[1er décembre 1789.] [Assemblée nationale.] publique, un exemplaire de l’Histoire universelle de tous les peuples, traduite de l’anglais par une société de gens de lettres, en 44 vol. in-4°, pour obtenir l’honneur d’être placé dans vos archives. La tenue de vos assemblées sera l’époque la plus mémorable dont les continuateurs de cet ouvrage puissent faire un jour mention, et vous servirez de modèles à tous les peuples des monarchies qui voudront fonder la liberté civile sur des bases inébranlables. Je suis avec la plus profonde vénération, Nosseigneurs, Votre très-humble et très-obéissant serviteur, Signé : MÉRIGOT jeune, libraire. Paris, 1er décembre 1789. L’Assemblée applaudit à ce don ; elle ordonne l’impression de la lettre et permet à M. Mérigot d’assister à la séance. M. le Président lit uhe lettre de M. Necker par laquelle il déclare avoir signé l’état financier présenté dernièrement àl’Assernblée par M. Anson, rapporteur, pour les besoins de l’Etat jusqu’au 31 décembre. L’ordre du jour appelle la discussion de la motion de M. de Curt, au nom des colonies réunies pour la nomination d'un comité dès colonies. M. Salomon de la Sangerie, secrétaire donne d’abord lecture d’une adresse de Saint-Domingue. Cette adresse témoigne des craintes de cette colonie, de voir se propager dans son sein, les scènes sanglantes dont la Martinique est en ce moment le théâtre. Les signataires disent: a Nous sommes vos frères et vos concitoyens, et nous sommes sur le point d’être égorgés. Si Saint-Domingue est soulevé, si les noirs se mettent en insurrection, votre commerce est anéanti et vos manufactures seront abandonnées ». M. de Curt prend la parole et sans nommer qui que ce soit il dénonce une compagnie compatissante (1), qui dans l'ombre fait jouer les ressorts de la séduction pour briser le joug de la subordination. 11 conclut en demandant: 1° Que M. le président se retire par-devers le Roi, pour lui exposer l’état de Saint-Domingue; 2° Que l’Assemblée nomme huit députés qui aviseront aux moyens de ramener le calme; 3e Que les assemblées coloniales restent en activité jusqu’à la lin des troubles. M. Salomon de la Saugerïe lit ensuite une lettre des députés du commerce qui après un exposé affligeant de l’état du commerce supplient l’Assemblée" nationale d’autoriser le pouvoir exécutif à déployer toutes ses forces pour sauver les établissements coloniaux qui nous restent. Les députés du commerce s’expriment ainsi: « Nosseigneurs, nous venons déposer notre douleur et nos alarmes dans le sein’de l’Assemblée nationale; nous venons confirmer les sinistres nouvelles du soulèvement de la Martinique dont vous avez déjà connaissance; effrayés des avis relatifs à la Guadeloupe, nous craignons le même sort pour Saint-Domingue et nous n’envisagerons qu’avec désespoir les suites funestes de l’incendie qui bientôt embrasera toutes vos colonies. « Représentants de la nation, notre cause est la 347 cause de la nation, nous sommes vos frères et vos concitoyens ; à ce double titre vous nous devez secours et protection. « Députés des provinces maritimes, le sort de vos provinces est lié au sort des colonies; si vos frères sont égorgés, si la France perd ses colonies, votre ruine est inévitable; que deviennent alors les classes si nombreuses de citoyens utiles que nourrissait l'activité de vos fabriques et de votre commerce? « Nosseigneurs, nous ne nous permettons aucune autre réflexion, nous nous reprocherions de retarder un moment vos délibérations sur un sujet aussi grave. « Il s’agit de préserver vos colonies d’une dissolution prochaine; de sauver la vie de cent mille Français.... il en est peut-être temps encore ..... mais le moindre délai peut être fatal à vos concitoyens. Ils se mettent sous la sauvegarde de l’Assemblée nationale, ils n’invoqueront pas en vain le zèle, l’humanité et l’active sollicitude des représentants de la plus généreuse nation de l’univers. » M. Malouet appuie la formation d’un comité des colonies et conclut : 1° A supplier le Roi de pourvoir à la sûreté, à à la défense et à l’administration des colonies, d’après les lois anciennes jusqu’à ce que les assemblées coloniales aient produit leur représentations et les différentes réformes et améliorations dans le régime et la police dont ces établissements sont susceptibles; 2° A former un comité des colonies composé par tiers de députés coloniaux, de députés commerçants, dé députés non-commerçants ; lequel comité sera chargé de préparer la discussion de toutes les affaires coloniales et de leurs relations avec la métropole, ainsi que du rapportée toutes les adresses et questions incidentes sur lesquelles l’Assemblée ne prendrait de résolution définitive qu’après avoir reçu tous les renseignements et informations exigibles des assemblées coloniales. M. Moreau de Salnt-Méry, député de la Martinique, lit le discours suivant (1) : Messieurs, des doutes raisonnables ont donné lieu à une question, contenue dans le mémoire des ministres du 27 octobre dernier : ces doutes ont pour principe les différences frappantes que la nature a mises entre le physique des différentes parties du globe, et la dissemblance qui se trouve entre le climat et les productions des colonies et ceux de la France. Cette dissemblance, qui n’est pas moins évidente lorsqu’on observe les objets moraux, tels que les lois, les mœurs, les opinions, amène naturellement la question que les ministres ont cru indispensable de vous soumettre. Je crois qu’onpeut avancer, sans témérité, que l’Assemblée nationale, en rendant les décrets destinés à assuivr la prospérité de ce vaste empire et le bonheur de ses habitants, n’a pas eu l’intention directe et précise d’y soumettre les Français qui peuplent les diverses colonies. La preuve s’en tire du silence même qu’elle a gardé à leur égard ; elle se fortifie par ce fait, que l’Assemblée nationale n’a jamais prescrit au ministre qui aies colonies dans sou département, d’y faire parvenir ses décrets, et de leur assurer l’exécution qu’ils ontdans l’iutérieur du royaume. A cette preuve on peut ajouter que l’Assemblée ARCHIVES PARLEMENTAIRES. (1) La Société des amis des noirs. (1) Ce discours n’a pas été inséré au Moniteur. 