ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [28 août 1790.] 388 [Assemblée nationale.] tus et leur civisme, vous faire un tableau effrayant de tous les maux dont nous serions environnés, si l’on adoptait l’émission de deux milliards d’assignats; ils vous ont peint les manufactures anéanties, le commerce ruiné, l’agriculture dépérissante, les marchandises et la main-d’œuvre augmenter en proportion du numéraire fictif; enfin, les comestibles en tout genre rehaussés à un prix qui porterait la désolation dans la portion du peuple, dont votre devoir est de vous occuper plus essentiellement. Je ne puis qu’applaudir à leur zèle patriotique; il suffit de la bonne foi et d’un jugement sain, pour convenir et être convaincu de la vérité et de la solidité de tous ces raisonnements; iis ont été trop bien développés par M. l’évêque d’Autun, M. Malouet et plusieurs autres membres, pour qu’il puisse rester des doutes à cet égard. Tous les malheurs qu’entraînerait une émission de deux milliards de papier-monnaie, dont la contrefaçon serait le moindre ; tous ces malheurs, dis-je, sont incalculables, font frémir d’horreur, et précipiteraient l’Etat dans un abîme effrayant. Examinons maintenant, Messieurs, de sang-froid et sans prévention, la position de la France. Une longue suite de dilapidations dans les finances l’a précipitée dans le plus grand désordre; des emprunts successifs, onéreux à l’Etat, avantageux aux seuls capitalistes, ont porté la dette publique à un taux excessif. Il est instant de prendre un parti. Vous devez compte à la nation, et du choix et de l’exécution. La tâche est pénible, sans doute; mais il faut avoir le mâle courage de l’exécuter. Je sais qu’une pareille opération doit frapper nécessairement sur quelqu’un, mais mettons tous nos soins et notre impartialité à ne pas commettre d’injustice manifeste, à assurer, autant que la circonstance l’exige, le sort de ceux sur qui pourrait porter cette opération. Je ne vois qu’un moyen pour arriver à votre but; c’est de rembourser sur-le-champ la dette exigible de l’Etat, avec deux milliards de reconnaissances de créances, ou de quittances de finances ne portant point intérêt, et n’étant point mises en circulation ; alors tous les malheurs dont on nous menaçait disparaîtront, et vous allégerez la dette publique de 100 millions. Voilà la marche que votre devoir vous impose pour soulager le peuple ; le malheur de la circonstance vous le commande impérieusement. H faut, pour être juste envers vos créanciers, que les reconnaissances de créances, ou quittances de finances, dont ils seront porteurs, puissent seules être reçues en payement des domaines nationaux, et que l’argent comptant n’y soit pas admis; parce moyen, ceux qui ne seront pas dans l’intention d’acheter des terres, échangeront nécessairement leurs reconnaissances de créances contre l’argent de ceux qui voudront acheter des domaines nationaux : vous vous acquitterez alors, en remettant entre les mains de vos créanciers le seul signe représentatif de vos domaines. L’hypothèque est spéciale et unique ; elle peut se réaliser à volonté; et certes, le bien général et la raison exigent, puisque la dette est remboursée, qu’elle ne pèse plus sur le peuple, et qu’il ne soit plus écrasé par le poids énorme des intérêts. Si quelqu’un peut souffrir de cette opération la raison dit qu’il vaut mieux qu’elle porte sur le riche que sur le pauvre. Les capitalistes se plaindront sans doute; leur spéculation est de tout envahir ; ils chercheront à vous émouvoir, en vous parlant de ceux à qui ils doivent (que je traite de sous-capitalistes). Je répondrai aux uns et aux autres, que la même créance qui était hypothéquée soit sur des fonds versés dans le Trésor public, soit sur des places ou des charges de quelque nature qu’elles soient, ne sera pas affaiblie, puisqu’elle se reportera sur la terre que l’assignat représente, et que la spéculation financière ne tardera pas à effectuer. Je leur dirai de plus : Soyez citoyens avant tout! Rappelez vos justes inquiétudes sur le délabrement de nos finances, et transportez-vous au ministère de M. de Galonné : certes, la position est bien différente; mais malheureusement l’intérêt particulier vient se mêler trop souvent à l’intérêt public, et ne manque jamais, pour cacher sa cupidité, de