765 (Assemblée nationale. | ARCHIVES PARLEMENTAIRES* (11 mai 1791*] tendre vainement. Ne pouvant détruire aujourd’hui les chaînes de l’esclavage, que le poids en soit adouci; que votre humanité se venge de votre politique; que des lois protectrices veillent dorénavant à l’entour de ces infortunés, jusque dans leur patrie; qu’elles les y garantissent contre la violence et la séduction des agents négriers ; qu’elles s'élèvent avec sévérité contre tous les crimes qui seraient commis envers eux; que le Code noir, que cette loi de sang et de fer, qui livre le faible au fort, qui le voue à tous les genres de supplices qui permet le meurtre, la mutilation, et tous les excès sur lui, soit effacé de notre législation; qu’un régime plus doux et plus juste fui soit substitué; et vous n’avez besoin, Messieurs, que de le puiser au fond de vos cœurs. Si vous en écoulez les mouvements, vous proscrirez sévèrement ces infimes moyens de ruse, de violence et de séduction qui ont été si souvent et si cruellementemployés dans la traite ; vous réglerez le nombre d’esclaves que les bâtiments peuvent recevoir, vous veillerez à ce qu’il ne leur soit plus distribué que des aliments sains, à ce que le lieu de leur séjour ne devienne plus un foyer de mort et de corruption; vous établirez dans votre justice et votre bienfaisance, des lois qui puniront également le maître injuste et le serviteur coupable. La liberté sera rendue aux escla-vesdu maître inhumain; en devenant injuste envers eux, il a perdu le droit de leur commander. L’impôt barbare établi sur la liberté sera proscrit avec toute l’horreur qu’il mérite. Enfin, qu’on ne voie plus se renouveler dans nos colonies, tous ces crimes qui ont si souvent fait frémir l’humanité; que les trop malheureux Africains y trouvent une autre patrie, un asile assuré contre l’oppression ; qu’ils puissent y jouir du droit le plus cher et le plus sacré de la nature, s’y choisir librement une compagne, et s’y former une nouvelle famille; qu’à l’abri et sous la sauvegarde des lois ils puissent également, en remplissant leur trop pénible tâche, y goûter quelques moments de repos et de tranquillité. Si le bonheur de la liberté a fui loin d’eux, qu’il soit apporté à cette perte cruelle et irréparable, tous les adoucissements qu’un devoir religieux, et une charité compatissante envers ses semblables (irescri vent ; qu’ils voient, dans les personnes qui es dirigent, moins des maîtres que des bienfaiteurs; que l’univers connaisse partout ce que vous ferez, les regrets que vous éprouverez de ne pouvoir eu faire davantage, et puisse votre exemple de justice et de générosité être imité des autres nations, et produire sur la surface du globe un changement que l’humanité sollicite depuis si longtemps. Ainsi donc, et subsidiairement, dans le cas où l’Assemblée nationale jugerait ne pas devoir abolir actuellement l’esclavage des nègres, je serais d’avis qu’il fut nommé un comité, composé de 6 personnes, qui sera chargé de rédiger et de lui présenter un projet de loi sur la traite, la police et la discipline des nègres , tendant à améliorer leur sort, à adoucir leur régime, et à les attacher, par tous les liens de l’intérêt, à concourir avec les blancs, au maintien de l’ordre, de la tranquillité et de la propriété. Posr sciuptum. — Depuis cet écrit, il m’a été fait des objections que j’ai trouvées en partie consignées dans deux imprimés qui viennent de me tomber sous la main. L’un intitulé : Mémoire en réclamation des colons, sur l’idée de l'abolissement de la traite et de l'affranchissement des nègres ; l’autre intitulé : Précis sur l'importance des colonies et la servitude des noirs. J’y vais répondre très succinctement. J’observerai d’abord que le mémoire des colons est moins rempli de raisons solides que de déclamations oratoires; que les objections qu’il contient, ne sont pas neuves. Elles sont extraites de divers écrits qui ont paru depuis quelque temps, mêlées de quelques réflexions qui ne conduisent pas du tout à la conviction, et de citations de bienfaisance, qui, pour être vraies, dans quelques faits isolés, ne changent rien à la condition générale et infiniment malheureuse des esclaves. Elles sont d’ailleurs, en partie, sans application au projet présenté, qui n’admet qu’un affranchissement graduel et successif. Mais un aveu bien important, échappé aux partisans de l’esclavage, cVst celui de la nécessité d’adoucir le sort des esclaves, de réformer le Gode noir, d’établir une administration surveillante, et l’aveu de la possibilité d’abolir la traite dans les colonies, où la culture est à son dernier degré de force, et où la population plus favorisée se soutient et ne laisse