289 SÉANCE DU 23 FLORÉAL AN II (12 MAI 1794) - N° 60 honneur une fête nationale; immortalisera dans le temple de la gloire le souvenir d’un homme qui a déjà son temple dans le cœur de tout homme libre ! Cette fête, citoyens, sera une fête universelle. Ce sera la fête des vrais philosophes dont Rousseau fut le chef par sa passion pour la vérité et sa profonde connaissance de la nature. Ce sera la fête de tous ceux qui savent apprécier les dons du génie. Quel auteur plus original exerça une plus vaste influence ! Il ne pensa que par lui-même et son siècle pensa par lui ! Ce sera la fête des mères qu’il a rattachées à des devoirs sacrés, source des plus pures délices. Ce sera la fête des enfans qu’il a délivrés de mille entraves, par lesquelles on les façonnait à l’esclavage. Ce sera la fête du peuple, dont il a proclamé les droits sacrés, et la souveraineté imprescriptible. Ah ! quand vous élevez une statue à un si grand homme, pardonnez-nous cet orgueil, vous n’éternisez pas moins notre gloire que la sienne. Et quelle époque encore pour célébrer le triomphe du père de la liberté, que celle où vos armées victorieuses disposent les cœurs à l’allégresse et vont faire triompher partout la liberté même ! Nous serait-il permis, Citoyens représentans, nous le demandons comme une faveur, de nous joindre à cette cérémonie qui se prépare, de vouer à notre célébré compatriote, de concert avec un peuple de frères, un tribut d’admiration et de reconnaissance qui nous est commun ? Cette réunion présenterait plus d’un charme à nos cœurs patriotes. En bénissant le nom de Rousseau, nous élèverions nos cœurs au Ciel pour la prospérité d’une nation qui nous est chère et qui fait réfléchir sur notre Etat l’honneur qu’elle rend à notre illustre concitoyen; et nous sentirions avec gloire que tous les peuples libres sont amis(l). (On applaudit.) LE PRESIDENT : Républicains, la Convention nationale ne peut voir sans un vif intérêt devant elle des compatriotes et des amis du sensible Rousseau, qui s’occupa sans cesse du bonheur de ses semblables, qui fut persécuté par ceux qu’il voulut rendre bons; qui vivifia la morale et fit passer la vérité, de l’esprit, où elle est inerte, au cœur, où elle rencontre le germe des vertus; qui plus qu’un autre enfin approcha du grand, du véritable but de la philosophie pratique, celui de fondre tous les intérêts dans un seul, de faire dériver le bonheur individuel de la prospérité publique. Vous venez de peindre ce grand homme avec des couleurs aussi vraies qu’énergiques, tantôt ramenant les mères aux lois de la nature, tantôt dirigeant l’enfant à l’amour de la vertu par la route du plaisir, toujours combattant ce que l’erreur a de fatal, toujours servant l’humanité, toujours enfin l’ami du peuple. Je n’ai rien à ajouter. Genève lui a donné le jour, la France a recueilli son dernier soupir, son génie appartient à l’univers; l’univers doit le pleurer, la France honorer ses cendres, Genève s’enorgueillir et les êtres sensibles prendre part à la fête que la philosophie lui décerne. (1) C 303, pl. 1112, p. 12, daté du 23 flor. La Convention nationale vous invite aux honneurs de la séance (1) . (On applaudit de nouveau.) LEGENDRE : Je convertis en motion la pétition qui vient de vous être présentée, et je demande l’impression du discours et de la réponse. Jean DEBRY : Je suis loin de m’opposer à la motion de Legendre. Sans doute dans cette fête ordonnée au nom d’un peuple qui est rentré dans ses droits, dans cette fête destinée à réparer l’injustice que commirent envers Rousseau l’aristocratie et le despotisme réunis, auprès des enfans qui y assisteront, et dont Emile sera le modèle, auprès des mères qui suivront la trace de leurs devoirs dans la vie conjugale de Julie, auprès des hommes qui béniront la mémoire du philosophe qui les guida vers la liberté, et leur montra le bonheur au sein de leur famille, il sera beau et consolant à la fois de voir les compatriotes et les meilleurs amis de Jean-Jacques; mais