SÉANCE DU 1er VENDÉMIAIRE AN III (LUNDI 22 SEPTEMBRE 1794) - N” 13 347 13 CARNOT, au nom du comité de Salut public (30) : Citoyens, vous avez ordonné qu’il serait fait, par votre comité de Salut public, un rapport sur les événements qui ont précédé, accompagné et suivi la prise de Landrecies, du Quesnoy, de Valenciennes et de Condé. Les derniers renseignements que nous attendions étant arrivés, nous nous empressons de satisfaire au devoir que vous nous avez prescrit. Je vais donc tracer devant vous, au nom du comité de Salut public, l’époque la plus saillante d’une campagne, qui elle-même offre la série d’événements militaires la plus glorieuse pour la liberté dont il soit fait mention dans les annales des peuples. La reprise des quatre forteresses envahies sur la frontière du Nord n’est point une victoire par elle-même, mais elle est le résultat de trente victoires qui l’avaient précédée; le sang que devaient coûter ces forteresses était répandu d’avance, et le bonheur des combinaisons militaires a été d’empêcher qu’il n’en fût versé de nouveau; ç’a été de préparer les choses de manière que ces redoutables boulevards, qui pouvaient tant coûter encore, tombassent d’eux-mêmes, fussent enlevés comme une palme digne des guerriers intrépides qui avaient juré de ressaisir de leurs mains républicaines le sol de la liberté. Dès l’ouverture de la campagne le comité de Salut public avait senti la nécessité de s’écarter dans le cours de cette guerre des routes usitées. Des places formidables à reprendre, appuyées d’un côté par la Sambre et la forêt de Mormalle, de l’autre par la Scarpe et les bois de Saint-Amand, soutenues par tout ce que l’ennemi avait pu concentrer sur ce point, de forces animées par l’espoir de la contre-révolution et du pillage de la France; voilà les obstacles qu’il fallait vaincre, avec des troupes presque toutes de nouvelle levée : ils étaient tels ces obstacles, qu’en les attaquant de front, deux ans d’une prospérité continue, une perte d’hommes incalculable, une consommation de munitions de guerre excédant tout ce qui existait dans les magasins, pouvaient à peine en faire espérer le renversement. Le comité de Salut public résolut donc, au lieu d’attaquer l’ennemi dans la trouée qu’il avait faite, de se porter sur ses deux flancs, de le cerner, de lui couper ses communications, et de le réduire enfin à l’opinion, ou d’abandonner le territoire envahi, ou d’y rester lui-même enfermé et d’y périr. C’est ce plan suivi avec persévérance par le comité, exécuté avec autant d’énergie que de talent par les généraux, consommé enfin par la ténacité et le courage incomparable des soldats de la Répu-(30) Moniteur, XXII, 36-40. Débats, n° 731, 4-5 et n° 748, 293-296, n° 755, 403-404, n° 758, 443-444 ; C. Eg., n° 765 ; J. Paris, n° 2 ; J. Mont., n° 146 ; J. Perlet, n° 730 ; J. Fr., n° 727; M.U., XLIV, 11; Mess. Soir, n" 765; Gazette Fr., n° 996 ; Ann. R.F., n° 2 ; F. de la Républ., n° 2 ; J. Univ., n° 1 763, 1 769 et 1 770. blique qui a fait crouler en un moment tout cet échafaudage de conquêtes, formé par les brigands coalisés. Si l’ennemi a pénétré ce dessein, il a cru sans doute qu’on n’aurait pas la hardiesse de l’exécuter, et qu’en se portant lui-même audacieusement en deçà de la frontière, il ferait voler la terreur jusqu’à Paris : il crut surtout, lorsque la trahison lui eut livré Landrecies, que la masse de nos forces allait abandonner ses postes avancés pour accourir à la défense de Cambrai; que nous allions disséminer les troupes dans des camps intermédiaires, et nous laisser battre en détail, en défendant successivement les faibles barrières qui nous restaient encore. Il nous faisait charitablement suggérer ces mesures; il les faisait appuyer par ses affidés dans Paris, qui se disaient les patriotes par excellence, qui criaient à la trahison sur ce qu’on retirait les forces du point menacé, au lieu d’y en amener de nouvelles, c’est-à-dire de ce qu’on n’exécutait pas le projet de l’empereur. Mais, au milieu de ces brillantes espérances, Cobourg nous vit lui-même tout à coup sur ses ailes, gagnant ses derrières, et il n’eut que le temps de se retirer honteusement au plus vite du labyrinte où il s’était engagé. Rappelé à la défense de ses propres foyers, et néanmoins toujours maître de nos places, faisant agir ses moyens ordinaires d’insolence, de ravage et de corruption, il espérait au moins nous faire consumer le reste de la campagne sans événement décisif, et c’eût