[Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. 12 août 1790.] 551 Pour dimanche , 14 du courant. (C’est la copie d’un billet en partie imprimé, trouvé dans les papiers de M. Bonne-Savardin.) DEUXIÈME ANNEXE A LA SÉANCE DE L’ASSEMBLÉE NATIONALE DU 2 AOUT 1790. Mémoire à consulter et consultation pour M. Guignard Sainl-Priest , ministre et secrétaire d’Etat. Au mois de juillet de l’année dernière, j’ai été compris par l’Assemblée nationale, dans le nombre de ces ministres dont elle a déclaré solennellement qu’ils emportaient avec eux dans leur retraite, l'estime de la nation et ses regrets. Au mois de juillet de cette année, je me vois dénoncé au Châtelet par le comité des recherches de la ville de Paris, comme l’ennemi de l’Assemblée nationale et un conspirateur contre la liberté du peuple. D’où peut venir uu contraste si frappant! et qui offre un exemple si frappant des vicissitudes humaines! Est-ce que je n’aurais pas été digne l’année dernière des sentiments si glorieux pour moi qui m’ont été témoignés par l’Assemblée nationale ou est-ce que j’aurais mérité aujourd’hui les inculpations si odieuses dont le comité des recherches m’a rendu l’objet ? Est-ce que j’aurais eu le courage de me montrer citoyen à une époque où il pouvait y avoir peut-être quelque danger à paraître tel, et que j’aurais cessé d’avoir ce courage dans un moment où ce titre est devenu si satisfaisant et si honorable? En un mot, est-ce moi qui ai changé, ou serais-je aujourd’buien butte à des ennemis, qui, l’année dernière, n’avaient pas encore osé manifester les projets qu’ils avaient formés contre moi? Je cherche à m’expliquer cet étrange problème et je ne puis pas y parvenir. Je croyais que ma vie publique et même ma vie privée étaient assez connues pour qu’elles eussent pu, seules, me garantir des odieuses imputations qu’on se permet de me faire. Depuis quarante années que je me suis dévoué au service de mon pays, je pourrais demander quel est donc le délit dont je me suis rendu coupable, ou dans quelle occasion j’ai pu mériter de faire naître des soupçons sur ma fidélité ou sur mon zèle? J’ai occupé, dans le cours de ces quarante années de ma carrière politique, les emplois les plus importants : j’ai eu l’honneur de représenter le gouvernement français dans plusieurs ambassades ; j’ai eu quelquefois à exercer les fonctions les plus difficiles, je pourrais même dire les plus périlleuses ; partout je crois avoir toujours rempli mes devoirs en homme digne, peut-être, de la confiance honorable dont j’étais chargé, en dépositaire fidèle des intérêts publics, et en véritable citoyen français. Je n’ai jamais surtout séparé l’estime du roi de de Sardaigne, de lui être présentés sans introducteur. l’estime du peuple; je n’ai point pensé qu'il dût y avoir entre le monarque et la nation une opposition d’intérêts, ou une différence de vues; je les ai toujours regardés, au contraire, comme ne pouvant avoir l’un et l’autre que le même but; et la Révolution qui est venue, rapprocher encore de plus près le roi d’un peuple pour lequel il a une si véritable affection, n’a point rencontré d’obstacles dans mes idées, et encore moins dans mes sentiments. Cependant il n’est que trop vrai que je suis devenu depuis quelques mois l’objet d’une persécution à laquelle il m’était aussi impossible de m’attendre, qu’il me l’est de pénétrer les motifs qui l’ont excitée. Cette persécution a commencé au mois de septembre dernier. On se rappelle qu’à cette époque, je fusdénoA cé au district de Saint-Philippe-du-Roule, auprès duquel on avait cherché à rendre mes opinions suspectes. Je me présentai à mon district, je demandai à y être entendu ; je n’eus pas de peine à m’y justifier, et il m’est permis de publier aujourd’hui avec reconnaissance que j’y reçus les marques d’estime les plus houorabfes et les plus tou-chnntes. Ce premier échec ne déconcerta pas ceux qui en voulaient à ma place où à ma personne. Bientôt après, et au mois d’octobre, c’est devant l’Assemblée nationale elle-même que je fus traduit pour une prétendue réponse offensante pour elle, qu’on supposait que j’avais faite à des femmes du peuple de Paris alors àVersailles. Jen’eus encore besoin, dans cette occasion, que d’éclaircir les faits pour faire tomber cette inculpation. J’eus l’honneur d’écrire sur-le-champ au Président de l’Assemble nationale ; j’offris de prouver que la réponse qu’on me prêtait, n’était pas celle que j’avais faite ; je protestai de mon dévouement pour l’Assemblée nationale et pour ses décrets sanctionnés par le roi; et ceux qui méconnaissent, savent bien que je ne suis pas capable de professer des sentiments qui ne seraient pas gravés dans mon cœur. Sur ma lettre, la dénonciation fût renvoyée au comité des rapports, et elle a paru si dénuée de fondements à ce comité, qu’il n’a pas cru devoir y donner de suite. A l’affaire de Versailles a succédé ensuite celle de Marseille. J’ai été dénoncé de nouveau à l’Assemblée nationale, à l’occasion des troubles qui s’étaient élevés dans cette ville au mois de mai dernier, et j’ai été dénoncé comme réfractaire aux décrets de cette Assemblée. Ma réponse encore a été bien simple. J’ai écrit te 2 juin au Président de l’Assemblée nationale et j’ai établi, dans ma défense, que non seulement dans les mesures que j’avajs prises pour Marseille, d’après les ordres qui m’avaient été donnés par le roi, je n’avais pas enfreint les décrets rendus par cette Assemblée, mais que je m’étais, au contraire, conformé littéralement aux dispositions qu’elle avait prescrites. Cette défense a paru, sans doute, satisfaisante au comité des rapports où cette dénonciation particulière a été également renvoyée, puisque ce comité n’en a fait depuis aucune mention. Ce n’était pas là apparemment ce qu’avaient es péré les ennemis qui me poursuivaient. Quand on a vu le mauvais succès de ces dénonciations qu’on se permettait contre moi à l’As-■ semblée nationale, on a senti qu’il fallait encore 552 [Assemblée nationale.) ARCHIVES PARLEMENTAIRES. quelque chose de plus imposant, et on a pensé sans doute que le moment était venu de me traduire dans les tribunaux comme crime de lèse-nation, et de me présenter au peuple français comme l’ennemi de sa liberté. On m’a donc accusé, en effet, devant le Châtelet, comme un conspirateur contre la nation, et voici quel est l’événement qui a servi de prétexte à cette accusation si étrange tout à la fois et si odieuse. Le 30 avril dernier, M. Bonne-Savardin, capitaine d’artillerie au service de Hollande, et chevalier de l’ordre de Saint-Louis, a été arrêté au Pont-de-Beauvoisin, au moment où il se disposait à passer sur le territoire de la Savoie. En l’arrêtant, les officiers municipaux de Beau-voisin se sont saisis de ses effets et y ont fait apposer leur cachet. M. Bonne-Savardin a été conduit ensuite à Lyon et transféré de là à Paris, dans l’Abbaye-de-Saint-Germain où il a été enfermé. Cet officier a été interrogé sur-le-champ par le comité des recherches de la commune. Son interrogatoire a été extrêmement long et a duré plusieurs séances. Il paraît qu’on impute à M. Bonne-Savardin d’avoir formé avec M. de Maillebois, un projet de contre-révolution en France, et d’avoir cherché à favoriser l'exécution de ce projet par l’introduction de quelques troupes étrangères dans le royaume. Il paraît encore que la base de cette imputation est dans une déclaration faite au mois de mars, au comité des recherches, par le secrétaire de M. de Maillebois, dans une autre déclaration d’un valet de chambre de M. de Maillebois, faite à peu près à la même date, et dans quelques lettres anonymes écrites aussi à la même époque. Je ne me permetterai point d’apprécier ces cé-clarations ni ces lettres ; ce n’est point à moi à rechercher le degré de confiance qu’on doit y ajouter, ou quels sont les preuves ou les soupçons seulement qui en résultent : je n’ai point d’intérêt à ce que l’accusation intentée contre MM. de Maillebois et Bonne-Savardin soit établie ou ne le soit pas ; je désire que ces officiers soient innocents; mais si, par malheur, ils étaient coupables, je serais le premier à convenir que les poursuites dont ils sont l’objet sont aussi légitimes que nécessaires. Voici, au reste, dans cette accusation, ce qui me regarde : Parmi les pièces recueillies ou découvertes par le comité des recherches relativement à M. Bonne-Savardin, il s’en trouvait deux écrites, dit-on, en entier, de la main même de cet officier. L’une de ces pièces est un livre de raison où on voit que M. Bonne-Savardin était dans l’usage de se rendre compte à lui-même de ce qu’il pouvait avoir fait chaque jour. L’autre est le récit d’une conversation que cet officier dit avoir eu avec un particulier qu’il appelle du nom de Farcy, et qu’il avait mise par écrit apparemment pour la conserver ou pour la transmettre. La conversation ne paraît pas avoir de date dans le récit. Seulement, on voit, dans ce récit, que cette conversation a été tenue un jour où M. Bonne-Savardin a été mandé au comité des recherches de l’hôtel de ville. D’un autre côté, on voit, dans le livre de raison, que le jour où M. Bonne-Savardin a été mandé au [2 août 1790.