348 [Assemblée nationale.) ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [lev décembre 1789.1 nationale n’a pas pu entendre que ses décrets devenaient implicitement obligatoires pour les colonies, attendu que la sagesse qui les a dictés, ne permet pas qu’on les rende communs à ces contrées éloignées, pour lesquelles une partie de ces décrets seraient inutiles, quelquefois impossibles à accomplir, et même dangereux. Ce serait un égal blasphème de dire que l’Assemblée nationale a entendu être obéie, par cela seul qu’elle a commandé, sans avoir considéré si l’obéissance est possible, ou bien, que malgré les obstacles que la nature des choses pouvait lui opposer, elle n’a rien consulté que l’exercice d’un pouvoir illimité. J’oserai dire au sein même de cette auguste Assemblée, puisque cette opinion est un hommage, que sa puissance a une limite connue, celle de la justice, et je sens que ce serait un crime de croire possible qu’elle la franchisse jamais. Ce n’est pas seulement à cause que les règles qui s’appliquent avec succès aux différentes parties intérieures du royaume manquent plus ou moins d’analogie étant rapportées aux colonies, qu’il est indispensable de traiter séparément ce qui concerne ces dernières ; mais encore parce qu’entre les colonies elles-mêmes il existe des différences tellement essentielles, que ce qui serait avantageux à l’une pourrait devenir funeste à une autre. Leur situation relative, le genre de leurs productions, celui de leurs manufactures et de leur commerce, tout établit et forme des convenances, ou des dissemblances plus ou moins sensibles ; et si cette vérité, que les lois destinées à régir un pays doivent lui être appropriées, est évidente, c’est, il n’en faut pas douter, pour une Assemblée législatrice qui fait qu’une mauvaise loi est un égarement de la raison publique. Qu’il nous soit même permis de le faire remarquer, c’est parce que les colonies ont eu constamment à souffrir de l’ignorance où l’on était du véritable régime qui peut leur convenir; c’est parce qu’elles ont été trop longtemps le jouet de l’inscience et d’un despotisme dont le premier défaut et de croire que tout se plie à sa volonté, que ces contrées, dignes d’un meilleur sort, ont saisi l’espoir que leur donnait la formation des Etats généraux. C’est pour faire cesser les maux sous lesquels elles gémissent, et pour paraître enfin sous leur véritable aspect, que plusieurs d’entre elles ont envoyé des députés qui se sont assis au milieu de vous, Messieurs, afin de vous éclairer sur leurs vrais intérêts. Pour connaître une partie des maux enfantés par le peu de connaissance qu’on avait de ce qui leur était propre, pour vous convaincre du danger de ne pas étudier à l’avenir ce qui leur est particulier, daignez, Messieurs, me permettre quelques observations. Les colonies ont dû leurs premiers établissements à des hommes que leur audace rendra longtemps l’objet de l’étonnement et de l’admiration de l’univers. A peine s’y réunissaient-ils en peuplades, que des compagnies formées dans la métropole s’occupèrent de soumettre ces hommes précieux à leurs spéculations mercantiles, et de rendre une terre fertile, esclave des rigueurs du privilège exclusif. Ce fut du sein des villes du royaume, et presque toujours de la capitale, que les règles de leur administration furent dictées, et l’on vit dans l’origine presque autant d’agents fiscaux occupés de vexer sans relâche les cultivateurs, que de cultivateurs mêmes. Les compagnies , hères des traités qu’elles avaient faits avec le Roi, et qui les rendirent en quelque sorte souveraines, signalèrent leur domination par les actes les plus tyranniques. Elles permirent et défendirent tour à tour certaines cultures; tantôt elles fixèrent le prix de la vente qu’on ne pouvait faire qu’à elles, de certaines productions; tantôt elles enjoignirent, sous la peine de la confiscation, de détruire une partie de ces mêmes productions], pour en empêcher, disait-on, le discrédit; en un mot, si je puis m’exprimer ainsi, une main, dirigée tout à la fois par une aveugle avidité et par l'instinct fiscal, ne cessa de tout comprimer, au risque de tout détruire. Des seigneurs particuliers prirent un instant la place des compagnies; mais les mêmes vues produisirent les mêmes effets, et enfin le gouvernement, cédant aux cris aigus des colons, se détermina à les affranchir du joug féodal qui les accablait. Ce nouveau changement n’en produisit malheureusement aucun dans un point essentiel c’était le défaut de connaissance des lieux qu’on avait à régir. L’histoire nous en a laissé une preuve assez honteuse : c’est que les colonies furent, pendant près de 50 ans, attachées au département des affaires étrangères. On vit donc se prolonger la plus grande partie des maux dont les colons avaient eu à gémir, et l’on crut à Versailles tout ce qu’on avait pensé à Paris. Les compagnies avaient disparu ; mais ceux qui en avaient été les chefs devinrent les conseillers des ministres, de manière qu’on continua à faire les mêmes choses sous des noms différents. Des réclamations plus ou moins rapprochées, des résistances plus ou moins marquées, des soulèvements plus ou moins fréquents, n’avaient cependant pas cessé de prouver, depuis l’origine, que les colons étaient mécontents. Chaque habitant étant soldat, il était assez naturel que ceux qui se réunissaient pour se plaindre remarquassent qu’ils étaient armés, et qu’ils crussent que leurs armes pouvaient appuyer leurs justes demandes ; mais des sacrifices momentanés, des promesses faites aux uns, des menaces adressées