208 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [21 novembre 1789.] 2e ANNEXE. j De la restitution du comté Venaissin, des ville et Etat d’Avignon; motion imprimée sous l’autorisation de l’Assemblée nationale , par son décret du 21 novembre 1789; par Charles François Bouche, avocat au parlement , député de la sénéchaussée d’Aix, et membre de l’Assemblée nationale. Les instructions dont je suis chargé, me font un devoir de solliciter une loi qui rende pour toujours au comté de Provence, et qui, par lui, réunisse à la France, le comté Venaissin, les ville et Etat d’Avignon. Cette loi est digne de la souveraineté que l’Assemblée nationale exerce ; et ma motion est d’autant plus digne de son attention, qu’elle touche tout à la fois aux domaines et aux finances, à la distribution du royaume et à la constitution. Tels sont les grands points de vue sous lesquels on doit considérer la demande que je vais faire de la restitution du comté Venaissin et de l’Etat d’Avignon. Ce riant, ce fertile, ce délicieux pays (1) qui vaut lui seul une province, fut enlevé à la Provence, et aux rois de France, successeurs des comtes souverains de cette province, dans un temps où les papes distribuaient les couronnes et les anathèmes, et tenaient la plus grande partie de l’Europe asservie sous le joug de la terreur et de la superstition. Depuis Charles Vili jusqu’à Louis XV (2) le comté Venaissin et ses dépendances ont été réclamés avec les autres domaines ; ils ont été pris, cédés, repris, et jamais conservés. Des ambassadeurs maladroits, des ministres corrompus, des rois faibles ou mauvais politiques, ont toujours livré à l’astucieuse cupidité de la cour de Rome un domaine dont il n’élait pas en leur pouvoir de disposer. La question que cette aliénation présente touche au droit public ; mais, pour la traiter d’une manière moins aride, je la discuterai par les faits. Je rappellerai ceux qui sont les plus essentiels à connaître, et la question de droit sera ainsi décidée d’elle-même. CHAPITRE PREMIER. Faits préliminaires. Vers l’an 1266, Charles 1er, de la maison d’Anjou, frère de Louis IX et comte de Provence, devint roi de Naples. On sait les moyens qu’il employa pour avoir cette couronne. Ceux que les papes Urbain IV et Clément IV employèrent pour la lui procurer sont également connus. On n’en lit les (1) Le prince de Condé quittait la Provence, à la suite de Louis XIV, en 1660. Voyant les belles campagnes d’Avignon, et s’entretenant avec ceux de sa suite sur l’abandon que la reine Jeanne en avait fait aux papes, il s’écria : La reine Jeanne avait certainement commis de grands pêchés, et le besoin d’absolution devait être pressant lorsqu’elle se soumit à une pareille pénitence. (2) Charles VIII en 1482, François Ier en 1517, 1536, 1539, 1542, Henri II en 1551, Charles IX en 1566 et 1567. Ces deux dernières époques sont surtout remarquables, parce que Charles IX y parle nommément du comté Venaissin et de l’Etat d’Avignon. détails qu’avec des sentiments d’indignation et d’horreur. Pour s’assurer le royaume de Naples et de Sicile, et l’assurer à ses successeurs, Charles soumit son nouvel Etat à un cens annuel de 40,000 florins envers le Saint-Siège ; il s’en déclara le feudataire, et s’obligea de présenter annuellement au pape une haquenée blanche (1). Il soumit ses successeurs à cette redevance. Depuis le moment où Charles devint roi de Naples, jusqu’au règne de Robert, l’un de ses successeurs, il se passa près d’un siècle en troubles, en guerres, en combats entre l’Espagne et les princes héritiers de Conradin, dernier et véritable maître du trône de Naples et de Sicile, juridiquement assassiné par Charles. Robert monta sur le trône au milieu du cahos politique du midi de l’Europe. Il n’avait que deux petites filles, Jeanne et Marie. Jeanne fut son héritière du trône de Naples et de Provence. Par son testament, il lui défendit toute espèce d’aliénations; il déclara nulles celles qu’elle pourrait faire, et continua en faveur de Marie la substitution qui était dans sa maison depuis 1309. A l’âge de neuf ans, Jeanne avait épousé André, à peine âgé de sept ans, et frère de Louis, roi de Hongrie. Après la mort de Robert, la mésintelligence se mit bientôt entre ces deux époux. Le dégoût, de la part de Jeanne, suivit la mésintelligence, qui fut bientôt remplacée par la haine. André, à peine âgé de 19 ans, fut trouvé étranglé dans sa chambre. Jeanne fut accusée de cet assassinat. Louis, roi de Hongrie, entra dans le royaume de Naples, pour veDger la mort de son frère, à la tête d’une armée pénétrée de sa fureur et précédée d’un suaire, qui lui servait d’étendard, sur lequel André était peint étranglé. Jeanne prit la fuite et vint en Provence, où elle fut enfermée à Cbâteau-Arnoux. Le grand schisme d’Occident avait occasionné la translation du Saint-Siège à Avignon depuis 1305. Clément VI était alors pape. Ce fut à lui que Jeanne, à peine âgée de 21 ans, eut recours en 1348. Escortée de gardes nombreuses, elle partit pour (1) La haquenée est présentée tous les ans au pape la veille de Saint-Pierre, à la fin des vêpres. Elle est couverte d’un riche harnais. Au côté gauche de la selle, est une bourse, dans laquelle on met la redevance en argent, ou en papier payable à vue, pour la somme de 63,400 livres. La haquenée est introduite dans le sanctuaire et conduite au pied du trône où le pape siège ; elle a les pieds argentés. Arrivée près du trône, un grand seigneur de la cour de Rome lui donne un coup de hous-sine sur une des jambes de devant. L’animal se prosterne; il se relève, et alors l’ambassadeur du roi de Naples, ou l’hommagiste nommé pour cette bizarre cérémonie, prend le papier, ou l’or, et le présente au pape. Depuis environ 3 ans, le roi de Naples fait avec beaucoup de peine la prestation de ce service féodal ; j’ignore où en est la querelle qui s’est allumée à ce sujet entre lui et le pape. Mais il est une chose sûre, c’est que si les publico-juristes napolitains veulent mettre sous les yeux du roi la vérité, telle qu’elle se trouve dans les bons documents de l’Italie, de l’Aragon et de l’Allemagne, le roi de Naples restera convaincu qu’il ne doit au pape, ni cens, ni hommage, ni argent, ni haquenée ; et, pour peu qu’ils veuillent fouiller, ils reconnaîtront sans peine l’impureté de la source qui transmit au Saint-Siège les belles et riches possessions de la comtesse Mathilde, et dont les revenus ont tant grossi la masse des 24 millions de rente dont les papes jouissent aujourd’hui. [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [21 novembre 1789.] 