112 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [16 mai 1191.] A cette proposition en succéda une autre : ce fut celle de laisser aux assemblées électorales la liberté de porter aux législatures suivantes quelques membres de la précédente, si elles le jugeaient à propos. Nous étions alors tous au-dessus de toute vue ambitieuse... {Murmures.) (La très grande majorité de l’Assemblée se lève à deux reprises différentes et demande à grands .cris à aller aux voix sur la proposition de M. Robespierre.) Un membre : Je demande l’appel nominal ; on connaîtra ainsi ceux qui veulent être réélus. M. Thouret, rapporteur. Je supplie l’Assemblée de vouloir bien écouter cette observation : qu’elle commence la discussion d’une très importante partie de notre travail et qu’il est nécessaire de bien établir l’état et les moyens de la question, afin que l’Assemblée sache positivement ce qu’elle veut adopter. M. Pétîon de 'Villeneuve. Il ne s’agit pas .de savoir si les membres d’une législature pourront être réélus à la suivante. Cette question est décidée ; mais il s’agit de savoir si les membres de l’Assemblée actuelle, si les membres du corps constituant {A droite : Pas de distinction.].... .pourront être nommés à la prochaine législature. Il ne s’agit maintenant que d’une question d’ordre; mais il faut que l’Assemblée délibère sur un point fixe et constant; et comme dans cette Assemblée je sais qu’il y a beaucoup de membres qui pensent que les membres qui composent l’Assemblée nationale actuelle, ne pourront être réélus; mais que, d’un autre côté, beaucoup d'autres pensent que les membres d’une législature pourront être nommés à une autre législature ; il ne faut pas confondre ces deux questions. {Murmures ; applaudissements à gauche et dans les tribunes.) Voici la motion dans les termes les plus simples, et qui mettra l’Assemblée à portée de juger en connaissance de cause: «Les membres del’As-jsemblée actuelle ne pourront être réélus à la législature prochaine. » {Aux voix ! aux voix >) M. Boutteville-Dumetï. Monsieur le Président, on ne se joue pas ainsi de la liberté d’une grande nation, tenez bon. M. Thouret, rapporteur (1). Monsieur le Président, je demande la parole. {Murmures prolongés.) Il est infiniment essentiel que l’Assemblée ne décrète dans cette matière qu’avec cette maturité qui lui a tant de fois fait honneur. G’est ici un objet constitutionnel sous deux faces, et voici la série des idées qu’elle ne peut pas perdre de vue. Nous lui présentons l’organisation des Corps législatifs futurs, garantie permanente de la liberté de la nation. Nous lui avons proposé cette question qui concerne les Corps législatifs futurs : « Les membres d’une législature pourront-ils être réélus ? » Nous avons cependant bien présumé que cette question ne pouvait pas être accompagnée de celle-ci : « Les membres du corps constituant actuel pourront-ils être nommés à la première législature '/ » Mais nous avons pensé que celte question ne se discuterait pas seulement pour les législatures futures. On élève la question de la rééligibilité des membres de l’Assemblée actuelle pour la prochaine législature; nous avons réuni sur ces deux points notre travail, et comme sur ces matières tenant à la Constitution, vous avez désiré que les matériaux fussent préparés par une méditation précédente faite dans vos comités, nous nous y sommes livrés. Nous n’avons pas divisé la question que nous nous sommes proposé de vous présenter; mais si l’Assemblée veut décréter, sur ces points, d’une manière véritablement digne d’elle, d’une manière qui assure la confiance au décret qu’elle va rendre, je la supplie d’entendre la discussion. S’il ne s’agissait que de nos idées personnelles, particulières et individuelles, je n’aurais pas la présomption de les opposer au mouvement qu’elle vient de manifester. Cependant l’Assemblée ne tardera pas à sentir que ce n’est pas ainsi qu’elle doit porter un décret sur une question qui divise les opinions, qui divise de très bons esprits. {Non ! non !). M. Durget. Est-ce que vous voulez nous donner une cour plénière? M. Prieur, s'adressant à la droite. Ne gâtez pas cette cause-là. M. Thouret, rapporteur. Je prie l’Assemblée de faire attention que je ne m’oppose pas du tout à la motion de M. Robespierre, en tant qu’elle tend à faire décréter préalablement, et dès aujourd’hui, la question qu’il propose ; au contraire, je lui donne adhésion sur ce point, et cela ne dérange en aucune manière l’ordre du travail que je m’étais proposé ; car je savais parfaitement bien qu’il fallait que cette question fût entendue et qu’elle fût décrétée. Je ne me doutais toutefois pas de la motion incidente que l’on vient de faire ; je ne m’oppose point à ce qu’on la décrète ; mais je m’oppose, autant qu’il est en mon faible pouvoir, à ce que l’Assemblée décrète sans .avoir entendu le comité de Constitution. Je m’oppose à ce que l’Assemblée rende le décret, sans que plusieurs faits soient éclaircis, sans que l’erreur impardonnable de M. Carat soit anéantie, et par quoi? par la lecture du procès-verbal tout simplement. {Rires.) Je m'oppose à ce que les raisons qui n’ont pas été suffisamment éclaircies jusqu’à présent ne le soient pas avant que le décret soit rendu. Je demande de mettre à la discussion les deux premiers articles, dont l’un concerne la rééligibilité des membres d’une législature à l’autre ; et le second la question de savoir si les membres de l’Assemblée actuelle pourront être réélus à la prochaine Assemblée législative; et j’insiste pour que l’Assemblée veuille entendre son comité. M. Rewbell. Moi, je crois très positivement que l’on ne doit point faire la distinction des membres actuels d’avec les membres de3 législatures suivantes. M. Thouret, rapporteur. Ce que vient de dire le préopinant montre de plus en plus la nécessité d’éclairer et d’assurer toutes les idées sur l’ensemble de la matière que nous allons agiter. L’Assemblée ne peut pas refuser, je pense, de vouloir bien entendre le travail sur le plan qui nous a paru le meilleur. {Oui! oui! Parlez ! parlez !) Je traiterai d’abord ce qui concerne les législatures futures et ensuite, par exception, ce qui concerne l’Assemblée actuelle. {Mouvement d'aU iention.) (1) Ce discours est tçès incomplet au Moniteur. [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [16 mai 1791.] 113 Messieurs, les membres d’une législature pourront-ils être réélus membres de la législature suivante? Cette question intéresse essentiellement les principes constitutionnels ; et la décision qu’elle va recevoir aujourd’hui, aura, par la perpétuité de ses effets, une influence à jamais favorable ou nuisible au succès du gouvernement. Sous ces deux rapports, elle mérite d’être soigneusement discutée, et décidée avec la plus rigoureuse impartialité. Le devoir du législateur est de rester attaché à l’exactitude des principes, et de tendre inflexi-blementà tout ce qui doit faire, d’une manière durable, le plus grand bien public. L’erreur la plus funeste au législateur est celle qui tend à corrompre la rectitude de son jugement, en substituant de faux aperçus de bien public, tirés des circonstances momentanées dans lesquelles il peut se trouver placé, aux considérations plus réelles qui appartiennent à l’état naturel et ordinaire des choses et des hommes. L’impartialité du législateur consiste donc à se prémunir fortement contre ces raisons factices et du moment, qui sont autant ennemies de la raison éternelle, que les convenances accidentelles le sont en général du bien fondamental, constant, et permanent. Je fais cette observation, parce que dans la position où l’Assemblée nationale se trouve, au milieu des inquiétudes de l’opinion, du choc des intérêts et des systèmes, des préventions et des affections qui en sont le produit, la vérité n’a pas ici d’autre adversaire que l’erreur que je viens d’indiquer; et si quelques taches se remarquent dans l’ensemble immortel de ses décrets, c’est à cette seule cause qu’il faudra les imputer. J’ajouterai que plus on se livrerait à des impressions étrangères aux véritables éléments de la question que nous allons agiter, plus elle se trouverait susceptible de changer facilement d’aspect. Cette versatilité qui n’est pas, et;qui ne peut pas être dans les principes, annonce la nécessité de s’y rallier ici; puisque, pour peu qu’on s’en écarte, l’erreur est tellement près de la vérité, que la bonne foi, marchant sans guide, court le plus grand risque de s’y méprendre. Je dois examiner d’abord contre M. Carat si la question est encore entière ; car si elle était déjà décidée par un de vos décrets antérieurs, tout serait consommé. Le décret constitutionnel du 14 septembre 1789 porte : « que le renouvellement des membres de chaque législature sera fait en totalité. » Quelques personnes ont cru voir dans ce décret la preuve que l’Assemblée a positivement décidé qu’aucun membre d’une législature ne pouvait être réélu dans la législature suivante ; mais cette induction cesse d’être dangereuse lorsqu’elle est déférée à la même Assemblée qui a rendu le décret du 14 septembre 1789, et qui ne peut ni se tromper ni être trompée sur ce. qu’elle a véritablement décrété. Le procès-verbal constate que la question décidée par ce décret du 14 septembre fut proposée le 12; et elle le fut en ces