SÉANCE DU 22 FRUCTIDOR AN II (8 SEPTEMBRE 1794) - N° 48 369 d’airain entre la république et la monarchie; il faut qu’elle sache que cette révolution a anéanti la tyrannie des hommes qui voulaient propager leur système de sang, et que c’est sur les principes de la justice inflexible envers tous que s’établira le gouvernement républicain. Oui, que ces deux rapports soient faits solennellement; que la Convention montre ce qu’elle a fait pour le bonheur du peuple : ce désir est dans le cœur de tout honnête homme. C’est la plus belle discussion que nous puissions ouvrir, c’est la plus belle proclamation que nous puissions faire aux amis de la liberté. Je demande que ces deux rapports soient faits dans trois jours (92). 48 Un membre prononce un discours relatif aux domaines nationaux. DUQUESNOY : Je dénonce à la Convention un abus qui a lieu dans la vente des biens nationaux. Dans le district de Béthune, un bien avait été vendu 33 000 L; l’agent national me prouva que l’estimation était vicieuse et avait été illégalement faite; j’annulai la vente, et quinze jours après le même bien fut vendu 110 000 livres. Je demande que le comité de Législation nous présente un projet qui fasse jouir les pauvres des biens de la révolution, et ne permette pas aux riches seuls d’accaparer tous les domaines nationaux. Fayau, qui avait un travail prêt sur cet objet en donne lecture (93). FAYAU : Citoyens, Le bonheur du peuple est le but vers lequel doivent tendre toutes nos actions et toutes nos pensées; c’est un grand ouvrage auquel nous devons travailler sans cesse. Le peuple ne vous tiendra compte que du bien que vous aurez fait. Pénétré de ces principes, je viens vous soumettre une opinion dictée par l’amour du bien public; je viens vous présenter quelques moyens d’abolir la misère. La misère naquit de l’inégalité et de l’esclavage : dès que les hommes cessèrent de se devoir et de se rendre des secours et des soins réciproques; dès qu’une portion de la société fut dépendante de l’autre; dès qu’il y eut des hommes sur lesquels seuls pesa le fardeau qui devoit être supporté par tous; dès qu’il fut permis d’être fainéant et inutile, il y eut des malheureux. De longs siècles d’ignorance ont vu se propager la misère : les hommes, éclairés presque toujours des inutiles, ont dû maintenir cet ordre de choses; ils créèrent des prestiges : les fourbes ont alimenté la misère par une félicité pro-(92) Moniteur, XXI, 708-709. Débats, n° 718, 372-373; Gazette Fr., n° 982; J. Perlet, n° 716; J. S.-Culottes, n° 571; M. U., XLIII, 363; J. Mont. n° 132; J. Paris, n° 617; Ann. Patr., n° 616; Ann. R. F., n° 281; C; Eg„ n° 751; J. Fr., n° 714. (93) Moniteur, XXI, 709. Débats, n° 718, 373 (selon ce journal les vues de Fayau « ont excité souvent les applaudissements de l’Assemblée »). chaine. Ainsi ils éteignirent dans le cœur de l’homme malheureux jusqu’à la pensée du désir du bonheur sur la terre : il traînoit ici bas une frêle existence; il souffroit et ne se plaignoit pas. Ses maux dévoient avoir un terme, il est arrivé; et certes les prophètes ne se doutoient point que ce terme seroit le règne de l’égalité. La révolution a vérifié l’augure, la vérité a dissipé les ténèbres; et l’homme, rendu à sa dignité première, a dû être appelé au bonheur. Le bonheur n’est que là où les hommes sont libres et égaux; il est dans l’indépendance et la fraternité. Il ne faut plus que quelques individus puissent jouir des fruits du travail des autres sans travailler. La révolution ne sera achevée, la République ne sera réellement affermie que quand il n’y aura plus dans la société de distinctions et de privilèges. La régénération ne sera vraiment opérée que le jour où tous les français seront le peuple, où tous travailleront au bonheur commun. Ainsi, pour que tous soient heureux, il faut que tous soient utiles. Les mœurs et les vertus sont filles du travail; les vices et les crimes sont enfans de l’oisiveté. En vain vous aurez proscrit les vices et les crimes; si leur mère existe encore, ils auront des frères. Hâtez-vous, citoyens, de porter les derniers coups à la souche; faites triompher les vertus; appelez le bonheur parmi les hommes. L’Assemblée constitutante a pu proclamer une liberté qui n’existoit pas, et faire des lois avantageuses à quelques individus qui furent les amis de la constitution de 89; mais la Convention nationale, chargée de détruire tous les abus, de tout régénérer pour le bonheur du