pour que les délibérations de la Convention nationale soient toujours autant le fruit de la réflexion que du sentiment, je da-mande le renvoi de la pétition au Comité de salut public, qui vous proposera un projet de loi motivé. Cette observation me conduit vers une autre. Avant que la fête que vous préparez ait lieu, il y a une mesure préalable à prendre : je veux parler de la translation des cendres de Rousseau, car ce n’est pas un froid cénotaphe que vous voulez lui élever. Le tems n’est plus où l’amitié particulière pouvait disputer aux honneurs publics et à la reconnaissance de tous, les restes d’un grand homme. L’ami de Jean-Jacques conservera encore assez d’objets qui lui en retraceront le précieux souvenir, et ce parce qu’ils parcoururent souvent ensemble dans les épan-chemens de la plus douce amitié, et cette chaumière que le philosophe de Genève avoit bâtie et où il trouva un asyle contre l’injustice de ses contemporains et leurs persécutions, et cet Elysée où il alloit admirer la nature et élever son âme vers l’auteur de toutes choses; l’isle des Peupliers, enfin, où son corps reposa durant plusieurs années. Je demande donc : 1° l’impression du discours et de la réponse; 2° le renvoi de la pétition aux Comités d’instruction publique et de salut public; 3° que les habitans des communes de Montmorency et d’Ermenonville soient chargés de transférer au sein de la Convention l’urne qui renfermera les cendres de Jean-Jacques (2) . Après avoir entendu plusieurs membres, la Convention nationale décrète l’impression et l’insertion au bulletin de la pétition présentée par les Genevois demeurant à Paris, ainsi que de la réponse du président; renvoie cette pétition à ses Comités de salut public et d’instruction publique. » Décrète que les dits Comités ordonneront la translation à Paris des cendres de J.-J. Rousseau, et leur renvoie la proposition faite par un de ses membres [DEBRY], de les faire apporter (1) Mon., XX, 455. (2) Débats, n° 600, p. 316. 289 SÉANCE DU 23 FLORÉAL AN II (12 MAI 1794) - N° 60 honneur une fête nationale; immortalisera dans le temple de la gloire le souvenir d’un homme qui a déjà son temple dans le cœur de tout homme libre ! Cette fête, citoyens, sera une fête universelle. Ce sera la fête des vrais philosophes dont Rousseau fut le chef par sa passion pour la vérité et sa profonde connaissance de la nature. Ce sera la fête de tous ceux qui savent apprécier les dons du génie. Quel auteur plus original exerça une plus vaste influence ! Il ne pensa que par lui-même et son siècle pensa par lui ! Ce sera la fête des mères qu’il a rattachées à des devoirs sacrés, source des plus pures délices. Ce sera la fête des enfans qu’il a délivrés de mille entraves, par lesquelles on les façonnait à l’esclavage. Ce sera la fête du peuple, dont il a proclamé les droits sacrés, et la souveraineté imprescriptible. Ah ! quand vous élevez une statue à un si grand homme, pardonnez-nous cet orgueil, vous n’éternisez pas moins notre gloire que la sienne. Et quelle époque encore pour célébrer le triomphe du père de la liberté, que celle où vos armées victorieuses disposent les cœurs à l’allégresse et vont faire triompher partout la liberté même ! Nous serait-il permis, Citoyens représentans, nous le demandons comme une faveur, de nous joindre à cette cérémonie qui se prépare, de vouer à notre célébré compatriote, de concert avec un peuple de frères, un tribut d’admiration et de reconnaissance qui nous est commun ? Cette réunion présenterait plus d’un charme à nos cœurs patriotes. En bénissant le nom de Rousseau, nous élèverions nos cœurs au Ciel pour la prospérité d’une nation qui nous est chère et qui fait réfléchir sur notre Etat l’honneur qu’elle rend à notre illustre concitoyen; et nous sentirions avec gloire que tous les peuples libres sont amis(l). (On applaudit.) LE PRESIDENT : Républicains, la Convention nationale ne peut voir sans un vif intérêt devant elle des compatriotes et des amis du sensible