termes : Le renouvellement des élections des députés sera-t-il fait par partie ou en totalité à chaque législature 1 Chacun de nous doit se rappeler que l’objet de cette question ne fut point de faire décider si les membres pourraient être réélus, ou non, mais si tous les deux ans la législature serait réélue en entier, ou seulement en partie. Il y avait une opinion pour qu’elle le fût par moitié, comme la Constitution l’a établi depuis pour les municipalités et pour les assemblées administratives; et ire Série. T. XXYI. c’est pour cela que la question fut posée sur le renouvellement des élections, et non sur celui des individus. A la séance du 14 septembre, où la discussion fut continuée, la question, dont l’état n’avait pas changé, se trouve rappelée au procès-verbal, en ces termes : Le renouvellement des membres de chaque législature se fera-t-il en tout ou en partiel Cette légère inexactitude dans la rédaction est la source de celle qui se trouve dans le décret rendu à la même séance; elle procède de la variation inévitable du style des procès-verbaux, lorsque le rédacteur est changé tous les jours. Ce qu’il est important d’établir ici, c’est que le changement fait le 14 septembre dans les termes de la question proposée le 12, n’en a produit aucun dans l’objet de la discussion, ni dans celui du décret qui n’a réellement établi que le renouvellement des élections, sans interdire la faculté de réélire les membres: et c’est ce qui est parfaitement démontré par le procès-verbal du iendemain 25 septembre. On y lit ce qui suit : « Un de MM. les secrétaires a fait lecture des procès-verbaux des deux séances du lundi 14. — Il y en avait eu une le soir. — Il a été fait quelques observations sur la rédaction : l’une portait sur une erreur relative à l’ordre du jour, et l’autre — je supplie Monsieur Garat de l’entendre — et l’autre sur le renouvellement des législatures, énoncé, prétendait-on, de manière à faire préjuger la question de savoir si les mêmes membres pourraient être réélus. La première erreur a été corrigée, et il a été reconnu par l’Assemblée que rien n’était préjugé relativement à la seconde. » ( Mouvement .) Puisque la question est encore à résoudre, cherchons les bases de la décision qu’elle doit recevoir. La première se présente dans le principe impérieux de la liberté des élections; et ce principe est si imposant, qu’il exclut toute autre considération, si le danger évident de la chose publique (Murmures.) n’oblige pas d’en limiter ici l’application. Le fondement du gouvernement représentatif est le droit d’élire. Ce droit est essentiellement le droit du peuple. Il doit être d’autant plus respecté, qu’il est le seul que le peuple exerce par lui-même, que son exercice est l’exercice de la souveraineté immédiate, et que c’est de lui que toutes les autorités déléguées tirent leur existence légitime. Qu’y a-t-il de précieux pour le peuple dans le droit d’élection, si ce n’est la liberté du choix qui lui permet de suivre les inspirations de sa confiance, et la satisfaction qu’il éprouve en se voyant maître de déléguer ses pouvoirs à tous ceux qu’il juge les plus capables de faire son bonheur? C’est en cela, d’ailleurs, que consiste le principal nerf et la plus solide garantie de l’autorité dans les gouvernements représentatifs. Le peuple y devient d’autant plus tranquille, qu’il a plus de motifs d’être conliant; et il devient d'autant plus confiant, qu’il a été plus libre de choisir pour ses représentants les hommes dont il a reconnu et surtout éprouvé là capacité et le civisme. Les lois alors obtiennent un grand respect, les pouvoirs publics une facile obéissance; et cette heureuse disposition du peuple fait une grande partie de son bonheur, en même temps, qu’elle seconde et accrédite l’activité du gouvernement. Ainsi respectons le droit du peuple dans la liberté des élections* parce que ce principe, sur lequel la Constitution tout entière repose, est 8 114 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES* [16 mai 1791.1 celui dont il ne peut jamais être permis de s’écarter : mais, quand ce principe ne serait pas aussi souverainement impérieux que nous l’avons toujours, reconnu, si nous voulons concilier à la Constitution la confiance et l'attachement sans lesquels elle ne peut pas prospérer, respectons encore le droit au peuple dans la liberté des élections. Ici se présente cette objection qui a déjà été faite plusieurs fois dans d’autres occasions, et qui plusieurs fois aussi a été avantageusement repoussée : « Sans doute, dira-t-on, aucun pouvoir constitué ne pourrait limiter l’exercice du droit d’élection; mais cette autorité appartient au corps constituant, qui a pu et qui peut encore déterminer des conditions d’éligibilité. -> Je réponds que ce n’est pas l’autorité du corps constituant qui peut être problématique en cette matière, mais que, comme il n’en est investi que par délégation, pour en user au nom et à l’avantage du peuple, il ne peut l’exercer qu’avec une extrême circonspection toutes les fois qu’il s’agit de restreindre les droits essentiels du peuple. Cette même objection fut faite lorsqu’on éleva l’opinion de déléguer au Corps législatif l’élection du régent. Le pouvoir constituant, répondis-je, a bien l’autorité nécessaire; mais, lorsqu’il dispose momentanément de cette autorité que le peuple lui a confiée, doit-il raisonnablement, et pourrait-il équitablement l’exercer contre le droit du peuple? On présentait des inconvénients dans le parti de laisser l’élection au peuple : je montrai qu’ils n’étaient pas assez graves pour autoriser la violation du principe, et qu’il y aurait aussi des inconvénients à s’en écarter : l’Assemblée resta fidèle au principe. Cette position est précisément la même qui se renouvelle aujourd’hui. La Constitution pourrait, de fait, accumuler les restrictions contre la liberté d’élire : elle le peut par la contrainte du droit positif qu’elle établirait, et auquel il faudrait se soumettre tant qu’il subsisterait. Mais il ne faut pas se dissimuler que tout ce que la Constitution aura fait, et qu’elle n’aurait pas dû faire, ne subsistera pas longtemps. Or, elle ne doit ni ne peut légitimement mettre des restrictions à la liberté d’élire, qu’aulant qu’elles sont nécessitées par un intérêt du peuple, supérieur à celui de la pleine jouissance de son droit d’élection libre : c’est à ce dernier point d’examen que la question va se trouver réduite. J’observe cependant que déjà la liberté de l’élection est infiniment restreinte, non pas seulement par les conditions d’éligibilité prescrites, mais par ce décret qui oblige chaque département de n’élire qu’entre les citoyens éligibles du département. J’observe ensuite que plus il y a de restrictions déjà établies, plus il devient difficile d’en ajouter de nouvelles; car, à foi ce de multiplier les dérogations au principe, et les atteintes à la souveraineté nationale, le principe se trouvera plus souvent violé que suivi; et le droit le plus inaltérable du peuple finira par être grièvement altéré. J’observe enfin, en rentrant dans l’état précis de la question actuelle, qu’elle se présente dans L s termes les plus défavorables au système de l’exclusion : car qui propose-t-on d’exclure? Des citoyens consliiutionuellement éligibles, qui ont déjà bien mérité de la chose publique en acceptant la mission qui leur a été confiée, qui ont pleinement justifié cette confiance qui les avait appelés, et dont le peuple, exerçant son pouvoir souverain, désire et réclame encore le service, parce qu’il a fait une heureuse épreuve de leurs talents et de leur loyauté. En principe, qu’elle autorité pourrait ici enchaîner la puissance suprême de la nation agissant par elle-même et pour son bien? En raison, quel pourrait être le motif de cette interdiction, lorsque la nation fait évidemment ce qu’elle peut faire de mieux; lorsque son choix utile et éclairé est déterminé par le motifdeconviction le plus infaillible, l’expérience; lorsqu’enfin elle obéit au sentiment du patriotisme, et au zèle de la prospérité publique que toutes nos lois doivent tendre à développer? Quoi! Messieurs, le plus grand danger des élections est l’erreur sur les qualités des sujets qu’on élit; la perfection du régime électif serait que tous les choix pussent porter sur des hommes sûrs et éprouvés : et lorsque la nation, trouvant ce motif de sécurité, aura la. volonté d’en profiter, la Constitution pourrait lui dire : « Ce que vous voulez et pourriez faire pour votre bien n’est pas permis; ces bons citoyens éligibles il y a deux ans, que vous avez si heureusement élus, et qui pourraient l’être plus utilement encore, ne sont pas éligibles ,en ce moment, par la seule raison qu’ils vous ont déjà bien servi. Vous n’êtes pas libres de donner votre contiance de nouveau à ceux-là mêmes à qui vous aviez eu tant de raison de vous fier d’abord. » Messieurs, si ce point de vue de la question ne peut pas être changé, vos suffrages doivent être bientôt réunis ; eb bien I il ne changera pas; car, qu’y pourrait-on opposer? Est-ce cet inconvénient, que la faculté de réélire les bons représentants, serait aussi la faculté de réélire ceux qui n auront pas su se concilier une opinion aussi avantageuse? Cette objection, qui n’a pas d’autre fondement que la supposition que le peuple est incapable