plus de besoin d’augmenter le nombre des esclaves. Par conséquent, d’après ceux-là mêmesqui ont le plus d’intérêt à resserrer les chaînes de la servitude, s’il est politiquement impossible de les rompre partout, il est moralement nécessaire d’en adoucir le poids. Mais voyons si cette impossibilité politique existe réellement, et si les raisons sur lesquelles on l’étaye sont de nature à ne pouvoir le céder à aucune autre. Réponses. Objections. On convient que ces craintes pourraient se réaliser, si les esclaves recevaient tout à coup leur liberté ; mais l'intérêt exagère tout et porte l’inquiétude avec excès. L’espace do lt> années, pour assurer progressivement l’existcnco des nouveaux affranchis, atténue beaucoup le danger, ou plutôt n'en laisse point. Les colons n’ont pas plus de droit aux possessions injustes do leurs pères que la noblesse n’en avait aux privilèges dont elle a fait l’abandon et à tant d’autres droits qu’on lui a enlevés comme nuisibles à la société. Les premiers n’ont pas 200 ans d’existence ; les antres en avaient 1,000. Ce serait une chimère do penser à réaliser une telle union de bienfaisance ; la politique des cours se dirige sur d’antres principes. Il est vrai que les colonies anglaises sont an plus hant terme de leurs cultures, et que les colonies françaises en Le décret de liberté pourrait occasionner une révolution générale, entraîner des effets funestes. 11 pourrait faire perdre aux colons des possessions qu'ils ont acquises et dont ils jouissent sous la protection des lois de l’Etat. Pour réaliser un pareil projet, il faudrait un accord général, un pacte universel et solennel, entre toutes les puissances maritimes. Mais, dans l'exécution, tout le sacrifice serait pour la France ; l’Angleterre perdrait infiniment moins, ses 766 ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [il mai 1791.1 [Azaemblée nationale.] RÉPONSES. sont éloignées; excepté, cependant, la Martinique et la Guadeloupe, où il n'y a point do grands propriétaires, et où les terres étant, par conséquent, plus divisées, sont mieux cultivées; il résulte de là une vérité frappante, c’est que nous pouvous augmenter lo nombre do nos esclaves avec avantage, et que les Anglais ne le peuvent pas. Ainsi, nos terres incultes peuvent donc êtro distribuées iar petites portions aux esclaves affranchis , qui , avec a plus petite avance, en tireront le meilleur parti possible, ne tarderont point à rembourser le gouvernement cl à s’enrichir. Pour lors, attachés au sol par une possession, il no saurait y avoir do craintes fondées sur uno insurrection qui les priverait do leur bien-être. Devenus propriétaires, leur population doublera; les importations elles exportations d’échange suivront la môme progression, à l’avantage de la métropole. Ce qui, à la vérité, est assez indifférent aux colons, qui no parlent et ne calculent quo pour leurs intérêts, et ne veulent mettre en considération quo ce qui leur convient. Il est dérisoire de vouloir insinuer que les esclaves que nous allons prendre sur les cèdes d’Afrique aient tous été condamnés au supplice ou à des peines afflictives. Soyons de bonne foi ; nous excitons les désirs de ces hommes simples, par toutes sortes de ruses, par uno foule d’objets que nous présentons à leurs yeux et qui séduisent leur imagination. Nous formons ainsi ces malheureux qui n’out aucun avantago à nous offrir, à se faire constamment la guerre pour avoir des personnes à nous vendre. Les marchands négriers attesteront qu’il est commun qu’ils nous vendent jusqu’à leurs propres enfants, lorsqu’ils n’ont pas d’autres moyens de satisfaire des passions quo nous leur avous inspirées, et qu’ils ignoreraient encore, s’ils avaient pu éviter le malheur do nous avoir connus. Les productions do notre sol coûtent des sueurs, il est vrai ; mais l’homme qui les fait croître n’est pas déchiré de coups, traîné aux champs comme lo plus vil des animaux, le corps tout sanglant des traces du fouet dont on no cesse de lo charger. Il est libre, entin, et dans lo travail forcé par la misère, ses peines sont adoucies par la pensée des objets los plus chers à son cœur, sa femme et ses enfants, dont il gagne la subsistance et reçoit les caresses qui lo délassent de ses fatigues à la lin de la journée. Que les colons soient donc d’accord avec eux-mêmes. S’ils versaient sur leurs esclaves tous les dons et les bienfaits qu’ils nous peignent avec tant de charmes, s’ils étaient toujours environnés de leur amour et do leur respect, auraient-ils quelque chose à craindre do leur retour à la liberté? Lo malheureux seul a des vengeances à exercer sur l’auteur do ses maux. 11 serait inutile, d'ailleurs, de leur