à d’autres, des punitions même, ramenaient à l’obéissance ; et cet état d’inquiétude de la part des colons servit à les dénoncer auprès du gouvernement comme des hommes que la force et la sévérité pouvaient seules contenir. Il fut facile de faire adopter ce principe aux chefs que l’on donna aux colonies. La faveur qui a été longtemps la dispensatrice de tout, a eu presque constamment jusqu’ici la nomination des administrateurs des colonies. De grands noms ou d’utiles protections, voilà ce qu’il a fallu; et si nous aimons à avouer que les talents et les vertus les ont accompagnés quelquefois , nos fastes diront assez que ce n’est point à eux qu’on a toujours eu l’intention d’accorder les honneurs du choix. L’influence individuelle des chefs fut donc énorme dans les colonieséLa faveur, qui les faisait nommer, était encore leur égide et les garantissait de tous les traits qu’on lançait contre leurs injustices. Ils s’accoutumèrent à regarder leur place comme leur patrimoine; et si un crédit plus puissant ou des intrigues plus heureuses ne leur avaient pas donné des successeurs, l’espoir d’un meilleur sort, toujours renaissant à chaque mutation, n’aurait pas même été permis aux colons. Pour enchaîner, du moins en apparence, le [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [1er décembre 1789.] 349 despotisme des administrateurs des colonies, on avait cependant imaginé de fixer leurs pouvoirs et leur résidence à 3 ans. Mais cette mesure elle-même prouvait une profonde ignorance en administration; car, si un chef régit mal, si ses principes sont mauvais, pourquoi le conserver durant 3 mortelles années? Si sa conduite et ses vues le rendent précieux et cher à ceux qu’il gouverne, pourquoi prescrire à son administration une autre durée que celle de ses vertus? Mais les sollicitations, toujours renaissantes, commandaient aux ministres eux-mêmes; et pendant longtemps leur grand talent pour se maintenir dans leur place a été de prodiguer celles qui étaient à leur nomination. J’ai dit que l’influence des chefs a été énorme, et j’en citerai un exemple qui prouvera et cette vérité, et le peu d’instructions que l’on avait en France sur les colonies : Un intendant du Canada avait un secrétaire intime qu’il chargea de venir rendre compte au ministre des détails de son administration. Le ministre remarqua le talent du secrétaire, et le récompensa en lui donnant l’intendance générale des îles de l’Amérique. Egaré par l’amour-propre, qui n’est pas toujours étranger aux hommes de mérite, le nouvel intendant crut qu’il devait faire beaucoup de règlements, et provoquer des lois auprès du ministre. Gomme il aurait été difficile qu’il put, presque en débarquant aux îles, juger de ce qui leur convenait, il imagina de prendre l’administration du Canada pour règle; et comme il parlait à Colbert qui, quoique d’une haute réputation, connaissait mal les détails intérieurs des colonies, il lui fut facile de faire dire, comme il le jugeait lui-même, que les lois du Canada convenaient aux Antilles. C’est à ce trait bizarre, mais vrai , que nous sommes redevables de plusieurs déterminations qui prouvent combien les établissements placés loin du lieu où on exerce le pouvoir législatif sur eux, sont exposés à être maltraités, par cela même qu’ils sont mal connus. C’est ainsi qu’on a décidé, dès les premiers temps, que la coutume de Paris serait celle des colonies, moins parce qu’elle pouvait leur convenir, que parce que cela était ainsi réglé par les intéressés à la compagnie des îles, assemblés à Paris. A Rouen, on aurait préféré la coutume de Normandie; à Rennes, celle de Bretagne; ailleurs le droit écrit; et nulle part on n’aurait examiné si on donnait des fondements solides à ces établissements lointains. Avec de telles mesures, il eût été impossible que l’administration des colonies n’eût pas des principes versatiles, et quelquefois destructeurs. Dans des moments difficiles, sous des chefs vertueux, on recourut à un moyen qui n’aurait jamais dû être négligé, celui de consulter les habitants eux-mêmes sur leurs intérêts. Mais cette mesure dépendit toujours de ceux qui l’employaient, et ils craignirent trop de laisser aux colons ainsi rassemblés la faculté de s’exprimer librement. On leur montrait comme ,une grâce qu’on aurait été maître de refuser, ce qu’il fallait leur offrir au nom de la justice. On se permit quelquefois de chercher à corrompre les opinions, ou l’on voulut influer par des moyens plus ou moins coupables, sur les résultats. On feignait, par exemple, de demander un octroi, tandis qu’on avait un ordre pour exiger ce qui ne serait pas volontairement accordé. A peine reste-t-il même dans les colonies des traces de ces assemblées, dont le mode actuel a été ingénieusement combiné, de manière que le despotisme soit moins hideux, sans être moins absolu. Pourrait-on s’étonner après cela, en apprenant qu’il n’est, pour ainsi dire, point de culture actuellement en usage dans les colonies qui n’y ait été interdite, sous des peines plus ou moins sévères? Celle de la canne à sucre y a été successivement recommandée et proscrite. Un gouverneur général donna des ordres pour arracher tous les caféiers qui existaient chez les habitants, au delà du petit nombre qu’on pourrait permettre comme un objet de pure curiosité; et ailleurs on voulut que le rocou fit place au café. Ici, l’on fit arracher tout le tabac, et là on contraignit à le préférer à l’indigo. Enfin, pour réunir les extravagances de plus d’un genre, il fut enjoint, dans une colonie, de tuer les chevaux, parce que leur usage efféminait les habitants. Tels ont été, et même au XVIIIe siècle, les caractères d’une administration confiée , d’un côté, par ceux qui ne la connaissaient pas, et exercée, de l’autre, par ceux qui la connaissaient mal. Il en est encore un qui n’est pas moins affligeant : c’est la multiplicité des lois et