Rousseau, qui s’occupa sans cesse du bonheur de ses semblables, qui fut persécuté par ceux qu’il voulut rendre bons; qui vivifia la morale et fit passer la vérité, de l’esprit, où elle est inerte, au cœur, où elle rencontre le germe des vertus; qui plus qu’un autre enfin approcha du grand, du véritable but de la philosophie pratique, celui de fondre tous les intérêts dans un seul, de faire dériver le bonheur individuel de la prospérité publique. Vous venez de peindre ce grand homme avec des couleurs aussi vraies qu’énergiques, tantôt ramenant les mères aux lois de la nature, tantôt dirigeant l’enfant à l’amour de la vertu par la route du plaisir, toujours combattant ce que l’erreur a de fatal, toujours servant l’humanité, toujours enfin l’ami du peuple. Je n’ai rien à ajouter. Genève lui a donné le jour, la France a recueilli son dernier soupir, son génie appartient à l’univers; l’univers doit le pleurer, la France honorer ses cendres, Genève s’enorgueillir et les êtres sensibles prendre part à la fête que la philosophie lui décerne. (1) C 303, pl. 1112, p. 12, daté du 23 flor. La Convention nationale vous invite aux honneurs de la séance (1) . (On applaudit de nouveau.) LEGENDRE : Je convertis en motion la pétition qui vient de vous être présentée, et je demande l’impression du discours et de la réponse. Jean DEBRY : Je suis loin de m’opposer à la motion de Legendre. Sans doute dans cette fête ordonnée au nom d’un peuple qui est rentré dans ses droits, dans cette fête destinée à réparer l’injustice que commirent envers Rousseau l’aristocratie et le despotisme réunis, auprès des enfans qui y assisteront, et dont Emile sera le modèle, auprès des mères qui suivront la trace de leurs devoirs dans la vie conjugale de Julie, auprès des hommes qui béniront la mémoire du philosophe qui les guida vers la liberté, et leur montra le bonheur au sein de leur famille, il sera beau et consolant à la fois de voir les compatriotes et les meilleurs amis de Jean-Jacques; mais pour que les délibérations de la Convention nationale soient toujours autant le fruit de la réflexion que du sentiment, je da-mande le renvoi de la pétition au Comité de salut public, qui vous proposera un projet de loi motivé. Cette observation me conduit vers une autre. Avant que la fête que vous préparez ait lieu, il y a une mesure préalable à prendre : je veux parler de la translation des cendres de Rousseau, car ce n’est pas un froid cénotaphe que vous voulez lui élever. Le tems n’est plus où l’amitié particulière pouvait disputer aux honneurs publics et à la reconnaissance de tous, les restes d’un grand homme. L’ami de Jean-Jacques conservera encore assez d’objets qui lui en retraceront le précieux souvenir, et ce parce qu’ils parcoururent souvent ensemble dans les épan-chemens de la plus douce amitié, et cette chaumière que le philosophe de Genève avoit bâtie et où il trouva un asyle contre l’injustice de ses contemporains et leurs persécutions, et cet Elysée où il alloit admirer la nature et élever son âme vers l’auteur de toutes choses; l’isle des Peupliers, enfin, où son corps reposa durant plusieurs années. Je demande donc : 1° l’impression du discours et de la réponse; 2° le renvoi de la pétition aux Comités d’instruction publique et de salut public; 3° que les habitans des communes de Montmorency et d’Ermenonville soient chargés de transférer au sein de la Convention l’urne qui renfermera les cendres de Jean-Jacques (2) . Après avoir entendu plusieurs membres, la Convention nationale décrète l’impression et l’insertion au bulletin de la pétition présentée par les Genevois demeurant à Paris, ainsi que de la réponse du président; renvoie cette pétition à ses Comités de salut public et d’instruction publique. » Décrète que les dits Comités ordonneront la translation à Paris des cendres de J.-J. Rousseau, et leur renvoie la proposition faite par un de ses membres [DEBRY], de les faire apporter (1) Mon., XX, 455. (2) Débats, n° 600, p. 316.