| comité des recherches de l’hôtel de ville, est le 5 décembre dernier. Une lettre de M. Bonne-Savardin à M. de Maillebois, trouvée dans les papiers de M. Bonne-Savardin, donne aussi à la conversation la même date. En même temps, il résulte du livre de raison de M. Bonne-Savardin, que précisément le 5 décembre dernier, cet officier est venu me faire une visite et qu’il m’en a fait même une autre le lendemain . C’est ce rapprochement qui a été sur-le-champ saisi par le comité des recherches et qui est devenu le fondement de la dénonciation que le le comité s’est permise contre moi. Le comité des recherches a dit : Il paraît que de la conversation que M. Bonne-Savardin a eue avec le nommé Farcy , que ce Farcy n’était pas plus éloigné du projet d’une comre-révolution que M. Bonne-Savardin lui-même. Or, Farcy est certainement M. deSaint-Priest. Car d’une part, on voit, par le récit de la conversation, que cette conversation a été tenue entre M. Bonne-Savardin et Farcy , le 5 décembre. On voit aussi, par la lettre de M. Savardin à M. Maillebois, que le 5 décembre cet officier a vu le nommé Farcy. D’autre part, le livre de raison atteste, que le 5 décembre M. Bonne-Savardin est allé faire une visite àM. de Saint-Priest, et qu’il lui en fit une autre le lendemain. Donc, M. de Saint-Priest et Farcy sont la même personne. Donc, M. de Saint-Priest est coupable ou complice du projet de contre-révolution qui a été formé. Il est évident que c’est ainsi qu’a raisonné le comité des recherches. C’est là-dessus qu’il a pressé vivement M. Bonne-Savardin dans ses différents interrogatoires; et quoique cet officier, non seulement ne soit pas convenu dans ces interrogatoires que j’étais celui qu’il avait désigné du nom de Farcy , maisqu’eo-core il ait attesté hautement que « d’après les « sentiments qu’il me connaissait, j’étais si éloigné « d’être l’apôtre d’une contre-révolution, que « jamais il n’aurait osé me nommer M. de Mai 11e-« bois pour général de cette entreprise », cependant le comité des recherches n’en a pas moins persévéré à prétendre que c’était moi qui étais ou qui devais être ce Farcy avec lequel M. Bonne-Savardin avait dit être entretenu, et ne m'en a pas moins dénoncé au Châtelet sur ce fondement. Avant d’aller plus loin, je prie qu’on remarque dans quelles circonstances cette dénonciation a été portée. C’est le 4 juin que l’interrogatoire de M. Bonne-Savardin a été clos. A cette époque, toutes les pièces que le comité des recherches a publiées depuis, lui étaient connues, et, par l’interrogatoire, il savait qu’elle opinion il était autorisé à prendre de ces pièces. Ce comité pouvait donc, puisqu’il pensait, d’après ces pièces, qu’il y avait lieu à dénonciation, faire cette dénonciation bientôt après l’interrogatoire achevé, ou, en supposont qu’il fallut encore quelques jours à celui de ses membres qu’il avait chargé de lui rendre compte de cette affaire, pour la rédaction de son rapport, ce rapport ne pouvait jamais retarder la dénonciation tout au plus que d’une semaine. Mais ce n’a pas été la marche du comité des recherches; et comme si ce comité avait voulu 12 aoûtim] [Assemblée nationale,] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. 553 lier la dénonciation qu’il avait le projet de faire à une époque plus remarquable; comme si, dans cet objet il avait cru devoir choisir celle qui s’approchait de la Fédération du 14 juillet, moment où les députés de toutes les provinces du royaume devaient se trouver à Paris pour la circonstance la plus solennelle et la plus auguste, et où l’explosion de sa dénonciation devait par conséquent être la plus violente, il se trouve que que c’est précisément au moment de cette Fédération qu’il m’a dénoncé. En effet, c’est le 9 juillet que le comité a autorisé, par un arrêté, le procureur syndic de la Commune à me dénoncer au Châtelet. C’est le même jour que le même comité a pris un autre arrêté pour ordonner l’impression du rapport de son commissaire avec les pièces justificatives et la distribution de ce rapport et de ces pièces en très grand, nombre (1), Le lendemain, les pièces ont été envoyées au procureur-syndic de la Commune. Le 12, elles ont été déposées au greffe du Châtelet. Et déjà, dans le cours de la journée du mardi 13, une multitude de libelles atroces se répandaient dans Paris contre moi : j’étais représenté dans ces libelles comme un conspirateur et un traître à la patrie; on allait même jusqu’à demander le renvoi de tous les ministres ; on proposait des motions à faire pour ce renvoi, au champ de Mars., par tous les bons citoyens ; en un mot, j’étais à peine dénoncé, et je n’étais encore que dénoncé, que ia fermentation était à son comble. Je veux croire que le comité des recherches n’avait pas prévu cette fermentation, qui pouvait si facilement avoir des suites si funestes, mais il faut avouer que si je ne suis pas devenu, à cette époque, la victime d’une multitude abusée, si la tranquillité générale n’a pas été un seul moment interrompue, si la plus imposante fête, dont jamais aucune nation ait donné l’exemple à l'univers, n’a pas été souillée par quelque attentat capable d’en ternir la gloire, ce n’est pas la faute de ce comité ; il n’a pas tenu à lui de m’exposer, moi en particulier qui ai eu l’honDeur d’accompagner partout le roi, au plus grand danger; et je ne dois peut-être qu’à la réputation seule dont je jouis, à l’autorité de mon caractère qui en impose à mes ennemis mêmes, à la connaissance qu’on a du courage avec lequel je remplis courageusement mes devoirs malgré les obstacles que pourrait rencontrer mon zèle; enfin, j’oserai le dire, à l’irréprochabilité de ma vie tout entière, d’avoir échappé à la violence des préventions qu’il était parvenu à exciter contre moi par la dénonciation qu’il s’était permise. Quoi qu’il en soit, je reviens à cette dénonciation. Elle a à mon égard deux objets. Je suis accusé par le comité des recherches : 1° « de n’avoir pas repoussé ni dénoncé aux tri-« bunaux des offres criminelles qui m’avaient « été faites par M. Bonne-Savardin, et de les « avoir, au contraire, favorablement accueillies « par des témoignages de bienveillance et par la « communication d’autres projets non moins con-« traires à la Constitution. » 2° De n’avoir cessé de témoigner ma haine et mon mépris pour l’Assemblée nationale et les lois (1) C’est, sans doute, la première fois qu’on s’est permis de publier les pièces d’une procédure avant que le juge même en eût connaissance, et qu’il eût rien prononcé sur elles. décrétées par elle et acceptées par le roi, tandis que le premier devoir d’un ministre est de les faire exécuter et respecter. Je ne crois pas qu’il est nécessaire que je parle ici de l’espèce de précaution, pour ainsi dire, oratoire que prend l’auteur du rapport fait au comité des recherches, pour faire entendre que, quoique ministre du roi, ce comité n’en devait pas moins au salut public de me dénoncer aux tribunaux comme tout autre particulier. Certes, il me semble que c’était là une précaution bien superflue. Avant même que la responsabilité fût devenue une loi de l’Etat, rien n’aurait empêché qu’un ministre, coupable de projets séditieux contre son pays, n’eût pu être dénoncé aux tribunaux. Depuis 1a responsabilité, la liberté de ces dénonciations ne peut pas seulement être mise en doute. Ce n’était donc pas la peine d’écrire plusieurs pages pour démontrer une vérité aussi simple, et l’auteur aurait pu se les épargner. Il aurait pu s’épargner aussi ce qu’il dit dans un autre endroit de son rapport , qu’il était nécessaire que le comité me dénonçât précisément, pour me donner les moyens de faire éclater mon innocence tdus facilement. Je sens tous les prix d’une attention aussi délicate de la part du comité des recherches, mais je ne crois pas que j’eusse besoin qu’on me mît dans le cas de me défendre de la prétendue bienveillance avec laquelle on suppose que j’aie accueilli un projet atroce, pour paraître innocent de ce projet même. D’ailleurs, si la considération dont il est important que les ministres soient environnés par intérêt pour leurs fonctions mêmes, n’est pas un obstacle à ce qu’ils puissent être dénoncés aux tribunaux, lorsqu’on présume qu’ils peuvent être coupables, il faut convenir aussi qu’un homme n’est pas suspect, par cela seul qu’il est ministre, et qu’on lui doit, au moins, dans les poursuites qu’on veut exercer contre lui, la même