent le besoin d’un règlement sévère, propre à corriger les abus et à affranchir le peuple alsacien d’un des impôts indirects le plus onéreux qui pèse sur lui, celui qui résulte du prêt usu-raire des juifs. Après vous avoir présenté cette analyse sévère des intentions de mes commettants, je dois, sans doute, ne pas perdre de vue combien les circonstances sont changées depuis onze mois; je dois, en vous rappelant vos glorieux travaux, en bénissant leur puissante influence sur toutes les parties de l’empire, considérer jusqu’à quel point la déclaration des droits de l’homme et du citoyen justifie les prétentions que les juifs témoignent dans ce moment. Cette glorieuse préface de notre constitution, si je puis m’exprimer ainsi, cette déclaration des droits si étendue dans ses conséquences, parce qu’elle contient les principes les plus généreux, les plus vrais ; cette déclaration des droits a reçu, il y a quelques jours, dans cette Assemblée, une prudente interprétation ; et je crois qu’au moins pour les départements du Haut et Bas-Rhin , la circonstance présente est telle qu’elle exige aussi une sage réserve, une sorte de lenteur même dans le désir de faire le bien. Ici je supplie tous ceux qui m’écoutent, de vouloir bien se pénétrer de l’idée que mon intention est de me borner à envisager la question sous le rapport particulier des juifs d’Alsace, afin que s’il m’échappait quelques expressions dont l’applica-üod parût être générale, cette erreur involontaire ne pût être regardée comme la suite d’un projet formé de nuire à la cause de la totalité des juifs établis dans le royaume. Un devoir m’est imposé ; je prétends le remplir : voilà ma profession de foi; voilà pourquoi j’ai demandé la parole. Revenant donc à la question particulière, je crois pouvoir soutenir que s’il existe dans quelque partie de la France, une sorte d’habitants passagers, où plutôt de cosmopolites, qui n’ont jamais joui, qui n’ont même jamais prétendu au titre de citoyen Français; auxquels il pourrait être dangereux de l’accorder .sans précaution, et qu’il est néanmoins utile de détourner d’un genre de commerce aussi nuisible à la société, qu’il est (1) L’opinion de M. ie prince de Broglie n’a pas été insérée au Moniteur. 780 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [24 décembre 1789.] destructif, pour ceux qui s’y livrent, de toute espèce de moralité; si, dis-je, il existe en France une espèce d’habitants qui se trouvent dans cette singulière position, je crois pouvoir soutenir qu’ils ne peuvent pas, au moins immédiatement et sans préparation, réclamer l’effet des dispositions contenues dans la déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Or, Messieurs, il est facile de démontrer que les juifs établis ou plutôt tolérés dans les provinces des Trois-Evêchés et surtout d’Alsace justifient à la lettre toutes les assertions que je viens d’avancer, en les désignant sous le nom de cosmopolites et d’habitants passagers. Leur religion, leurs usages, la superstition de l’espérance qui leur fait attendre continuellement, avec le Messie, une gloire et une puissance supérieure à celle de tous les autres peuples du monde, toutes ces circonstances concourent à les rendre, de leur aveu même, essentiellement étrangers aux pays qu’ils habittent. Il se marient toujours entre eux, ils vivent d’une façon qui leur est particulière, enfin ils ne se confondent d’aucune manière avec Fs habitants des lieux où ils sont établis depuis plusieurs générations. Quoiqu’on en puisse dire, il est incontestable que, même dans les plus petits villages, ils sont réunis en corps de nation; et cette existence politique d’une nation dans une autre nation, est certainement aussi dangereuse par ses conséquences, qu’elle est antisociale par ses principes. Après cet aperçu général, je vais me livrer à quelques détails particuliers aux juifs d’Alsace, et je prendrai ensuite la liberté de vous présenter, Messieurs, un moyen que je crois approprié aux circonstances, et susceptible de concilier ce que vous devez aux principes que vous avez consacrés, et ce que la prudence semble prescrire dans cette occasion. Les juifs tolérés ou établis en Alsace se montent à peu près au nombre de 26,000. Ils n’étaient pas plus de 9 à 10,000 dans un recensement qui en fut fait il y a quinze ans. Cet accroissement énorme de population est remarquable; il tient à plusieurs causes; mais il suffit d’examiner ses effets