été nous vaincre en effet que de nous paralyser. Mais on lui préparait sur les bords de la Moselle un rassemblement de 50 mille braves, qui recevant tout à coup l’ordre de venir à travers les Ardennes prendre en flanc l’armée ennemie, et conduits avec autant de bonheur que de sagesse par Jourdan, rompirent bientôt l’équilibre, et fixèrent la victoire sur les bords de la Sambre et de la Meuse, pendant que Pi-chegru la fixait de son côté sur les bords de la Lys et de l’Escaut, contre les satellites de George, par six batailles sanglantes et autant de villes prises. Ces succès répondirent tellement aux espérances du comité de Salut public, que l’arrêté, par lequel il avait déterminé le plan de la campagne au commencement, a plutôt l’air d’une inspiration que d’un projet soumis aux hasards des combats. Immédiatement après la bataille de Fleuras, qui eut lieu le 8 messidor, les généraux reçurent l’ordre de couper sur-le-champ la communication des places envahies, et de les bloquer le plus exactement qu’il serait possible, en attendant qu’on fût en mesure d’en faire l’attaque. Cette opération éprouva quelque lenteur, inséparable d’un mouvement général qui avait entraîné presque toutes nos troupes à la poursuite des ennemis fuyards : ils en profitèrent pour s’approvisionner dans ces places cernées, en ravageant le plat pays, et faisant rentrer dans leurs murs tout ce qu’ils purent trouver dans les campagnes environnantes de bestiaux, de grains et de fourrages. Ils parvinrent 348 ARCHIVES PARLEMENTAIRES - CONVENTION NATIONALE ainsi à se mettre en état de soutenir dans ces places, et particulièrement dans Valenciennes et dans Condé, un siège de huit ou neuf mois. Nos avantages demeuraient donc précaires ; un échec reçu par nous pouvait ramener l’Autrichien au point d’où nous l’avions chassé : pour recouvrer nos places par des attaques régulières, il fallait détacher des armées des troupes considérables, ce qui les affaiblissait et les réduisait à une défense périlleuse ; il fallait des munitions énormes que nous n’avions pas ; et en supposant enfin que ces places très fortes se fussent rendues après une défense médiocre, elles nous revenaient démantelées, la frontière restait ouverte, et la campagne entière était consumée à cette opération. Le comité délibérant sur cette position délicate, vit qu’il fallait sortir des règles de la prudence et enlever nos places pour ainsi dire révolutionnairement et sans effusion du sang républicain. C’était le problème; votre décret du 16 messidor l’a résolu. En voici le texte : « Toutes les troupes des tyrans coalisés, renfermées dans les places du territoire français, envahies par l’ennemi sur la frontière du Nord, et qui ne se seront pas rendues à discrétion 24 heures après la sommation qui leur en sera faite par les généraux des armées de la République, ne seront admises à aucune capitulation, et seront passées au fil de l’épée. » Le but de ce décret était, en frappant l’ennemi de terreur, de l’obliger à se dessaisir sur le champ de nos possessions, où, vu l’éloignement et l’abandon de ses armées, il ne pouvait plus se regarder que comme un voleur détaché de sa bande et enveloppé ; d’épargner les troupes, les travaux, le temps, les munitions et de faire restituer à la vaillance et à la fierté républicaines ce que leur avaient enlevé l’infamie des esclaves et la lâcheté de leur maître. Cette loi néanmoins eût pu devenir une arme terrible contre nous-même en des mains impures ou maladroites. Maniée avec dextérité, elle devait foudroyer les dernières espérances de l’ennemi ; gauchement exécutée, elle pouvait le porter au désespoir et augmenter sa résistance. Mais la grande latitude, que vous aviez laissée à votre comité sur le mode d’exécution des mesures militaires, lui laissait la faculté de diriger l’effet de celle-ci. Il savait que ce n’était point un décret de carnage que vous aviez voulu rendre, mais un décret pour sauver la patrie; et, sous ce rapport, sous celui de la dignité nationale, sous celui du brisement de la coalition, jamais décret n’obtint une exécution plus ponctuelle et un succès plus entier. En moins de six décades les quatre places ont été rendues, qui, attaquées par les règles ordinaires, eussent résisté au moins huit mois ; qui pendant tout ce temps paralysaient vos armées ; qui faisaient tomber sous les coups ennemis quinze mille républicains ; qui nous forçaient à détruire nos propres défenses, à faire consommer tous les magasins