209 Avignon où Clément VI résidait. Elle avait besoin d’absolution, si elle était coupable; il lui fallait une attestation qu’elle ne l’était pas. Reine, jeune, belle et infortunée, Jeanne osa espérer tout cela de Clément VI. CHAPITRE II. Aliénation de la ville et de VEtat d' Avignon. Jeanne, imprudente, sans expérience et très-peu économe, était restée en arrière du payement de deux années de cens, pour le royaume de Naples. Clément VI profita habilement du caractère séductible et des malheurs de son illustre prisonnière, pour l’amener à ses fins ambitieuses. Il lui proposa de lui céder la ville et l’Etat d’Avignon pour la somme de 80,000 florins d’or de Florence qu’elle devait au Saint-Siège, pour deux années d’arrérages de la cense du royaume de Naples. A ce prix, il lui promit sa protection, la liberté, l’absolution, et une attestation publique d’innocence. Jeanne y consentit. Clément VI était d’autant plus coupable dans ses vues intéressées, qu’il connaissait parfaitement le testament du roi Robert, la substitution de 1309, la prohibition d’aliéner que ce testament renfermait ; que lui-même avait publié des bulles pour annuler les aliénations que Jeanne n’avait cessé de faire depuis environ deux ans, et que, pour arrêter les funestes effets de ses dissipations, et rétablir l’ordre dans les affaires du royaume de Naples, il avait forcé la jeune reine de recevoir de ses mains un ministre-conseil. Que fit-il pour obvier aux reproches que son siècle et la postérité pourraient lui faire sur cette manière de tromper une femme, une jeune reine dans les fers, une mineure qui ne pouvait pas vendre, ni à cause de son âge, ni à cause du testament de son aïeul, ni à cause de la substitution dont sa couronne de Naples et de Provence était grevée ? 11 savait bien que la ville et l’Etat d’Avignon ne lui devaient rien pour la cense illégitime du royaume de Naples; il savait bien que dans le système féodal, il ne pouvait recourir que sur les terres du royaume de Naples. Que lit donc le pape Clément? le voici. Il fit signer, en 1348, à Jeanne, un contrat par lequel il était dit qu’elle lui vendait, pour le prix de 80,000 florins d’or de Florence, les ville et Etat d’Avignon. Si ce contrat renferme une vente, il est nul; s’il renferme un engagement, il est sujet au droit de rachat;, c’est le jugement qu’en ont porté les publicistes judicieux et les bons historiens. Ainsi, pour 80,000 florins non comptés et représentés aujourd’hui par 126,800 livres à 63,400 livres par an, le pape Clément étendit son domaine du comté Venaissin, enclavé entre le Dauphiné, le Languedoc, la principauté d’Orange, et la Provence. Comme Jeanne s’était remariée d’abord après la mort d’André, avec Louis de Tarente, prince d’un grand nom, mais sans fortune, elle fit approuver la vente ou la cession par celui-ci, qui prit le titre de comte de Provence, et qui, cependant, ne l’était pas (1). (1) Jeanne et son mari, dit Mathieu Villani, étaient poveri di moneta. lre Série, T. X. Clément YI, sentant que le prix stipulé dans le contrat était de beaucoup inférieur à l’objet cédé, se fît faire donation de la plus-value, par de belles paroles que Jeanne certainement n’avait pas imaginées, qui ne convenaient point à sa situation, et qui respirent le style bul-laire (1). Pour donner à son acquisition toute l’authenticité possible, Clément VI eut recours à un autre moyen. Comme les empereurs d’Occident se prétendaient seigneurs suzerains de la Provence et de toutes ses dépendances, il s’adressa, dit-on, à Charles IV, alors empereur, qui, flatté de cet hommage, lui céda tous ses droits imaginaires sur la ville d’Avignon et ses annexes. On ne retrouve cependant aucune preuve irréprochable de cette cession mendiée. Cette vente déplut tellement aux Provençaux, que tous les monuments du temps l’appellent malheureuse et maudite. Les habitants d’Avignon eux-mêmes refusèrent de prêter hommage à Clément fl. On les aliéna sans les consulter; sans les consulter on peut les reprendre. Jeanne, ayant signé le contrat, fut déclarée innocente, et partit pour la Provence. Elle ne tarda pas à faire de nouvelles aliénations ; Clément VI les déclara nulles, ainsi que toutes celles que cette reine, toujours intéressante, même dans ses égarements, et toujours mal conseillée, avait faîtes avant et après 1348, de manière que par le propre fait de l’acquéreur, l’aliénation des ville et Etat d’Avignon fut reconnue et déclarée nulle. CHAPITRE III. Moyens contre cette vente ou cet engagement. Les moyens contre cette vente ou cet engagement sont en grand nombre : 1° En 1309, Charles II, comte de Provence, substitua les ville et Etat d’Avignon à tous les descendants mâles de ses fils, dont la race ne s’est éteinte qu’en 1414 ; 2° En 1343, Robert, son successeur, et aïeul de Jeanne, fit la même substitution à Marie, sœur de Jeanne, et à ses descendants, à perpétuité; 3° D’après le testament de Robert, auquel elle succéda, toute espèce d’aliénation était défendue à Jeanne; 4° Cette reine était mineure lorsqu’elle fît celle de l’Etat d’Avignon; 5° Elle était dans les fers; 6° Elle était dépendante du pape ; 7° L’acte d’aliénation renferme un simple engagement soumis à la loi perpétuelle du rachat : Charles IX, Louis XIV et Louis XV ne l’ont pas jugé autrement; 8° Les ville et Etat d’Avignon n’étaient soumis à rien envers le pape, à cause du royaume de Naples; 9° Clément VI savait que Jeanne ne pouvait pas aliéner; 10° Avant et après 1348, ce pape astucieux annula toutes les aliénations qu'elle fît, sous peine d’excommunication contre les détenteurs des biens vendus et aliénés ; 11° 11 est dit dans le contrat, que Jeanne (1)... considérantes quod secundùm Apostolum verba Domini Jesu commémorante rn, beatius est dure quàm accipere. U [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [21 novembre 1789.] 