rendre la liberté; ils la rejetteraient, puisqu’elle les chargerait du soin do leur subsistance, sans pouvoir rien ajouter à leurs jouissances et à leur bonheur. Il manque à ces détails do générosité et de bienfaisance, la vérité; les habitations, administrées avec cet esprit d’humanité et de douceur qui séduit, ne sont pas communes. Nous conviendrons qu’il on existe dont les maîtres sont plus justes et plus humains, et traitent leurs esclaves avec bonté : mais ce sont des citations isolées; le plus grand nombre est injuste et barbare. Un établissement de surveillance serait inutile, par le grand éloignement des habitations éparses à plusieurs milles l’une de l’autre. Il serait peu prolitable aux esclaves. La balance du commerce des colonies avec la métropole n’est pas rigidemeut calculée; mais le fond de la chose est vrai; nous retirons véritablement de grands avantages do la réciprocité des besoins qui produisent cette immensité d'échanges qui donnent la vie à notre commerce et à nos manufactures ; nous eu sommes trop bien convaincus, pour vouloir y renoncer de gaieté de OBJECTIONS. colonies étant dans un état bien différent des nôtres, et ayant moins besoin d’esclaves. L’esclave qu’on achcto en Afrique est condamné à la mort ou à des peines afflictives, dans son pays; il le quitte sans regret. Son passage dans nos colonies qui le soustrait aux peines, ne peut êtro pour lui un malheur et un objet d’affliction. Les productions de notro sol no coûtent pas moins de sueurs que celles de nos colonies. L’esclavo n’est donc F as plus malheureux que les gens de labour le sont en rance. Il l’est mémo beaucoup moins, son maître ayant plus d’intérêt à sa conservation, lo traito avec pins d’humanité et do douceur. L’ordre le plus exact, les soins les plus attentifs, les pins vigilants pour les malades, les infirmes, les femmes en couches, les vieillards et les enfants, régnent dans les habitations. Les esclaves r présentent l’aspccl do la gaieté et de la satisfaction; oin de redouter leurs maîtres, ils les chérissent et les respectent. Ils ont uno propriété à eux, ils la cultivent, et la vente do ces productions leur donne un superflu considérable qu’ils portent au marché, avec lequel ils se procurent, et à leurs familles, des vêtements de luxe, des bijoux, uno nourriture recherchée. On voit chez eux une aisance, un luxo qu’on chercherait en vain chez lo peuple, dans les provinces de la France. Les plus riches, les plus belles perses, les toiles les plus fines, les mouchoirs de l’Inde les plus chers sont à peine suffisants pour le nègre qu’on croit si misérable ; en voyant les fêtes qu’ils se donnent entre eux, et leurs danses pleines d'expressions, on croit être au milieu d’une peuplade riche et libre. Les soins sont prodigués dans les hôpitaux; la viande fraîche, le bouillon, lo pain blanc, le vin y sont distribués à ceux qui en ont besoin, etc. On pourrait, au surplus, former un établissement de surveillance. Les productions nationales, brutes ou manufacturées, que la France transporte dans ses colonies ou emploie à la traite des nègres, s’élèvent à 70 millions, et en retour, elle reçoit pour 2J0 millions de denrées coloniales. Elle en consomme pour 90 millions ; le surplus, s’élevant à 140 millions, est la matière d’un immense commerce avec l’étranger, qui lui procure une balance lA««mblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. |li mai 1791.| 767 DÉPONSES. cœur et sans motifs. Il faudrait que nous fussions dépourvus de sens et de jugement, pour faire un semblable sacrilice, quand il n'est pas reconnu nécessaire. Depuis qu’une plus grande élenduo de commerce nécessite les objets do luxe, nous nous sommes habitués au sucre et au café, et l'indigo nous est devenuutilepour varier les couleurs des étoffes de nos manufactures; qu» les colons continuent de cultiver ces objets, nous continuerons do nous charger de leur en procurer la consommation en les exportant, et ce sera nous servir mutuellement. L’abolition do la traite cl la liberté progressive dos noirs, toile qu’elle est proposée, ne nous imposent point la nécessité de renoncer à nos colonies, ni mémo au droit de souveraineté, au privilège naturel do continuer exclusivement aux autres nations leurs approvisionnements, à vêtir et nourrir des enfants qui ne doivent jamais oublier les sacrifices et les peines qu’ils ont coûtés à leur mère, auparavant d’Olre assez robustes pour ga gner leur subsistance, ni les fleuves de sang qu’elle a versés pour défendro leur enfance. 