justice qu’on aurait pour les citoyens ordinaires, c’est-à-dire celle de ne pas compromettre son honneur sans fondement ou même sans vraisemblance. Or. cette justice, le comité des recherches en a évidemment manqué vis-à-vis de moi. D’abord il m’accuse de n’avoir cessé de témoigner ma haine et mon mépris pour l’Assemblée nationale et les lois décrétées par elle et sanctionnées par le roi. J’aurais, sans doute, le droitde relever ces expressions de haine et de mépris qu’on a affecté de choisir pour rendre cette inculpation encore plus grave, comme s’il n’était pas absurde de supposer qu’un Français, quel qu’il fût, et même quelles ue puissent être ses opinions particulières, eût u mépris et de la haine pour l’Assemblée nationale et les lois qu’elle a décrétées et qui ont reçu 1a sanction du roi. J� pourrais encore faire remarquer que, dans toutes les occasions publiques où j’ai agi comme ministre du roi, ou écrit en cette qualité, j’ai donné les preuves les moins équivoques de mon véritable respect pour l’Assemblée nationale, et de ma profonde soumission aux décrets qui sont émanés d’elle et que le roi a sanctionnés. Mais je ne m’arrête pas même à ces observations: je demande de quel droit le comité des recherches s’est permis contre moi l’inculpation particulière dont je suis l’objet? Ce comité est composé, dit-on, de jurisconsultes. &34 [Assemblée naüdtlkle.j ARCHIVÉS MRLÊMENT AIRES. [2 août 1790. Cës jurisconsultes doivent savoir qu'on h�ëëi pas libre de dénoncer âhx tribunaux, contre l’honneur d’un citoyen, des allégations seülerdent oü des conjectures, qü’oü ne jîéùt leur dénoncer que des faits. Or ici, le comité ne cite àücutt fait à l’appui de cettë inculpation. Il m’accuse formellement de u’avoit cesSê de tédaoignet ma haine et mon mépris pour rAsSem-blée nationale et il ne dit pas en quelle occasion, en quelles circonstance�, dans qüel moment, en quel lieu j’ai témoigné cette hairie ou ce mépris ; il n’articulé rien, il n’expliqué rien : il se borne à me faite uti reproche absolument Vague. fit lui qui se vante de m’avoir dénoncé üüiqüë-ment pdur me donner les moyens de faite éclater mon innocence avec plüs de facilité, s’y est âu contfàirë pris, editune on voit, de maniéré, eü m’accusant, qu’il m’ôte le moyen de la faire éclater dü tout. Je prié qu’on me dise Si on se serait permis de traiter le plus simple citoyeh avec ühè injustice piuS révoltante ! La même injustice se manifeste encore ddns la secondé inculpation que le comité des recherches a ctu pouvoir hasarder contre moi. Je suis accusé de n’aVoir pas repouSsé des offres criminelles qui m’orit été faites pat M. Bonne-Savârdin, à l’occasion des projets qtt’on impute à cet officié!’ et à M. dé Mailléboiê, ët même d’avoir accueilli ceS offres avec biëhvëillànce. Je commence d’abord par protester, comme je l’di fait dans Ja lettre que mdti premier mouvement m’a porté à adresser le 13 juillet au Président dë l'Assemblée nationale, que je n’ai eu de rüa vië aucun rapport de confiance avec MM. de MailléboiS et de Savardifi,et qüe, quoique j’aie été à portée de lés cotinattre toüs deui, je les ài cependant trop peu Vus l’Un et l’autre poür qüe cès relatiüfis aient laissé des trdçes. Jeprolestë ensuite qüe, dans le petit nombre de visites que M. Bonne-Savdrdin a eu occasion dë me faire il y a quelques mois, il ne m’a jamais parlé en aucune manière, ni directement ni indirectement, d’üu projet de contre-révolution, et qilHi në m’a Jamàis entretenu que du désir qu’il àürâit qüe le gouvernement pût payer les dettes deM. de Mdiilebdis, oü doûner à ce général dti Service en firancè. VOiiâ nia décldratidü solennelle relativement à l’imputation qüi m’éSt faite dë n’avoir pas repoussé, ou plutôt d’avoir accueilli ies projets du'oü süpposé m’avoir été communiqués par M. Boühe-SâVardin; et cette déclaration publique d‘ün homme qu’on n’accusera peut-être pas de s’être idqntré jüsqu’ici sans quelques vertus, doit me suffire sans doute pour ma défense, jusqu’à ce qmoh m’oppose des preuves qui paraissent la faire tomber du la contrarient. Je dëmàiide donc où sont ces preuves sur la foi desquelles le comité des recherches a cru pouvoir Sfe livrer â la dénonciation que je lui reproché? Il parait que toutes ces preuves se réduisent à ütië conversation tenue ëntrôj M. Bonne-Savar-Üin ët un Sieur Parcy , qü’oü a trouvée écrite de la maiil dë M. BOüne-Savàrdin, et à laquelle on prête un sens qui suppose, entre les deux intër-lqcütëüi’s, ies intentions lés plus coupables elles plus endémies. J’ài lü lë récit dé Cette Conversation qüi â été imprimé par le comité des recherches . Je ü’âi point d’intérêt à examiner si/en effet, le dialogue qui fait l’objet de cette conversation renferme ou non le Sêns odieux qu’on lui prête. Peut-être ne serait-il pas difficile de faire voir qti’il y a au moins, de la part du comité des recherches, tfne interprétation bien forcée dans les conséquences si alarmantes qu’il a cru pouvoir* en tirer; mais encore, une fois, une telle discussion m’est absolument étrangère, parce que la conversation elle-même me Best. � Je cherche seulement pourquoi le comité des recherches s’est permis de supposer que c’était moi qui étais le personnage que M. Bonne-Sa var-din a vait désigné sûüs ie nom de Farcy, et quels ont pu être lès motifs d’une application si étrange? Il n’y avait, à ce qu’il me semble, que deux manières de me compliquer dans l’accusation qu’on se proposait d’intenter contre M. Bonne-Savardin. C’était d’abord, si M. Bonne-Savardin m’avait nommé dans la conversation qu’il a mise sur le papier à la place du personnage qu’il appelle du nom de Farcy ; Et ensuite si, quoiqu’il ne m’eût pas nommé dans la conversation, il m’eût nommé au moins dans son interrogatoire. J’observe que dans ces deux cas là-même, j’aurais eu le droit de repousser le témoignage de M. BoUnc-Savardin par le mien propre, et qu’a-lors il n’aurait pas existé de preuves contre moi; mais enfin on aürait eu aù moins uüe sorte de prétexte pour me dénoncer. . Je demande donc au comité des recherches, si M. Bonne-Savardin m’a nommé dans là conversation qu’il a tënü'e avec Farcy? Je lui demande s'il m’a nommé au moins dans son interrogatoire? Le comité des recherches est forcé de répondre que non; mais il observe, comme je lë disais tout à l’heure : A l’égard de la conversation, que c*est le û décembre qu’elle a été tenue, et que précisément, le 5 décembre , M. de Savardin a écrit, sur son livre de raison m’avoir fait une visite, ainsi que le 6. Il observe encore que, d’après le récit de cette conversation, il parait que cet officier a vu aussi le nommé Farcy , le 5 et le 6 décembre. A i’êgard de l'interrogatoire, qu’en effet M. de Savàrdm ne m’a pas nommé; qu’il a évité de me nomttier; qu’il a refusé de me nommer, mais qu’if n’a pas non plus nié formellement que le nom de Farcy ne fût pas le mien et que, pour qüi connaissait ie cœur humain, les tergiversations de M. Bonne-Savardin étaient une désignation beaucoup plus irréprochable que l'aveu, le plus formel lüi-même ne pourrait i’êLre (1). J’ai de la peine à croire qu’oü ait jamais eu le courage de porter de pareils principes dans les tribunaux. D’abord qu’est-ce que c’est que le ii vre de M.Bonne-Savardin à mon égard? Est-ce là une preuve qu’on puisse m’opposer? Est-ce une preuve surtout qu’on puisse m’opposer dans les tribunaux? je dois sans doute répondre de Ce qüe j’écris, mais dois-je répondre aussi de ce que les autres écrivent sans ma Connaissance ou sans mon concours?' Ensuite de ce que M. de Savardih a écrit, Sur son livre de raison, m’avoir fait üüe visite le 5 décembre, il ne s’en suit pâs, je pense, qu’il m’ait trouvé chez moi ces deux jours-là quand il y est venu; il est même très possible que ce soit précisément parce qu’il ne m’aura pas trouvé chez (1) Page 37 du rapport. {Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [2 août 1790.] 