384 ARCHIVES PARLEMENTAIRES - CONVENTION NATIONALE très sont en général mal cultivés. L’industrie et le commerce languissent, parce qu’une immense quantité de fonds qui les alimenteraient, restent inutiles sous le séquestre; enfin toutes les parties de l’administration relatives à la gestion des propriétés devenues nationales, et la comptabilité qui les concerne, sont tellement entravées, par la multitude d’opérations qu’exigent les biens provisoirement séquestrés, que ceux qui les dirigent ne sont presque plus à même de suffire à leurs travaux, ou ne peuvent les exécuter que très imparfaitement. Vous jugerez sans doute, d’après ces motifs, qu’il est de votre justice de faire cesser des circonstances aussi fâcheuses, et de venir le plus promptement possible au secours de cette multitude de citoyens, sur lesquels on ne doit pas laisser peser plus longtemps la rigueur de la loi. Je demande donc que, dans les jours où la discussion sur la liquidation n’aura pas lieu, celle sur le personnel des émigrés soit continuée. Nous passons à la discussion de cette partie de la loi sur les émigrés, dont l’exécution a fait connaître sans doute les plus grands ennemis de la Révolution, mais a été en même temps pour une infinité de bons citoyens l’objet des plus grands embarras, et a donné lieu pour un très-grand nombre aux suites les plus fâcheuses. Je veux parler des certificats de résidence sur lesquels les lois antérieures n’ont pas déterminé un mode, sinon assez précis, au moins assez peu compliqué pour que les corps administratifs ne fussent pas à cet égard dans le cas de suivre une marche très souvent incertaine et quelquefois arbitraire. Il a donc fallu rectifier les formes anciennes, et ajouter à ce qui leur manquait pour que les citoyens connussent d’une manière plus particulière les obligations qu’ils ont à remplir. Nous ne devons pas nous dissimuler que la mesure de sûreté générale qui exige que les citoyens justifient de leur résidence nécessite des dispositions qui doivent paraître vexatoires; mais s’il est un moment où elles peuvent être ramenées à un terme moins rigoureux, c’est sans doute dans celui où il est démontré que l’émigration, sinon arrêtée, ne sera au moins par la suite que peu fréquente, et que par conséquent cette modification ne peut présenter ni danger ni inconvénient. Car, il faut le dire ici, ce ne serait pas contre les émigrés, mais contre nous-mêmes, que nous dirigerions-le but de la loi, si le système qui a précédé était conservé dans toute sa rigidité. La commission dans le projet qu’elle vous présente a tâché, autant qu’il était en elle, de remplir cet objet; mais, en laissant subsister l’obhgation de justifier de la résidence, au lieu de la situation des biens, avec des formes à la vérité moins gênantes, elle ne paraît pas cependant avoir encore fait tout ce que les circonstances peuvent permettre à cet égard. C’est pour y suppléer que je crois devoir vous proposer ici de dispenser les citoyens de cette dernière obligation; mais, en modifiant ainsi le projet de la commission, ou plutôt la loi existante, je n’entends pas pour cela qu’on doive négliger les mesures accessoires d’après lesquelles la résidence des citoyens sur le territoire de la République doit être sans cesse surveillée et constatée, ni que ces mesures ne soient toujours telles que les traîtres qui souilleraient le territoire de la République ne puissent échapper à la justice nationale qui les poursuit. Au reste, les dispositions qui vont vous être soumises, et qui consistent dans des modifications qui rentrent, à très-peu de choses près, dans l’ordre établi par le projet de la commission, prouveront par leur résultat qu’en soulageant d’une manière très-sensible les citoyens, elles ne peuvent préjudicier à la sûreté ni à l’intérêt de la République. Le rapporteur lit un projet de décret conforme aux bases qu’il vient d’établir (95). DUHEM : Je m’oppose à l’admission des articles proposés par le rapporteur. Quoi qu’il ait pu dire pour les appuyer, il n’en reste pas moins vrai, dans mon opinion, qu’il faut, comme l’avait demandé Lejeune, faire une distinction entre les pères et mères d’émigrés nobles, et ceux des émigrés non nobles. C’est parce que l’aristocratie lève une tête audacieuse, c’est parce qu’on semble s’attacher à détruire l’égalité, que j’insiste pour qu’on punisse sévèrement tous ceux qui ont favorisé les complots des ennemis de la Révolution. Je demande donc qu’on fasse la distinction proposée par Lejeune, et qu’on n’accorde aux pères et mères des émigrés nobles que des pensions alimentaires. Leurs biens sont la trop juste indemnité de l’exécrable guerre qu’ils nous ont occasionnée ; c’est une trop légère punition des maux qu’ils ont faits à la République en portant les armes contre elle. BENTABOLE : Il me sera facile de prouver que la proposition du préopinant est contre toute justice, car il y a eu plus d’émigrés non nobles que d’émigrés nobles. Et certes, si le crime de ces derniers est atroce, impardonnable, comment caractériser celui d’hommes en faveur desquels la Révolution était faite : qui, loin d’accepter, de bénir les bienfaits qu’elle répandait sur eux, sont allés fomenter chez les étrangers la haine du nom français et augmenter le nombre des assassins de la liberté? Je demande que les articles présentés par le rapporteur soient adoptés. ROUX (de la Haute-Marne) : Je pense, comme Bentabole, qu’il y a eu plus d’émigrés non nobles que d’émigrés ci-devant nobles. Je pense qu’il est temps que la justice soit