210 reçut 80,000 florins, et cependant tous les monuments du temps nous attestent qu’il ne fut fait entre elle et le pape qu’une compensation avec ce qui était dû à celui-ci en arrérages de la cense du royaume de Naples. chapitre IV. Aliénation du comté Venaissin. L’aliénation du comté Venaissin eut une autre cause; le contrat de 1348 en fut une extension. Le comté Venaissin fut un démembrement du comté de Provence. Le premier passa, à temps, dans la maison des comtes de Toulouse; et après une longue chaîne d’événements dont le détail serait inutile ici, Louis IX et les papes en disposèrent, au mois d’avril 1228, comme d’un domaine sur lequel ils avaient des droits. Raymond VI, comte de Toulouse, fut accusé d’être le partisan de l’hérésie des Vaudois. Les rois de France et les papes lui déclarèrent la guerre, le dépouillèrent, et lui firent bailler le fouet par les mains du légat Milon, à la porte de l’église de Saint-Gilles, dans le Languedoc. Cela fait, le pape et Louis IX, alors âgé de quatorze ans, mais dirigé par sa mère, régente du royaume, se partagèrent les terres du malheureux Raymond, dans l’église Notre-Dame de Paris. Louis IX, comme le plus fort et comme vainqueur, se réserva toutes les terres en deçà du Rhône, lesquelles eurent l’application dont l’histoire parle. Le pape eut le comté Venaissin pour avoir fourni des prédicateurs contre les Vaudois, ce fut là son titre; il n’en eut pas d’autres, à moins qu’on ne fasse article des excommunications. Une partie de ces faits se rapporte à Raymond Vil, fils de Raymond VI. chapitre V. Moyens contre les papes, au sujet de leur possession du comté Venaissin. D’après le rapport de tous les bons historiens, l’accord ou le contrat de 1228, fut une œuvre de violence et d’iniquité. Elle se purifia du côté des rois de France, parce qu’un droit de suzerain, soutenu les armes à la main par le plus fort contre le plus faible, et un mariage, leur transmirent le Languedoc; mais du côté des papes, la possession du comté Venaissin a conservé toute l’impureté de sa source. 1° Raymond VI n’était point libre ; 2° En remettant aux papes le comté Venaissin, il donnait irrévocablement ce qu’il n’avait que précairement et sous condition ; 3° Le contrat de 1228 est appelé, par plusieurs écrivains, contrat de donation et de libéralité ; or, Raymond VI et Raymond VII n’étaient point assez riches, ils n’aimaient pas assez les rois de France et les papes, pour leur faire des libéralités. 4° Ce contrat expoliatif ne fut que l’effet des excommunications; il fut une confiscation arbitraire ; 5° Le pape ne reçut le comté Venaissin que comme un dépôt; car après Honorius III, le fondateur de l’inquisition, et, sous ce titre, l’ennemi du genre humain, les papes Grégoire IX, Céles-tin IV et Innocent IV furent les seuls à en jouir paisiblement. En 1243 on contesta au Saint-Siège la légitimité de sa possession. 6° En 1233, Louis IX et la reine Rlanche sa mère sollicitèrent Monsu l'Apostoloi (1), Grégoire IX, de restituer le comté Venaissin à Raymond VII. 7° Il existe des lettres dans lesquelles ce pape répond qu'il ne peut pas restituer encore le comté Venaissin, parce qu’il n’est pas bien assuré de la foi catholique de Raymond ; 8° L’empereur Frédéric II, auquel Raymond eut recours, le releva de sa donation, et l’autorisa à recouvrer sur le pape le comté Venaissin, comme faisant partie de la Provence, dont il se prétendait haut suzerain ; 9° Muni de la bulle de Frédéric, Raimond partit pour Rome, et alla demander au pape la restitution de son comté, représenta que son père ne l’avait mis qu’en dépôt dans les mains des souverains pontifes ; que le contrat de 1228 n’avait été que l’effet de la contrainte. Le pape Innocent IV, éclairé et juste, lui restitua son comté en 1243, déclarant gue véritablement le comté Venaissin n’avait été remis au Saint-Siège que comme un dépôt qu’il était obligé de rendre à son maître légitime, 10° Après cette déclaration d’innocent IV, Raymond retourna dans le comté Venaissin, et y fit des actes de souveraineté. 11° Enfin, en 1273, Grégoire X eut un chapelain, nommé Guillaume de Mâcon, auditeur général du palais apostolique, intrigant, adroit, qui, faisant parler la religion à son gré, engagea Philippe le Hardi, roi de France, à céder au pape le comté Venaissin. Cette cession fut sans cause, et Philippe ne pouvait pas la faire (2). 12° Depuis 1243 jusqu’en 1273, les papes n’ont fait aucune réclamation. 13° L’histoire nous fournit plusieurs preuves du droit de réversion du comté Venaissin aux comtes de Provence. Je ne citerai que celle-ci : Jeanne, comtesse de Toulouse, mourut sans enfants ; Charles, comte de Provence, était son héritier légitime; le comté Venaissin lui revenait de plein droit, et comme héritier, et comme plus proche parent, et comme comte de Provence dont le comté Venaissin faisait partie. Mais, pendant son séjour à Naples, le pape vint à bout de se l’approprier, et en dédommagement il envoya à Charles des brefs et des bénédictions. 14° 11 avait été arrêté, en 1125, entre Raymond Berenger, comte de Provence, et Alphonse, comte de Toulouse, que les terres de Provence ne seraient jamais aliénées, et qu’elles retourneraient toujours aux légitimes héritiers. Quels étaient ces héritiers? Les comtes de Provence. Tel est, à peu près, le texte des principales raisons que l’on peut alléguer contre la possession où les papes sont du comté Venaissin, et des ville et Etat d’Avignon. Nulle cause utile, nul prix; droit public, testaments et contrats violés. Tels sont les moyens qui souillent cette possession. Je sais bien qu’on opposera le long cours des années qui se sont écoulées depuis l’aliénation, et qui paraissent l’avoir légitimée. Je vais tâcher de répondre, par les faits suivants, à cette objection, la seule qu’on puisse faire. (1) C’était le titre que donnait Louis IX aux papes, quand il leur écrivait. (2) Lettre écrite, le 13 janviers 1663, par Joseph-Marie Suarez, évêque de Yaison, sujet du pape et historien du comté Venaissin. Ce fait y est consigné. [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [21 novembre 1789.J 211 CHAPITRE VI. Réponse à l’objection précédente. Nous tenons pour maxime en France que les domaines de la couronne sont inaliénables, autrement que par le fait de la nation, et que dans tous les temps, celle-ci peut les réclamer, lorsqu’elle n’a point accédé à leur aliénation. Nous tenons encore pour maxime qu’une ville, une province, ne