se couvrir du manteau de la vertu et de l'intérêt général. Je crois cependant, Messieurs, devoir vous faire une observation en faveur des créanciers de l’Etat, de la dette constituée, dans la classe indigente, dont la créance ne dépasserait pas 6,000 livres. Il me semble qu’il serait de votre justice de laisser à ceux-ci le remboursement à leur choix: il faut être sévère, mais sans dureté. Je voudrais aussi, qu’à commencer de la publication du décret qui sera porté, on continuât à payer pendant six mois aux créanciers de l’Etat les intérêts affectés à leurs créances. Si vous aviez daigné, Messieurs, accueillir la motion que j’ai eu l’honneur de vous soumettre il y a six mois, qui remplissait à peu près les mêmes vues, on n’aurait pas payé depuis ce temps 12 millions par mois d’anticipations de leurs intérêts; ni ceux de la dette publique, qui auraient cessé à cette époque. Mais, Messieurs, vous avez cru qu’il était de votre sagesse de mettre de la lenteur dans une décision aussi importante; vous avez voulu laisser mûrir les opinions par le développement des idées particulières, les peser, les combiner, et tirer de leur choc une solution qui pût faire le bonheur du peuple, votre principal objet. Ce motif vous commande de hâter votre décision, et vous impose l’obligation de vous renfermer dans les principes de justice et de sagesse qui doivent diriger tous vos décrets. Votre lenteur, jusqu’à présent, n’était que prudence; mais songez que la dette pèse tous les jours sur la nation, et que vous lui devez compte de votre retard. PROJET DE DÉCRET. L’Assemblée nationale, considérant la nécessité indispensable et urgente de mettre de l’ordre dans les finances, a cru devoir employer les moyens les plus sages et les plus prompts pour diminuer le fardeau delà dette de l’Etat, qui pèse sur le peuple, et lui enlève une partie de son nécessaire pour fournir aux intérêts de cette somme. En conséquence, elle a décrété et décrète ce qui suit: Art. 1er. Il sera délivré sur-le-champ aux créanciers de l’Etat, pour deux milliards, soit de reconnaissances de créances, soit de quittances de finances, ou d’obligations nationales, hypothéquées sur les domaines nationaux. Art. 2. Ges reconnaissances de créances ou quittances de finances, seront Je signe représentatif des domaines nationaux ; elles seront seules [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [28 août 1790.] 389 reçues en payement de ces biens, l’argent comptant même n’y sera pas admis. Art. 3. Elles ne porteront point intérêts, et ne pourront pas être mises en circulation forcée. Art. 4. Les intérêts affectés à chaque créance continueront à être payés seulement pendant six mois, à commencer de la publication du présent décret; mais les créances qui ne porteraient point intérêts ne pourront profiter du bénéfice ci-d6ssus« Art. 5. Ces reconnaissances de créances, ou quittances de finances seront délivrées en forme de remboursement aux créanciers de la dette exigible de l’Etat, à commencer du premier octobre 1790. Et dans le cas où les créanciers de l’Etat ne se seraient pas présentés pour recevoir ainsi leur remboursement, toute rente ou intérêt cesseront, de plein droit, à compter de ce jour. Art. 6. La reconnaissance de créance ou quittance de finance sera faite au nom du créancier de l’Etat, et portera la totalité de sa créance, de manière qu’il sera dans la nécessité de l’endosser pour la passer au profit d’un autre. Art.. 7. Lorsque le créancier de l’Etal sera dans Je cas d’acheter des domaines nationaux, à un moindre prix que la totalité de sa créance, les municipalités alors mettront au bas de sa quittance de finance ou reconnaissance de créance, que telle somme est acquittée, et que le titre n’a plus de valeur, que pour la somme de, etc. Art. 8. Les créanciers de l’Etat, de la dette constituée, dont le capital ne dépasse pas 6,000 livres, ne pourront être forcés d’accepter le remboursement ; ils resteront maîtres du choix. Art. 9. Les municipalités seront chargées delà vente des domaines nationaux, mais ne pourront la consommer, sans l’autorisation des départements qui vérifieront si ces biens ne sont pas donnés au-dessous de leur valeur, auquel cas ils arrêteraient la vente. Les départements jugeront aussi, conjointement avec les municipalités, des cas