55$ moi, le 5 décembre , qu’il y sera revenu le 6. Mais en supposant qu’en effet il m’eût trouvé chez moi, il s’ensuit encore moins que je doive être de toute nécessité le Farcy avec lequel il a eu, le 5 décembre , la conversation dont on parle. Né peut-il pas arriver d’ailleurs que M. Bonne-Savardin ait omis d’écrire dans son livre de raison, à la date ou du 5 ou du 6 décembre , le nom de quelqu’un qu’il aurait vü cependant un de ces jours-là, etqui nesè trouve dans son journal que pour l’un des deux ? Une telle omission aurait-elle quelque chose d’extraordinaire ? A-t-ou toujours son livre avec soi ? peut-on y écrire à chaque minute ? n’a-t-on pas des moments d’oubli ou d’inexactitude? Ne peut-il pas arriver encore que cet officier eût eu des motifs personnels pour ne pas insérer dans son livre de raison le nom dé Farcy, et que * ces motifs soient les mêmes que ceux qui l’ont déterminé à emprunter le nom de Farcy, pour en déguiser ou couvrir quelqu’aütre ? Enfin, personne n’ignore que les ministres son obligés, par état, de voir tout le monde, ils ne peuvent pas même s’y refuser ; leur porte est toujours ouverte, leurs audiences toujours remplies; chaque citoyen a le droit de leür présenter à chaque moment ses réclamations ; et pour écouter les réclamations, il faut bien qu’ils reçoivent ceux qui les présentent. M. Bonne-Savardin a donc pu venir me voir comme tout autre particulier, sans qu’on ait le droit d’en conclure que je suis coupable parce que je l’ai vu : il n’y a point de relation nécessaire entre la visite que m’a faite cet officier, et la conversation qu’on suppose que nous avons eue : et il faut convenir que la condition des ministres serait bien malheureuse, si l’exercice non seulement le plus innocent, mais le plus forcé des fonctions auxquelles ils sont appelés parleur place même, pouvait jamais devenir contre eux ou un titre d’accusation ou un objet seulement de reproche. Ensuite, quant aux prétendues tergiversations qu’on impute à M. Bonne-Savardin dans son interrogatoire à l’égard de l’application du nom de Farcy , je ne m’arrête pas à examiner le principe si nouveau tout à la fois, et si étonnant, posé par le comité des recherches, que le refus même que fait cet officier que c’était moi qui était ce prétendu Farcy dont il avait entendu parler, était la preuve la plus forte qu’oh pût administrer de l’identité des deux noms ; j’observe au contraire que c’était précisément parce que M. de Savardin n’avait déclaré nulle part dans son interrogatoire que c’était moi qui était le nommé Farcy, que le comité des recherches n’avait pas le droit de m’appliquer lui-même ce nom, et encore moins celui de me donner, en conséquence, cette application qu’il se permettait ainsi sans aucun prétexte pour se justifier. Il y a plus, non seulement M. Savardin n’a déclaré nulle part dans son interrogatoire que c’était moi qui était le Farcy avec lequel il a eu, le 5 décembre dernier, la conversation qui se trouve aujourd’hui imprimée, seul indice qui eût pu autoriser, avec une sorte d’apparence, la dénonciation du comité des recherches contre moi, mais il a déclaré le contraire. On voit, en effet, dans le dernier interrogatoire, le comité des recherches poursuivant vivement M. Savardin, et lui tendant même un piège, en s’exprimant ainsi avec lui : f A lui observé qü’il résulté de sa conversation « écrite ét deé explications qii’il vient de nous « donner, que Farcy qu’il convient lui-iMmeêtre « probablement M. de Saiht-Pfiest, loi a fait ou-« veftüre d’un projet de contré-réVolution, quelé « répondant de son côté a proposé à M. de Sainb-« Priest, M. le comte dé Maillebois pour être à la « tête de l’entreprise. » Cet officier a répondu : « qu’il üecroit pas qu’il « puisse jamais résulter de la conversation dont « il s’agit, et des aveux faits par le répondant, « qu’il ait été question d’ouverturè de projet de « contre-révolutioû par M. le comté de Saiût-« Priest, que le répondant ne peut ertCorë assurer « être celui désigné par le nom Farcÿç qü’ii ne « croit pas, parla connaisSanceqü’il a du personnel « de M. de Saint-Priest, qu’il fut jamais l’apôtre « d’une contre-révolution ; que très certainement « lui, répondant, n’aurait pas hasardé, en pareil « cas, de lui nommer M. le comte de Maillebois, « pour être général à la tête de Fentreprise • que « lorsqu’il luiaétéparlédeM.lecomtedeMailleboië, « ce qui lui est arrivé souvent, et longtemps avant « la Révolution, c’est d’après la conviction de ses «talents politiques et militaires, et l’àVatit&ge, « dont il est persuadé, qu’un pareil homme fibur-« râit être dans son pays, etc. » Voilà, à ce qu’il me" semble, une déclaration bien positive. Voilà qui éloigne bien l’idée de l’âpplieâtiôh u’on veut me faire dü nom de Farcy, et sürtodt e la conformité de mes Sentiments avéC ceux qu’on suppose à ce personnage. Voilà qui aurait bien dû suffire poUr ôter tôute inquiétude sur mon Compte aü comité des recherches ét arrêter, de sa part, toute espèce de dénonciation entre moi. fe ne parle pas, au reste, dé l’absurdité dd projét dans lequel oû suppose que j’ai été capable d’entrer. Je né fais pas remarquer que dans là multitude de pièces qui ont été imprimées par lé comité des recherches, ét qui embrassent l’intervàllô du h décembre au 30 avril dernier, il n’y en a pas une seule ou 11 soit fait la moindre meuttbhde mol, ni où mon nom se trouve, et pas même celui de Farcy. Je ne fais pas remarquer, nod plus, qlië dans le moment où Fort parle dans ces pièces, de M. de Montmorin, comme d’un ministre qu’il Serait nécessaire d’éloigner, et de M. Necker, comme d’un ministre dont le départ pour les eaux pourrait favoriser la contre-révolution qu’on avait en vue, on n’ajoute pas, comme c’était si naturel, qu’à côté de ces ministres, il y en avait un sur lequel on pouvait compter, et qüë c’était moi. Je vois plus loin, il me semble que je SÜÎS ddtis une position bien plus faVoràble qtie MM. Môü-nier et Lally-Toltëndal, dë qui on dit, dahs les pièces imprimées, qu’ils étaient chargés de la composition dü manifeste qu*oo sé prdpbSâit de rédiger, ët que, qüoiqiFil nè paraisse pàS .fie côh-senteinent de leur part à l’iritefition qti’on lëür suppose, sont toujours nommés comme désignés pour l’exécüter, Cependant MM.MôUnier ét Laliy-îbliêfidàl ïfüdt pas été dénoncés pàr le comité des recherchés (1). (1) Je n’âi pas besoin, âu reste, eh faisant cette tib-servàtioU, de dire jusqu’à quel point je trüüve âbsüi'üe la tnetition qu’dü a osé faire de MM. Môüüièf ët Lallÿ-Tollendal, â l’dccasioti de cé prétendu manifeste ; il me semble qu’ils étaient assez connus tous les deux, pour qu’on n’eût pas dû se permettre à leur égard une imputation tout 4 la fois aussi révoltante et aqsSi invraisemblable, ARCHIVES PARLEMENTAIRES. ggg [Assemblée nationale ] Et moi, que certainement rien n’accuse, qui ne suis nommé nulle part, qui suis justifié, au contraire d’avance, par celui même dont on voudrait me présenter comme le complice, c’est moi que le comité des recherches dénonce. Est-ce prévention, est-ce animosité ? je l’ignore; mais je demande aux conseils pour lesquels j’écris ce mémoire, et dont j’interroge les lumières, si en effet Ja loi pourrait avouer une dénonciation que la raison proscrit avec tant de force? J’observe qu’au défaut de preuves actuelles, le comité prétend qu’il en administrera d’autres en temps et lieux; mais je ne redoute pas ces autres preuves, je les attends, et la confiance que montre le comité des recherches ne m’ôte rien de la mienne. J’ajouterai ici, puisque l’occasion s’en présente, que quoique les accusations qu’on se permet contre moi ne soient pas heureuses, on n’en renouvelle pas moins souvent les efforts qui tendent à me compromettre. Depuis même que j’ai été dénoncé au Châtelet, j’ai été encore comme dénoncé de nouveau à l’Assemblée nationale. Du moins, dans l’affaire de Montauban, le rapporteur qui, dans son opinion, blâmait fortement la conduite de la municipalité de cette ville, a assuré que j’avais écrit à cette municipalité une lettre d' approbation, et je n’ai pas besoin de dire ce que cette observation seule pouvait inspirer de défavi ur sur mon compte, dans un moment comme celui-ci. Sur-le-champ, j’ai demandé au roi la permission de faire imprimer les lettres que j’avais eu occasion d’écrire à la municipalité de Montauban ; le roi a bien voulu me l’accorder, et on a été à portée de se convaincre, à la lecture de ces lettres, que non seulement je n’avais approuvé dans aucune la conduite de la municipalité, mais qu’elles étaient toutes remplies des preuves les plus éclatantes de ma soumission aux décrets de l’Assemblée nationale, et de mon zèle à en provoquer l’exécution. Un philosophe fut accusé chez les Anciens de ne pas croire à la divinité ; le peuple se porte en foule dans sa maison ; on lui arrache avec violence un écrit qu’il tenait dans les mains. Que contenait cet écrit? ..... un hymne à l’honneur de la divinité. Signé : GUIGNARD. CONSULTATION. Le conseil soussigné, qui a pris connaissance du mémoire ci-dessus de M. de Saint-Priest, ensemble du rapport du comité des recherches, du 9 juillet dernier, et de toutes les pièces qui y sont annexées : Estime que le zèle que tous les citoyens peuvent mettre dans la recherche des délits qui intéressent le salut public, est bien digne de reconnaissance, que ce zèle a dû naturellement naître de la liberté dont jouit aujourd’hui la nation française ; qu’il est un des fruits les plus salutaires de cette liberté ; qu’il peut servir à la conserver et à la défendre ; mais que cependant, si on veut rendre ce zèle aussi utile qu’il est susceptible de l’être, il ne faut l’exercer