peuvent être échangées, vendues ou cédées sans leur consentement. La nation provençale ne fut point appelée à l’aliénation du comté*Venaissin et de l’Etat d’Avignon ; les Comtadins et les Avignonais ne consentirent point à la cession qui fut faite en 1228, 1273 et 1348 de leurs personnes et de leur territoire ; donc cette aliénation et cette cession sont restées nulles et sujettes à la révocation. Il est de fait que depuis 1233 les monarques français se sont plaints de l’aliénation des terres que les papes possèdent aujourd’hui entre la Durance et le Rhône. Mais toujours mal conseillés par des ministres ignorants ou perfides, toujours mal servis par des négociateurs peu intelligents ou corrompus, ils n’ont jamais pu parvenir au point de conserver le plus beau, le plus riche pays des contrées méridionales, celui où l’industrie, les arts, le commerce, l’agriculture fleuriraient le plus, si l’empire des célibataires n’était pas déjiopulateur, s’il n’énervait pas le physique et le moral, si l’aristocratie de la noblesse n’y faisait pas sentir, plus qu’ ailleurs, la pesanteur des chaînes dont elle avait chargé les peuples et dont enfin ceux de la France viennent de se délivrer; événement célèbre pour les annales du monde, consolant pour l'humanité, et auquel il est juste que le roi de France, comte de Provence, fasse participer son peuple du comté Venaissin et de l’Etat d’Avignon. Louis XII et Henri IV étaient bien capables de se faire restituer ces belles contrées si illégalement aliénées; mais distraits par de longues guerres et de grands malheurs, intéressés même dans des affaires dont la poursuite les obligeait de ménager la cour de Rome, l’un et l’autre perdirent facilement de vue cet objet. La restitution du comté Venaissin et de l’Etat d’Avignon était réservée pour le règne de Louis XIV. Voici ce qui y donna lieu : Dom Mario, frère du pape, piqué de ce que le duc de Créqui, ambassadeur extraordinaire à Rome, ne lui rendait pas tous les honneurs qu’il croyait mériter, le fit insulter par la soldatesque papale; un de ses pages fut tué, un de ses domestiques blessé, plusieurs coups de mousquet furent tirés sur le carrosse dans lequel il était; sa maison fut assiégée. Ceci se passait en 1662. Cet attentat irrita avec raison Louis XIV, qui dut s’attendre à une réparation, et qui la demanda. La cour de Rome employa sa ressource ordinaire: les refus, les promesses, les lenteurs et les vederemo. Louis XIV ordonna alors au parlement de Provence de réclamer l’Etat d’Avignon et le comté Venaissin. Le vice-légat fut sommé d’exhiber les titres en vertu desquels le pape possédait ces pays. L’assemblée du Pont-de-Beauvoisin ne put rien terminer; Rome était toujours orgueilleuse et Louis XIV toujours inflexible. Alors, par ordre du roi, le parlement fit arrêt et réunit à la Provence l’Etat d’Avignon et le comté Venaissin. Ils furent rendus bientôt après et il est incontestable que Louis XIV n’avait pas le droit de lès restituer. Sous le pape Innocent XI, en 1688, le roi s’en saisit encore ; il les rendit à Alexandre VIII. Sous Louis XV, en 1769, une offense d’un autre genre les fit reprendre; les lois françaises y furent promulguées ; des tribunaux judiciaires y furent établis; Rome se mit à la raison; le comté Venaissin et l’Etat d’Avignon furent rendus à Clément XIV. Voilà des faits qui ont interrompu toute prescription et qui prouvent avec évidence les droits de la Provence et des monarques français successeurs des comtes souverains de Provence, sur le comté Venaissin et l’État d’Avignon. Une remarque qui ne sera pas déplacée, c’est que toutes les fois que les rois de France ont rendu le comté Venaissin et l’Etat d’Avignon, les papes leur ont adressé des remercîments. Mais les rois de France avaient-ils le droit de renoncer à cette possession sans l’aveu de la nation? Le droit public français, les lois sous lesquelles la Provence se donna librement aux monarques français, nous répondent que non, parce que les domaines d’une couronne acquis, ou unis, n’appartiennent point aux souverains, mais à la nation, D’après une pareille manière de raisonner, pourra-t-on répliquer, il s’ensuivrait que les rois de France seraient autorisés à redemander, par exemple, le comté de Nice, l’île de Majorque, les royaumes de Jérusalem et de Naples, tant d’autres contrées que leurs prédécesseurs ou ceux qu’ils représentent ont possédées. Cette objection n’est poiu tune juste conséquence de ce qui vient d'être dit. Des traités de paix, des échanges consentis par les peuples, les suites d’une longue guerre, des mariages, des substitutions, ont occasionné l’aliénation des domaines dont on vient de parler; on retrouve dans cette aliénation une cause, du moins, avouée par le droit reçu parmi les nations, lorsqu’elles ne sont pas en forces pour se défendre. Mais l’histoire ne nous fournit nulle part l’exemple d’une aliénation faite sous des prétextes aussi grossiers et par des princes moins fondés en droit de propriété. CHAPITRE VII. Est-il dû une indemnité au pape , en reprenant le comté Venaissin et VEtat d’Avignon? La seule raison que nous trouvions dans l’histoire, et qui ait fait transmettre aux papes la possession du comté Venaissin, c’est qu’ils demandèrent à être dédommagés des frais qu’ils assurèrent avoir faits, pour envoyer des prédicateurs contre les Vaudois du Languedoc. Il n’y a pas eu d’autre raison ; on sent ce que vaut celle-ci. D’ailleurs, les papes ont été assez indemnisés par leur possession, depuis 1228 jusqu’en 1233, pour qu’on soit dispensé d’examiner à fond ce qui pourrait leur être dû. pour les frais prétendus occasionnés par leurs missionnaires. Les papes ont été encore assez indemnisés par leur possession, depuis 1233 jusqu’en 1243, depuis 1273, jusqu’en 1662, depuis 1664 jusqu’en 1688, depuis 1689 jusqu’en 1769, depuis 1771 jusqu’en 1789, sans qu’on se croie obligé de les indemniser de nouveau. En un mot, on ne doit rien à quiconque n’a rien déboursé pour 212 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [21 novembre 1789.] posséder. Lui dût-on quelque chose, on examine s’il a pu ou non, être indemnisé par la jouissance, et alors on se détermine. Cependant, si on pense qu’en reprenant le comté Venaissin, il est dû quelque indemnité, on voit, sans peine, qu’elle ne