des règlements faits pour les colonies. Un intervalle de 150 ans en a fourni de quoi former plus de 20 épais volumes in-4°. Il ne faudrait que ce recueil pour coDvaincre des maux sans nombre que l’ignorance à l’égard des lieux qu’on dirige, et la fréquente mutation des administrateurs peuvent engendrer. C’est là qu’on voit des contradictions de toutes les espèces, des injustices de tous les genres, des principes pour chaque jour, des désordres continuels, et partout un système oppressif et destructeur de toute émulation, presque de toutes les vertus. Je ne puis résister, Messieurs, au désir de vous citer un exemple de cette dernière classe. Une ordonnance, qui porte le nom du souverain, a défendu d’admettre , dans deux colonies , les créoles au nombre des défenseurs de leur patrie. Et dans quel instant cette exclusion déshonorante était-elle portée? Presque au moment où d’infortunés habitants de la Louisianne venaient d’être conduits à l’échafaud pour avoir préféré à une domination étrangère celle sous laquelle ils avaient eu le bonheur de naître; peu après que les nombreux habitants de l’Acadie, livrés d’abord aux horreurs de la guerre, et ensuite à tout ce que peut inventer la persécution d’un vainqueur contre ceux qu’il a conquis, mais qu’il n’a pu soumettre, étaient abandonnés à la pitié du gouvernement français, qui les faisait transporter dans des lieux où ils trouvaient bientôt la misère et la mort. Ne semblerait-il pas que le gouvernement eût arrêté que les créoles seraient supposés sans patriotisme, ou qu’il voulût les punir pour en avoir montré ? Il faudrait un volume entier, Messieurs, pour vous donner le récit abrégé de tout ce qu’on nous a fait éprouver, parce qu’on n’a pas cru nécessaire de nous connaître. Les emplois des colonies ont presque toujours été préférablement donnés à des Européens, qui n’ont cessé de se succéder avec l’invariable désir d’amasser des richesses. En vain les colons ont-ils réclamé du moins la concurrence; lorsqu’on s’est aperçu qu’ils venaient aussi au pays de la faveur pour la solliciter, on a décidé, seulement pour eux, qu’on ne pouvait rien obtenir sans l’attache des administrateurs, et lorsqu’on était hors de ses foyers. Avec ces combinaisons adroites, la majeure partie des places des colonies sont devenues la pâture des agents directs ou indirects du gouvernement, 350 [Assemblée nationale ] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. ou de leurs parents, de leurs amis, de leurs protégés. Celles qu’on n’a pu envahir, on les a grevées de pensions; et j’ose dénoncer, en quelque sorte, à l’indignation publique, que même des places de magistrature sont assujetties à des taxes de ce genre : taxes faites en faveur d’individus au nombre desquels il en est, peut-être, qui connaîtraient enfin la honte, s’ils étaient obligés d’avouer comment ils les ont obtenues. A tant d’abus, à tant de maux, il ne manquait plus qu’un trait qui couronnât la tyrannie; c’était de prononcer l’infaillibilité des administrateurs, et nous avions atteint ce terme, le vrai triomphe du despotisme. Lors même qu’on ne dédaignait pas de croire qu’une plainte pouvait être juste au fond, il était, naguère encore, de la politique de refuser de l’entendre : on menaçait de punir ceux à qui l’oppression l’arrachait, et l’on avait fini par se retrancher derrière cette maxime à laquelle je ne chercherai pas de nom : que le prince ne souffrirait jamais qu’on se permît le plus léger examen à l'égard de ceux qu’il avait honorés de sa confiance et revêtus de son autorité; tant les idées du juste et de l’injuste étaient dénaturées, tant la coalition était intime entre tous ceux à qui elle était également nécessaire ! Ce tableau rapide mais exact vous donnera, Messieurs, une juste idée de ce qu’a pu produire le défaut de connaissance des colonies. Il ne sera pas difficile de vous persuader que les choses les plu nuisibles pour elles out pu en être la suite, si vous considérez qu’il est arrivé, sûrement plus d’une fois, que de tous les individus mis en œuvre à Versailles par les affaires coloniales, pas un seul n’avait vu une colonie quelconque; si vous observez qu’ils recevaient quelquefois des lumières et des détails d’administrateurs qui , pour faire briller leur perspicacité, choisissaient les premiers moments de leur arrivée pour envoyer leurs vues et leurs plans sur des lieux qu;une longue étude peut seule apprendre à juger. Enfin, Messieurs, suivre une routine aveugle, ou se mettre à la merci de quelques intrigants qui venaient avec des projets, ou eoûn varier avec le caractère des administrateurs, telles étaient les ressources ordinaires. Pour vous peindre d’un mot le vrai genre de cette routine, c’est qu’au moment actuel, on copie encore servilement pour les administrateurs des colonies le protocole des commissions qu’on délivrait à l’époque où l’on en commençait l’établissement; c’est qu’on y lit ce qu’on disait pour les premiers chefs donnés à la Nouvelle France ; c’est enfin, et il faut bien qu’on le croie, car le fait est notoire, que ces commissions contiennent des pouvoirs dont ceux qui en sont revêtus n’osent pas faire usage. Voilà, Messieurs, la sifuation déplorable des choses au moment où j’ai l’honneur de vous entretenir : situation que des troubles intérieurs et une révolte aggravent encore à l’égard de ma trop malheureuse patrie. Voilà, Messieurs, les écueils que votre sagesse doit et saura éviter. Ne vous liant point à une prétendue analogie trop souvent trompeuse, vous trouverez digne de vous de considérer sous leur véritable aspc l des objets importants. Vous ne voudrez pas qu’en se plaçant sous votre tutelle salutaire, les colonies continuent à paraître dirigées par le hasard. Ces colonies, en recevant pour plus de 150 millions d’importations nationales, en fournissant à leur tour pour plus de 240 millions de productions, donnent en