qu’avec une circonspection extrêmement sage, et le renfermer rigoureusement dans les bornes que la prudence elle-même indique. Le plus grand danger, en effet, que la liberté publique pourrait courir, serait de sacrifier sans [2 août 1790.] cesse la liberté individuelle à des craintes qui n’auraient aucun fondement, et que la plus simple réflexion souvent ferait évanouir. Il est nécessaire sans doute d’être vigilant, mais il ne faut pas l’être jusqu’à l’inquiétude ; il ne faut pas que des alarmes, souvent chimériques, qu’on pourrait concevoir sur la sécurité générale, dégénèrent en persécutions pour lescitoyens.il faut prendre garde que, sous prétexte de la vengeance de la République, on n'établisse, comme dit Montesquieu, la tyrannie des vengeurs (1) ; il ne faut pas surtout attenter trop légèrement à l’honneur des hommes publics, par des accusations téméraires; il faut encore moins se permettre de prodiguer ces accusations effrayantes qui ont pour objet de livrer un seul individu à la haine de tout un peuple, et qui font tout à coup des ravages si rapides et si meurtriers; en un mot, il ne faut pas faire redouter ou haïr la liberté par ces injustices ou par ces rigueurs dont on se plaignait avant de l’avoir acquise : il faut forcer de l’aimer par ses bienfaits mêmes. Ces réflexions se présentent naturellement à l’occasion de la dénonciation dont M. de Saint-Priest est devenu l’objet de la part du comité des recherches. Nous n’envisageons point ici M. de Saint-Priest comme un homme qui occupe une place éminente, nous ne l’envisagerons point comme un ministre du roi, nous écarterons l’idée de la considération imposante dont il a besoin pour l’intérêt même des fonctions dont il est chargé, et qui exigent qu’il jouisse non seulement de tout son honneur mais encore de l’opinion même de son honneur; nous ne voulons le juger que comme un simple citoyen, et d’après les principes de la Constitution nouvelle, qui rend aujourd’hui tous les Français égaux aux yeux de la loi. Dénoncer à la justice un citoyen, quel qu’il soit, comme coupable d’avoir formé le projet d’attenter à la liberté de la nation, c’est lui faire la blessure la plus mortelle qu’on puisse faire à un homme. Cette blessure peut même avoir pour lui les suites les plus funestes : elle compromet non seulement son repos, mais encore sa vie : elle arme d’ailleurs sur-le-champ l’opinion de ses concitoyens contre lui, elle leur inspire la haine, elle les excite à la vengeance, et on conçoit, sans peine, combien de malheurs peuvent naître de la fermentation que peut produire tout à coup la seule rumeur d’un pareil délit au milieu d’un peuple encore en alarmes. Une telle dénonciation ne peut donc être faite par des hommes qui ont pris, en quelque sorte, dans l’opinion publique, le caractère de magistrats du peuple, qu’avec cette espèce de réserve profonde qui doit nécessairement accompagner une fonction aussi redoutable. Elle doit porter sur des faits graves tout à la fois et précis. Elle doit être surtout appuyée sur des preuves positives. Est-là l’opinion qu’on doit prendre de la dénonciation de M. de Saint-Priest, de la part du comité des recherches? Cette dénonciation a deux parties. Dans la première, M. de Saint-Priest est accusé de « n'avoir pas repoussé et même d’avoir ac-« cueilli avec bienveillance des offres criminelles « qui lui ont été faites par M. Bonne-Savardin, « à l’occasion d’une contre-révolution projetée (1) Esprit des Lois, livre XII, chapitre XVIII. 12 août 1190.] 557 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. « en France, et de lui avoir donné lui-même t communication d’autres projets non moins con-« traires à la Coostitution. » Dans la seconde, il est accusé de « n’avoir «i pas cessé de témoigner sa haine et son mépris « pour l’Assemblée nationale et les lois décrétées « par elle et acceptées par le roi. » Nous allons examiner un moment ces deux objets de dénonciation. D’abord, nous n’avons pas besoin de nous arrêter sur le reproche fait à M. de Saint-Priest d’avoir témoigné du mépris pour l’Assemblée nationale et pour ses décrets. M. de Saint-Priest a fort sagement observé, dans son mémoire, que cette inculpation ne contenait l’articulation d’aucun fait, et que, dès lors, on n’avait pas eu le droit d’en faire matière à dénonciation dans les tribunaux. Nous ajouterons, à cette observation de M. de Saint-Priest, que le principe en est dans les lois. Les lois romaines, pour donner elles-mêmes un exemple de la précision rigoureuse avec laquelle une accusation devait être intentée, avaient cru devoir tracer la forme littérale qu’on devait y suivre. Elles avaient dit que tout accusateur serait tenu d’exprimer dans quelle ville, dans quelle maison, dans quel mois, sous quels conseils le crime avait été commis : Dicat in civitate illâ , domo illius, mense illo, consulibus illis , commi-sisse (1). Cette précaution si sage n’a point échappé non plus à la loi française. L’ordonnance de 1670 n’est pas précisément entrée dans le même détail que la loi romaine; mais elle dit formellement que toute dénonciation doit être circonstanciée , c’est-à-dire exprimer au moins le temps et le lieu. « Nos procureurs et ceux des seigneurs, porte « l’article 6 du titre III, auront un registre pour « recevoir et faire écrire les dénonciations qui « seront circonstanciées et signées par les dénon-« dateurs. » On sent, d’ailleurs, et la raison elle-même l’indique, que ce n’est qu’autant qu’une dénonciation est circonstanciée, c’est-à-dire qu’elle articule nettement les faits dont on prétend faire sortir les inculpations avec leurs détails, que celui qui en est l’ojet a la faculté de s’en defendre ou de la combattre, par la discussion dans laquelle il peut entrer sur ces faits ou ces détails mêmes qui la composent. Or, si la dénonciation du comité des recherches n’énonce aucune circonstance , elle n’exprime point de temps, elle n’exprime point de lieu, elle ne contient qu’un reproche vague, et même si vague, qu’il est impossible à M. de Saint-Priest de s’en justitier autrement que par l’assertion contraire, puisqu’on n’articule ni en quoi consiste le prétendu mépris qu’on suppose qu’il a témoigné à l’Assemblee nationale, ni en quelle occasion il l’a témoigné. Cette dénonciation est donc contraire à la loi, elle est irrégulière, elle est nulle. Et cependant , quand on songe que c’est au moment où tous nos principes sont adoucis, où toutes nos idées ont changé, où notre ancien Code criminel nous paraît barbare (2), que le co-(1) Livre III, livre XL VIII, titre XI, des accusations et inscriptions. (2) Le comité des recherches lui-même se plaint des préjugés que la barbarie de notre ancienne instruction criminelle a laissés dans tant d’esprits. (Page 38.) mité des recherches se permet de violer ainsi, au préjudice d’un citoyen, des formes que l’ordonnance de 1670 elle-même a regardées comme tutélaires, on est tout étonné de se trouver, pour ainsi dire, encore plus exposé qu’on ne l’était auparavant, et on ne sait plus ce que c’est que cette liberté dont on a l’art de nous dépouiller par des accusations illégales, quand la Constitution nous la donne. La même observation peut s’appliquer à l’autre objet de la dénonciation portée contre M. de Saint-Priest. M. de Saint-Priest est accusé de n’avoir pas repoussé et même d’avoir accueilli avec bienveillance des offres criminelles qui lui ont été faites par M. Bonne-Savardin, et d'avoir communiqué lui-même à M. de Savardin des projets contraires à notre Constitution. Mais sur quoi cette accusation est-elle fondée ? Il paraît que c’est sur le récit d’une conversation que M. de Savardin a dit avoir eue avec un nommé Farcy , et qu’on a trouvée écrite de sa main : conversation à laquelle les accusateurs de M. de Saint-Priest prêteut un sens qui, suivant eux, le rendent coupable. Mais d’abord , nous pourrions demander si une simple conversation, quelle qu’elle soit, et de quelque interprétation qu’elle soit susceptible, a pu devenir ta matière d’une dénonciation dans les tribunaux ? On sait que le peuple romain, tout sévère qu’il était devenu sous les empereurs pour les cr-imes de lèse-majesté, n’avait pas cru devoir punir les simples paroles à l’occasion même de ces crimes. Nec lubricum linguce ad pœnam facile traken-dum est , disait ce peuple célèbre (1). Parmi nous, Montesquieu a dit aussi : « Les paroles ne forment point un corps de « délit, elles ne restent que dans l’idée; la plu-« part du temps, elles ne signifient point par « elles-mêmes, mais par le ton dont on les dit; « souvent, en disant les mêmes paroles, on né « rend pas le même sens. Ce sens dépeud de la « liaison qu’elles ont avec d’autres choses ; quel-« quefois le silence exprime plus que tous les « discours : il n’y a rien de si équivoque que tout « cela; comment donc en faire un crime de lèse-« majesté? Partout où cette loi est établie , non « seulement la liberté n’est plus , mais son ombre « même (2). » Nous pourrions demander ensuite, si, en supposant même qu’une simple conversation puisse devenir légalement l’objet d’une dénonciation juridique, on aurait eu le droit de se permettre cette dénonciation à l’égard d’une conversation qu’on avoue n’avoir point eu de témoin, qui n’a été entendue de personne, qui ne se trouve racontée que par l’interlocuteur seul qui prétend l’avoir tenue, dont les accusateurs de M. de Saint-Priest eux-mêmes sont forcés de convenir qu’il est à peuprès impossible d'en acquérir d'autre preuve (3) que le récit qui en existe et qui lui est manifestement étranger, et que M. de Saint-Priest peut faire tomber d’un seul mot, avec un déni. Nous pourrions encore demander si la dénonciation fournit quelque preuve que cette prétendue conversation ait été transcrite d’une manière fidèle; si, au contraire, le sens ne peut pas en avoir été altéré ; s’il n’est pas d’ailleurs bien facile de (1) Livre 7, § 3, ff. ad L. Jul. maj. (2) Esprit des Lois, livre XII, chapitre XII. (3) Page 38 du rapport. [Assemblée fiârfoüale.] ARCHIVÉS PARLEMENTAIRES. [2 août 1790.1 corrompre, par de simples inexactitudes de mémoire, le sens d’une conversation fugitive? Ënfîtl nous pourrions rechercher si, en effet, il est vrai qii'on puisse justement attribuer à la Conversation tenue entre M. de Savardin et Farcy le séns tout entier que lui prête l’auteur du rapport du comité des recherches; si c’était bien d’un projet de contre-révolution qu’il s’agissait entre ces deux interlocuteurs; si Farcy surtout, qui, tantôt se tait et tantôt ne dit que des choses extrêmement simples, laisse percer dans ses réponses qu’il fût occupé d’un projet semblable; et peut-être ne serait-il pas difficile de faire voir que Fauteur du rapport a mis dans l’explication qu’il a entreprise de cette conversation une préoccupation bien étrange. Mais, sans insister sur ces observations qui n’intéressent pas M. de Saint-Priest et qu’il lui sera toujours bien facile de développer S’il vient devant le tribunal auquel il est dénoncé, il est évident qu’il n’y a ici qu’une question à examiner, c’est celle de savoir si M. de Saint-Priest est véritablement le nommé Farcy dont il est question dans la conversation qui a servi de titre à la dénonciation faite contre lui. Nous disons qu’il n’y a que cette question à examiner, parce qu’eîi effet celle-là tranche toutes les autres, et que s'il n’y a dans l’accusation aucune espèce de preuve que M. de Saint-Priest soit le Farcy interlocuteur de M. de Savardin, et qu’on ait pu lui attribuer ce nom qu’il n’a jamais ni porté ni emprunté à aucune époque, non seulement alors le fond de la dénonciation tombe, mais il devient certain qu’il n’y avait pas même matière à dénonciation et que, dans la forme, celle qu’on s’est permise est absolument nulle. Trois sortes de preuves différentes pouvaient être administrées contre M. de Saint-Priest, qui, à la vérité, ne l’auraient jamais convaincu d’être le Farcy auquel on en veut, mais qui auraient pu au moins justifier, en quelque sorte, le zèle excessif qui a porté ses accusateurs à le dénoncer : C’était le récit de la conversation tenue entre M. de Savardin et Farcy ; Le témoignage de M. de Savardin ; Les pièces trouvées dans les papiers de cet officier. D’abord, dans le récit de la conversation, il û’y arien qui accuse M. de Saint-Priest, ni même qui l’indique; M. de Saint-Priest n’y est point nommé; il ü’y a d’interlocuteur nommé que Farcy, et Farcy est nécessairement ou un individu réel portant en effet le nom de Farcy , ou un nom imaginaire qui en déguise un autre. Si c’est un individu réel portant le nom de Farcy, ce n’est pas M. dé Saint-Priest. Si c’est un nom imaginaire, comme il parait que M. de Savardin en convient lui-même, rien ne prouve que, dans la conversation dont il s’agit, ce nom puisse s’appliquer â M. de Saint-Priest, et qu’il déguise en effet le sien. Il faut donc mettre ce récit à l’écart. En second lieu, le témoignage de M. de Savardin ne s’est point élevé contre M. de Saint-Priest. M. Bonne-Savardin a subi jusqu’à cinq interrogatoires. Dans tous ces interrogatoires, il a été pressé de la manière la plus prolongée et la plus vive par le comité des recherches, et jamais il n’a déclaré que le Farcy avec lequel if s’étâit entretenu le cinq décembre dernier fût M. de Saint-Priest. Le comité des recherches convient lui-même, dans une note de son rapport (1), que le seul nom de cette conversation que M. Bonne-Savardin ait interprété, c’est celui d'Adrien. Cet officier, à la vérité, n’a pas dénié formellement que le nom de Farcy ne pût pas être appliqué à M. de Saint-Priest, ce qui peut venir ou de l’intervalle des six mois qui se sont écoulés depuis la conversation dénoncée, ou de l’hésitation naturelle de sa mémoire, ou du trouble même dans lequel avaient pu le jeter et la nature de l’accusation dont il était l’objet, et la longueur et la multiplicité des interrogatoires qu’on lui faisait subir, ou de tout autre motif à lui personnel ; mais enfin c’est là une circonstance absolument indifférente pour les tribunaux; il suffit aux tribunaux que M. Bonne-Savardin n’ait point déclaré que M. de Saint-Priest était celui avec lequel il s’était entretenu le cinq décembre , pour qu’on n’ait pas le droit de le présumer ou le juger tel. Et à cet égard, nous avouerons que nou3 n’avons pas été peu surpris de trouver dans le rapport du comité des recherches, que c’était précisément parce queM. Bonne-Savardin avait évité denommerM. de Saint-Priest, qu’il fallait regarder ce refus de sa part comme une désignation beaucoup plus irréprochable que l'aveu le plus formel (2). Certes, il est bien extraordinaire qu’on professe aujourd’hui de pareils principes, et que ce soient des jurisconsultes qui les professent. Avec quelle force on se serait élevé contre celui qui, sous l’ancien régime, aurait osé porter ces principes dans les tribunaux ! Quoi 1 il serait vrai que le refus que ferait un accusé de nommer un prétendu complice, pût équivaloir pour la loi à l’aveu qu’il pourrait en faire! il serait vrai que l’incertitude d’un fait pût devenir une preuve plus positive que la déclaration même de ce fait ! il serait vrai qu’on pût être jugé coupable d’un délit quelconque, sans être seulement connu comme l’auteur de ce délit même ! Et où en sommes-nous ? quelle est donc cette logique nouvelle que nous devons à nos nouvelles mœurs ? où est ce prétendu adoucissement que nous nous vantons d’avoir apporté dans cette ju-risprudencecriminellequenousregardionscomme si barbare, et qui était pourtant bien éloignée d’autoriser de pareils écarts? Et c’est dans la plus terrible des accusations, dans une accusation dont tout citoyen peut *à peine soutenir l’idée, dans une accusation dont le nom seul annonce une calamité effrayante, que nous nous permettons de porter une latitude aussi dangereuse ! et c’est là l’hommage que nous prétendons rendre à la liberté 1 Mais, d’ailleurs, il résulte de l’interrogatoire de M. Bonne-Savardin, que non seulement cet officier ne déclare nulle part que M. de Saint-Priest fût ce Farcy avec lequel il s’était entretenu, mais qu’il a, au contraire, rendu la justice la plus éclatante à M. de Saint-Priest; qu’il a attesté que la connaissance qu’il avait de son personnel ne permettait pas de supposer qu’il pût jamais être l'apôtre d’une contre-révolution; qu’il a même dit nettement qu’il n’aurait jamais osé lui parler d’un général pour une telle entreprise. Ainsi donc , deux choses sont évidemment prouvées par cet interrogatoire : La première, que M. de Saint-Priest n’est point fl} Page 31. Page 37. [Assemblée nationale.} ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [a août 1790.