ultérieurs, pour se convaincre que la province est menacée d’être, pour ainsi dire, envahie par cette colonie juive qui se multiplie chaque jour. La conformité de langage en attire journellement d’Allemagne; et si, comme il n’v a pas lieu d’en douter, ils sont affranchis des droits de protection qu’ils payaient, tant au gouvernement qu’aux seigneurs, pour obtenir la permission de s’établir et d’habiter dans la province, les émigrations d’Allemagne seront encore plus nombreuses en raison de cette franchise, et le peuple alsacien en sera d’autant plus vexé; car il faut convenir que les règlements mêmes en vertu desquels les juifs sont tolérés en Alsace, ne leur présentant d’autre moyen de subsistance, d’autre genre d’industrie que le commerce de l’argent, on peut regarder leur existence actuelle comme un grand malheur pour cette province, et comme un des abus auxquels il est le plus instant d’apporter un remède efficace, ainsi que le porte mon cahier. Il suit de ce premier exposé, que les juifs d’Alsace ayant, par une cumulation de prêts et d’intérêts, ruiné beaucoup de propriétaires et d’agriculteurs, et demeurant encore dans ce moment créanciers pour des sommes énormes d’un grand nombre de citoyens d’Alsace, ils sont malheureusement regardés, par le peuple comme des ennemis naturels, vis-à-vis desquels les violences sont permises. Leur oisiveté, leur peu de délicatesse, suite nécessaire des lois et conditions humiliantes auxquelles ils sont assujettis dans beaucoup d’endroits, tout concourt à les rendre odieux ; et j’ose assurer l’Assemblée, que si les juifs obtenaient le titre et les droits de citoyen, sans que ces avantages fussent soumis à l’accomplissement de quelque condition d’utilité publique, et à quelque réserve au moins momentanée, il serait bien à craindre que la haine du peuple, excitée par ce décret, ne le portât à des excès funestes contre une grande partie de ces malheureux juifs. L’intérêt qu’auraient les débiteurs de s’acquitter de cette manière cruelle, ajoute encore une malheureuse vraisemblance à cette opinion, à l’appui de laquelle j’invoque le témoignage de tous les députés d’Alsace. J’en conclus qu’il est de l’intérêt même des juifs d’Alsace, de ne pas obtenir le titre et les droits de citoyen, sans une sorte de préparation dans l’esprit du peuple, que le temps seul peut amener. J’observe, en second lieu, que la qualité de citoyen ne semble devoir être accordée qu’à des individus dont la société retire journellement des avantages, et je viens de prouver que les juifs en Alsace sont dans une situation absolument contraire, puisqu’il est vrai de dire que leur occupation continuelle, leur industrie journalière, est absolument concentrée dans le commerce usuraire de l’argent, et que les lois mêmes leur interdisent tous les autres. Que faut-il donc faire dans une pareille position? Le voici, à ce qu’il me semble, et je suis assuré qu’au moins pour l’Alsace, aucun partie ne serait plus prudent ; 1° Abroger tous les règlements qui s’opposant à ce que les juifs puissent s’abandonner à toute espèce de profession utile qui leur défendent d’acquérir des propriétés et de tourner leur industrie vers l’agriculture, en faisant valoir soit pour leur propre compte, soit en qualité de fermiers ; 2° De déterminer un certain nombre d’années de noviciat ou d’épreuve, après lequel les juifs, en justifiant par le témoignage des habitants du canton dans lequel ils se seront établis, et par celui de leur municipalité, qu’ils se sont adonnés à tel commerce utile, à telle profession estimable; qu’ils ont renoncé à l’usure, et que leurs enfants sont élevés dans ces principes régénérateurs, ils pourront être, non pas collectivement, mais individuellement inscrits sur le tableau civique, admis à prêter le serment, et entrer en jouissance de toutes les prérogatives de citoyen français ; 3° De prononcer que ceux des juifs qui, dans le délai prescrit pour cette espèce de conversion sociale, n’auront point renoncé à leurs habitudes usuraires, et n’auront embrassé aucune profession utile, seront exclus de droit au moins de la province , comme très-nuisibles à la société ; 4° Que dès ce moment, les juifs établis en Alsace; sont mis sous la protection spéciale des lois, et qu’il ne sera permis à personne de les inquiéter de quelque manière que ce soit; 5° Qu’il soit donné un terme de dix ans, au moins, aux particuliers débiteurs envers les juifs, pour s’acquitter à J’amiable