peut pas être considérable, surtout si on compare tout le bien que les comtes de Provence auraient pu faire dans ces délicieuses contrées, avec tous les maux qui s’y sont établis sous la domination des papes. De ce genre sont l’inquisition, la dépopulation, l’aristocratie insupportable des nobles, la cupidité des gens en place, la difficulté d’obtenir justice, la longueur interminable des procès, les appels et les évocations à Rome , la voracité des gens de plume, l’invention de la chicane et des formes judiciaires, arrivées d’en delà les monts et qui ont infesté les tribunaux français, l’abandon des manufactures, la destruction des édifices antiques, avant-coureurs effrayants de la misère et de la mort sociale. Quant aux ville et Etat d’Avignon, c’est autre chose. On peut croire que le pape Clément VI donna 80,000 florins d’or de Florence en 1348, et alors on devrait, à la rigueur, rembourser ces 80,000 florins sur le taux auquel ils sont payés aujourd’hui par le roi de Naples, c’est-à-dire à 63,400 livres par an, ce qui donnerait 126,800 livres pour les deux années. Mais je crois qu’il faut compter d’une autre manière. Le contrat de 1348 porte que la reine Jeanne reçut de Clément VI 80,000 florins d’or de Florence. En 1344 et 1364, ces florins avaient cours en Provence au taux de 16 sols, le sol de 9 deniers, ce qui revient à 12 sols, le sol de 12 deniers. D’après ce calcul, les 80,000 florins d’or valaient 48,000 livres en 1348. En 1316, le florin d’or de Florence valait 9 sols 11 deniers; le marc d’or était à 45 livres. En 1343 le florin d’or ne valut plus que 9 sols 6 deniers. En 1346, il valut 10 sols, parce que le marc d’or était fixé à 44 livres. En 1355, le florin valut 13 sols 10 deniers, parce que le marc d’or était sur le pied de 60 livres. Le marc d’or valant 700 livres, il résulterait que les 80,000 florins prétendus comptés en 1348 par Clément VI seraient remboursés intégralement au pape par une somme de 672,000 livres. D’après ce calcul, il est aisé de voir ce qu’on doit ajouter à ces 672,000 livres, à présent que le marc d’or vaut plus de 700 livres. Telle est la règle de proportion qu’on peut suivre, si on en vient à un remboursement de la somme prétendue comptée en 1318 (1). Il serait ensuite question d’examiner la plus-value dont il est fait mention dans le contrat de 1348, la longue jouissance que les papes ont eue, les améliorations dans tous les genres, coin-pensables avec les détériorations qu’ils ont occasionnées. 11 faudrait examiner les revenus dont ils seront privés par la perte de l’Etat d’Avignon, et se décider d’après ce tableau. (1) On trouve au volume coté Avignon , dans la bibliothèque du Roi, le précis de l’avis que la Chambre des comptes et la cour des monnaies ont donné en 1662, concernant les 80,000 florins d’or du pape Clément VI. Ils sont évalués à 48,000 livres. Ce dernier article ne serait pas important, parce que le roi de France y prélève des droits sur le sel et le tabac ; il y a des bureaux de postes aux lettres, de postes aux chevaux, et y fait lever divers impôts indirects connus en France. Un objet majeur, et qu’on doit prendre en considération, c’est que les habitans du comté Venaissin et de l’Etat d’Avignon, ont toujours joui des privilèges de régnicoles ; ils ont été admis dans les armées, les chapitres et les corps de France ; ils ont été pensionnés par l’Etat ; ils avaient leurs possessions foncières dans les terres du pape, et ils ne payaient aucun impôt, quoique admis à tous les honneurs, à toutes les places, à tous les emplois civils, ecclésiastiques et militaires eu France. Mais comme on ne doit pas taxer les revenus de ces deux souverainetés de la manière qu’on taxerait ceux d’une ferme, comme on ne doit pas agir, dans cette reprise, de la même manière qu’on agirait en reprenant un champ ou une maison, et que cette restitution ne doit être traitée qu’en grand, comme les nations et les rois doivent les traiter, je ne pousserai pas plus loin mes observations à ce sujet. CHAPITRE VIII. Réflexions qui pourront être utiles. Il est d’autant plus essentiel pour le comté de Provence, et pour les rois de France, de rentrer dans la possession du comté Venaissin et de l’Etat d’Avignon, que ces pays enclavés dans les terres provençales et françaises doublent les barrières; qu’ils inondent 2Ô0 iieues de surface eu circonférence, de commis, d’employés et de gardes; que ces pays, dans le sein même de la France, sont le réceptacle de tous les banqueroutiers, des débiteurs de mauvaise foi, des usuriers, des hommes repris par la justice, des malfaiteurs, des contrebandiers, lesquels sortent du comté Venaissin et de l’Etat d’Avignon, comme d’un lieu où ils sont en sûreté, pour faire, suivant la profession à laquelle ils se sont adonnés , ou la cause qui les éloigna de leur patrie, des incursions sur les places de commerce , ou sur les grandes routes, ou qui de là dictent des lois dures à leurs honnêtes créanciers. Dans le comté Venaissin et l’Etat d’Avignon, le ciel est d’une sérénité presque constante, les vins exquis et abondants, les campagnes arrosables; on y trouve beaucoup de prairies; les champs labourables y sont d’une grande fertilité , les habitations nombreuses, et les productions variées. Les Gomtadins et les Avignonais sont naturellement doux, industrieux, économes et patients. Leur pays peut devenir, dans les mains de la France, le centre de très-belles manufactures, et l’entrepôt de ce qui sera porté du midi au nord, et du nord au midi de l’Europe. Le sang y est d’une grande beauté; les individus y sont robustes; l’air y est sain, et on y vit longtemps. Laure et Pétrarque ont rendu célèbre le séjour de Plsle et de Vaucluse; et Pétrarque ne fait pas difficulté d’avouer que la beauté de ces délicieux climats contribua autant à le fixer dans le comté Venaissin, que son amour pour Laure. [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [21 novembre 1789.] 