11 est bien hasardé de dire que les Anglais se rendront maitres de nos possessions : c’est un pronostic plus facile à faire qu’à exécuter; il faudra les disputer auparavant, car nous ne sommes sûrement point dans l’intention do les abandonner sans les défendre. La navigation variera peu ; elle restera la môme aussi longtemps que les habitants des colonies no pourront se nourrir de leur sol, et qu’il faudra que nous leur portions, sur des vaisseaux, la farine, lo viu, l’huile, le sel et l’habillement. Il serait trop difficile que nous no fussions pas admis à la concurrence sur des objets qui nous sont propres et que los navigateurs étrangers vienuent prendro chez nous. On ne contestera pas lo nombre des esclaves ; mais le prix est bien exagéré. C’est sans doute le résultat des combinaisons faites par des gens intéressés, qui veulent effrayer sur la nécessité d’un remboursement, et dont, à la rigueur, en supposant qu’il y ait lieu, on pourrait en retrancher los 5 sixièmes. D’abord tous les vieux noirs, ceux infirmes et tous ceux nés dans les colonies; les uns ont paye plus que le prix de leur premier achat; les autres* n’ont lien coûté. Quant à ceux qui resteraient en rachat, si on leur donnait à tous, à l’instant, la liberté (ce que personne de raisonnable ne proposera jamais', eu supposant le remboursement rigoureux, sans déduction des services rendus; voici quel pourrait en être lo prix. Les esclaves à Saint-Domingue ne s’y vendent pas au-dessus de 2,500 à 2,700 livres; c’est même le plus haut prix, et c’est argent des colonies, où l'ccu de 6 livres a uno valeur idéale do 9 livres; par conséquent, les 2,500 ou 2,700 livres des îles ne font que 1,607 à 1,800 livres de Franco. Aux lies souslo Vent, les noirs de traite ne s’y vendent, prix commun, que 1,500 à 1,800 livres, également monnaie des colonies, ce qui ne fait quo 1,000 à 1,200 livres, argent de France. On parle des temps les plus heureux, car dans ce moment ou ne les vendrait pas 1,200 livres à la Martinique, c’est-à-dire 800 livres de France. Il faut encore observer qu’il y a 3 ans de crédit, 3uo los colons exigent pour solder le prix des noirs e traite qu’ils achètent, dont l’intérêt serait à déduire. Il résulte de là que lo prix commun des noirs dans toutes nos colonies, eu supposant que la population do Saint-Domingue seule soit égalé à celle de toutes nos autres possessions ne saurait être au-dessus de 1,416 livres 10 s., argent de France; on croit môme cetlo estimation tellement forte, qu'on est convaincu que les colons ne voudraient pas eux-mêmes acheter à ce prix. Mais, suivant le projet présenté, il ne peut être question de remboursement; dans ce projet, la vétérance est fixée à 20 ans de services; los maitres, après cette époque, sont obligés de nourrir leurs esclaves, sans qu’ils puissent les forcer au travail. Or, les derniers qui recevraient leur liberté, quand mémo ils seraieut arrives dans les 6 mois du jour de la publication du décret, auraient servi 16 ans. Ainsi, OBJECTIONS. annuelle très avantageuse, augmente son numéraire et vivifie toutes les branches de son industrie. Abolir la traite dos nègres, c’est renoncer à nos colonies; c’est le* abandonner aux Anglais qui ne manqueront pas do s’en emparer; c’est perdre tous les avantages que nous en retirons et ceux qui dérivent l’emploi de 1,000 ou 1,200 navires, qui communiquent la vie et le mouvement aux provinces, tiennent notre marine, nos ports tt nos manufactures en activité. Il n’y aura plus de navigation, etc. Le nombre des noirs, dans les colonies françaises, est de 6 à 700,000, et le prix moyen do 3,000 livres chaque; leur affranchissement obligerait à une indemnité envers les colons. 768 [Assemblée D&UoiuIe.l ARCHIVES PARLEMENTAIRES. lll mai 1791.| RÉPONSKS. OBJECTIONS. rigoureusement, il no serait dû pour raison do ceux-ci qui se trouveraient en bien petit nombre, que les 4 vingtièmes. L'on voit donc que l’intérêt des colons a tout exagéré. Quoi qu’il en soit, on ne peut pas se le dissimuler ; dans la situation où nous sommes, accablés du présent, inquiets de l’avenir, dans un état de fermentation, d'inconfiance et de pénurie alarmantes, le moment n’est pas favorable pour donner l’affranchissement aux nègres et pronoocer l’interdiction de la traile ; ce serait augmenter le désordre et l'inquiétude, qui ne tourmentent que trop déjà notre existence. Il paraîtrait donc infiniment plus sage d'attendre un temps calme, que la régénération soit faite et l’ordre rétabli ; par conséquent, d’ajourner la question. Mais, dans cette attente, et avec l’aperçu consolant que cette époque heureuse n’est pas éloignée, occupons-nous, au moins, d’adoucir le sort de ces infortunés, de les placer sous une police douce et sage, et de les faire jouir de toutes les améliorations dont leur régime est susceptible. FIN DU TOME XXV.