du dedans de ces places, à épuiser tous ceux du dehors. Elles vous ont été rendues avec six cents bouches à feu de bronze, leurs attirails et plusieurs millions de poudre; réparées avec le plus grand soin, et beaucoup plus fortes que lorsque nous les avons perdues. Dans la seule place de Valenciennes, l’empereur y avait fait en perfectionnement de fortifications une dépense de trois millions de florins, c’est-à-dire à peu près six millions cinq cent mille livres de notre monnaie. Je passe aux détails des faits principaux. La bataille de Fleurus fut gagnée le 8 messidor, et dès le 15, Landrecies fut investi par un corps de 14 à 15 mille hommes, mis d’abord aux ordres du général Jacob ; mais, peu exercé à ce genre d’opérations, ce général quitta le commandement, qui fut confié au général de division Schérer. La tranchée fut ouverte dans la nuit du 22 au 23, l’artillerie, commandée par le général Bonnard, et les attaques dirigées par l’ingénieur Marescot, le même qui avait déjà conduit celles de Port-de-la-Montagne [ci-devant Toulon] et de Charles-sur-Sambre [ci-devant Char-leroi]. Ces trois officiers supérieurs d’une réputation faite ont suivi jusqu’à la fin les opérations de la reprise des quatre places. Les travaux furent menés avec adresse et rapidité ; la première parallèle fut supprimée, la seconde portée à 150 toises du chemin couvert; le 28 les batteries furent en état d’imposer au canon de la place; et la garnison, sommée conformément au décret du 16 messidor, se rendit à discrétion le 29 à deux heures du matin; elle était de quinze cents hommes, et la place n’était point endommagée. Le comité de Salut public vous a déjà fait sur ce siège un rapport, où il a été parlé du dévoûment des gardes nationales d’Avesnes et de Maubeuge. Vous avez su que ces gardes nationales s’étaient rendues spontanément, sous la conduite de leurs autorités constituées, devant les murs de la place investie, où elles donnèrent l’exemple constant du courage et de la discipline. Vous avez justement applaudi à leur civisme, et vous n’avez pas appris avec moins d’enthousiasme l’intrépidité des jeunes gens au-dessous de la première réquisition, accourus de toutes les communes environnantes, pour délivrer leurs frères de Landrecies, ces généreux frères qui, lors de l’attaque de cette place par les ennemis, avaient opposé, à la trahison et à la lâcheté de la majeure partie d’une garnison de 8 000 hommes, une bravoure et une fidélité républicaines que les femmes mêmes avaient partagées, et qui seules auraient sauvé la place, si leur énergie n’eût été enchaînée par cette indigne troupe, punie aujourd’hui de son crime par une captivité que le témoignage d’une bonne conscience n’adoucit point, et que le remords doit rendre plus pénible. Votre comité néanmoins se fait un devoir de déclarer que plusieurs des corps militaires de cette garnison étaient bien loin de partager l’infamie de cette conduite. Nous citerons surtout le quatrième bataillon du département de la Meuse, qui s’opposa, autant qu’il le put, à la honte d’une semblable capitulation : une compagnie de canonniers, qui s’était formée dans cette commune, a également montré le SÉANCE DU 1er VENDÉMIAIRE AN III (LUNDI 22 SEPTEMBRE 1794) - N° 13 349 plus grand courage et le zèle le plus soutenu. La plupart de ces canonniers étaient employés à un bastion dit du Moulin, lorsque l’explosion du magasin à poudre en fit sauter plusieurs, parmi lesquels se trouvait le citoyen Landas. Ses père et mère, en apprenant sa perte y répondirent par ces paroles : « Que ne pouvons-nous le remplacer par un autre qui venge sa mort sur les tyrans ! » Nous avons déjà dit que, pendant cette première attaque faite par les ennemis, les citoyennes avaient donné l’exemple du dévoûment et de la fermeté : elles relevaient les blessés et les portaient, sur des matelas et dans leurs bras, sous des blindages ; elles pansaient leurs blessures, et plusieurs furent blessées elles-mêmes. La citoyenne Grumiau, fille d’un officier municipal, plus forte que ses compagnes, les portaient seule à l’hôpital à travers le feu des assiégeants, et cette fille avait eu un frère tué à ses côtés. A la reprise que nous avons faite de cette place, elle n’a tenu que six jours de tranchée ouverte : peut-être néanmoins ce temps court eût pu être encore abrégé, en notifiant le décret du 16 messidor avant l’ouverture des travaux ; mais les généraux crurent qu’une sommation aussi menaçante pourrait manquer