de bien élire, ne devrait plus paraître dans nos discussions : car, si eile avait quelque valeur, elle attaquerait la Constitution tout entière, en établissant que le gouvernement représentatif, fondé sur les élections populaires, est essentiellement vicieux. Il est impossible que la nation veuille faire sou mal; et si quelquefois elle fait des mauvaises élections, soyons sûrs qu’elle se sera trompée. G’est donc contre la réélection que ce sophisme devient encore plus futile, puisqu’alors, chacun ayant fait ses preuves, la nation aura toutes les lumières dont elle a besoin pour faire les bons choix et se garantir des mauvais. Le régime électif étant adopté, il n’y a plus de raisonnements concluants, que ceux qui ont pour base la confiance dans la bonté de ses effets; et il n’y a plus de propositions admissibles que celles qui tendent à concilier au plus haut degré la liberté des choix avec leur sûreté. Or, c’est ce que remplit éminemment la doctrine de la réélection. Le système de gêner les suffrages, en supposant l’incapacité des électeurs, tendrait au contraire à énerver et à défigurer la Constitution. Les inquiétudes que quelques personnes m’ont manifestées sur le danger de la réélection sont toutes hors du principe, et ne m’ont paru venir que des impressions diverses que chacune d’elles a reçues de la position de cette Assemblée, et ues opinions qui y sont professées. Mon devoir est de m’expliquer sur cela avec la plus grande franchise, parce qu’il serait afireux que des préventions conçues sur une situation accidentelle et temporaire, d’après le préjugé de l’homme, et non d’après la sagesse impassible du légisia- 115 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [16 mai 1791.] teur, conservassent quelque influence dans cette importante délibération. L’Assemblée est notoirement divisée en deux sections principales très marquées : la majorité et la minorité; dans la majorité même, il y a bien quelques sujets de dissentiment plus apparents que réels, non sur le fond de la Constitution que cette majorité a faite jusqu’ici, et qu’elle finira de concert, mais sur quelques conséquences des bases posées. Tous les partis sont d’accord qu’un mauvais député, très dangereux à réélire, serait le malhonnête homme qui aurait commis des prévarications et des bas-esse' dans l’exercice de ses fonctions : mais ce n’est pas de celui-là qu’il peut être question. La crainte qu’un tel homme, s’il existait, flétri dans l’Assemblée, hors de l’Assemblée, et couvert de l’opprobre public, ne fût réélu, ne peut pas faire le plus petit argument contre le principe de la réélection. Je crois bien qu’un grand nombre des membres de la minorité pense qu’il ne serait pas bon que ceux qui ont concouru le plus efficacement aux succès de la majorité fussent réélus : il peut en être de même dans la majorité à l’égard de ceux des membres de la minorité qui ont montré le plus d’obstiDation ou de talents dans leur résistance. Il serait possible, enfin, quoique j’aime à penser le contraire, que l’effet de quelques dissentiments dans la majorité eût été jusqu’à établir, entre quelques-uns des membres, la crainte réciproque de la réélection. Je dis que si ce n’est plus qu’à raison de cette diversité des opinions politiques, que tel membre qui pense d’une manière, paraît redoutable à celui qui professe l’opinion contraire, cette crainte, que chacun peut avoir de trouver ainsi clans la prochaine législature ceux dont il désapprouve les principes, devient contre la doctrine de la réélection une objection misérable. Elle ne peut pas soutenir l’épreuve des principes; car qu’importent à la nation ces jugements individuels que chacun porte ici sur ses collègues, sur leurs opinions, sur leur conduite? Le droit da peuple est par-dessus tout cela; c’est à lui qu’il appartient déjuger souverainement ses représentants, de leur distribuer son estime ou son improbation, et de marquer entre tous ceux qui ont exposé au grand jour leurs principes et leurs procédés, quels sont ceux dont il juge les services passés dignes de la continuation de sa confiance. Si c’est pour empêcher l’affermissement des opinions soutenues par tel ou tel député, qu’on combat la réélection, c’est sous ce point de vue surtout que la combinaison est fausse et impuissante. La démonstration que je vais en donner doit faire renoncer entièrement à cette spéculation, incapable d’atteindre son but. Nul ne pourra être élu que par le département où il est citoyen actif. Ou ce département improuvera les principes soutenus par son député dans la précédente législature, ou il les adoptera. S’il les improuve, certainement il ne réélira pas ce député; s’il les adopte au contraire, qu’aura-t-on gagné en interdisant la réélection? Le département n’enverra que des députés voués aux mêmes principes; il choisira ceux qui auront montré plus d’âpreté à les défendre, et plus de talents propres à les faire réussir. Il faut reconnaître ces deux vérités ; l’une, qu’aucun système politique ne peut s’accréditer sans l’adhésion nationale, et lorsqu’il n’est que l’opinion particulière d’un député ou d’un petit nombre de députés; l’autre, qu’aucun principe ne pourra plus périr en France, lorsqu’il sera adopté par la nation, Il faut donc débarrasser la question de la réélection de ces accessoires étrangers an principe, vicieux par les impressions qu’ils produisent, caducs et infructueux en résultat; puisque, soit que la réélection soit permise ou non, toutes les députations seront' faites par l’influence de l’opinion dominante en chaque département. On a voulu me faire craindre l’effet de ces fausses vues et de ces petits moyens que je viens de combattre : je déclare que:je n’en ai pris aucune inquiétude. Iis ne peuvent ég arer longtemps qu’un très petit nombre d'individus •’ ils pourraient tout au p us produire une première hésitation dans une assemblée novice. Mais celle-ci, si glorieusement exercée à démêler, à saisir la vérité, au milieu de tous les prestiges dont les intérêts et les passions l’environnent, a trop prouvé la justesse de son tact, et l’inaltérable pureté de ses intentions, pour que ma confiance ait pu être ébranlée. La question, ainsi rendue à ses vrais éléments, retrouve sa simplicité naturelle. Le principe que nous devons le plus respecter commande la liberté de la réélection ; il faut donc que ses adversaires prouvent que cette application du principe produirait l’imminent péril de la chose publique. Les raisonnements faits jusqu’à présent pour établir le danger de la réélection doivent être divisés en deux classes ; car les uns s’appliquent à tous les renouvellements des législatures ordinaires, et les autres n’ont pour objet que le passage de l’Assemblée actuelle à la prochaine législature. A l’égard des législatures ordinaires, toutes les objections se rapportent à une seule, qu’il suffit d’examiner : toutes lesautres en dérivent. On dit avec raison que, sila législature était perpétuelle, la liberté publique serait dans le plus grand danger, parce qu’un corps permanent de représentants inamovibles finirait bientôt par l’opprimer. A l’abri de cette première proposition évidente, on s’avance jusqu’à dire que, si les députés peuvent être réélu0, ils seront perpétuels, par l’effet inévitable de la possession et de l’habitude. On s’autorise par là à appliquer à la faculté de réélire toute la force des arguments qui repousseraient la perpétuité des législatures. Ainsi, la simple réélection facultative tous les 2 ans est présentée comme l’équivalent réel d’une perpétuité constitutionnelle ! Quoi I tous les deux ans une législature finira I tous les deux ans la masse entière des citoyens actifs sera misa en activité par assemblées primaires 1 tous les 2 ans des électeurs renouvelés procéderont à une nouvelle nomination de représentants ! et vous croyez possible que tous les mômes députés soient réélus si constamment, si uniformément dans les 83 départements, que non seulement une nouvelle législature se trouvera composée des mêmes individus que la précédente, mais que plusieurs le seront ainsi successivement, de manière que la permanence de fait sera substituée au renouvellement prescrit par la Constitution ! L’exagération de cette hypothèse, dont la réalisation est moralempnt impossible, ne permet pas de la faire entrer dans les motifs d’une délibération raisonnable; elle fournirait une excuse trop futile pour justifier la violation du principe fondamental du régime électif, Il n’y a ici qu’une seule chose vraie : c’est que quelques membres de la législature précédente 110 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [16 mai 1791. pourront être quelquefois réélus dans la suivante. Lorsque cela arrivera, l’Etat sera-t-il perdu ? Le peuple aura joui de son droit, usé de sa souveraineté constitutionnelle ; il sera satisfait d’avoir pu placer sa confiance à son gré, et remplir le vœu de sa reconnaissance. L’utilité publique est aussi dans cette liberté du peuple ; car, en général, la réélection n’ho-norera que les bons députés. Bientôt il ne restera plus de traces des secousses que la Révolution q nécessitées : les électeurs sont pris et seront toujours pris dans la classe des citoyens qui ont besoin de l’ordre et de la paix ; les ,, députés qui désireraient d’être réélus se recommanderaient mal, s’ils