} accusé, par M. Bonne-Savardin,, d’être le Farcy de la conversation dénoncée, puisqu’il n’est pas nommé par lui comme tel; La seconde, que non seulement ce ministre n’est pas accusé, mais qu’il est encore justifié au contraire par cet officier sur les sentiments qu’on pourrait avoir la malignité de lui supposer, et justifié de la manière même la plus solennelle. L’interrogatoire, qui d’ailleurs n’est point un acte légal, qui n’a point été pris par des hommes qui eussent un caractère avoué, qui ne peut faire aucune espèce de preuve aux yeux de la� loi, ne fournissait donc pas encore matière à dénonciation. Enfin, les pièces trouvées parmi les papiers de M. Bonne-Savardin, ou plutôt parvenues au comité des recherches, par une voie que ce comité lui-même n’a pas voulu dire, n’en fournissaient pas non plus. Qu’esl-ce que c’est, en effet, que ces pièces, et qu’en résulte-t-il? Une seule a rapport à M. de Saint-Priest. C’est un livre de raison écrit de la main de M. Bonne-Savardin et où il paraît que cet officier était dans l’usage de consigner ce qu’il faisait chaque jour. Il est dit, dans ce livre de raison, que M. Bonne-Savardin est allé, le 5 et Je 6 décembre , chezM. de Saint-Priest; et comme c'est aussi le 5 décembre que M. Bonne-Savardin s’est entretenu avec le nommé Farcy, et qu’il paraît, par le récit de cette conversation, que cet officier a vu également le nommé Farcy, le 5 et le 6 décembre , on en conclut que le nommé Farcy est nécessairement M.de Saint-Priest et ne peut pas même être autre que lui. Mais premièrement, quand on voudrait regarder le livre de raison de M. Bonne-Savardin comme capable de faire preuve contre M. de Saint-Priest, ce qui est impossible, et ce qui résiste à tous les principes, résulte-t-il nécessairement de ces mots écrits dans ce livre, à la date du 5 et du 6 décembre: allé chez M. le comte de Saint-Priest ; que cet officier ait trouvé ces deux jours-là M. de Saint-Priest chez lui et loi ait parlé ? Secondement, résulte-t-il nécessairement de ces mots que M. Bonne-Savardin ne soit allé ces deux jours-là que chez M. de Saint-Priest? Ne peut-il pas être allé chez quelque autre personne que ce ministre, et ne l’avoir pas écrit dans son livre? Ne peut-il pas, parmi les autres personnes qui se trouvent écrites dans ce livre pour le 5 ou pour le 6, avoir oublié d’en écrire quelques-unes pour la veille ou pour le lendemain, quoiqu’il les ait vues ? Ne peut-il pas surtout avoir eu des motifs personnels pour ne pas y écrire l’individu appelé Farcy ? Troisièmement enfin , résulte-t-il nécessairement de ces mots, que parce que M. Bonne-Savardin a fait, le 5 et le 6 décembre, une visite à M. de Saint-Priest, ce ministre soit le Farcy avec qui cet officier dit s’être entretenu le premier de ces deux jours-là? Est-ce à M. de Saint-Priest à rendre raison de cette circonstance bizarre qui fait que M. de Sa-vardin a écrit dans un récit avoir vu Farcy le, 5 et le 6 décembre, et qu’il a écrit dans son livre de raison être allé aussi ces deux jours-là chez M. de Saint-Priest? Où est la relation évidente, nous né disons pas seulement aux yeux de la loi, mais aux yeux de la raison, entre ces deux visites et la conséquence qu’on veut en tirer? Où est la preuve de l’identité des deux noms? Il n’est pas question ici de conjectures; il faut un fait. Une conjecture ne suffit pas pour accuser ; elle suffit encore bien moins pour accuser du plus effrayant des crimes que puisse concevoir la pensée ; il faut pouvoir désigner à la justice l’individu qui a commis ce crime. Toute accusation, disait l’immortel orateur ro-main, demande non seulement un crime uéces*- saire, mais un coupable meme nécessaire. Accusatio CRIMEN DESIDERAT, rem ut desiniat, HCf-MINEM UT NOTET, argumento probet, teste conflr-met (1). M. d’Aguesseau, dont l’autorité méritera bien de survivre aux lois mêmes qu’il a si souvent développées ou défendues, disait aussi: « Toute accusation demande d’abord un crime « dont elle détermine la qualité; elle demande « ensuite un coupable sur qui l’évidence des pr&d-« ves puisse faire tomber le poids des condamna-« tions (2). » Or, eu supposant qu’on puisse regarder ici la conversation du 5 décembre comme crime, nous demanderons avec Cicéron et d’Aguesseau OÙ est donc le coupable? Comment le comité des recherches a-t-il pu se permettre de prendre sur lui d’interpréter ce nom de Farcy, que l’auteur même de la conversation n’interprétait pas ? Comment a-t-il pu affirmer, jusqu’à en faire l’objet d’une dénonciation juridique, que le nom de Farcy était celui de M. de Saint-Priest ? Quelle est donc la lumière révélatrice qnî l’a éclairé ainsi tout à coup, et qui lui en appris sur cet objet plus que n’en savait ou que n’en disait celui de qui, seul, cette lumière pouvait lui venir ? Le comité des recherches observera-t-il (JUe l’accusation qu’il avait à dénoncer était si importante pour le salut public, qu’elle devait avoir une si grande influence sur la tranquillité générale, qu’il devenait nécessaire de la poursuivre avec toute la rigueur due au délit atroce qui en était l’objet, qu’il s’est cru obligé de désigner à la justice M. de Saint-Priest pour en rendre la preuve encore plus facile! Nous pourrions peut-être répondre, que c’est précisément parce que cette accusation était de la plus haute importance, que le comité des recherches n’aurait pas dû donner aux pièces destinées à son instruction une publicité si prématurée; qu’il était de son devoir rigoureux de couvrir cette instruction d’un secret utile, jusqu’à ce qu’il en eût recueilli les preuves ; qu’il a manqué peut-être à ce devoir, en lui donnant ainsi, dès les premiers pas, une manifestation si notoire. Mais, en raisonnant même dans les idées du comité des recherches, nous lui dirons que quelque grave que puisse être la nature de l’accusation, il n’en était pas plus autorisé à livrer M. de Saint-Priest aux tribunaux, sans aucune preuve acquise d’avance. La marche qu’il avait à suivre lui était, au contraire, tracée par la loi. L’ordonnance de 1670 permet de dénoncer des personnes non connues . (1) Cicéron, pre Ccelio, n* 3. (2) Tome IV, page 438. [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [2 août 1790.] m Elle permet même de les décréter. Elle permet même de les condamner. On en a la preuve, entre autres, dans le fameux arrêt de Damiens, où un quidam avait été décrété de prise de corps et où la contumace fut déclarée bien instruite contre lui. L’article de l’ordonnance qui donne cette faculté, est l’article 18 du titre X. Cet article s’exprime ainsi : « Pourra, si le cas le requiert, être rendu dé-* cret de prise de corps contre les personnes non « connues, sous les désignations de l’habit de la « personne et autres suffisantes, comme aussi de « l’indication qui en sera faite. » Il paraît, par le procès-verbal de l’ordonnance, que la loi a eu, dans cet article, deux motifs également sages : D’abord, celui d’ôter à des parties civiles qui, souvent, comme le disait M. Puffort, ne cherchaient qu'à satisfaire leur passion, et n'avaient pas de quoi répondre des dommages et intérêts , la liberté de faire insulte à qui bon leur semble; Et, ensuite, de mettre la justice sur la trace des coupables qui ont commis le crime dont la recherche lui est confiée et dont elle doit découvrir l’auteur. On voit même, par le procès-verbal, que M. Talon portait, quoique dans le siècle dernier, les égards dus à la liberté individuelle, et pour ainsi dire la pudeur de la justice, jusqu’à soutenir que quand « les accusés n'étaient pas nommés par les « témoins dans les informations , le juge ne devait « pas les nommer dans son décret, quand même « ils l'auraient été dans la plainte , qu’il ne pou-« vait que les désigner, » Voilà donc le parti que devait nécessairement prendre le comité des recherches. Il devait se conformer à la loi. Il devait, puisqu’il croyait pouvoir dénoncer aux tribunaux la conversation du 5 décembre, leur dénoncer une personne inconnue , un quidam, ou même le nommé Farcy. Alors de deux choses l’une : Ou la procédure aurait apporté la preuve que ce Farcy, dont la véritable existence était ignorée, était M. de Saint-Priest, et, dans ce cas, M. de Saint-Priest aurait été poursuivi; Ou, au contraire, elle eut laissé le nom de Farcy dans l’obscurité qui le couvre, et ce serait Farcy, alors, qu’on aurait décrété et même condamné s’il y avait eu lieu à décret et à condamnation. Quoiqu’il eût pu arriver, jamais le comité des recherches n’avait le droit d’appliquer lui-même un nom dont l’identité n’existait pas pour lui aux yeux de la loi; ce droit n’appar tenait qu’aux tribunaux seuls. Appliquer d’ailleurs ce nom, n’était pas ici une chose indifférente ni peu dangereuse. C’était livrer d’avance M. de Saint-Priest à la diffamation d’opinion la plus effrayante; c’était le présenter à toute la France comme l’ennemi de sa liberté nouvelle, c’était le vouer à la haine de tous les défenseurs de cette liberté devenue aujourd’hui si chère, c’était l’exposer même à la vengeance de la multitude (1). Et comment le comité des recherches pouvait-il se permettre de prendre sur lui une interprétation aussi importante contre le vœu de la loi, et lorsque la loi lui prescrivait elle-même la forme (1) On a vu l’effet de cette dénonciation par la multitude de libelles atroces qui ont attaqué si violemment M. de Saint-Priest quand on l’a connue. qu’il devait observer dans la situation où il se trouvait, et la prudence dont il devait entourer son zèle? Ce comité dit dans son rapport que, s’il n’avait pas désigné M. de Saint-Priest nominativement, les démoins qui auraient pu déposer contre ce ministre des faits relatifs à un projet de contre-révolution, auraient couru