213 CHAPITRE IX. Projet de décret pour la réunion irrévocable et à jamais stable du comté Venaissin, des ville et Etat d’Avignon au comté de Provence et par lui à la France. L’Assemblée nationale, instruite des titres et droits que le comté de Provence a sur le comté Venaissin, sur les ville et Etat d’Avignon, et que, par le comté de Provence, les rois de France ont sur ces pays; tenant pour maxime fondamentale que les domaines de la couronne sont inaliénables, à moins que la nation n’accède ou n’approuve leur aliénation; que les peuples, provinces et villes ne peuvent être échangés, cédés ou vendus sans leur consentement ; s’étant convaincue que la nation provençale n’a approuvé , dans aucun temps, l’aliénation illégale et faite à non domino du comté Venaissin , des ville et Etat d’Avignon, parties intégrantes de la souveraineté de Provence; voyant d’ailleurs dans les annales françaises les réclamations que plusieurs monarques ont faites pour êtes remis en possession de ces pays possédés par les papes, sans titre valable et légitime, a déclaré et arrêté : 1° Que le Roi sera prié par l’Assemblée nationale, représentée par son président et six de ses membres qui lui seront députés à cet effet, de donner des ordres à son ambassadeur à Rome, pour réclamer, sur-le-champ, le comté Venaissin, les ville et Etat d’Avignon, et en obtenir la restitution, à l’amiable, dans quinze jours, au plus tard, à compter du jour de la réception des ordres de Sa Majesté; 2° Que si Sa Sainteté se refuse à faire cette restitution sous l’offre d’indemnité, s’il y a lieu , laquelle ne pourra excéder la somme d’un million de livres , monnaie de France, Sa Majesté sera priée de prendre d’abord après l’expiration des susdits quinze jours possession à main armée du comté Venaissin, des ville et Etat d’Avignon , et d’y établir le régime politique, civil, ecclésiastique et militaire qui va être établi dans tout le reste de la France; 3°Qu’au moyen de ce, le comtéVenaissin,les ville et Etat d’Avignon, avec tous leurs droits, appartenances et dépendances, seront irrévocablement et resteront à jamais réunis au comté de Provence, et par lui à la France ; 4° Que cependant, et jusqu’à ce que la restitution du comté Venaissin, des ville et Etat d’Avignon, soit accordée et la réunion achevée, tous les privilèges dont les habitants desdits comté et Etat jouissent en France, toutes les pensions, tous les dons , traitements , gratifications et émoluments, les concernant, de quelque nature qu’ils soient , toutes les places et dignités , tous les emplois, grades dont les Comtadins et les Avigno-nais sont revêtus dans les villes, corps, corporations et chapitres de la France, sont suspendus ; les revenus des bénéfices qu’ils possèdent en France seront arrêtés (1); 5° L’Assemblée nationale se réserve de modifier, étendre , ou révoquer les dispositifs contenus dans l’article ci-dessus, s’il y a lieu, et suivant l’exigence des cas. L’Assemblée nationale arrête que son décret de (1) On devine aisément le motif pour lequel j’ai cru nécessaire de faire, dans ce projet, acte d’un dispositif pénal. i ce jour sera publié et affiché dans les provinces de Dauphiné et Languedoc, dans la principauté d’Orange, le comté de Provence, dans tous les ports , villes , bourgs et villages des bords du Rhône et de la Durance, et principalement dans les ports de Villeneuve en Languedoc, et celui voisin de Cabanes et Château-Renard en Provence, dit Bompas, pour être exécuté suivant sa forme et teneur. chapitre X. Juifs du comté Venaissin et de l'Etat d'Avignon. Le sort des juifs, dont le nombre est si considérable dans le comté Venaissin et l’Etat d’Avignon, touche de trop près à la matière que je traite; il intéresse trop la politique, l’humanité et la religion, pour que je ne m’en occupe pas quelques moments. En reprenant le comté Venaissin et la ville d’Avignon, on ne doit pas laisser la nation juive, digne tout à la fois d’horreur et de pitié, à la merci de la fureur populaire, du mépris public et de sa propre avarice. Sans élever tout à fait à l’honneur de porter le titre de citoyens , et d’en exercer les droits dans toute leur étendue, les individus qui composent cette nation, toujours étonnante par son existence, ses malheurs et son avilissement; on doit néanmoins, ce semble, leur procurer d’abord les avantages de l’homme et de l’habitant. Leur conduite dans une société où leurs possessions et leurs personnes seront respectées, et où ils respecteront rigoureusement celles des autres et l’ordre public, préparera la génération suivante à s’assurer si on peut leur départir de plus grands avantages, Le judaïsme, a dit Montesquieu, est un vieux tronc qui a produit deux branches, lechristianisme et le mahométisme. 11 se sert de l’un et de l’autre pour embrasser le monde, tandis que sa vieillesse vénérable embrasse tous les temps. Lorsqu’on pense aux horreurs que les juifs ont éprouvées depuis Jésus-Christ, au carnage qui se fit d’eux sous quelques empereurs Romains, à celui qui a été répété tant de fois en France, en Angleterre, en Espagne, en Italie et en Allemagne, on ne peut concevoir que ce peuple subsiste encore, et on est forcé à convenir que ce n’est pas la persécution qui détruit les religions et les sectes. De toutes les religions, le judaïsme est celle qui est le plus rarement abjurée'; et une funeste expérience n’a que trop prouvé que, lorsqu’elle l’a été, l’hypocrisie, le besoin, ou des projets funestes ont eu plus de part à cette abjuration, que la persuasion. Soutenus parla nature et la force de leurs lois, vivant ensemble, autant qu’il leur est possible, dans une même enceinte, ayant horreur de s’allier avec les étrangers, ne se mariant qu’entre eux, et conservant ainsi leurs goûts et leur penchants, comme les traits presque uniformes de leur visage, les juifs respirent, dans cet état de solitude et dans leur législation, une haine sombre et un mépris profond pour les autres hommes , et une intolérance invincible pour les autres religions. D’après ce qui s’est passé et ce qui existe, on pourrait presque prédire ce qui arrivera; c’est que, quelque bien qu’on fasse aux juifs, jamais on ne les humanisera, et toujours ils porteront l’ingratitude et la méfiance au milieu 214 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [21 novembre 1789.] des bienfaits dont on les comblera. Cependant ce n’est pas là une raison pour ne pas devenir sages, politiques et bienfaisants à leur égard. Leurs différentes expulsions de la France donnèrent au commerce, en 1318, la précieuse invention des lettres de change. Les rois, ne pouvant ou n’osant fouiller dans la bourse de leurs sujets, mirent