flattaient les excès populaires; enfin, le mérite ne pourra se signaler dans les législatures que par la probité, le talent et les connaissances acquises en législation et en finances. Tout autre aliment ne manquera-t-il pas désormais à l’ambition ? Les grands mouvements qui accompagnent le travail d’une Constitution à faire cessent naturellement lorsqu’elle est établie. Voyons ensuite quel peut être dans la pratique le résultat de la réélection. Tant qu’il y aura une grande émulation civique, tant que les départements abonderont en sujets qui, après s’être livrés aux méditations politiques, brûleront de s’asseoir au rang des législateurs, il n’y aura point, ou il y aura très peu de réélections. D’une part, beaucoup des meilleurs députés, satisfaits d’avoir rempli leur tâche, se verront avec plaisir reudus au soin de leurs propres affaires, s’ils doivent être remplacés par des successeurs aussi dignes, ou plus dignes qu’eux de traiter les affaires publiques. D’autre part, ceux qui désireraient d’être continués dans les législatures ne seront-ils pas croisés par le désir non moins actif de tous les candidats qui ambitionneront d’y être portés à leur tour? Chacun aura ses partisans dans son département ; à mérite égal, celui qui aura été déjà député, aura par cela même un désavantage dans la balance des considérations ; on trouvera juste que tous ceux qui méritent d’être distingués et employés le soient à leur tour; et n’est-il pas dans le caractère du peuple d’aimer à renouveler ses choix, et à distribuer autant qu’il le peut les marques de sa faveur? Mais, dans le cas contraire, si dans ces temps éloignés sans doute, et par des circonstances malheureuses, ce feu sacré du patriotisme venait à s’amortir; si les citoyens, peu dignes alors de ce bt-au titre, mon ti aient pour l’exercice de leurs droits politiques cette même insouciance qui a si longtemps dégradé la France ; si dans quelques départements, du moins, trop peu d’hommes avaient le mérite ou la volonté de venir remplir les fonctions de député, la réélection ne serait-elle pas alors l’unique moyen du salut public? Faudrait-il que des députations restassent incomplètes ou infructueuses, parce qu’il serait interdit de les compléter ou de les vivifier par la réélection de quelques-uns des membres de la precedente législature? Les corps politique' ont, comme les individus, leur temps d’affaiblissement et de maladie qu’il faut prévoir en les organisant. Ne privons pas le Corps législatif d’un principe vital nécessaire pour le soutenir dans ses moments de défaillance, jusqu’à ce qu’il pût atteindre l’époque d’une crise heureuse qui lui rendît sa vigueur. On craint les intrigues , la corruption auxquelles la faculté de la réélection donnerait ouverture on cite l’exemple de l’Angleterre; on assure que, si le peuple avait le droit de réélire, il faudrait donner au roi par compensation celui de dissoudre la législature. L’objection banale des intrigues et de la corruption, cette déclamation vulgaire qui frappe également sur toutes les parties du régime électif, n’a pas plus de force contre la réélection que contre les élections premières. L’intérêt et les moyens sont les mêmes dans les deux cas. Il n’y a aucune bonne raison pour proclamer incapable de réélire avantageusement le même peuple à qui on a confié le droit d’élection devenu la base de son gouvernement ; et ceux qui n’ont pas craint la corruption, dans l’un de ces cas, deviennent injustes, ou inconséquents, s’ils allèguent cette crainte dans l’autre. Que fait ici l’exemple de l’Angleterre? Ce peuple a laissé gangrener sa Constitution par des causes locales, qui ne l’ont pas empêché d’être assez grand pour consacrer la plénitude du principe. Le vice dont il a toléré les progrès n’est pas d’ailleurs l’effet nécessaire du principe; il nous est plus facile mille fois de l’empêcher de s’introduire, qu’il ne l’est maintenant aux Anglais de l’extirper. 11 suffit chez eux, pour obtenir un député, de gagner une seule ville, un simple bourg; il faudrait parmi nous avoir acquis la masse entière d’un département; et combien de départements ne faudrait-il pas acquérir pour s’assurer un nombre de voix capable d’influer sensiblement dans une législature de 745 membres réunis en une seule Chambre? Enfin, si les abus de la réélection étaient réels, il n’est pas exact de dire que le droit de dissoudre la législature en deviendrait, comme en Angleterre, la compensation nécessaire. Il n’y a rien de commun au contraire entre la réélection admise par les Anglais et le droit qu’ils ont accordé au roi de dissoudre le parlement. L’un est si peu le remède et la compensation de l’autre, que la nation anglaise a, par sa Constitution, et qu’elle a plusieurs fois exercé le droit de réélire les membres d’un parlement dissous. Mais, au lieu de ces sujets d’alarmes chimériques, n’y en a-t-il pas de plus réels dans la défense de réélire? Ne serait-ce pas un inconvénient grave que celui de priver chaque législature du grand avantage qu’il y aura toujours pour l’unité des vues, pour la concordance des plans législatifs, pour la même direction de l’es-prit public, pour l’accélération des mesures administratives, à ce qu’un nouveau Corps législatif ait dans son sein quelques-uns des membres qui se seront distingués dans le précédent? Si l’on dit que la nation fournira toujours un grand nombre ae successeurs égaux en lumières et en patriotisme à ceux qui les auront précédés, est-ce là une raison pour ne pas prévoir ces époques de relâchement et de langueur dont j’ai déjà parlé, et que tous les peuples connus ont éprouvés? Disons plus : à mérite égal, est-ce que l’expérience n’ajoute pas toujours une grande valeur aux facultés naturelles pour faciliter le travail, lever les doutes, assurer les idées et coordonner les détails successifs qui, se renouvelant sans cesse, et se diversifiant à l'infini, doivent cependant aboutir toujours à un but commun ? Un autre inconvénient plus grave est encore attaché à l’interdiction de réélire. Comme elle ne peut pas être motivée en principe sur l’inquiétude que la nation ne veuille continuer un mau- [Assemblée nationale.] - ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [16 mai 1791.] vais député, il lui reste pour unique fondement la crainte qu’un député vertueux pendant la première législature ne devînt, s’il était continué, un malhonnête homme dans la seconde. Mais n’y a-t-il pas de l’immoralité à frapper ainsi la vertu d’un soupçon injuste, à décourager et à flétrir le patriotisme par un exclusion imméritée ? N’y aurait-il pas dans cette exclusion-là même une haute impolitique? Que nous reste-t-il à faire pour la Constitution, si ce n’est de la mettre sous la sauvegarde de l’esprit public? Allumons donc vivement ce feu sacré ; que sa chaleur anime toute la nation; et pénétrons-en surtout ces hommes privilégiés par la nature, dont les talents s’élèvent au-dessus de la hauteur commune; ils feront le succès et la gloire de nos législatures ; mais, pour devenir tout ce qu’ils peuvent être, ils ont presque toujours besoin d’un grand objet d’émulation. Nous avons heureusement détruit tous ceux qui ne tenaient qu’aux moyens de fortune, aux illusion# de la vanité, aux spéculations de l’ambition. La députation aux législatures est le prix d’honneur offert aux bons citoyens; mais, il faut encore qu’une récompense extraordinaire excite au milieu des grands talents l’émulation de la supériorité, et provoque, au sein du patriotisme, le noble enthousiasme de l’héroïsme civique; cette récompense prééminente ne peut plus se trouver que dans la gloire d’être réélu. C’est là le véritable titre d’anoblissement patriotique, que désormais les citoyens les plus précieux ambitionneront, dont les familles s’honoreront, et que les pères montreront à leurs enfants pour enflammer leurs jeunes cœurs de l’amour de la patrie, et du désir de se distinguer aussi en la servant. Qu’on ne dise pas que la réélection, possible après l’expiration d’une législature intermédiaire, produirait les mêmes effets. Cette alternative a’emploi et de retraite, d’action et d’oisiveté, ne serait qu’un état fâcheux et pénible; il se concilierait difficilement avec les convenances domestiques du plus grand nombre des citoyens; en éloignant l’époque de la réélection, il en rendrait la chance plus incertaine et plus difficile; de là le découragement, et la réélection perdrait une de ses principales utilités pour la chose publique, en perdant tout son mérite comme moyen d’émulation. Il reste à examiner si les membres de l’Assemblée actuelle pourront être réélus pour la prochaine législature. On allègue par rapport à eux cette raison de différence qu ’il ont exercé le pouvoir constituant. Cette considération rapprochée du principe s’annule complètement, car il en est du pouvoir constituant comme de tous les autres : quand son exercice est fini, ceux à qui il avait été confié rentrent dans la classe des citoyens ordinaires; et rien ne peut empêcher la nation, procédant à des élections nouvelles, de leur conférer par un titre nouveau les fonctions dont elle les juge dignes. On ajoute que ceux qui font les lois ne doivent pas les faire pour eux-mêmes, et qu' ainsi les membres du corps constituant qui vont organiser la législature ne doivent pas y être admis. Si ce