son effet, si elle n’était appuyée par des batteries toutes préparées, et par un commencement d’opérations capables d’imposer. Le comité de Salut public avait cependant écrit dès le 23 qu’il trouvait à propos que le décret fût notifié sur-le-champ, et le lendemain 24 il avait écrit une seconde lettre plus pressante, pour que les quatre places cernées fussent toutes sommées le même jour et à la même heure. Le comité de Salut public a constamment insisté sur cette mesure de faire sommer les quatre places à la fois. Les représentants du peuple près l’armée et les généraux, plus à portée que nous d’apprécier les circonstances, ont craint que cette mesure ne fût téméraire, et qu’elle ne déterminât de la part de l’ennemi, une défense plus opiniâtre. Ce ne fut qu’après la reddition du Quesnoy que le comité, voyant la saison s’écouler, et que les deux plus fortes places restaient encore aux mains de l’ennemi, ordonna impérieusement que le décret du 16 messidor fût signifié à l’instant à la garnison de Valenciennes, et immédiatement après à celle de Condé. C’est ce parti vigoureux qui a fait rendre ces deux dernières places sans coup férir, quoique incomparablement plus fortes, infiniment mieux approvisionnées, et quoique nos moyens de siège fussent presque entièrement épuisés par l’attaque des deux premières. Quoi qu’il en soit, on ne peut blâmer les motifs qui ont déterminé à une circonspection qui nous a paru trop grande, et nous devons cette justice rigoureuse aux chefs qui ont dirigé l’expédition, comme aux braves soldats qui l’ont exécutée, qu’on ne saurait louer trop leur activité, leur courage et leurs talents. Landrecies rendu, l’armée assiégeante marcha sur le Quesnoy, et dès le surlendemain, 1er thermidor, cette place fut investie ; la tranchée fut ouverte dans la nuit du 6 au 7, et la garnison se rendit le 28 à discrétion, après vingt-un jours de tranchée ouverte. En rigueur, cette garnison devait être passée au fil de l’épée, d’après le texte littéral de la loi du 16 messidor. Le commandant en effet avait été sommé d’une manière très énergique, dès le 16 thermidor, par le général Schérer; et il avait répondu par un refus formel, ajoutant que le décret paraissait injuste, et qu’une nation n’avait pas le droit de décréter le déshonneur d’une autre. Cependant le 24 ce même commandant envoya pour parlementer deux officiers et un tambour au général Schérer, qui les renvoya sans vouloir les entendre. Le lendemain il envoya de nouveau sa soumission profonde, l’offre de se rendre à discrétion et une déclaration de laquelle il résulte qu’il a tu à la garnison et aux citoyens le décret qui lui avait été notifié; il exposa que, peu instruit des institutions de la République française, il avait regardé ce décret comme une simple sommation, accompagnée des menaces ordinaires en pareil cas, et qui n’ont communément aucune suite fâcheuse pour des hommes qui ont rempli leur devoir; qu’au reste lui et les autres chefs de la garnison se dévouaient d’eux-mêmes à la mort, pour sauver les militaires et les citoyens qui n’avaient eu aucune connaissance du décret de la Convention. Le général Schérer fit aussitôt partir un courrier pour prendre les ordres du comité de Salut public, qui jugea que l’esprit de la loi n’avait pu être de frapper les individus qui ne pouvaient être coupables que d’ignorance : il ordonna en conséquence qu’on recevrait la place à discrétion, sauf à informer ensuite, pour faire la distinction de ceux qui avaient eu connaissance du décret et y avaient fait opposition, de ceux dont il était ignoré, et prononcer sur les premiers, suivant toute la rigueur du décret. La place se rendit le 28, conformément à cette disposition. Le représentant du peuple Duquesnoy, qui avait suivi les opérations du siège, prit les mesures qu’il jugea nécessaires pour faire arrêter les coupables, et les fit traduire au tribunal criminel du département du Nord. Il fit de plus insérer, dans les articles de la reddition de la place, que le lieutenant-colonel autrichien Rousseau accompagnerait l’adjudant général français Barbou, chargé de sommer la garnison de Valenciennes, afin de notifier au commandement de cette dernière que la garnison du Quesnoy n’avait obtenu la vie qu’en se rendant à la merci de la nation française, et parce que les chefs avaient offert de payer de leurs têtes la résistance qu’ils avaient opposée au décret de la Convention. La trahison de quelques scélérats avait sans doute