vis-à-vis d’eux, sans qu’il soit permis aux juifs, de faire saisir et discuter les biens de ceux de leurs débiteurs qu’ils acquitteront exactement les intérêts des sommes qu’ils devront. Tel est, Messieurs, l’exposé succinct des con- 781 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [*24 décembre 1789.] ditions qu’il me paraîtrait aussi juste que prudent, de faire avec les juifs d’Alsace. Je ne doute pas qu’ils ne les acceptassent avec reconnaissance, et je suis même bien assuré qu’au moment où ils sont venus réclamer la justice de l’Assemblée nationale leurs prétentions étaient fort au-dessous de ce que j’ai eu l’honneur de vous proposer de leur accorder. M. Rewbell représente combien la prévention contre les juifs est profonde, ce qui la rend presque incurable; que si l’Assemblée nationale frondait trop ouvertement ce préjugé par un décret, il ne répond pas des suites dans sa province (Alsace) ; que leur conduite dans tous les temps a laissé des traces de haine tellement empreintes dans les esprits, qu’il serait imprudent d’accorder, au moins quant à présent, aux. juifs les mêmes droits dont jouissent les autres citoyens. M. Barnave prend la parole, et s’appuie sur la déclaration des droits de l’homme, d’après laquelle il soutient qu’un citoyen ne pouvait être exclu à raison de sa croyance ou de sa profession; que cependant, si l’Assemblée juge dans sa sagesse devoir prononcer à cet égard, il pense qu’elle doit ne se permettre d’énonciations particulières qu’en faveur des protestants. M. de Bonnal, évêque de Clermont, fait remarquer que la majeure partie de l’Assemblée a manifesté qu’elle n’a aucune répugnance à accorder aux protestants tous les droits des autres citoyens, mais qu’elle ne montre pas la même disposition en faveur des juifs et des comédiens; en conséquence, il propose de diviser la question. Des débats s’élèvent sur la manière de la poser. Celle de M. Brunet de la Tuque semblait avoir, par le décret prononcé la veille, acquis la priorité sur celle de M. Duport; cependant une multitude d’amendements se présentaient; M. de la Galissonnière voulait surtout qu’on ajoutât à l’expression de non-catholiques, celle de chrétiens. M. Briois de Beaumetz. La question sur les juifs doit être ajournée, et j’ai de fortes raisons pour le penser. Peut-être les juifs ne voudraient pas des emplois civils et militaires que vous les déclareriez capables de posséder, et sans doute alors votre décret serait une générosité mal entendue. Il faut, avant de prononcer sur ce peuple longtemps malheureux, savoir de lui ce qu’il veut être, à quel prix il veut obtenir sa liberté, et enfin, s’il est digne de la recevoir. Mais, Messieurs, il n’en est pas ainsi des comédiens; ils sont Français, ils sont citoyens, ils sont hommes, ils travaillent autant que nous à la régénération des mœurs, en donnant aux peuples des plaisirs doux, une morale encore plus douce; je ne connais point de lois qui aient déclaré les comédiens infâmes; ils sont flétris par le préjugé, et ce préjugé qui les flétrit fut l’enfant de l’ignorance et de la superstition ; mais le règne de la superstition est passé, et sans doute vous ne pensez pas que les lois que vous faites doivent être plus sévères que celles qui régnaient déjà. A Rome même, ceux qui condamnent les comédiens vivent avec eux, et souvent dans une intime familiarité. Cette familiarité n’existerait pas , si les comédiens avaient été reconnus infâmes. Et ne serait-ce pas les frapper du cachet de l’infamie, que leur refuser les droits de citoyen ? Le Français a besoin de plaisirs, il est juste qu’il puisse estimer ceux qui font ses plaisirs. Diriez-vous à vos compatriotes ce que disait aux siens le citoyen de Genève : « JM 'élevez jamais de théâtres dans vos murs, vous feriez un premier pas dans la corruption. Qu’avez-vous besoin des plaisirs qu’ils vous offriraient ? N’avez-vous pas vos femmes et vos enfants? » Eh! Messieurs, peut-on s’exprimer ainsi dans notre monarchie, où déjà les spectacles sont établis, où depuis longtemps ils sont aimés? Peut-être un jour devrez-vous détruire ces petits théâtres, trop nombreux à Paris, qui rapproche le peuple de la corruption en l’éloignant des ateliers publics. Cette destruction et votre décret feront des théâtres français des écoles utiles, où nous nous instruirons d’autant mieux que nous en estimerons les auteurs et les acteurs. Je propose deux amendements à la motion, et les voici : 1° Sans entendre rien préjuger sur les juifs, sur le sort desquels l’Assemblée se propose de statuer; 2° Et au surplus, sans qu’aucun citoyen puisse être éloigné des emplois civils et militaires, par d’autres motifs que par ceux déjà déterminés dans les précédents décrets de l’Assemblée, sanctionnés par le Roi. Ce discours obtient les plus grands applaudissements. M. le marquis Lezay de Marnésia. Tous les membres de cette Assemblée semblent avoir pris pour guide . dans leurs différentes opinions, l’auteur immortel du Contrat social. Mais, Messieurs, Rousseau n’est pas tout entier dans ce livre, on le retrouve encore dans ses autres ouvrages. Lisez sa lettre sur les spectacles, et ne prononcez pas avant de l’avoir lue et méditée sur la question qui vous occupe ; vous y verrez ce qu’il pense des comédiens, et peut-être alors sentirez-vous que vous ne devez pas leur accorder le droit de siéger dans vos assemblées administratives. M. le comte de Mirabeau. Messieurs, plus M. de Beaumetz a obtenu et mérité de succès pour le discours qu’il vient de prononcer, plus on doit être sévère à son égard. Ce n’est pas sans étonnement que j’ai entendu cet orateur estimable vous dire que les juifs ne voudraient peut-être pas des emplois civils et militaires auxquels vous les déclareriez admissibles, et conclure de là très spécieusement que ce serait de votre part une générosité gratuite et malentendue, que de prononcer leur aptitude à ces emplois. Eh ! Messieurs, serait-ce parce que les juifs ne voudraient pas être citoyens, que vous ne les déclareriez pas citoyens? Dans un gouvernement comme celui que vous élevez, il faut que tous les hommes soient hommes ; il faut bannir de votre sein ceux qui ne le sont nas, ou qui refuseraient de le devenir. Mais la requête que les juifs viennent de faire remettre à cette Assemblée prouve contre l’assertion du préopinant. (Ici l’orateur lit une phrase de cette requête, dans laquelle les juifs expriment fortement le vœu d’être déclarés citoyens.) — Je conclus de ce que je viens de lire, qu’il 782 [Assemblée nationale.) ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [24 décembre 1789.] faut ajourner la question sur les juifs, parce qu’elle n’est pas assez éclaircie, mais que je n’en ai pas moins dû chercher à détruire les impressions que le préopinant aurait pu faire naître contre ce peuple, moins coupable qu’infortuné. Je passe au second objet. — Non-seulement il n’existe pas de loi qui ait déclaré les comédiens infâmes; mais les Etats généraux, tenus à Orléans, ont dit, article 4 de leur ordonnance, presque ces mots, mais c’est certainement leur véritable sens : quand les comédiens auront épuré leurs théâtres (et alors la scène était occupée de ces miésrables farces qu’on s’honore d’avoir oubliées), on s'occupera de déterminer ce qu’ils doivent être dam l'ordre civil d'où ils ne paraissent pas devoir être rejetés pour eux-mêmes. Aujourd’hui même, Messieurs, il est des provinces françaises qui déjà ont secoué le préjugé que nous devons abolir ; et la preuve en est que les pouvoirs d’un de nos collègues, député de Metz, sont signés de deux comédiens. Il serait donc absurde, impolitique même, de refuser aux comédiens le titre de citoyens que la nation leur défère avant nous, et auquel ils ont d’autant plus de droits qu’il est peut-être vrai qu’ils n’ont jamais mérité d’en être dépouillés. M. l’abbé de Montesquiou demande la parole. — On veut de toutes parts que la discussion soit fermée. — On va ap voix sur les amendements de M. Briois de Beaumetz. Ils sont adoptés le décret en ces termes : « L’Assemblée nationale décrète : 1° Que les non catholiques, qui auront d’ailleurs rempli toutes les conditions prescrites dans ses précédents décrets pour être électeurs et éligibles, pourront être élus dans tous les degrés d’administration, sans exception ; « 2° Que les non catholiques sont capables de tous les emplois civils et militaires, comme les autres citoyens ; a Sans entendre rien préjuger relativement aux juifs, sur l’état desquels l’Assemblée nationale se réserve de prononcer. « Au surplus, il ne pourra être opposé à l’éligibilité d’aucun citoyen, d’autres motifs d’exclusion que ceux qui résultent des décrets constitutionnels. « Arrête que le président se retirera par devers le Roi pour présenter le présent décret à son acceptation. » M. le Président lève la séance, après l’avoir renvoyée à ce soir six heures. FIN DU TOME X.