raisonnement était bon, sa conséquence directe serait d’exclure aussi les membres de l’Assemblée actuelle de toute participation aux autres pouvoirs qu’elle a constitués. Aucun de nous n’aurait donc pu être élu, soit aux municipalités, soit aux corps administratifs, soit aux tribunaux de district, soit au tribunal de cassation. Cependant la confiance nationale a appelé un grand nombre d’entre nous à ces différentes fonctions; et jusqu’ici il n’était venu en pensée à personne de nous taxer d’avoir organisé ces pouvoirs pour nous-mêmes. (Murmures.) C’est qu’en effet ceux qui constituent un régime électif ne font rien pour eux, quoiqu'ils puissent être élus, parce qu’ils ne peuvent pas disposer de l’élection ; mais ils font tout pour la nation, à qui le droit d’élire appartient, et à qui il doit toujours être conservé libre. Il n’y a aucune différence, à cet égard, entre la législature et tous les autres pouvoirs constitués, Le système de la nécessité d’une acceptation exprêsse de la Constitution fournit cette autre objection, que, la Constitution ne pouvant être ratifiée que par une Assemblée nouvelle , désintéressée et impartiale, il serait absurde que ceux qui l’ont faite pussent encore l’accepter au nom du peuple : Je réponds que si l’examen du système de l'acceptation expresse ne peut pas recevoir ici tous ses développements, au moins est-il heureusement devenu sans application à la position du royaume : distinguons ces deux cas très différents. Quand le peuple n’établit une convention que pour lui proposer une Constitution ; quand cette Constitution, restée dans les termes d’un simple écrit, n’a que la valeur d’un projet ; quand, par l’état de l’opinion nationale, l’exécution de cette Constitution ne pourrait être tentée, ou s’effectuer qu’à l’appui d’une ratification antécédente, c’est alors qu’il est nécessaire que la nation assemblée donne son acceptation expresse. Ici, les actes du pouvoir constituant que nous exerçons n’ont été soumis à la nécessité d’aucune forme d’acceptation expresse solennelle: ils n’en étaient pas moins subordonnés sans doute, par la force des choses, à l’adhésion nationale; mais cette adhésion a été fortement prononcée. C’est parce que vous n’avez pas pu en douter, que vous avez présenté la Constitution, non comme plan à discuter et à accepter, mais comme loi à exécuter : et elle a été exécutée; et elle l’a été par le peuple, parce qu’elle estadmiseet consentie par lui. C’est par le peuple que le royaume a été nouvellement divisé, les assemblées primaires réalisées, les corps électoraux formés, les assemblées administratives et les tribunaux mis en activité ; c’est entin par l’action propre et immédiate du peuple, qui s’est rendu notre collabora-rateur, que tous les rouages de l’ancien gouvernement ont été brisés pour faire place à toutes les institutions du nouveau régime constitutionnel. Nous avons donc bien plus que de simples écrits de ratification. Nous avons une Constitution exécutée, pratiquée, consommée. Il est vrai de dire que le pouvoir constituant est exercé ici par la nation tout entière; car, si nous en avons proposé les actes en décrétant, la nation a plus fait encore, elle les a réalisés et confirmés en opérant. (C’est vrai ! — (Vifs applaudissements.) J’ajoute que, dans l’hypothèse même de la nécessité d’une acceptation expresse, on n’en pourrait pas conclure que lesmembres de l’Assemblée actuelle doivent être exclus de la prochaine législature. Comment soutiendrait-on que les actes du pouvoir constituant pourraient être valablement ratifiés par une simple législature constituée ? S’il fallait une acceptation expresse , elle ne pourrait être donnée que par la nation elle-même. Cet acte excéderait évidemment les pouvoir d’un Corps législatif qui, créé par la Constitution, formé et organisé dans la forme établie par 118 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [16 mai 1791.] elle, n’aura lui-même d’exislence valable que par l’autorité reconnue de cette Constitution. La législature ne sera qu’un produit du nouveau mode de gouvernement; elle ne sera pas l’élément national dont l’acceptation de ce mode, s> elle était nécessaire, devrait émaner. (Applaudissements.) Il n’y a donc rien en principe qui puisse autoriser d’exclure les membres de l’Assemblée actuelle delà prochaine législature; mais en sagesse, en prévoyance, en juste sollicitude pour la chose publique, est-ce que les plus graves motifs ne rendent pas la liberté de la réélection désirable, et sa prohibition souverainement im politique? Il ne suffit pas d’avoir écrit lq, Constitution, il faut lui donner maintenant la vie et le mouvement conformes à son esprit; et nous aurons besoin longtemps, mais surtout pendant les deux premières années, de lois d’exécution et de perfectionnement. Je sais que les vérités primitives, fondement de la Constitution, sont bien senties et généralement conçues dans toute la France : mais, quand il s’agit dfy raccorder les détails et d’en rapprocher les conséquences éloignées, combien ici même, dans le sein de cette Assemblée, n’éprouvons-nous pas encore quelquefois d’incertitude et d’hésitation? C’est un fait que, loin de nous dans les départements, les connaissances sont moins sûres, les idées moins affermies et les doutes plus graves sur le sens, la latitude et les effets des décrets les plus importants. Il n’y a pas, ou il y a très peu de corps constitué� qui, de bonne fui et avec les meilleures intentions, ne puissent s’égarer dans l’application, par l’imperfection de la science trop neuve ne notre gouvernement actuel. La même incertitude sur les effets des principes se remarque dans les départements ministériels, même lorsqu’il est impossible de soupçonner la pureté de leurs vues : ainsi, tous les instruments de l’exécution ont besoin d’une direction ferme et sûre. L’espérance de la nation et son salut sont entièrement dans la prochaine législature; mais ses membres seront envoyés de toutes ces parties du royaume où la doctrine constitutionnelle n’a pas encore pu acquérir le degré de précision, de profondeur et de développement où elle est parvenue dans cette Assemblée : et nous ne voudrions pas qu’il pût y avoir dans ce corps nouveau, je ne dis pas 50 membres, je ne dis pas 20, mais seulement 10, et même un seul qui pût veiller avec plus de sûreté et d’efficacité que les autres sur les erreurs possibles du ministère et des corps constitués, et prémunir la législature contre les méprises de ses comités, ou contre sa propre inattention! Et nous ne le voudrions pas, même quand la nation, plus soigneuse que nous de ses intérêts, reconnaîtrait la sagesse de cette mesure et voudrait la mettre en pratique! Et nous pourrions penser ici à enchaîner sur ce point capital la liberté nationale par un décret prohibitif I Ce ne serait pas là de la sécurité, Messieurs, ce serait un bien déplorable aveuglement. Cette Révolution qui a tant coûté à la France et qu’il lui est si essentiel d’affermir vaut bien la peine de lui être garantie par quelques précautions conservatrices. Je suis tellement convaincu de l’importance de la réélection pour la législature prochaine, qu’avant de m’être pleinement assuré que les principes l’autorisent, mon parti était déjà personnellement pris de vous la proposer par exception pour cette fois, fondé sur le principe prédominant du salut public. Je dirai seulement à ceux qui n’y verraient pas la même utilité que moi : Ne présumons point assez de nos forces pour abonder ici dans nos opinions individuelles et laissons à la nation la décision qui lui appartient. Le comité ne propose de décréter que la faculté de réélire; la nation restera maîtresse d’en user à son gré : mais la lui interdire, c’est sinon violer sa souveraineté, au moins exposer ses plus chers intérêts et se charger d’une bien effrayante responsabilité. (L’Assemblée décrète l’impression du discours de M. Thouret.) M. Legrand. L’Assemblée vient de décréter l’impression d’uu discours qui peut nous éclairer sur la question actuellement soumise à la discussion; je propose qu’il soit sursis à la délibération. (Non! non!) M. Rabaud-Saint-Étienne. Messieurs, les membres du comité diolomatiquo viennent d’être invités à se rendre au lieu de leurs séances pour un objet extrêmement important. La guerre est déclarée dans le Gomtat Venaissin; le feu gagne les départements du Gard et des Boucbes-du-Rhône; les gardes nationales de ces départements prennent parti dans la lutte. Il est infiniment instant que l’Assemblée üalionale prenne une délibération et que, par conséquent, les comités lui fassent un rapport sur cette affaire. Je leur en fais, pour ma part, comme député des départements méridionaux, une sommation précise. M. le Président. Nous reprenons la discussion du projet de décret sur l’organisation du Corps législatif. La parole est à M. Prugnon. M. Prugnon. Les membres du corps constituant seront-ils rééligibles pour la législature qui doit les remplacer? Ceux d’une législature ponrraient-ils être réélus et sans intervalle? Deux problèmes assez difficiles pour ne pas céder aux premiers efforts d’une attention ordinaire. On se demande d’abord : Pourquoi la nation, satisfaite et reconnaissante des soins de ses représentants, ne pourrait-elle pas leur continuer sa confiance, et choisir dans le cercle où elle a cru apercevoir le pins de lumières et de vertus? Pourquoi lui refuser la douceur de leur accorder un prix d’bonneur, de leur décerner la véritable noblesse? Mais celte première idée est bientôt détruite par des considérations d’un genre plus élevé. Les membres d’une Convention nationale peuvent-ils être appelés à la juger, ou au moins à revoir ses travaux ? L’acceptation définitive du peuple doit-elle être faite par d’autres représentants que ceux qui ont rendu les décrets constitutionnels ? Dans la règle étroite, la non-réclamation des assemblées primaires vaudra ratification définitive. Si le peuple trouve la Constitution bonne, il sera naturellement porté à réélire ceux qui en ont été b s principaux architectes : mais ici naît l’embarras ; pouvons-nous lui faire perdre le droit de réélire? et sacrifierons-nous un principe sage et nécessaire peut-être au danger des circonsiances ? ou braverons-nous ce danger, en faveur du principe ? 