contribué à la perte de cette place ; mais la très grande majorité des citoyens avait au contraire montré pendant le bombardement beaucoup de courage et d’attachement à la Ré- 350 ARCHIVES PARLEMENTAIRES - CONVENTION NATIONALE publique. Il s’était formé dans cette commune, comme dans celle de Landrecies, une compagnie de canonniers qui avait fait son service avec zèle, et malgré les intrigues et la lâcheté d’une partie des individus qui étaient chargés de la défendre, la place ne s’était rendue qu’après la destruction de toutes ses batteries et de la presque totalité de ses moyens de défense. A la rentrée des troupes françaises dans cette place, il y avait une garnison ennemie de 2 800 hommes qui ont été faits prisonniers de guerre ; il y avait 120 bouches à feu, et les revêtements des remparts n’étaient pas entamés. Notre artillerie était en partie démontée, en partie hors de service par l’évasement des lumières ; l’armée assiégeante était faible, les tranchées fréquemment remplies d’eau, l’arrière-saison approchait ; nous avions encore deux places à reprendre, les plus importantes, les plus fortes, les mieux approvisionnées ; nos armées étaient paralysées depuis deux mois, et il eût été trop dangereux de hasarder une action décisive aussi longtemps que l’ennemi occupait des points d’appui sur notre territoire. La situation des affaires parut même assez inquiétante à notre collègue Duquesnoy, qui se trouvait à l’armée, pour le déterminer à nous demander s’il ne serait pas possible de revenir sur le décret du 16 messidor. Mais le comité pensa que c’eût été tout perdre, qu’un pas rétrograde semblable eût été aux yeux des ennemis un signe de faiblesse indubitable, que c’eût été l’enhardir et le rendre plus obstiné dans sa défense; et qu’enfin, au lieu d’épargner les soldats, c’eût été nous exposer au contraire à une perte beaucoup plus considérable. Le comité invita donc le représentant Duquesnoy à maintenir les dispositions dont nous venons de vous faire part, ce qu’il fit avec beaucoup de fermeté et de succès. Cette importante opération terminée, nous dûmes nous occuper de l’attaque de Valenciennes. La résistance de cette forteresse du premier ordre, munie pour huit ou neuf mois, pouvait devenir si terrible et si longue, que notre même collègue Duquesnoy nous écrivit le 2 fructidor en ces termes : « Supposez avec moi que la place de Valenciennes s’obstine à se défendre et se détermine à braver la mort, ce siège alors deviendrait terrible ; nous y perdrions beaucoup de monde, notre artillerie s’y abîmerait, et nous serions obligés d’y consommer des munitions immenses. Dans ce cas, ne serait-il pas plus avantageux pour la République de tenir cette forteresse bloquée, en se fortifiant vigoureusement autour d’elle? Cette conduite rendrait disponible notre armée, qui se porterait, selon vos ordres, sur les points que vous lui indiqueriez. » Schérer de son côté, chargé des opérations du siège, demandait qu’on ne l’obligeât point à notifier le décret du 16 messidor à la garnison ennemie, avant d’avoir établi ses batteries et poussé ses travaux assez loin pour imposer à la place, et l’obliger de se rendre à discrétion. Mais ces propositions ne pouvaient satisfaire l’impatience du comité, celle de toute la France, qui aspirait au moment de voir enfin le territoire de la République délivré de ses plus cruels usurpateurs. Le comité prescrivit donc impérieusement que, sans aucun délai, et sans aucuns travaux préliminaires, la place de Valenciennes serait sommée conformément à la teneur du décret. Il fut recommandé en même temps au général de donner la plus grande publicité possible à cette notification, afin que les citoyens et les militaires ne pussent alléguer, comme au Quesnoy, leur ignorance de ce décret. Le commandant de la place satisfit à la sommation dans les 24 heures ; mais il demanda qu’on voulût bien imposer des conditions moins dures et moins déshonorantes pour sa garnison ; il demanda pour elle la liberté de se retirer hors du territoire de la République, sous serment de ne plus servir contre elle jusqu’à échange. Le comité de Salut public fut consulté sur ces demandes ; elles furent agrées avec quelques modifications. L’arrêté en fut pris, le 8 fructidor, par le comité de Salut public, après la plus mûre délibération, à l’unanimité des douze membres qui composaient alors ce comité. La loi du 16 messidor ordonnait de mettre à mort les ennemis qui, passé vingt-quatre heures de la