égale pour tous. Pourquoi rappeler toujours des castes que la loi a détruites? Est-ce que nous connaissons encore des nobles et des prêtres? Non, la France ne veut plus de ces distinctions inju-(95) Moniteur, XXII, 179-180; Ann. Patr., n” 645 ; Ann. R. F., n" 16; C. Eg., n° 780; F. de la Républ., n" 17; Gazette Fr., n° 1010; J. Fr., n° 742; J. Mont., n° 161; J. Paris, n° 17; J. Perlet, n 744; J. Univ., n 1778; Mess. Soir, n° 780; M. U., XLIV, 249; Rép., n" 17. SÉANCE DU 16 VENDÉMIAIRE AN III (7 OCTOBRE 1794) - N° 61 385 rieuses, la France veut que tous les coupables soient punis, que tous les gens de bien soient protégés. Tel était le but du rapport que Lin-det nous a fait, au nom des trois comités. Songez, citoyens, que la loi, pour être juste, pour être égale, ne doit faire acception de personne. Je demande que les articles proposés par le comité soient mis aux voix (96). TALOT : Partout où il y a le même délit, il doit y avoir la même peine : il ne seroit pas plus doux, sans doute, de voir la liberté renversée par des plébéiens que par des nobles, et je n’ai pas moins d’horreur pour Robespierre et Dumouriez, que pour Bouillé et La Fayette (97). BOURDON (de l’Oise) : Nous serions tous d’accord si l’on voulait faire attention qu’il ne s’agit point ici d’une loi, qui, sans doute, doit être égale pour tous et ne faire acception de personne, mais d’un règlement pénal contre ceux qui ont excité ou favorisé la guerre faite à la patrie par des enfants dénaturés. Lorsqu’on rencontre la caisse d’un parti avec lequel on est en guerre, ne s’empresse-t-on pas de la saisir? Eh bien ! nous sommes en guerre avec les émigrés, leur caisse est ici, ce sont les biens de leurs pères et mères; confisquons la caisse, qu’elle nous indemnise des dépenses énormes que nous ont occasionnées les hostilités de ces assassins de leur pays, et accordons seulement des pensions alimentaires. On s’élève contre cette dénomination de nobles; mais quand on punit un homme d’un délit qui tient à des préjugés de naissance autant qu’à la méchanceté de son coeur, il faut bien dire qu’il est ci-devant noble, si vraiment il est né noble. CLAUZEL : Si l’on s’obstine à vouloir faire admettre la distinction qu’on propose, je demanderai aussi la confiscation des biens de tous ces négociants, dont on ne parle pas, qui ont été les banquiers et les caissiers des révoltes dont quelques départements ont osé lever l’étendard. Je vous demande, citoyens, si, lorsque nos braves guerriers rencontrent aux frontières des émigrés, ils leur demandent s’ils sont nés nobles ou roturiers? CAMBACÉRÈS : La Convention ne veut ni commettre d’injustice, ni accorder l’impunité au crime. Je demande que ces articles soient renvoyés à un nouvel examen des comités, qui pourront présenter un projet qui concilie toutes les opinions, et qui ne blesse ni l’intérêt de la patrie, ni celui de l’humanité. - Le renvoi est décrété (98). (96) Moniteur, XXII, 180 ; Débats, n° 746, 268. (97) J. Perlet, n 744. (98) Moniteur, XXII, 180; Débats, n° 746, 268; J. Paris, n” 17. 61 Le représentant du peuple Grégoire lit une lettre qui lui a été écrite par des colons, et qui contient quelques inculpations contre lui; il expose que le zèle qu’il a toujours montré pour les gens de couleur est l’unique cause des reproches dirigés contre lui, il assure qu’il n’en soutiendra pas moins de tout son pouvoir la cause de la liberté et de l’humanité. Un membre demande l’ordre du jour, motivé sur ce que, si l’assemblée faisoit quelqu’attention à ces réclamations, elle auroit souvent à retirer des membres de ses comités, parce qu’il se trouve toujours des gens qui redoutent l’oeil de l’homme de bien, où qu’il soit placé, et sur ce que le crime de Grégoire, aux yeux de certaines gens, c’est l’ardeur avec laquelle il a toujours défendu la cause de la liberté et de l’humanité. L’assemblée passe à l’ordre du jour (99). GRÉGOIRE : Citoyens, j’ai défendu successivement les juifs, les anabaptistes, les Suisses fribourgeois condamnés aux galères, et les gens de couleur. Ces actes de courage ont attiré sur moi un déluge de calomnies et de libelles. Mais ce qui m’a valu les outrages les plus multipliés, les persécutions les plus atroces, c’est ma constance à réclamer en faveur des habitants de l’Afrique, despotisés en Amérique par quelques habitants de l’Europe, qui se disent amis de l’égalité et de la liberté, et qui veulent être propriétaires d’hommes. A l’ouverture des séances de la commission des colonies, je débutai par l’offre de ma démission, parce que, dis-je, à mes collègues, ayant autrefois pris part à la discussion des affaires coloniales d’après les principes qui ne sont pas ceux de certaines personnes, ma participation à votre travail pourrait y jeter de la défaveur aux yeux des hommes prévenus ou malveillants. A ce motif se joignent l’étendue d’autres occupations relatives au bien public, et l’altération de ma santé par l’excès du travail. Après une discussion, mes collègues pensèrent que ma délicatesse était exagérée, et qu’honoré de la confiance dont vous m’aviez investi, je devais rester avec eux. Le même jour, un colon vint demander à me parler en particulier pour m’engager à me retirer, attendu, me dit-il, qu’il avait des preuves matérielles contre moi; je lui répondis que je me réjouissais de voir ses preuves matérielles, pour les discuter d’une manière très-formelle, et je l’engageai à venir annoncer hautement ce fait à la commission; il refusa. (99) P.-V., XLVII, 26. Débats, n” 746, 268-269; J. Paris, n” 16.