définitive un résultat avantageux à la France, dans la balance du commerce, et mettent dans la circulation une somme énorme. Les colo-[1er décembre 1789.] nies donnent le mouvement à un grand nombre de vos manufactures, et à des millions de bras; elles soudoient et font vivre une foule immense d’artisans, d’ouvriers, de journaliers; elles sont une des sources les plus fécondes des richesses de la France, et dans un siècle où il est reconnu que la prépondérance des Etats se règle sur leur commerce; les colonies ont droit d’attendre qu’elles seront appréciées à leur juste valeur. Au surplus, quand il serait supposable, contre l’évidence, qu’on pût penser qu’elles n’ont pas toute l’importance qui leur appartient, ce serait même une raison pour soumettre ce qui les concerne à un examen particulier; mais ce seul point avoué qu’elles ne ressemblent point à leur métropole, qu’elles ne se ressemblent point entre elles, il est juste, il est nécessaire de les traiter à part. L’Assemblée nationale doit à leur confiance et à sa propre dignité, de leur donner le comité particulier qu’elles réclament, et où les matières seront soumises à un examen scrupuleux, pour venir ensuite se placer sous l’œil de sa sagesse, et solliciter comme d’elles-mêmes ce qui doit être préalablement accordé à l'éloignement des colonies et à leurs localités, pour que vous puissiez prononcer, Messieurs , en pleine connaissance de cause. C’est lorsque tous ces préliminaires indispensables seront remplis, que, voyant les objets tels qu’ils sont, et non pas dans le lointain qui les obscurcit, l’Assemblée nationale portera des décrets qui feront l’admiration du nouveau monde comme de Fancien . Plusieurs membres demandent que le discours de M. Moreau de Saint-Méry soit imprimé. L’Assemblée autorise cette impression. On demande à aller aux voix. M. Paul üfairac. Si les colonies demandent une constitution, il y a un comité établi pour cet objet; s’il s’agit du commerce et de l’agriculture il y a encore un comité de ce genre; je ne vois donc pas l’utilité qu’il peut y avoir à créer un comité spécial. On demande de nouveau à aller aux voix. M. Blin. Je demande très-instamment d’être entendu; non-seulement la question n’est pas éclaircie, mais elle n’est même pas entamée. La parole est accordée. M. Blin (1). Messieurs, fa demande de l’établissement d’un comité semble si peu importante en elle-même, qu’au premier instant on peut être taxé d’indiscrétion en s’élevant pour la combattre. Cependant, si vous considérez que, jusqu’à ce jour, on a très-peu étudié la théorie coloniale ; si vous sentez, comme je crois, que nous-mêmes n’avons pas été exempts d’erreur dans le premier acte que nous avons fait par rapport aux colonies, j’espère, qu’avant de vous engager davantage dans une carrière inconnue, vous daignerez m’accorder quelques instants d’attention, et peser avec toute la réflexion qu’elles demandent les observations que je vais avoir l’honneur de vous soumettre. MM. les députés des colonies exposent premièrement que la constitution qui convient à leur pays doit être différente de la nôtre, et calculée (1) Le Moniteur se borne à mentionner le discours de M. filin. [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [1er décembre 1789.] 351 sur d’autres bases : avoir recours à des connaissances locales qui nous manquent absolument. Tout ce qui a été dit de plus prouve qu’il existe de grands abus dans les colonies, mais c’est en même temps absolument inutile à l’éclaircissement dont nous avons besoin. On peut divaguer tant qu’on voudra sur la question actuelle, étaler beaucoup de science et d’érudition ; nous n’en serons pas plus instruits. Après ces excursions, pour le moins inutiles, il faudra toujours en revenir aux deux points que j’indique ; et je prie de vouloir bien ne s’en pas écarter, parce' qu’ils ne sont contestés ni i’un ni l’autre ; parce qu’ils désignent le point de départ pour arriver à la solution de la difficulté; parce qu’entin le moyen de ne se pas intriguer dans des raisonnements complexes et insolubles est de partir des mêmes données. Je crois, Messieurs, que vous ne ferez aucune difficulté d’accorder les deux points auxquels je ramène la question. Il serait certainement superflu de chercher à vous en démontrer la nécessité. Pour moi, j’avoue que je les regarde d’une évidence si palpable que, quand même. MM. les députés des colonies n’auraient pas songé à les établir, je croirais devoir absolument, pour leur intérêt, aussi bien que pour le nôtre, ne pas omettre de les exposer dans le plus grand jour. Ainsi, il faut à nos colonies une constitution différente de la nôtre, et nous n’avons point les connaissances requises pour la leur donner. Gela posé, la question qui s’offre naturellement la première à résoudre est celle-ci : Est-ce à l’Assemblée nationale de France de faire la constitution de ses colonies américaines; et ensuite, s’il n’appartient pas à l’Assemblée nationale de France de faire cette constitution, à qui le droit en est-il réservé, suivant les règles inflexibles de la justice? Si nous sommes jaloux de ne pas nous écarter de nos principes ; si même il se joint au sentiment de la justice celui que réclament les preuves de patriotisme et de zèle pour la cause publique, données par MM. les députés des colonies dans les temps les plus orageux de la Révolution, nous ne devons pas balancer un moment de convenir que ce serait de notre part une usurpation de pouvoir, que de prétendre au droit de donner une constitution aux planteurs de nos îles? En effet, Messieurs, il n’y a de libre que le gouvernement où le peuple fait ses lois lui-même, ou donne le pouvoir de le faire à des représentants élus par lui librement et en nombre suffisant (1). Or, dès qu’il est reconnu que la constitution coloniale doit être différente de la nôtre ; dès que les habitants de ces contrées situées sous un autre