le risque d’être rejetés (1). Mais c’est là une bien étrange erreur. Le tribunal, à qui la dénonciation était faite, n’aurait pas pu ignorer que le comité des recherches prétendait trouver, dans la conversation du 5 décembre, des choses relatives à un projet de contre révolution. Il n’aurait pu ignorer, non plus, que l’objet de ce comité, en lui dénonçant cette conversation, était de découvrir quel était l’interlocuteur appelé Farcy, qui l’avait tenue. Il aurait donc été impossible que ce tribunal, à qui on ne peut pas reprocher d’ailleurs de ne pas connaître les lois et de ne pas leur être fidèle, se permit de rejeter des témoins qui seraient venus ou l’éclairer sur l’identité des noms de M. de Saint-Priest et de celui de Farcy, ou lui apporter des révélations sur les projets de contre-révolution quelconque, dont on suppose que la conversation du 5 décembre renferme la preuve. Le rapport du comité des recherches dit encore que si on n’avait pas dénoncé nominativement M. de Saint-Priest, il se serait trouvé qu’on l'aurait inculpé indirectement à la vérité, mais d’une manière tout aussi sûre, sans lui donner les moyens de se justifier légalement (2). Ceci est encore une erreur bien inconcevable. L’inculpation de M. de Saint-Priest, en effet, ne pouvait naître que de sa dénonciation. Si ce ministre n’avait pas été dénoncé, il n’aurait pas été inculpé. S’il n’avait pas été inculpé, il n’aurait pas eu besoin de se justifier ; car, certes, personne n’aurait cru d’avance à une application de nom que le comité des recherches n’aurait pas indiquée lui-même. Le besoin de se justifier ne serait donc venu, pour M. de Saint-Priest, que dans le cas où il eût été compromis par l’instruction de la procedure sous le nom de Farcy; et alors c’eût été et sou droit et son devoir de démontrer à la justice les preuves de son innocence. Mais jusque-là, M. de Saint-Priest aurait été fondé à attendre comme tout autre citoyen, et aussi tranquillement que tout autre citoyen, que la justice eût percé le voile qui couvre le nom de Farcy, et l’eût appliqué à un individu quelconque. Enfin, le comité des recherches ajoute encore, qu’il valait bien mieux pour M. de Saint-Priest qu’on le mît à portée de détruire tous les soupçons, que d’être forcé de les laisser se perpétuer dans les ténèbres (3). C’est aussi se jouer avec trop de légèreté de l’honneur des hommes. C’est compromettre surtout celui d’uu homme public avec une facilité bien alarmante pour la société. Accuser un citoyen, uniquement pour lui donner les moyens de se justifier, dénoncer à toute l’Europe un ministre comme coupable d’a-(1) Page 38 (2) Page 44. (3) Page 45. [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [2 août 1790.] voir attenté à la liberté de son-pays, pour qu’il jouisse de la satisfaction de prouver qu’il est innocent, il faut convenir que ce sont là des principes un peu bizarres, et une morale un peu nouvelle. Et c’est au moment où les représentants de la nation ont décrété, comme une de nos lois constitutionnelles et fondamentales, que « nul homme ne pourrait être accusé, arrêté et détenu que dans « les cas déterminés par la loi et dans les formes « qu'elle a prescrites. » C'est dans ce moment, disons-nous, que le comité des recherches, violant tous les égards et toutes les formes, au préjudice d’un citoyen distingué, peut-être par ses vertus, mais au moins par la place à laquelle le vœu de l’Assemblée nationale elle-même l’a porté, se permet de le dénoncer sans droit, sans preuves, contre la disposition de la loi, comme coupable du plus atroce de tous les délits, appelle sur lui la haine du peuple, voue son nom à l’indignation publique, le livre lui-même à la fureur d’une multitude égarée, et paraît croire encore le traiter avec loyauté, sous prétexte qu’il aide ainsi à la manifestation de son innocence ! On sent combien de réflexions se présentent ici à l’esprit, et combien de mouvements même naissent dans l’âme ; mais ces mouvements doivent être contenus, et ces réflexions seraient surabondantes. La dénonciation faite de M. de Saint-Priest est évidemment nulle sous tous les rapports. Elle n’est appuyée sur aucune preuve; Elle ne porte même sur aucune base; Elle est contraire à la loi ; En un mot, M. de Saint-Priest n’a rien à craindre d’une telle dénonciation et il ne peut pas manquer en se présentant au Châtelet, d’obtenir de ce tribunal la justice qu’il doit en attendre. Délibéré à Paris , ce trente et un juillet mille sept cent quatre-vingt-dix. De Sèze, Laget-Bardelin, Eerrey. TROISIÈME ANNEXE A LA SÉANCE DE L’ASSEMBLÉE NATIONALE DU 2 AOUT 1790. Réponse au mémoire de M. Guignard Saint-Priest , ministre et secrétaire d'Etat, lue au comité des recherches de la municipalité de Paris, par Jean-Philippe Garran-Coulon, l'un de ses membres. (imprimée par ordre du comité). Parmi les grands objets sur lesquels l’intérêt commun appelle l’attention publique dans un pays libre, il n’en est guère de plus libre d arrêter les regards des citovens, que les dénonciations faites à la justice contre les ministres prévaricateurs, qui, chargés de veiller à l’observation des lois et de l’ordre social établi par le peuple veulent employer, pour les détruire, l’autorité dont ils ont été revêtus pour les maintenir. Prévenu d’un crime si grave, par la dénonciation du procureur de la première commune du royaume, M. Guignard Saint-Priest, au lieu de réfuter directement les inculpations faites contre lui, s’est perpétuellement efforcé de donner le change lte Série. T. XVII. 561 à ses lecteurs et à ses juges, en détournant les yeux des preuves les plus décisives qu’on lui a opposées, en jetant sur tous les points des doutes sans fondement, en déguisant la vérité sur les faits les plus essentiels, en supposant enfin que cette dénonciation est la suite d'un système de persécution formé contre lui par ses ennemis et en faisant au comité des recherches des reproches vains sur la publicité donnée à son travail sur cet objet. Ce genre de défense qui peut séduire au premier coup d’œil, mais qu’il est en même temps si facile de réfuter, a été adopté dans toutes ses parties par les conseils auxquels M. Guignard Saint-Priest s’est adressé. Quelque favorable que soit la défense des accusés, la justice et la vérité ont aussi leurs droits et elles font un devoir au comité de rétablir la question sous son vrai point de vue. II doit enfin répondre aux reproches personnels qu’on lui a faits et montrer qu’il n’a été ni déterminé par des impressions étrangères, ni inconsidéré dans la manière dont il a provoqué la dénonciation du procureur de la commune. On aura complètement réfuté tous les moyens de M. Guignard Saint-Priest si l'on prouve ; 1° Que le comité a dû provoquer la dénonciation des projets de contreJrévolution contenus dans la conversation dont M. Bonne-Savardin a tracé le récit ; 2° Qu’on devait dénoncer nommément M. Guignard Saint-Priest, comme interlocuteur de M. Bonne-Savardin dans cette conversation ; 3° Qu’on a dû aussi dénoncer les témoignages de haine et de mépris que M. Guignard Saint-Priest n’a cessé de donner contre l’Assemblée nationale et les lois qui en sont émanées ; 4° Qu’il n’y a aucun reproche à faire au comité sur la manière dont la dénonciation a été faite et sur la publicité du rapport. Cette manière de diviser la question, dans ses différentes branches, diminue nécessairement un peu la force des preuves, puisqu’elles se tiennent toutes et que les trois premiers points surtout ont la plus grande liaison les uns avec les autres. Il est bien plus évident, par exemple, que la conversation du 5 décembre dernier avait des projets de contre-révolution pour objet, si l’interlocuteur avec qui elle a été tenue, est ce même ministre qui n’a cessé de témoigner sa haine et son mépris contre l’Assemblée nationale et les lois qui en sont émanées. Mais l’ordre qn’on vient de tracer ne laisse aucune place aux faux-fuyants qui font la principale ressource de M. Guignard Saint-Priest. Il facilite la recherche de la vérité pour les juges et pour le public; et les moyens qui s’élèvent contre le ministre ont encore une force suffisante en les isolant. § 1er. — 1 Le comité a dû provoquer la dénonciation des projets de contre-révolution contenus dans la conversation dont M. Bonne-Savardin a tracé le récit. M. Guignard Saint-Priest n’a point fait de dénégation précise à cet égard ; il s’est contenté d’annoncer des doutes sur le but criminel de cette conversation ; il paraît même vouloir les étendre jusqu’au projet de contre-révolution, malgré les preuves multipliées que le comité en a offert à la justice. Il élève des doutes semblables sur l’exactitude du récit fait par M. Bonne-Savardin ; il soutient que la conversation n’étant attestée que par l’auteur du récit seulement, il 36