où il serait plus avantageux de morceler ces biens et de les vendre en détail pour en tirer un meilleur parti. Art. 10. Les dispositions ultérieures seront conformes au mode déjà établi par l’Asemblée nationale pour les 400 millions d’assignats décrétés le , et seront exécutées selon leur forme et teneur. M. l’abbé Brousse (1). Messieurs, la liquidation de la dette publique ne présente pas seulement à l’examen une grande question de finance; elle offre encore en administration, en politique, en économie commerciale et industrielle, un des problèmes les plus importants qui puissent appeler l’attention publique : de sa solution dépend peut-être le succès de la Révolution elle-même. J’essayerai de le considérer sous ces différents rapports ; mais je n’imiterai pas la réserve, trop prudente, de ceux qui se sont contentés jusqu'ici de combattre les mesures successivement proposées, sans rien substituer à leur place ; comme si dans une telle matière, dans de telles conjonctures, c’était par des raisonnements seuls qu’il fallait réfuter un plan, et non pas par un plan meilleur. En étendant mes vues sur tout ce qui a trait à (1) Le discours de M. l’abbé Brousse n’a pas été inséré au Moniteur. cette discussion, je ne me bornerai pas à combattre les systèmes qui me semblent s’éloigner du but; je chercherai à mettre en regard celui qui me paraît s’en rapprocher d’avantage. Je me garderai bien, surtout, d’isoler cette question des circonstances qui nous environnent. La traiter dans son abstraction métaphysique, ce serait s’exposer au malheur de ce philosophe, qui se précipitait dans un abîme en cherchant à lire dans les cieux. Notre situation est difficile et périlleuse : nous avons des engagements immenses, que nous avons juré formellement de remplir, et nous tiendrons notre serment. Ces engagements produisent des dettes de deux espèces : les unes n’ont point de capital exigible, et il nous suffit d’en acquitter exactement l’intérêt ; les autres sont formées de capitaux exigibles, et dont l’échéance est arrivée : tels sont les remboursements que nous devons à la dette du clergé, à la suppression des offices et des cautionnements, à l 'arriéré des départements, enfin aux effets publics, dont le payement est échu. Tous ces objets sont bien réellement exigibles. Je m’étonne qu’on leur ait contesté cet avantage, et j’ai peine à revenir sur des vérités si évidentes. Le principe de la suppression des charges, une fois décrété, il faut que cette suppression s’exécute. Mais en détruisant les avantages, qui en résultaient pour les possesseurs, il faut bien leur rendre le prix qu’ils ont déboursé pour en jouir: l’équité l’exige, la déclaration des droits en fait une loi impérieuse. L’hypothèque spéciale des créanciers du clergé va être détruite par les ventes : leur remboursement est de rigueur. Les effets publics suspendus ne réclament pas avec moins d’instance.’ Tous ceux qui en étaient porteurs avaient des délégations sur des branches particulières des reveous de l’État : par une inconcevable injustice, le despotisme a dévoré leur gage; c’est une vérité reconnue par le comité des finances. Il n’est pas possible de songer à retarder le payement de l 'arriéré des déparlements. Gomment faire attendre encore des fournisseurs, qui attendent depuis si longtemps? II faut donc un remboursement effectif à toutes ces créances. Quels sont nos moyens pour l’opérer ? Nous avons pour payer deux sortes de biens; les uns en revenus , ce sont les impôts répartis sur tous les individus du royaume ; les autres en fonds , ce sont les biens immenses, dans lesquels la nation est rentrée. La première ressource, celle des impôts, est bornée. Le peuple souffre, le peuple succombe sous sa charge, elle ne peut plus être augmentée. L’Assemblée nationale, dans son adresse aux Français pour l’émission des assignats, en a fait solennellement la promesse. Gomment pourrait-on oublier cet engagement sacré? La seconde ressource, celle des biens nationaux, est plus étendue. Si l’on pouvait convenir avec les créanciers de l’État de les leur donner en payement, l’opération serait bien facile. Mais les dispositions de la plupart d’entre eux s’y opposent, et il n’est ni juste ni possible de chercher à les y contraindre. Quel moyen donc employer pour liquider cette dette?