1° Il n’importe pas peu de voir marcher la [Assemblée nationale.) ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [16 mai 1791.J 119 Constitution dégagée de ses auteurs, de voir régner la toi et non les hommes; il est temps de savoir jusqu’à quel point nous méritons d-s approbateurs ou des réformateurs. Le mécanicien doit exposer la machine, et non la juser. Quand une Constitution est faite, le premier devoir des ouvriers est de descendre de la hauteur, de venir reprendre leur place de simples citoyens, et d’observer, de là, le jeu de tous les rouages. 2° La réélection des membres les plus populaires d’une Assemblée constituante formerait la plus effrayante de toutes les dictatures; ce serait un pouvoir qui rassemblerait en lui seul tous les pouvoirs; il serait tel, que ceux-là mêmes qui en seraient revêtus, devraient en être épouvantés. Lorsque Rome, voulant arrêter le despotisme de tous par le despotisme d'un seul, créait un dictateur, ce n’était que pour quelques instants, et pour une fois. En dernier terme, la volonté de tous se réduirait à celle de quelques-uns -.après avoir eu un gouvernement populaire, Athènes finit par obéir à 30 tyrans; c’est assez que le pouvoir législatif réside dans une Chambre unique, sans y ajouter l’incontestable danger de la réélection. Le jour où la France aura des représentants perpétuels et pas de roi effectif, sera le dernier jour de la liberté. 3° Ils achèteraient pour être achetés. Quelle surface n’offririez-vous pas à la corruption ? Bientôt ceux qui portent leur tête au-dessus des rangs seraient entourés d’or, et les législateurs obéiraient, sans le savoir, à des impulsions ministérielles. Oui, décrétez la rééligibilité, et demain les ministres vont régner dans l’Assemblée. N’oubliez jamais le mot profond d’un ministre d'Angleterre, qui, pressé par les objections qu’on lui faisait sur quelques inconvénients de la Constitution anglaise, répondit: Oui, mais j'ai le tarif des probités du parlement. Pensez-vous que les ministres de France ne sauraient pas user de l’ancienne recette de ceux d’Angleterre ? Pensez-vous que les représentants du peuple français seraient plus inaccessibles à la, corruption que ceux du peuple anglais ? La corruption est la matière subtile du gouvernement représentatif. Chaque fois que les minisires auront un grand intérêt à acheter des consciences, ils y mettront un haut prix, et (sans exclure les exceptions), il suffit en général d’y mettre ce prix-là pour en trouver à acheter : il y a un contrat éternel entre ces deux intérêts. La théorie de la corruption se perfectionnera nécessairement dans un ordre de choses qui présente bétonnante alliance de la démocratie et de la monarchie, sans milieu, ni corps intermédiaire. 4° Tout pouvoir finit presque toujours par corrompre les hommes : l’usage de l’autorité engendre l’ambition de l’autorité ; rien ne tient à côté de ce raisonnement ; les passions peuvent seules le combattre, mais l'expérience dit qu’elles ne le détruiront pas. 5° L’histoire de toutes les révolutions nous présente des êtres dominants, envahissants, et qui finissent par exercer le plus terrible de tous les despotismes, celui qui porte le costume de la liberté : alors il arrive que le peuple n’a fait qu’échanger le despotisme d’un seul contre la tyrannie de trente; et tout est perdu le jour où il commence à s’en apercevoir. On m’objectera que je réalise le chapitre des possibles et que je touche aux idées extrêmes. Il y a loin, je le sais, d’une faculté à une nécessité ; ne pas gêner la confiance du peuple, ou la commander, sont deux choses absolument distinctes. D’ailleurs, si presque toujours l’absence est un tort, c’est surtout à la veille des élections, à en jour où toutes les ambitions particulières s’éveillent, s’agitent et se froissent autour de l’urne qui va recéter le secret des suffrages. Hâtons-nous d’ajouter que l’élection est l’objet du désir secret de la plupart des administrateurs: presque tous veulent arriver là. Ainsi, il est très facile de penser que les membres du corps constituant trouveraient en eux de redoutables concurrents. Mais, en s’arrêtant d’abord à cette dernière idée, quel choc d’ambitions ne verrait-on pas s’élever, si la réélection était prononcée ? Quel ressort cela ne donnerait-il pas à l’intrigue? N’y aurait-il pas des membres (et je proteste d’avance contre toute allusion personnelle), n’y aurait-il pas des membres qui, se croyant placés entre leurs intérêts et leurs principes, chercheraient à se populariser démesurément et feraient jouer à la fois tous les leviers de l’opinion ? Or, dans un gouvernement représentatif, de toutes les hypocrisies, celle de popularité est la plus à redouter et à prévenir. L’homme strictement honnête dédaigne d’être adroit; mais tel est le caractère de i’ambition qu’elle se prostitue pour régner : toujours elle a l’accent du moment, et la couleur de son intérêt. Le zèle n’a pas une nuance qu’elle ne saisisse : enfin elle a presque toutes le sortes d’esprit. 6° Les réputations sont un genre d’agiotage, dont les anciens avaient la bonhomie de ne pas se douter et qui est très heureusement cultivé par les modernes. ( Vifs applaudissements.)... Souvent dans les grandes assemblées, le monopole de la gloire est fait par des gens qui ne paraissaient pas appelés à être ses amants. Les réputations ont leurs mystères, de là vient qu’il y en a tant à fonds perdu. On sait aujourd’hui travailler ses succès; et si Solon revenait au monde, je lui conseillerais de commencer par avoir des prô-neurs. Or, il ne faut pas qu’il soit jamais possible de dire, avec quelque justice, que le corps constituant a tout fait pour lui, et dans son intérêt, ou au moins dans celui de ses membres les plus connus. 7° Avons-nous moissonné toute la raison qui est en France? et les vérités intéressantes à la chose publique ne circulent-elles pas comme et mieux que la monnaie? N’y a t-il pas beaucoup de talents, pour qui tout bien possible est une étude, et tout excès à réformer un tourment? L’heureuse impulsion donnée à l’esprit public a-t-elle été sans fruit? Investissons-nous d’impartialité et de philosophie, et nous conviendrons que dans chaque département la nature tient comme en réserve des hommes aujourd’hui plus capables que nous -mêmes peut-être de nos fonctions, parce qu’ils ont la lassitude de moins. 8° N’est-il pas très utile que ceux qui ont du patriotisme, plus encore que ceux qui en montrent, retournent dans les départements et s’y répandent: non pas seulement pour y respirer l’air de l égalité ( dont nous avons tous quelque besoin ), mais encore pour y propager l’esprit public et y interpréter sagement la Constitution? Mission moins brillante que la première, mais à laquelle ils doivent se consacrer avidement, parce qu’elle n’est pas sans une grande utilité. C’est dans la continuité des petits devoirs, que je montre le patriotisme, et je suis tenté de me défier de ce- 120 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [16 mai 1791. lui à qui il faut unjhéâtre et dés applaudissements. II. est donc nécessaire qu’ils deviennent, non pas les missionnaires d’une Révolution qui n’en a plus besoin; mais les interprètes d’une Constitution qui exige le retour à la mesure et qu’ils y répètent chaque jour que l’exaltation des principes n’est pas le sublime. (Applaudissements.).., C’est à eux d’achever de faire descendre la lumière des hauteurs, et la lumière fera apercevoir le très pressant besoin de la paix. On ne niera pas deux choses : l’une, c’est que le plus bel édifice, fût-il de granit et de por-phire, peut présenter des côtés faibles et incomplets; l’autre, c’est que tout ce qui n’est pas précisément constitutionnel peut être revu et remanié par nos successeurs; et, quoi que nous fassions, la ligne se déplacera toujours un peu : ce qui est bon sera seul éternel. Or, si les principaux faiseurs étaient réélus, quelle lutte n’éta-hiierez-vous pas entre eux et leurs nouveaux collègues ? Vous finiriez par rendre la réforme de nos erreurs, sinon impossible, au moins infiniment difficile et lente. Ceux qui ont combattu sur les remparts de la liberté ne savent pas toujours combattre sur ses bornes. (Mouvement.) Une circonstance pourrait faire fléchir, peut-être, ces considérations en affaiblissant le danger : ce serait la formation de nouveaux corps électoraux, sans