hémisphère ne nous ont point choisis, n’ont pu même nous choisir pour ses représentants ; dès qu’enlin ils ont à la liberté politique un droit aussi imprescriptible que le nôtre, il est évidemment prouvé que nous ne pouvons ni les représenter, ni, par conséquent, stipuler pour eux en aucune manière (2). Je dis plus : si l’insuffisance des lumières nécessaires nous avait précédemment portés à le penser, il faudrait promptement abjurer une erreur incompatible avec les prin-(1) Voy. l’excellent ouvrage du docteur Price intitulé : Observations on the nature of civil liberty , ect., sect. III, of the authority of one country over another. (2) Le même raisonnement a lieu pour MM. les députés des colonies par rapport à nous ; ce qui prouve bien qu’ils ne devaient pas être admis dans l’Assemblée nationale de France. cipes d’équité que nous avons professés jusqu’ici; et dans le cas où les cultivateurs de nos îles pourraient être soupçonnés de languir encore dans un état d’enfance politique , qui exigeât qu’on les instruisit de leurs véritables droits, de leurs intérêts les plus importants, pour remplir le devoir sacré qui nous est imposé et répondre à l’attente de l’Europe. Car, ne nous y méprenons pas, Messieurs, les colonies ne sont, ni ne peuvent, en aucune sorte, être rangées dans la classe des provinces d’un même empire, liées par les mêmes intérêts, par les mêmes usages, par les mêmes mœurs, et disposées sur un sol de même nature. Les colonies sont, si je puis employer des termes comparatifs pour me faire mieux entendre, des espèces de puissances alliées, des parties fédératives de la nation, que l’on pourrait assimiler à nos anciennes provinces d’états, avec cette différence qu’aulant il était indispensable, pour des raisons qu’il serait superflu de vous retracer, de ramener toutes les provinces contiguës de ce royaume à la même forme de gouvernement et aux mêmes droits respectifs, autant il serait injuste et absurde de ne pas maintenir les coluniesj qui ne peuvent être soumises qu’à des lois particulières, dans leur indépendance à cet égard. En deux mots, comme on L’a souvent dit et répété dans cette Assemblée, la loi est le résultat de la volonté générale de ceux qui doivent y être soumis. Donc nous ne devons point faire des lois, qui ne sont point établies pour nous, et qui ne nous assujettiraient point à leur empire. Donc pour faire participer nos concitoyens des colonies à cette précieuse liberté pour laquelle nous travaillons, il est de notre devoir de les mettre eux-mêmes en possession du droit d’exprimer librement leur volonté, et de concourir à la formation des lois destinées à les régir. Autrement, nous n’eussions recouvré notre liberté que pour déployer l’odieuse autorité des tyrans, et nous n’eussions favorisé l’erreur qui a conduit nos frères des colonies à venir siéger au milieu de nous, que pour les dépouiller lâchement du bienfait qu’il eût été de la libéralité d’une nation généreuse de leur offrir. Veuillez bien cependant, Messieurs, considérer que ce que je viens de dire, ne touche qu’à la constitution, qu’au régime intérieur, qu’à l’administration, pour ainsi dire, domestique des colonies. C’est sur ces sortes d’objets que l’autorité des législateurs de France ne peut s’étendre. A cet égard, la nature a placé elle-même les bornes de nos pouvoirs. Au delà de nos frontières, nous n’avons plus de puissance, de droit sur les autres nations que ceux des traités que nous avons faits. Par rapport à nos colonies, les mers qui nous séparent ont posé des limites à peu près pareilles ; il n’y a que la puissance exécutrice qui ait le droit de franchir l’immense étendue de l’Océan, pour réunir sous la même protection, sous la même influence paternelle, des enfants, des frères que différentes mères élèvent dans leur sein. Il n’en est pas ainsi des rapports commerciaux entre les colonies et la métropole. Mais, comme l’examen de ces rapports n’entre point dans la question que nous discutons maintenant, je ne m’arrêterai pas à les approfondir; il me suffit d’avoir indique la différence que l’on en doit faire, c'est de vous avoir montré que je ne confondais pas des matières très-distinctes les unes des autres. Ges simples réflexions servent, je crois, assez abondamment à démontrer qu’il ne nous appartient pas de faire la constitution de nos colonies. Nous convenons d’ailleurs (et cet article n’a 352 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. fle‘ décembre 1789.] pas besoin de preuves), que nous manquons des connaissances élémentaires et locales qu’il faudrait avoir pour nous livrer à traiter avec confiance un sujet infiniment délicat en lui-même, un sujet pour lequel, comme le disent MM. les députés des colonies eux-mêmes, la moindre erreur serait de la plus fatale et de la plus dangereuse conséquence. Examinons maintenant à qui est réservé le droit de faire la constitution coloniale. Je ne parlerai point de toutes les objections que l’on pourrait faire contre Ja représentation imparfaite des colonies, contre la validité des pouvoirs de leurs représentants. Il est inutile, quand on examine la question sous ses vrais rapports, et qu’on la soumet a l’épreuve des principes rigoureux de la justice, d’avoir recours à;ces moyens subsidiaires ; et je prie MM. les députés des colonies d’être bien persuadés qui’ci je ne dis rien qui puisse leur être personnel; qu’au contraire, si j’avais à m’adresser à eux, je n’aurais qu’à leur payer le juste tribut d’éloges qui leur est dû, ainsi qu’aux planteurs qui les ont nommés, pour avoir poussé le désintéressement, au point d’oublier les droits qui leur étaient particuliers, et se réunir à une cause aussi étrangère à quelques-uns de leurs intérêts, qu’elle était alors malheureusement propre à leur faire partager les dangers dont ils pourraient se tenir éloignés. Je ne parlerai donc point de ces différents objections. J’accorde