notification de cette loi, se refuseraient aux conditions qui leur seraient imposées; mais elle ne nous défendait pas à nous-mêmes de leur accorder, pendant ces vingt-quatre heures, des conditions tolérables. Il fallait que leur sort dépendit de la générosité française : mais la générosité ne nous était point interdite, et vous n’aviez pas sans doute voulu effacer, par un décret de circonstances, le plus beau trait du caractère national. L’efficacité même de ce décret consistait précisément dans la faculté que vous laissiez à votre comité d’être tantôt terrible et tantôt généreux. Il n’appartenait qu’à un Robespierre de murmurer lorsque nous avions le bonheur d’enlever quelque place aux ennemis sans le carnage de nos frères d’armes ; une conquête ne pouvait lui plaire, si elle n’était ensanglantée. Lorsque nous reçûmes le courrier, qui nous apportait la nouvelle de la prise de Nieu-port : A-t-on, dit Robespierre, massacré la garnison ? On a tué, répondit-on, tous les émigrés ; le reste est prisonnier : on ne pouvait passer la garnison au fil de l’épée sans emporter la place d’assaut, ce qui nous aurait coûté six mille hommes. Eh ! qu’importent six mille hommes, dit Robespierre, lorsqu’il s’agit d’un principe! je regarde, moi, la prise de Nieuport, comme un grand malheur. Or, qu’était cet homme à principes? Celui qui n’en connaissait aucun; celui qui entrait en fureur quand on opposait les lois à ses volontés ; celui pour qui la prospérité de nos armes était une torture continuelle, chaque succès un coup de poignard. Robespierre ne voulait point signer les ordres du comité rela- SÉANCE DU 1er VENDÉMIAIRE AN III (LUNDI 22 SEPTEMBRE 1794) - N° 13 351 tifs aux opérations militaires ; il se ménageait ainsi la faculté de dire, en cas de revers, qu’il s’était opposé aux mesures prises. Il est constant que depuis trois mois il attendait une défaite avec la même soif que ses collègues avaient pour la victoire, afin de pouvoir les attaquer dans la Convention; que l’aveu lui en est échappé plusieurs fois au comité, et qu’il n’a éclaté enfin dans son discours séditieux du 8 thermidor, que parce qu’il désespéra d’en trouver l’occasion, et qu’il voyait tomber sur lui-même la foudre qu’il voulait attirer sur ceux dont la droiture et le zèle assidu étaient sa condamnation. Mais laissons ce monstre pour revenir à notre objet. Autorisés à tempérer la rigueur des conditions que nous pouvions imposer aux ennemis, et pressés par la nécessité de recouvrer au plus tôt les deux places qui restaient envahies, le comité de Salut public jugea convenable, en faisant sommer la garnison de Valenciennes, de la faire prévenir par le général Schérer qu’on lui laisserait les honneurs de la guerre; que cependant elle rendrait ses armes et demeurerait prisonnière hors du territoire de la République, et sous serment de ne point servir contre elle jusqu’à son échange. Ce procédé, qui ne nuisait en aucun sens aux intérêts de la nation française, détermina sans doute la prompte soumission de la garnison ennemie ; et cette soumission fut tout à la fois une preuve de la justesse du décret du 16 messidor, et un hommage rendu à la fierté et à la générosité républicaines. Ce sont les rois, nos ennemis, que nous voulons humilier, et non des automates déjà assez malheureux de servir sous de pareils maîtres. La place se rendit le 10 fructidor avec les magasins immenses dont elle était devenue l’entrepôt depuis qu’elle était au pouvoir des ennemis. On y a trouvé 227 pièces de canon, et fait 4 500 prisonniers qui, en vertu des conditions, ont été renvoyés chez eux sous serment de ne point servir contre la République jusqu’à leur échange. Parmi les traits héroïques sans nombre qui ont signalé les troupes françaises dans le cours de ces opérations, et qui seront rendus publics, il en est un que nous ne croyons pouvoir nous dispenser de citer dès ce moment. Duquesne, chasseur dans la 8e compagnie du 5e bataillon d’infanterie légère, ayant eu la jambe droite fracassée d’un coup de boulet sous les murs de Valenciennes, et le chirurgien étant près d’en faire l’amputation, Duquesne éloigne ses camarades qui s’empressaient de le secourir, et les engage à retourner à leurs postes. Resté seul avec l’officier de santé, il l’aide et tient lui-même les bandages ; et l’opération achevée, Duquesne dit : Ce n’est pas ma jambe que je regrette, c’est de me trouver en ce moment dans l’impuissance d’aller avec mes camarades délivrer Valenciennes. Nous