à la torture les juifs, qu’ils ne regardaient pas comme des citoyens. Sous le roi Jean, en Angleterre, on leur arracha les dents une à une, pour leur faire déclarer où leur or était recelé. Après les avoir dépouillés, Jean les vendit à Edouard, son frère, afin, dit Mathieu Paris, que ce prince éventrât ceux que le' roi avait écorchés. Il fut un temps, en France où, lorsqu’ils embrassaient le christianisme, on confisquait leurs biens (1). C’était porter l’inconséquence, la cupidité ou la haine, aussi loin qu’elles pouvaient aller. Cette spoliation était fondée sur la féodalité. Les seigneurs prétendaient qu’un juif converti était une espèce d’épave sur les biens duquel ils avaient des droits. Après dix-huit siècles de persécution sur toutes les parties du globe, les souverains de l’Europe ont enfin ouvert les yeux sur les juifs; les peuples ont reconnu qu’il était possible de vivre avec eux, suivant les lumières de la raison et de la justice; que la politique le leur conseillait ; que la religion leur en faisait un devoir : le commerce même a senti qu’il ne pouvait se passer d’eux. La Toscane, la Hollande, l’Angleterre, l’Autriche, la Hongrie, la Prusse leur ont accordé toutes les douceurs possibles sous la protection de leurs lois. Les juifs, à la vérité ont payé chèrement leur retour ou leur entrée dans ces Etats; mais quoiqu’ils n’aient nulle part les droits de citoyens dans tout leur étendue, on y est fidèle, à 'leur égard, au contrat public qu’on a passé avec eux. En Pologne, pays où ils ont été persécutés, tantôt par cupidité, tantôt par superstition, ils sont clavaires, agents, procureurs, négociants, banquiers, tabellionnaires ; ils appelaient naguè-res ce pays, leur Palestine. L’Espagne, qui se peuplera d’hommes et de grands hommes, qui cessera d’être ignorante et superstitieuse, lorsque l’inquisition en sera bannie, l’Espagne maudit toujours les juifs, et les implore sans cesse. Dans le Etats du pape, ils sont distingués, les hommes par un chapeau orangé, et les femmes par un ruban de même couleur qu’elles portent sur leur coiffe ; mais ils y vivent tranquilles. Il est vrai que, comme ils n’ont point payé le privilège du séjour, on les y conserve pour les soumettre à des taxes arbitraires. Partout, les juifs sont devenus des instruments, par le moyen desquels les nations les plus éloignées peuvent converser et correspondre ensemble. On a quelquefois essayé en France de les fixer, de leur donner un état civil, mais borné : plusieurs fois ils l’ont demandé eux-mêmes ; mais, soit qu’ils exigeassent trop d’avantages, soit que le peuple ne fût point encore assez éclairé, le gouvernement n’a jamais pu ou n’a jamais voulu les créer pour la société. Sous Louis XIII, ils s’obligeaient auprès du cardinal Richelieu de fixer la Durance dans un lit invariable, jusqu’à son confluent avec le Rhône, si on voulait leur délaisser tout le terrain qu’ils prendraient sur cette rivière. Ils demandaient une synagogue, et ils offraient 12 millions. En 1710, Louis XIV allait recevoir d’eux 60 millions, et leur permettre de rétablir l’ancien port d’Aigues-Mortes dans le Languedoc, et d’y bâtir une ville. Comme dans peu cette habitation nouvelle serait devenue, par leurs soins, très-commerçante ; que la navigation sur l’Océan lui aurait été ouverte par le canal et que la Méditérerranée lui aurait ouvert celle de l’Afrique et du Levant, le commerce français trembla, fit agir auprès de Louis XIV, et leur demande fut rejetée avec leurs offres. En 1760 , ils firent proposer 80 millions à Louis XV, si on leur abandonnait une partie des landes voisine de Bordeaux, avec la permission d’y bâtir une ville sans remparts. M. le dauphin s’y opposa, et leur projet manqua encore dans le moment du succès. Ces faits, choisis sur mille que je pourrais faire connaître, sont une preuve des ressources des juifs, et du numéraire immense qui circule dans leurs mains, ou dont ils peuvent disposer. Quoi qu’il en soit, les juifs doivent être reçus dans le royaume, et une fois admis, ils doivent être tolérés à moins qu’ils ne troublent l’ordre public. L’amour de la religion chrétienne consiste dans la pratique, et cette pratique ne respire que douceur, humanité, charité et tolérance. C’est pour les avoir proscrites, ces douces et conciliantes vertus, que tant de siècles ont fait, plus ou moins, l’opprobre et le malheur des hommes. Je suis d’avis qu’on admette les juifs en France, mais sous les règles sages et rigoureusement observées qu’on leur dictera. Par une suite des principes que je viens d’établir, je suis d’avis qu’on les exempte de toute taxe arbitraire, dont une des plus cruelles, sans doute, est la redevance annuelle qu’il payent à des hommes appelés protecteurs , qui ne les protègent point, et qui ne les ont jamais protégés. Ces titres, ces places de protecteurs , furent imaginés en France sous saint Louis. Louis XII fut l’un des rois les plus ardents à les maintenir. Henri II et Henri 111 les confirmèrent ; Henri IV n’osa pas les abolir. Richelieu les maintint pour en revêtir les ministres de ses vengeances et les complices des ses passions. Mais depuis saint Louis, jusqu’à nos jours, ces places de protecteurs des juifs n’ont rien coûté à ceux qui en ont été revêtus ; il est de môme des familles chez lesquelles elles sont devenues héréditaires. Ainsi on peut et on doit les abolir sans regret. Le projet de décret que je proposerai à la suite de ces réflexions, ne s’éloigne guère des conditions qu’on imposait aux juifs en 1760 ; je ne le proposerai donc qu’avec plus de confiance. Les juifs du comté Venaissin, des ville et Etat d’Avignon, pourront profiter ainsi du bénéfice d’une loi générale à laquelle ils auront donné lieu. Dans leur adresse à l’Assemblée nationale, les juifs établis à Metz, dans les Trois-Evêchés, en Alsace et en Lorraine, ont porté leurs demandes aussi loin qu’il était possible de les porter. Je crois qu’il serait dangereux de les adopter dans toute leur étendue dès à présent. Lorsque les juifs auront été éprouvés, lorsqu’on pourra, après leur conduite bien connue, être sûr de celle qu’ils tiendront à l’avenir, les Assemblées nalio-1) Edit donné à Baville, en 1392. [Assertiblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [21 novembre 1789.] nales auront toujours