à MM les députés des colonies l’accomplissement le plus exact de toutes les formes de leur élection (1), mais je n’en soutiens pas moins affirmativement qu’ils n’ont aucun droit réel à faire la constitution de leurs commettants ; que même ils ne peuvent tirer avantage des pouvoirs qui leur ont été donnés, quand on suppose-sait que tous ceux qui avaient droit à leur nomination, y ont concouru, ce qui n’est pas. En effet, Messieurs, n’oubliez pas, je vous prie, ce que j’ai dit jusqu’à présent et vous verrez que s’il est prouvé que l’Assemblée nationale de France, convoquée pour faire la constitution du royaume , n’a pas le droit de faire celle des colonies, il est, par la même prouvé que les pouvoirs de MM. les députés des colonies, envoyés à une telle Assemblée, sont sans but comme sans objet, et qu’ainsi ils doivent être réputés irrévocablement nuis. La volonté même de leurs commettants, dans les circonstances où elle s’est fait connaître, quand elle serait explicite à l’égard de la constitution, ne les investirait pas davantage de la faculté légale de la faire. Lorsque leurs pouvoirs leur ont été confiés, leurs commettants ne les ont accordés que pour concourir à la formation d’une constitution, et non pour travailler seuls à sa confection. Je pourrais même assurer, sans crainte, que les colons n’ont pas imaginé que la fonction de leurs députés irait jusque-là. Mais quand bien même ils auraient envoyé leurs députés à l'Assemblée nationale de France, dans le dessein de les faire concourir à l’établissement de la constitution coloniale ; comme ils auraient, en même temps, prononcé le vœu t (1) Depuis que j’ai professé ces principes dans l’ Assemblée, il m’est tombé entre les mains un écrit, signé Laborie , où j’ai trouvé, mot pour mot, une très-grande partie du discours prononcé par M. de Gouy d’Arsy, qui, j’ose le dire, n’a en aucune sorte répondu à ce que j’ai avancé. Voici une phrase de cet écrit : Les députés des colonies sont trop sages, trop modérés pour prendre sur eux cette tâche effrayante (de faire la constitution des colonies) ; leurs pouvoirs ne les y autorisent pas : c’est alors qu’ils seraient désavoués. Je laisse au lecteur à juger. que nous devions participer à l’ouvrage quise ferait, dans notre sein, les pouvoirs de leurs députés cesseraient encore, par les raisons alléguées ci-dessus, et l’Assemblée nationale manquerait autant a sa dignité, qu’elle blesserait la justice, si elle se montrait capable de profiter pour les soumettre à sa domination, d’une faute que ses frères auraient commise, par le désir louable de témoigner leur union avec la mère patrie. Je ne sais, Messieurs, si j’ai eu le bonheur de m’expliquer de manière à être parfaitement entendu de vous sur un sujet dont la discussion est tout à fait neuve ; mais il me semble que les observations que j’ai indiquées plutôt qu’approfondies conduisent naturellement à conclure que c’est aux habitants de nos colonies, convoqués à cet effet, et dans la colonie même, de s’assembler pour élire un corps de représentants qui travaillera en vertu de ses pouvoirs, et sans sortir de son territoire, à fonder sa constitution, c’est-à-dire la forme du régime intérieur et de l’administration locale, qui conviennent le mieux aux colons pour assurer leur bonheur civil, régler la levée et l’emploi de leurs deniers publics, etc. J’ai dit qu’à certains égards les colonies pourraient être regardées comme des provinces d’Etats. On pourrait également les comparer à l’Irlande, qui a sa législature particulière, et où un gouverneur, sous le nom de vice-roi, représente le chef du pouvoir exécutif, quoique l’Irlande obéisse au même roi que l’Angleterre et l’Ecosse. Cette comparaison dévoloppée jetterait un grand jour sur l’idée que nous devons nous former des rapports des colonies avec la métropole ; mais je craindrais d’abuser de votre indulgence, et de m’éloigner trop longtemps de la motion de M. de Curt pour la formation d’un comité colonial, motion à laquelle j’applique ce que je viens de dire. D’après les principes que j’ai établis, principes que je prie de réfuter directement, au lieu de s’attachera des suppositions ou à des considérations fort étrangères à la question actuelle, quelque rapport qu’elles aient d’ailleurs avec les colonies ; d’après ces principes, dis-je, il me paraît plus évident que le jour que ce que le comité demande serait de la plus grande inutilité ; car à quoi bon occuper des membres de l’Assemblée à préparer un travail qui ne doit point être soumis à notre jugement, et que les colonies assemblées rejetteront peut-être ? Mais comme son inutilité ne serait peut-êtrepas au yeux de bien du monde une raison suffisante pour ne pas le voter, je me hâte d’ajouter qu’un pareil comité serait dangereux, funeste même, et capable de produire un effet diamétralement opposé à celui qu’en attendent MM. les députés des colonies. Je les prie de bien peser cette considération. Car lorsque la nation, lorsque les colonies, lorsque le commerce enfin verront que vous avez nommé un comité colonial, on pensera naturellement que vous avez soumis à votre juridiction une multitude d’objets dont il est de votre sagesse d’écarter soigneusement la discussion, d’autant mieux qu’elle entraînerait nécessairement vers des questions qui demandent à être traitées dans des temps plus tranquilles , dans des dispositions moins agitées des esprits. J’ose croire qu’ici MM. les députés des colonies s’accorderont à penser comme moi, et plût à Dieu qu’ils eussent des dangers qu’ils nous font courir par leur demande la même idée que je m’en fais 1 Car enfin, Messieurs, on doit le dire hardiment, c’est en parlant d’un faux principe que vous avez admis MM. les députés des colonies dans [2 décembre 1789.] [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. l’Assemblée nationale de France . Or quelles sont, je vous prie, quelles