ne vous parlerons pas des faits relatifs à la reddition de cette place lors du siège qu’en firent les ennemis. Ils vous sont connus par le rapport de nos collègues, Cochon et Briez ; et tous les renseignements recueillis à cet égard, depuis sa reprise, n’ont fait que confirmer l’exactitude rigoureuse de leur récit. Enfin la place de Condé qui, par ses inondations n’est guère moins forte que Valenciennes, se rendit aux mêmes conditions, à la notification du décret du 16 messidor. La nouvelle vous en parvint par le télégraphe le 13 fructidor, jour de sa reddition, et le même jour on y apprit, aux acclamations du peuple délivré de sa captivité et rendu à ses frères, que vous veniez de consacrer cette grande époque de l’évacuation de la frontière du Nord, en substituant le nom de Nord-Libre à celui de Condé. Sous la protection des feux de cette dernière place, dans les canaux qui y aboutissent, ont été trouvés 188 bâtiments de commerce, dont une vingtaine richement chargés de munitions de guerre et de bouche, et d’effets militaires en tout genre. Si au lieu de commencer par Landrecies on eût d’abord attaqué Valenciennes, peut-être la chute de ce boulevard eût entraîné celle de tous les autres de moindre importance; mais les circonstances déterminèrent Pichegru et Jourdan à se partager l’expédition. Jourdan fut chargé de reprendre Landrecies et le Ques-noy; Pichegru se chargea de Valenciennes et de Condé ; mais celui-ci, retenu par la nécessité de resserrer les ennemis et de se rendre maître du fort de l’Ecluse, dans la Flandre hollandaise, ne put exécuter son projet sur Valenciennes et Nord-Libre. C’est la division de Schérer, aux ordres de Jourdan, qui a repris successivement les quatre places envahies, et ce général a dû commencer par celles dont l’attaque lui était dévolue, au lieu de se porter de suite sur Valenciennes, comme il l’aurait fait sans doute, si l’on eût prévu d’abord que l’armée du Nord, aux ordres de Pichegru, serait arrêtée par d’autres expéditions non moins importantes. Ainsi se sont évanouies les chimériques espérances de nos féroces ennemis. Cet événement mémorable leur apprendra sans doute ce qu’ils auraient déjà dû savoir par l’expérience de tant de guerres anciennes; c’est que la France ne peut jamais rien avoir à craindre de ses ennemis du dehors ; c’est que si l’Europe entière, par la réunion de ses efforts, par tous ceux du machiavélisme et de la corruption, peut parvenir à entamer quelque peu les frontières, ces succès éphémères finiront toujours par tourner à la honte des agresseurs et à la gloire du nom français. La loi avait prononcé sur le sort des émigrés, et quant aux traîtres qui avaient contribué à livrer les places, ou accepté du tyran impérial des fonctions civiles ou judiciaires, les représentants du peuple les ont fait mettre sur le champ en arrestation et traduire au tribunal criminel du département du Nord, pour être jugés conformément à la loi du 26 frimaire ; ils se sont empressés en même temps de donner des marques de sensibilité et de reconnaissance à ceux qui avaient refusé de 352 ARCHIVES PARLEMENTAIRES - CONVENTION NATIONALE courber la tête sous le joug du despote et repoussé les caresses perfides. Il s’en est trouvé de ces cœurs fidèles à la République, qui sont restés purs au milieu de la corruption et libres au milieu des fers. Ce n’est point parmi ceux qui faisaient grands bruits de leur patriotisme, lorsque l’ennemi était loin, et qui se sont humiliés devant lui lorsqu’ils ont été en sa puissance, mais parmi des citoyens simples et sans ostentation. Ceux-là traînaient le char de l’empereur dans les rues de Valenciennes, tandis que ceux-ci bravaient les menaces de ses satellites et que des femmes modestes refusaient courageusement de balayer les rues par lesquelles il devait passer. Les représentants du peuple ont pris aussi les mesures les plus efficaces pour la sûreté des récoltes des riches contrées que nous avons reconquises, pour remettre en activité l’exploitation des importantes mines de charbon d’An-zin, pour rétablir les manufactures de batistes et de mousselines, pour que la levée de la jeunesse de première réquisition s’exécutât sans délai ; et enfin pour la réorganisation des autorités constituées. Voilà, citoyens, ce qu’ont fait les défenseurs de la patrie pour la délivrer de ses cruels ennemis ; voilà ce qu’ils faisaient au nom de la liberté, au nom de la République, au cri mille fois répété de vive la Convention