intervalle entre elle et l’élection. Gela dérangerait toutes les combinaisons et déconcerterait toutes les intrigues; d’ailleurs, ces corp's-là sont un peu usés (Rires)... la lassitude les gagne, et la plupart des membres ne paraissent plus aux assemblées. Ce serait donc une autre questiun préliminaire à établir, que celle de savoir s’il n’y aura pasdenouveauxélecteurs, et sa solution influerait sur le sort de la question principale; mais jusque là, et dans les termes où elle est posée, je crois que c’est bien ici qu’il ne faut pas séparer le principe des circonstances parce que souvent elles les dominent. C’est en ce moment surtout que l’Europe nous regarde et nous crie qu’il est temps de déposer le plus immense des pouvoirs que des hommes aient exercé, un pouvoir auquel je ne puis songer, dans les heures solitaires de la nuit, sans un frémissement religieux; et les déposer sans appeler l’intrigue pour nous en revêtir de nouveau, en repoussant même avec respect la confiance qui viendrait nous l’offrir. A tant de motifs il n’y a pas à opposer que la possibilité du danger que voici : Si l’Assemblée qui nous succédera veut se populariser, si elle parvient à séduire l’opinion, et que, forte de sou appui et de l’adhésion d’une partie des départements, elle passe la ligne sur laquelle nous sommes, où s’arrêtera le mouvement? Que l’Assemblée nationale examine jusqu’à quel degré ce danger-là peut se réaliser? Je ne vois, moi, dans l’objection qu’une idée extrême, et dans aucune des hypothèses vraisemblables, la balance des inconvénients ne me paraît égale. Enfin, si quelqu’un de nous croit avoir besoin de son inviolabilité, qu’il se souvienne que le vrai moment du citoyen est celui où ses devoirs sont en opposition avec ses intérêts... Maintenant les membres d’une législature seront-ils rééligibles à la législature immédiatement suivante? Seconde question à agiter. Défendre la réélection, ce serait, va-t-on s’écrier, restreindre la confiance, annuler la liberté des choix; ce serait prendre très gratuitement une mesure contre vous, injustement contre tous; enfin, ce serait attenter à la souveraineté de la nation. Je réponds : limiter la liberté, ce n’est pas la détruire, c’est la consacrer. Pourquoi avez-vous décrété que les administrateurs pourraient être réélus sans intervalle? Pourquoi y a-t-il des citoyens inactifs? Pourquoi faut-il payer un marc d’argent pour être éligible à l’Assemblée nationale? Quel rapport existe-t-il entre un peu d’argent et des talents et des vertus? Pourquoi des combinaisons qui semblent s’entre-détruire ? Ensuite, où réside la souveraineté? Dans le corps de la nation et non dans chaque section électorale. Un tribunal de district juge de la validité d'une élection, il aurait donc le pouvoir de réformer l’œuvre du souverain. Chaque assemblée élisante est soumise aux lois que fait le corps social par ses représentants. Ce serait attenter à la souveraineté de la nation : ô pouvoir de l’équivoque ! L’Angleterre, je l’avoue, a des représentants qui, de fait, sont presque éternels. Cette espèce d’éternité semble être une aliénation de la souveraineté nationale, et peser sur l’autorité du roi. Mais, à côté de cette rééligibilité, se trouve la faculté de dissoudre l’Assemblée, que la Constitution a déposée dans la main du prince. Sans cette précaution, il s’engagerait un combat entre l’un et l’autre pouvoir, combat qui ne finirait que par la destruction de l’un ou de l’autre. Mais ce droit apparîiendra-t-ii au roi des Français? (Non! non!)... Ce serait là un premier point à fixer; dès qu’il y a dans l’État un corps qui dit : je veux, il faut qu’il s’en trouve un autre qui puisse dire : je ne veux pas, sinon il y aurait réunion de pouvoirs dans ce corps, et partout où il y a réunion de pouvoirs, il y a despotisme. Lors donc que le conflit s’élèvera, faudra-t-il que la nation demeure privée, pendant 6 ans, d’une loi bonne et utile, d’une loi nécessaire à la prospérité publique? Ou le roi pourra-t-il s’en remettre à l’instant même au peuple, en dissolvant le Corps législatif? Le peuple a deux manières de prononcer son vœu : l’une est la réélection ou le nouveau choix, l’autre est inutile à exprimer; s’il s’explique par une réélection, le veto, qui ne peut jamais devenir une arme offensive, expire dans la main du prince, et la loi passe; si, au contraire, il choisit de nouveaux représentants, par là il improuve, et veut que l’on délibère de nouveau. Ainsi, donnerez-vous au roi le pouvoir de dissoudre le Corps législatif? Alors la faculté de la réélection devient indispensable. U est de la plus absolue nécessité que ceux qui ont présenté la loi puissent être réélus. Le lui refuserez-vous, ce pouvoir? Alors le problème devient très délicat (je parle de la réélection sans intervalle d’une ou deux législatures) en permettant la réélection immédiate; vous mettez en jeu l’amour-propre, les petites passions, et surtout ce sentiment de paternité que les hommes ont pour leur ouvrage. Je conçois que si la réélection était presque totale, cela vaudrait ratification de la loi; mais, lorsqu’elle ne sera que très partielle, ce ne sera plus l’expression de la volonté nationale; et cependant qu’arrivera-t-il? 1° Les députés réélus auront, pendant les premiers instants, au moins un ascendant quelconque sur les nouveaux élus, ils seront autant de points de ralliement et de petits centres. Tout ce qui les environnera ne tardera pas à s’affecter de leurs idées ; rien n’est contagieux, dans une nombreuse assemblée, comme les impressions reçues par une partie de ses membres. Voilà le roi sans [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [16 mai 1791.] 121 veto , ou à peu près; concevez-vous nettement l’idée d’une telle monarchie? Si donc, en principe constitutionnel, Ja réégibilité est indispensable d’une législature à une autre, il ne l’est pas moins qu’avec un roi privé du droit de dissoudre l’Assemblée nationale, le défaut d’intervalle compromet la Constitution. 2° Dans une grande assemblée, il se rencontre nécessairement des hommes qui, manquant de caractère, en empruntent un, et du moment, et des individus qui les entourent : des hommes qui arrivent sans savoir ce qu’ils doivent vouloir, et dont la tête boit, si je puis le dire, l’opinion de ceux qu’ils admirent. Tous ne tiennent pas imperturbablement aux principes établis et à leurs devoirs; tous ne marchent pas avec intrépidité dans les routes de la droiture. Il en est encore qui croient se mettre au niveau des grands talents en se mettant à leur suite, et qui ne s’aperçoivent pas que ceux-ci (en les supposant purs) ne sont souvent dominés que par l’orgueilleux désir d’être quelque chose de plus pour la renommée. Enfin, la nature ne place pas toujours un Phocion à côté d’un Dé-mosthène. 3° Le talent est donc une puissance, et la perpétuité d’une puissance quelconque finit nécessairement par menacer la liberté. . De toutes les puissances, elle est même celle qui touche de plus près à la tyrannie, quoiqu’elle semble avoir contre elle la majorité des amours-propres. L’étincelle électrique n’est pas plus prompte que l’enthousiasme qui saisit une assemblée, après avoir entendu l’orateur pour qui elle a par intervalle une sorte d’idolâtrie; alors malheur aux froids calculs de la sagesse : on enlève, par un mouvement, la loi qui devait être fille du temps et de la maturité. Je demande donc qu’il soit décrété que les membres d’une Convention nationale ne pourront être réélus pour la législation suivante, et que les membres d’une législature quelconque ne seront rééligibles qu’après l’intervalle de deux années. ( Applaudissements .) (L’Assemblée décrète l’impression du discours de M. Prugnon.) M. Merlin. Messieurs... M. Foucault -S�ardimalie. Je demande, Monsieur le Président, que vous ayez la bonté de nousdonner connaissance des lettres qui, vient-on de nous assurer, yous ont été adressées par les députés des colonies, et dont il est important pour l’Assemblée nationate et pour le royaume de France, que nous ayons promptement connaissance. (Non! non! — Après l'opinion de M. Merlin !) M. �avenue. Sont-ce les membres de cette Assemblée qui écrivent?... (Oui! oui!) En ce cas, ils n’ont qu’à parler. (L'ordre du jour !) M. Merlin. J’ai hésité longtemps avant de me déterminer à vous communiquer mes idées. J’ai craint la perversité de quelques-uns de ces hommes qui ne peuvent supposer une droiture, une pureté qu’ils n’ont jamais eues. Je redoutais qu’ils ne m’imputassent des intentions secrètes et coupables. Mais ce n’est pas de l’opinion qu’on prendra de ses actions qu’un représentant du peuple doit s’occuper: son devoir est de tout ramener à l’intérêt général, et de sacrifier son amour-propre et môme son honneur au salut public. (Au fait !) La nation exige deux choses ae ses représentants: qu’ils respectent ses droits, et qu’ils les fassent respecter par le pouvoir exécutif. Respecterions-nous ses droits en mettant de nouvelles bornes à sa confiance? Je dis de nouvelles bornes; car vous avez déjà imposé des conditions à l’éligibilité. Il s’est élevé des réclamations à cet égard ; exiger toute autre condition, ce serait porter atteinte à la souveraineté nationale. Je demande ensuite si nous ferions respecter les droits de la nation en excluant du Corps législatif tous ceux qui auraient