peuvent être les suites d’un faux principe, si ce ne sont de fausses conséquences? Dans l’affaire qui nous occupe, les fausses conséquences sont beaucoup plus formidables, qu’on ne le croirait peut-être. Le tableau des malheurs qu’elles entraîneraient est effrayant ; et nous sommes appelés pour ramener l’ordre et la paix dans ce royaume dont nous sommes les représentants. Je n’exagère rien, Messieurs, vous ne tarderiez pas à reconnaître la vérité que je voudrais vous faire sentir maintenant. Bientôt on soumettrait à votre décision des questions qui vous feraient apercevoir, mais trop tard, que quand une fois on a pris une mauvaise route, on finit par s’égarer de plus en plus, et courir vers le précipice que l’on voulait éviter. Je vous conjure donc, pour l’intérêt de nos colonies, pour l’intérêt de la France, qui est intimement lié au leur, de ne pas calculer dans ce moment ce que vous allez décider sur ce que vous avez déjà fait, mais sur ce que vous deviez faire. Déclarez qu’il n’y a lieu à délibérer sur la proposition de M. de Gurte ; déclarez en outre, et cest du plus grand , du plus pressant intérêt, déclarez que l’Assemblée nationale ne doit s’occuper d’aucune matière relative à la constitution et au régime intérieur des colonies. Je crois avoir prouvé que l’Assemblée nationale ne peut, d’après les vrais principes , s’arroger un pareil droit ; j’ajouterai qu’elle ne le saurait faire sans renouveler l’exemple d’une prétention qui a en partie causé à l’Angleterre la perte de ses colonies ; et comme j’ai eu l’honneur de vous le dire dans une autre occasion, l’affaire des colonies anglo-américaines est une source féconde d’utiles leçons que nous ne devons jamais perdre de vue. Je sais que l’on m’objectera que les Anglais ont proposé d’admettre les colons dans leur parlement ; mais cette objection n’est d’aucun poids contre moi : car quelle était la raison principale, la raison avouée par ceux qui soutenaient ce système en Angleterre? l’espoir avide d’opprimer les colons par des taxes directes, tandis que l’on savait très-bien que les colonies, par la nature de leur institution, et pour l’intérêt même de la métropole, ne lui doivent aucune taxe. Au reste, si MM. les députés des colonies craignaient que le ministère se refusât à convoquer les planteurs dans la forme la plus propre à faire connaître leur vœu libre et complet, alors, Messieurs, l’Assemblée nationale s’empresserait de les seconder dans une demande dont elle aurait reconnu la justice et l’utilité. Elle décréterait que la colonie serait convoquée. Quant aux affaires qui concernent les approvisionnements de nos colonies, vous avez votre comité de commerce et d’agriculture dont un rapport, récemment publié dans une affaire de ce genre, vous prouve tout à la fois l’activité, le zèle, les lumières, l’intégrité de ceux qui le composent et le danger du nouveau comité que l’on vous demande. Il vous offre aussi un exemple remarquable de la manière dont les objets qui intéressent les colonies et le commerce, dans leurs rapports respectifs, doivent être toujours présentés au Corps législatif de la métropole. J’opine pour que l’Assemblée décrète qu’il n’y a pas lieu à délibérer sur la proposition d’un comité colonial et pour qu’elle déclare qu’elle n’entend s’occuper d’aucune matière relative à la constitution et au régime intérieur des colonies. M. le marquis de Clouy d’Avsy, député de lre Série, T. X. 353 Saint-Domingue, détend, la formation d’un comité colonial et, pour en faire sentir la nécessité, il fait le tableau des malheurs de la colonie. Il soutient qu’il serait impolitique de renvoyer la décision de tant d’intérêts précieux au pouvoir exécutif, dans le moment où le département de la marine est dirigé par un ministre exécré qui a fait le malheur de la colonie et qui cherche à consommer sa ruine . Plusieurs membres interrompent l’orateur et lui crient de fournir des preuves. M. de Cfouy d’Arsy. Je suis formellement chargé par mes commettants de dénoncer le ministre de la marine. M. de Curt, député de la Guadeloupe. Je suis convaincu que chaque représentant a le droit de dénoncer un ministre coupable et que c'est un devoir quand les preuves sont acquise; pour moi, je déclare que la Guadeloupe n’a eu, jusqu’à ce moment qu’à se louer du ministre de la marine actuel, M. de la Luzerne. J’ajoute que la plainte de M. de Gouy d’Arsy est tout à fait étrangère à la formation d’un comité colonial, seule question qui soit à l’ordre du jour. M. le baron de Jessé. Je propose, attendu l’heure avancée, d’ajourner à un outre jour la suite de cette discussion. Cette motion est adoptée, M. le Président lève la séance après avoir indiqué celle de demain pour neuf heures du matin. ASSEMBLÉE NATIONALE. PRÉSIDENCE DE M. DE BOISGELIN, ARCHEVÊQUE d’aix. Séance du mercredi 2 décembre 1789 (1). M. de Aolney, l'un de MM. les secrétaires , donne lecture du procès-verbal des deux séances de la veille et rend compte des adresses suivantes : Adresse des religieux bénédictins de l’abbaye de Saint-Pé de Generets, diocèse de Tarbes, qui consentent à l’abandon des biens de la congrégation de Saint-Maur, fait entre les mains de l’Assemblée nationale, sous les conditions d’une pension viagère de 1 , 800 livres , de l’habileté à posséder les bénéfices-cures et à remplir les chaires de l’enseignement public avec fa moitié des honoraires attachés auxdites charges. Adresse du même genre des religieux de l’abbaye de Saint-Sever-de-Rustau ; ils recommandent à l’Assemblée un vieillard accablé d’infirmités, qui est lié à la congrégation par un contrat civil, et qu’elle s’est engagée à entretenir pendant sa vie. Adresse de la ville d’Espalion en Auvergne , contenant félicitations , remerciements et l’adhésion la plus entière aux décrets de l’Assemblée nationale ; elle attend, avec la plus vive impa-(1) Cette séance est incomplète au Moniteur. 23