peuple; elle qui a offert une constitution démocratique et populaire, basée sur l’égalité, ne peut travailler qu’au bonheur de tous, je dis du plus grand nombre. S’il en étoit autrement, la majorité mécontente, sans cesse agitée, tiendroit le gouvernement dans un état de siège. Le gouvernement sans bases seroit dans des crises perpétuelles; mais, la majorité heureuse, la minorité se tait ou périt. La liberté est compagne inséparable du bonheur; et là où le bonheur n’est pas, la liberté chancèle. Unissons donc à jamais le bonheur à la liberté : le bonheur, c’est l’égalité. Je trouve dans l’aliénation des domaines nationaux un moyen bien propre à remplir le but que je vous propose. J’attache à la révolution, par le bonheur, les hommes qui ont mieux servi la liberté, et qui sont les plus chers à la patrie. Jusqu’à ce jour on a traité des domaines nationaux comme le célibataire de sa propriété; ou plutôt on a fait de la République une marâtre qui disposoit de son avoir en faveur de ses fils ingrats, et qui ne vôyoit point ses plus utiles enfans. Jusqu’à ce jour, semblable à ce bijoutier qui étale pour tous des marchandises qui ne peuvent être achetées que par quelques-uns, on a mis en vente, pour tous, les biens nationaux qui ne pouvoient être vendus qu’à quelques-uns. Voilà, citoyens, pourquoi les domaines na-24 370 ARCHIVES PARLEMENTAIRES - CONVENTION NATIONALE tionaux n’ont pas eu sur la révolution toute l’influence qu’ils dévoient avoir; et en effet, dans quelles mains sont passées ces domaines ? dans des mains déjà pleines. Les hommes déjà propriétaires sont seuls devenus acquéreurs; et il ne pouvoit en être autrement, d’après le mode adopté pour l’aliénation. Les ventes à l’enchère éconduisent le sans-culotte; elles ne sont avantageuses qu’aux riches. Celui qui n’a rien ne peut rien avoir, s’il ne reçoit; car le père de famille qui ne vit que du travail de ses bras, ne peut certes pas faire d’égargnes pour acquérir des biens nationaux, et celui qui a peu restera avec peu, si vous ne lui présentez des moyens sûrs d’avoir d’avantage. Quelque division que vous adoptiez pour la vente des domaines nationaux, quelque petite que soit la portion de ces biens mise en avant, cette portion ne peut être vendue à celui qui n’a pas les facultés d’acheter; cette portion, est toujours voisine du champ d’un propriétaire; elle convient toujours au riche avide d’agrandir ses propriétés. Et quel avantage ne lui donne pas ses richesses sur le citoyen peu fortuné qui veut concourir à l’adjudication ! c’est donc le riche qui devient adjudicataire; et le citoyen utile, qui, du fruit de travaux longs et pénibles, cherchoit un champ où ses bras pussent encore servir son pays, se voit frustré de ses opérations. Je le demande aux amis de l’égalité : le malheureux a-t-il trouvé dans l’aliénation des domaines nationaux quelques soulagements à sa situation ? Et qu’importe à l’indigent laborieux que ce soit le supérieur des bénédictins ou tel accaparateur de son voisinage, qui lui commande d’arroser de ses sueurs le champ qu’il lui indiquera ? Qu’a gagné l’humanité à ce changement de propriétaire ? qu’y a gagné la politique ? N’est-ce pas encore le même individu qui travaille, et toujours pour satisfaire l’orgueil et les caprices du fainéant ? La vente des domaines nationaux a-t-elle créé des défenseurs de la patrie ? Les hommes qui ont fait des acquisitions n’étoient-ils pas déjà attachés au succès de la révolution par leur ancienne propriété ? et le citoyen pauvre, le plus sincère ami de la liberté, doit-il donc toujours être indifférent au sol que ses seuls bras fertilisent ? Son sang coulera-t-il toujours pour défendre les propriétés de ses ennemis et de quelques fainéans ? Non, citoyens. Investis de la confiance du peuple, forts de sa toute-puissance, chargés de faire son bonheur, qui peut vous arrêter ? Rien. Le mode adopté pour l’aliénation des domaines nationaux est un mode aristocratique, puisqu’il est vrai que le riche seul peut en profiter. Tous ceux qui ont parlé sur cet important objet, se sont écartés du sentier démocratique; ils ont cru saisir l’intérêt public, et ils n’embras-soient que de petites considérations : ils ont pensé qu’il falloit vendre, et moi je dis qu’il falloit bien distribuer. La République ne doit point vendre à quelques-uns de ses enfans le nécessaire des autres. Y a-t-il encore des aînés, des cadets dans la République, quand vous avez juré l’égalité ? D’après ces principes, citoyens, je vous proposerai de distribuer à tous les non-propriétaires ou petits propriétaires, les biens apparte-nans à la République. Que les génies étroits calment leurs inquiétudes sur l’hypothèque des assignats et sur leur extinction; l’hypothèque reste la même, et les assignats seront éteints. La distribution que je propose n’est pas une distribution gratuite; je veux seulement empêcher le riche d’accaparer les domaines nationaux; je veux que chaque français puisse reposer sa tête sur sa propriété; je veux améliorer l’agriculture par l’égalité. Pour atteindre ce but, j’abolis les ventes à l’enchère, et je distribue tous les biens aux citoyens pauvres, à la charge de payer chaque année le vingtième du principal du bien, d’après l’estimation qui en a été faite. Vous voyez que je conserve l’hypothèque des assignats; la seule différence qui existe entre mon plan et le mode actuel, c’est que les assignats se trouvoient éteints en douze années, que les ventes par adjudication présentoient une somme plus considérable que les estimations, et que les intérêts payables chaque année par les acquéreurs, accéléraient encore la rentrée des assignats. Mais, citoyens, toutes ces petites considérations doivent disparoître devant vos devoirs; il faut que le peuple soit heureux. Au reste, je vous dois compte de mon opinion sur les assignats. Les assignats furent créés pour la conquête et pour le maintien de la liberté, donc pour le bonheur de tous. Ils furent hypothéqués sur les domaines nationaux; ils doivent l’être sur la totalité du sol français. D’ailleurs les assignats ne sont que des avances faites par la République pour la liberté du monde. Un jour, et ce jour n’est pas éloigné peut-être, où les piastres et les guinées viendront s’échanger contre votre pa-pier-monnoie. Une considération bien puissante, qui doit vous déterminer à adopter le nouveau mode d’aliénation que je vous propose, c’est de sortir l’homme laborieux de la dépendance du fainéant. Le citoyen qui laboure la terre, est trop précieux à la patrie pour ne pas lui appartenir tout entier; c’est à la patrie seule d’employer tous ses enfans. La trop grande étendue de terre confiée aux mêmes mains, a paru depuis longtemps contraire aux progrès de l’agriculture: déjà plusieurs moyens d’amélioration vous ont été présentés. Le projet que je vous soumets remplit une partie de ces vues. Mais, s’écrient les orgueilleux inutiles, si les bras, enchaînés au sol qui nous appartient, reçoivent des propriétés, qui cultivera les nôtres ? Qui cultivera les vôtres, fainéans ! Vous-mêmes, vous qui devez être d’autant moins fatigués, que depuis que nous supportons votre insupportable existence, vous n’avez rendu aucun service à l’humanité. Dans une république, chaque citoyen doit avoir un poste. Celui qui, dans la société, n’est pas utile aux autres, n’est pas digne d’eux : nous sommes tous frères; il doit exister entre nous une réciprocité de soins et de travail, sans laquelle l’égalité n’est qu’un mot. Dites-nous, riches égoïstes et fainéans, si les SÉANCE DU 22 FRUCTIDOR AN II (8 SEPTEMBRE 1794) - N° 48 371 bras vigoureux qui fertilisoient vos terres s’étoient un moment paralysés, que seriez-vous devenus ? Sans doute la nécessité vous eût contraints au travail. Eh bien ! tous les bras vont être paralysés pour vous; et si l’amour de la patrie ne peut vous utiliser, vous travaillerez pour l’amour de vous-mêmes. Chez les Romains, les plus grands hommes cultivoient la terre : ils étoient alternativement sénateurs, artisans, généraux et laboureurs. Ainsi, parmi nous, il faut trouver à la charrue et dans les ateliers, des citoyens propres à remplir toutes les fonctions publiques : il faut que le fonctionnaire public, à la fin de sa carrière politique, rentrant sous le chaume ou dans un grenier, puisse encore être utile à la société. Quel beau spectacle doit offrir la République française ! on ne verra plus de ces oisifs inso-lens qui insultoient autrefois l’homme laborieux et modeste. Tous les français, devenus réellement des frères, s’aideront réciproquement dans leurs travaux; ils confondront leurs volontés et leurs talens pour le bonheur de la famille. Ainsi, tandis que sur les frontières une partie du peuple cueille des lauriers qui appartiennent à tous; tandis que les artisans des villes forgent des instruments terribles aux despotes et préparent des vêtements pour tous; tandis que des hommes