été membres de la législature précédente. Le pouvoir exécutif cherche toujours à étendre ses prérogatives. Si l’on veut conserver la liberté, il faut qu’on le surveille : or, supposez qu’il arrive une législature entièrement neuve. Quels seront ses moyens de surveillance? Où sera la force, où seront ses ressources pour contenir le pouvoir exécutif? Je ne puis m’empêcher de sentir que, dans cette hypothèse, la nation aurait à courir la chance funeste d’une grande versatilité dans les lois. Ce sera par une surveillance éclairée par l’expérience, que la nation conservera le trésor où seront renfermées les contributions publiques, les sueurs du pauvre. Un membre dont l’opinion ne sera pas suspecte à cette Assemblée, M. l’abbé Maury, disait que les ministres échapperont toujours facilement à des hommes peu expérimentés. Voyez si ces hommes peu expérimentés, dont M. l’abbé Maury parlait en 1789, ne ressemblent pas à une législature absolument nouvelle. Quelque� lumières, quelque patriotisme qu’on lui suppose, cette législature ne pourra avoir, dans le moment de leur session, qu’une marche faible ou une marche incertaine, ce qui serait pis encore. Vous imaginerez que ce serait bien là le moment où la cour, c’est-à-dire les ennemis perpétuels' du peuple, se réunirait pour entreprendre le bouleversement uuiversel et, s’il faut le dire, chercherait à amener une contre-révolution dont je suis très assuré qu’à l’insu même du roi et contre ses intentions bien manifestées, elle s’occupe encore sans relâche. D’un autre côté, si la cour ne se croyait pas assez forte pour employer ouvertement la violence, quels moyens n’aurait-elle pas à sa disposition? Avec une'immense liste civile, que lui manquerait-il pour acheter des complices dans la législature ? (Murmures.) Vous avez encore à craindre les mauvais choix, et il y en aura. Ils amèneront nécessairement dans le Corps législatif de ces hommes qui se font une gloire de leur attachement à un ordre de choses proscrit par la justice et la liberté. Ne craignez-vous pas que quelques hommes qui n’auront pas l’espérance d’être réélus se respectent moins un caractère que la confiance de la nation ne pourrait leur conserver? Pourquoi vous priver de la puissance morale de la réélection ?... Ce serait à tort sans doute que j’appuierais mon opinion de la crainte de voir une législature nouvelle chercher à changer la Constitution : mais què m’importe qu’elle ne la change pas, si elle la laisse périr 1... Avoir le droit de faire des lois réglementaires, c’est avoir le droit d’entraver, de tuer la Constitution. . . Quant à l’effet que produirait sur nos finances l’arrivée d’une législature absolument neuve, jogeons-en par nous-mêmes : pouvons-nous oublier combien notre longue expérience en matière de finances et d’impôts a coûté à la nation ? (Mouvement.) Pouvons-nous oublier ces sommes 122 {Assemblée nationale,] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [16 mai 1791.] énormes qui, sous nos yeux mêmes, ont été dilapidées par les ministres, sans que nous nous en doutassions? Certes, Messieurs, ces malheurs ne seraient pas arrivés si nous eussions eu parmi nous des hommes qui seraient sortis d’une législature précédente avec l’estime universelle de la nation ; ils nous auraient éclairés sur les entraves et sur les abus qu’on ne rougissait pas de faire naître à vos côtés. Croyez-vous, par exemple, que vos finances n’eussent pas été mieux administrées, plus sagement, plus économiquement, dès l’ouverture des Etats généraux, si dès lors nous avions eu sur cette matière l’expérience que nous avons acquise ? Que pourra faire à cet égard la prochaine législature, si, comme nous, elle est obligée d’attendre six ou sept mois pour qu’il se forme dans son sein un nouveau Camus? ( Applaudissements. )\\ faut un temps considérable pour s’instruire d’une foule de détails que les membres des législatures devront savoir. En finance surtout, les détails sont indispensables : or, le nombre des hommes instruits en finance est bien petit dans les départements. . . On craindra sans doute l’influence d’un homme ui joindrait à une grande éloquence bavardage 'avoir déjà concouru aux opérations d’une législature. Mais cet homme pourrait être sûr, j’en appelle aux mânes de Mirabeau, que s’il voulait tromper, abuser l’Assemblée, il s’attirerait un reproche d’immortalité, dont la supériorité de ses talents ne suffirait pas à la longue pour effacer l'impression... J’appuie donc l’opinion du comité. (Aux voix! aux voix!) M. le Président. J’ai reçu de M. de Lessart, ministre par intérim de la marine (1), la lettre suivante : « Monsieur le Président, « J’ai l’honneur d’adresser à l’Assemblée les dépêches arrivées hier de la Martinique, et qui (1) Suit la lettre par laquelle M. de Fleurieu a adressé au roi sa démission de ministre de la marine : Lorsque Votre Majesté daigna m’appeler au département de la marine et des colonies, elle voulut bien accueillir les observations qu’elle me permit de lui adresser, sur la nécessité de diviser un département dont les détails étaient trop nombreux, trop compliqués, pour qu’un seul ministre pût y suffire, surtout depuis que la responsabilité qui lui est imposée exige de sa part une surveillance plus active, plus immédiate, sur toutes les parties de ce vaste ensemble. Votre Majesté, dans la lettre dont elle m’honora, voulut bien me répondre qu’elle agréait la division du département ; mais qu’elle désirait que je me chargeasse d’en faire toutes les expéditions jusqu’à ce que la manière dont s’opérerait cette division put être décidée. Je n’écoutai que mon zèle et ma soumission aux volontés de Votre Majesté; j’entrai avec effroi dans une carrière dont j’avais été à portée de mesurer l’étendue ; mais j’étais souienu par l’espérance d’une division prochaine qui, en détachant du département l’administration des colonies, trop étrangère aux connaissances que j’avais pu acquérir, le réduirait à l’administration de la marine, à laquelle je pouvais espérer d’appliquer utilement l’élude et l’expérience de plusieurs années. Mais l’Assemblée nationale, qui a pesé dans sa sagesse les avantages et les désavantages pour la chose publique de la séparation des deux départements, s’est décidée pour en maintenir la réunion. J’ose renouveler à Votre Majesté les représentations que je pris la liberté de lui adresser avant d’entrer au contiennent des nouvelles satisfaisantes sur l’état dans lequel était cette colonie à l’époque du premier avril dernier. L’Assemblée nationale apprendra avec satisfaction que le fort Royal et le fort Bourbon sont rentrés dans l’obéissance sans qu’il y ait eu une goutte de sang répandue. (. Applaudissements .) « Signé : DE Lessart. » M. Charles de Cameth. La date de la lettre ?... (L’Assemblée renvoie cette lettre et les pièces qui y sont jointes au comité colonial.) Un de MM. les secrétaires fait lecture des trois lettres suivantes adressées au Président: l8 Lettre des députés de Saint-Domingue. « Monsieur le Président, « Nous allons adresser à nos commettants le décret que l'Assemblée nationale a rendu hier matin, concernant les gens de couleur et nègres libres. Dans l’état actuel des choses, nous croyons devoir nous abstenir des séances de l’Assemblée et nous vous prions de lui en faire part. (Applaudissements.) « Nous sommes, etc. « Signé : de Gouy-d’Arsy, de Reynaud, de PÉR1GNY, DEYlLLEBLANCHE, GÉRARD. » 2° Lettre des députés de la Guadeloupe. « Monsieur le Président, « Le décret que l’Assemblée nationale a rendu hier, concernant les hommes de couleur libres, nous met dans la nécessité de nous abstenir de ses séances. « Invariablement attachés à l’intérêt de nos commettants et à celui de la nation, nous en servirons mieux l’un et l’autre. Nous ne cesserons pas, dans les circonstances imprévues et ministère. L’exercice de quelques mois, bien loin de m’avoir rassuré sur la mesure de mes forces pour remplir une tâche si vaste, n’a fait que confirmer dans moi la conviction de leur insuffisance. Trente-six années effectives d’un service pénible ou d’un travail forcé, une santé toujours incertaine, des facultés usées, ne me laissent plus la possibilité d’acquérir les connaissances multipliées qui me manquent et qu’exige l’administration des colonies. S’il ne s’agissait que de sacrifices de ma part, mon dévouement pour la personne de Votre Majesté, mon amour du bien public me les rendraient tous faciles. Le désir d’être utile à ma patrie ne m’abandonnera jamais ; tous les instants de ma vie y seront consacrés: mais quand on a bien mesuré ses moyens, et qu’on les trouve .insuffisants, on doit imposer silence à son zèle et se rendre justice. Je dois donc, en bon serviteur du roi, en bon citoyen, eu honnête homme, supplier Votre Majesté, et je la supplie d’agréer ma démission de la charge de secrétaire d’Etat au département de la marine et des colonies. Je ne me permets point, dans ce moment, de penser à ma position, à mes intérêts : j ai dû oublier que je suis absolument sans fortune. Il me suffit que, pendant le temps que j’ai rempli les fonclious délicates du ministère, ma conduite ait pu mériter l’approbation de Votre Majesté, et ma conscience m’assure que l’Assemblée nationale rendra justice à la pureté de mon administration, comme à celle de mes principes. Signé : de Fleurieu.