nationale. Ce cri de ralliement les rendait invincibles. Oui, citoyens, la France a des armées de héros ; toujours ceux qui combattront pour la défense de leurs foyers et de leurs droits sacrés renverseront les esclaves, comme un vent impétueux enlève et roule un tourbillon de poussière. On a vu ces jeunes guerriers étonner les bandes germaniques par leur audace et par leur discipline ; on les a vu surpasser en constance tout ce que l’histoire rapporte des phalanges grecques et des légions romaines. Et sur quoi étaient fondées ces vertus sublimes de nos frères d’armes sortant de leurs charrues? quels étaient les liens de cette discipline étonnante? Citoyens, ces vertus, c’est l’amour seul de la patrie ; cette discipline, c’est la confiance et la fraternité. Oh, si la même énergie, le même ensemble, étaient déployés contre les ennemis de l’intérieur, combien la République serait prospère ! comme on verrait se rouvrir à l’instant les sources de la félicité nationale! Eh qui donc en empêcherait? Seraient-ce quelques factions obscures, quelques hommes avides d’or, de sang ou de pouvoir? Non, le peuple veut que les viles passions disparaissent. Prononcez donc, dépositaires de sa puissance; déclarez que vous la conserverez dans toute sa plénitude, que vous ne souffrirez jamais que ce dépôt sacré soit violé, que vous ne permettrez pas qu’aucune partie de ce qui a été confié à votre garde par le peuple tout entier soit usurpé par aucune fraction du peuple. Soyez seuls sa boussole, son point de ralliement. Il n’est qu’une ligne droite dans la nature, il en est mille de tortueuses ; il n’est qu’un moyen d’être pur, il en est mille d’être pervers. Sauvez le peuple et de ses faux amis et de ses ennemis déclarés ; sauvez votre dignité qui lui appartient, proscrivez à jamais de votre sein ces honteuses dénonciations qui déchirent les entrailles de la patrie ; punissez le crime, et le crime seul; portez la sécurité dans le cœur de l’homme simple et dans l’asile du malheureux; que le génie de l’égalité ranime l’émulation, et que l’amour du travail et de l’économie fasse revivre l’agriculture et les arts. Nous vous avons parlé des armées de terre, que vos armées navales fixent maintenant votre plus grande sollicitude. Il vous appartient d’affranchir un autre élément. Faites pour la marine ce que vous avez fait pour le continent ; tournez vers elle tous vos moyens révolutionnaires : point de domination sur mer ; qu’elle devienne une grande route ouverte à toutes les nations ; toutes, excepté une, y ont le même intérêt que vous. Que celle qui veut subjuguer toutes les autres soit subjuguée elle-même, si elle ne peut être contenue. Que l’Europe s’éclaire, et que de tous les points des Deux Mondes parte ce cri unanime : La liberté des mers ! L’Assemblée, après avoir fréquemment couvert ce rapport d’applaudissements, en ordonne l’impression, la distribution à ses membres au nombre de six exemplaires, et l’envoi aux armées. ROUX : Pour imposer silence aux malveillants qui osaient répandre des bruits aussi faux qu’injurieux ; [(qui) ont publié que le comité de Salut public avoit épuisé les trésors de la nation pour racheter ces places] (31) ; qui disaient que le comité ne pourrait, ni n’oserait rendre compte, je demande que l’Assemblée décrète qu’elle approuve formellement toutes les mesures prises par son comité de Salut public pour la reprise de ces quatre places. Cette proposition est décrétée. La Convention nationale, après avoir entendu le rapport de [Carnot, au nom de] son comité de Salut public sur les mesures qu’il a prises pour l’exécution du décret du 16 messidor, pour la restitution à la République des places de Landrecies, le Quesnoy, Valenciennes et Nord-Libre [ci-devant Condé, département du Nord], décrète : Article premier.- La Convention nationale approuve les mesures prises par le comité de Salut public pour l’exécution du décret du 16 messidor. Art. II.- Le rapport fait par ledit comité sera imprimé, distribué au nombre de six exemplaires aux représentans du peuple, et envoyé aux départemens, aux armées et aux sociétés populaires (32). (31) Ann. Pair., n° 630. C. Eg„ n° 765 ; J. Fr., n° 727 ; M.U., XLIV, 12; Rép., n° 2; Ann. R.F., n° 2. (32) P.-V., XLVT, 4. C 320, pl. 1327, p. 3. Décret non numéroté, minute de la main de Roux. C* II 21 indique Roux et Bentabole, rapporteurs. J. Perlet, n° 730 ; Rép., n° 2 ; C.Eg., n° 765 ; Ann. Patr., n° 630 ; Ann. R. F., n° 2 ; Mess. Soir, n° 765.