le droit et les moyens de faire pour eux quelque chose de plus. En l’état, il est seulement à propos de les attacher à la terre qui les recevra ou dans laquelle ils seront conservés, de ne rien dire ni sur leur culte, ni sur le litre de citoyens qu’ils demandent, et qui comprend beaucoup de choses qu’il n’est pas dans votre intention et de votre sagesse de leur accorder, quant à présent, mais seulement de leur laisser faire librement ce qu’ils ont permission tacite de faire, sans rien dire de plus, en prenant néanmoins toutes les précautions que la raison publique ordonne de prendre avec des hommes dont on doit encore se méfier, mais à qui pourtant on veut faire du bien. CHAPITRE XI. Projet de décret sur l’état à donner aux juifs en France. « 1° L’Assemblée nationale déclare qu’elle met sous la protection et la sauvegarde de la nation française et des lois, les personnes des juifs qui viendront se domicilier en France, les biens-fonds qu’ils y ont acquis et ceux qu’ils y acquerront. « 2° Elle supprime toute marque, sur les vêtements, qui servait à distinguer les juifs en France, toutes les taxes arbitraires qu’on levait sur eux, toutes les redevances dites pour protection, et toutes les places de protecteurs, et ce, sans indemnité envers ceux qui sont revêtus de ces titres et places, ou qui prétendraient avoir des droits pour s’en faire revêtir. « 3° L’Assemblée nationale décrète de plus que les juifs qui posséderont enFrance des biens-fonds ou autrement seront taxés d’une manière juste et proportionnelle comme les Français. « 4° Elle leur interdit tout trafic et négoce d’argent au-dessus de l’intérêt qui est ou qui sera autorisé par les lois, en faveur des Français, à peine d’être poursuivis extraordinairement, et punis suivant la rigueur des ordonnances. « 5° Aucun juif ne pourra habiter les terres de la domination française, qu’il n’y ait acquis une propriété foncière, au moins de 10,000 livres en valeur. « 6° À dater du jour de la publication du présent décret, et dorénavant, tous les papiers ou effets, billets simples, billets à ordre, lettres de change et obligations privées que les juifs pourraient se former ou acquérir sur des particuliers non négociants, commerçants, marchands ou banquiers, seront déclarés nuis et de nulle valeur. « 7° L’Assemblée nationale excepte du dispositif de l’article précédent tous les papiers ou effets, billets simples, billets à ordre, lettres de change et obligations privées, d’une date antérieure à la publication du présent décret, mais elle leur enjoint de les faire signer et parapher par le juge royal le plus voisin du lieu de leur domicile. « 8° Elle décrète qu’à l’avenir nul juif ne pourra acquérir ou se former des titres dé créances sur des sujets français qui ne seront dans aucun genre de commerce ou de négoce, que par actes publics, signés par trois témoins domiciliés, lesquels déclareront avoir vu compter, lors de l’acte, la somme dont s’agira, ou être parfaitement instruits de la créance ; et ce, sous peine de nullité desdits actes et créances. « 9° Il est défendu à tout juif de quitter le quartier, la carrière ou la ville qu’il habite, avant d’avoir payé sa portion des dettes communes, m ainsi et de la manière qu’il sera réglé par les chefs de la communauté des juifs desdits quartier, carrière ou ville. « 10° Nul juif ne sera reçu dans le3 villes, bourgs et villages du royaume, qu’il ne justifie, par-devant les officiers municipaux, du lieu d’où il est venu et du payement des dettes communes. » 3e ANNEXE. Opinion de M. le duc de La Rochefoucauld, sur le plan de finances proposé dans la séance du 18 novembre (1). Messieurs, vous avez borné la discussion au plan qui vous a été présenté hier par vos commissaires : je bornerai donc mes observations à ce plan, et je ne vous entretiendrai point de celui qui vous a été développé par M. de Laborde, et qui réunissait aux avantages et aux inconvénients d’une banque publique une forme de comptabilité simple et facile. Vous pouvez adopter cette forme en la séparant de toute banque, parce que cette liaison n’est point essentielle, et parce que l’économie qu’elle présente est plus apparente que réelle, puisque ce sont les profits de la banque sur d’autres affaires avec le gouvernement, et les droits qu’elles lui donnent, qui la mettent à portée défaire presque gratuitement le service de comptabilité. Je ne vous entretiendrai pas non plus d’un autre plan qui vous a été présenté par quelques-uns de vos commissaires, parce qu’il m’a paru contraire à vos principes, et que je lui ai trouvé le vice essentiel de déclarer que le clergé ne sera plus un ordre, vérité déjà connue, et qui n’a pas besoin d’être consacrée par un nouveau décret, et de ressusciter en même temps l’ordre du clergé, par ses dispositions sur les biens qui lui resteraient affectés. Ce n’est pas ici le moment d’examiner l’usage que vous ferez à l’avenir des biens ecclésiastiques. Vous avez déclaré qu’ils étaient à la disposition de la nation; vous pouvez donc prendre sur la conservation, la vente et l’administration de ces biens, les mesures que votre sagesse vous suggérera pour le bien de l’Etat; et quel que soit le parti qu’elle vous dicte, les individus ecclésiastiques séculiers et réguliers n’auront point à craindre pour leur sort; vous ferez tout ce que la justice réclame pour les jouissances des uns, et pour l’honnête subsistance des autres, soit qu’ils veuillent rester ensevelis dans les cloîtres, soit qu’ils veuillent rester dans la société, car la justice est un devoir aussi rigoureux pour les nations que pour les particuliers. Une grande nation qui se régénère les observe avec un scrupule plus religieux, et la politique lui commande encore de traiter favorablement ceux qui peuvent souffrir les lois nouvelles, pour attacher tous les cœurs à la révolution. Passant maintenant à l’examen du plan soumis à votre délibération, je n’en discuterai point les principes que vous paraissez avoir adoptés, peut-être d’après l’impérieuse loi de la nécessité, en attendant que des circonstances plus heureuses vous mettent à portée de construire un édifice nouveau sur des bases plus conformes à la justice et à l’intérêt public; et je commencerai par re-(1) L’opinion de M. de La Rochefoucauld, n’a pas été insérée au Moniteur.