probes font transporter du Nord au Midi, et du Levant au Couchant des denrées nécessaires à tous, les habitans des campagnes sillonnent et fertilisent la terre, pour les besoins de tous. Que je vous plains, vous qui ne sentez pas d’avance le bonheur que promet la communauté républicaine ! Celui qui n’est point utile à la société, lui est nuisible : l’oisiveté est un crime. La patrie ne reconnoit pour ses enfans que ceux qui viennent à son secours. Dans le projet de distribution des domaines nationaux, j’excepte expressément cette portion déjà si légitimement aliénée, cette portion que vous avez promise aux défenseurs de la patrie; je demanderai même que dès à présent vous les fassiez jouir de la propriété qui leur est due : c’est en attachant les braves qui couvrent nos frontières au sol qu’ils défendent, que vous allez doubler leur énergie, et les rendre invincibles. Je demanderai que ces républicains vertueux, couverts des blessures qu’ils reçurent en combattant pour la liberté, que les veuves et les enfans de ceux qui sont morts pour la République, reçoivent une portion de domaines nationaux. Législateurs, c’est en associant à vos travaux la masse pure des citoyens, que vous devenez plus terribles pour vos ennemis. Jusqu’à ce moment, disons-le avec franchise, le bonheur n’a encore existé que dans l’avenir : hâtons-nous de le mettre à la disposition du peuple. Que pourront les conspirateurs sur l’opinion publique, lorsque chaque citoyen sentira les bienfaits de la révolution ? La liberté et vos intentions ne pourront plus être calomniées : le peuple n’aura plus de doute sur ses amis et sur ses ennemis; il bénira les uns et punira les autres. Les espérances des ennemis de la République seront anéanties le jour où tous les français, occupés du bonheur commun, mettront en pratique la fraternité. Citoyens laborieux et indigens, vous qui cultivâtes sans relâche une terre si longtemps ingrate; vous qui, toujours amis de vos semblables, connoissiez et pratiquiez la fraternité avant même que la philosophie eût dit que les hommes étoient frères; vous, les membres les plus précieux de la société, habitans des campagnes, artisans des villes, la République juste vient récompenser vos vertus; elle vient corriger des hasards dont vous avez si longtemps été les victimes: vous aurez une propriété territoriale. Défenseurs de la patrie, vous dont les facultés sont dévouées à la cause commune; vous dont le sang a coulé pour la République; vous qui, fidèles à vos sermens, n’abandonnerez votre poste qu’après avoir affermi l’égalité et la liberté, achevez votre ouvrage; la patrie recon-noissante vous tresse des couronnes; elle vous prépare des retraites honorables; vous aurez des chaumières, vous serez heureux. Projet du décret. La Convention nationale décrète : ART. I. Les domaines nationaux ne peuvent plus être vendus à l’enchère et par adjudication; ils seront aliénés d’après les dispositions suivantes. II. Une portion des domaines nationaux sera distribuée en témoignage de la reconnoissance publique, à ceux des défenseurs de la patrie, leurs veuves et leurs enfans, qui ont droit à ces secours, conformément à la loi du ........ Le surplus de ces biens sera aliéné aux républicains non propriétaires, ou petits propriétaires, aux conditions suivantes. III. Tout citoyen non propriétaire, ou petit propriétaire qui voudra entrer en possession d’un bien national, contractera l’obligation de payer chaque année, pendant vingt ans, le vingtième du prix principal de la portion dont il devra être propriétaire, d’après l’estimation qui en aura été faite. IV. Les administrations de district feront estimer par arpent tous les biens nationaux non vendus qui se trouvent dans l’étendue de leur territoire. V. Les agens nationaux près les districts adresseront, dans le plus bref délai, aux comités de Salut public et d’Aliénation de la Convention nationale, l’état sommaire des biens non vendus situés dans leurs arrondissements respectifs. VI. Les comités de Salut public et d’Aliénation présenteront incessamment à la Convention nationale un projet de décret, 1) sur le mode de distribution à faire des biens nationaux aux défenseurs de la patrie, à leur veuves et à leurs enfants; 2) sur le mode d’aliénation aux républicains non propriétaires ou petits propriétaires (94). On demande l’impression du discours de Fayau. (94) Débats, n° 723, 452-458. Moniteur, XXI, 746-748. C 318, pl. 1 284, p. 46.