g-19 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [6 avril 1731.] lature : ce serait véritablement lui ménager le droit de détruire à sa volonté la Constitution, lorsque la législature la défeudrait. Il faut même observer que l’article qui n’est pas bien entendu par M. de Cazalès n’amène pas cette précaution qui existe en Angleterre. En effet l’article ne dit pas que le Corps législatif cessera toute correspondance avec les ministres : car alors il arrêterait à sa volonté la marche du gouvernement. Je demande donc que l’article soit mis aux voix. (L’Assemblée décrète qu’il n’y a pas lieu à délibérer sur l’ajournement proposé par M. de Cazalès. M. Robespierre s’élève contre le mo {. adresse employé dans l’article du comité. Il lui paraît indécent que le Corps législatif parle comme pétitionnaire au roi. M. Prieur. Je soutiens que non seulement le Corps législatif peut déclarer au roi que ses ministres n'ont pas la confiance de la nation, mais que c’est un devoir du Corps législatif, et qu’il trahirait la nation s’il ne déclarait pas au roi des vérités utiles. Je propose, en conséquence, de dire, que le Corps législatif déclarera au roi, quand il le croira nécessaire, que les ministres ont perdu la confiance publique. Un membre demande la question préalable sur la motion de M. Prieur. (L’Assemblée repousse la demande de question préalable et ferme la discussion.) M. de Montlosier. Je demande à proposer un amendement qui me semble devoir accorder tous les partis. (Rires.) Je ne m’oppose point à l’article proposé par M. Buzot ; mais pour consacrer l’indépendance des deux pouvoirs, j’y proposerai une addition. S’il arrivait par le malheur des temps, qu’une législature séditieuse voulût troubler la paix du royaume et même renverser la Constitution dont le roi est sans contredit le premier défenseur, alors il devrait être permis au roi de faire une proclamation conçue en ces termes : « Je déclare que la législature ne mérite plus la confiance de la nation. » (Rires.) Mon amendement est appuyé, il faut le mettre aux voix. Plusieurs membres : L’ordre du jour ! M. de Montlosier. J’insiste, Monsieur le Président, pour que vous mettiez mon amendement aux voix. (L’Assemblée passe à l’ordre du jour.) Un membre demande la priorité pour la motion de M. Prieur. (L’Assemblée accorde cette priorité et adopte l’expression déclarer.) M. Démèunier, rapporteur , donne lecture de l’article avec l’amendement; il est ainsi conçu : « Le Corps législatif pourra présenter au roi telle déclaration qu’il jugera convenable sur la conduite de ses ministres, et même lui déclarer qu’ils ont perdu la confiance de la nation. » (Cet article est décrété.) M. le Président fait connaître l’ordre du jour de la semaine et invite les membres de l’Assemblée à se rendre dans leurs bureaux respectifs pour procéder à la nomination d’un membre du comité diplomatique en remplacement de M. de Mirabeau. La séance est levée à trois heures. PREMIÈRE ANNEXE A LA SÉANCE DE L’ASSEMBLÉE NATIONALE DU 6 AVRIL 1791. Discours sur les testaments en général , et sur l’institution d’héritier dans les pays de droit écrit en particulier , par J. Pétion de Ville-neuve (1). (Imprimé par ordre de l’Assemblée nationale.) Messieurs, vous venez d’établir dans les successions un ordre que vous dictait la raison, que vous prescrivait la nature. Tous les enfants sont maintenant égaux aux yeux de la loi ; tous partagent également le patrimoine de leur père. Les différences qui existaient entre euxout disparu ; et vous avez réparé en un instant l’injustice de plusieurs siècles. Permettrez-vous à l’homme de changer cet ordre, de troubler cette harmonie ? Pourra-t-il mettre ses passions à la place de la loi? Pourra-t-il, par sa volonté particulière, détruire la volonté générale? Lui laisserez-vous enfin le droit funeste de distribuer arbitrairement sa fortune à ses enfants, d’avantager les uns, en dépouillant les autres ? Pour bien connaître tous les dangers de la faculté accordée aux chefs de famille de disposer à leur gré de leurs richesses, il faut fixer ses regards sur les contrées régies par le droit écrit; c’est là que, depuis les temps les plus reculés, les abus attachés au pouvoir de tester semblent s’être réunis, semblent se reproduire sous toutes les formes. Et ce que nous dirons à cet égard s’appliquera naturellement aux dispositions de l’homme dans les diverses parties de l’Empire. Il est libre, vous le savez, aux pères et mères, dans le pays de droit écrit, de se créer un héritier et de réduire leurs autres enfants à la légitime. Cette faculté est devenue la loi de toutes les familles; elle est suivie avec d’autant plus de rigueur, qu’elle est commandée par le préjugé. Il est rare, infiniment rare que des pères et mères décèdent sans instituer un héritier; les pauvres comme les riches imitent ce coupable usage. Si la tendresse éprouve quelques remords en se livrant à cette prédilection injuste, bientôt ils sont étouffés par l’exemple, ce tyran impérieux des âmes faibles, je pourrais dire du genre humain. La cupidité, l’ambiiion ont vaincu les sentiments de la nature, ont détruit cet amour de l’égalité qui estun instinct chez l’homme, lorsqu’il n’est pas encore dépravé; et enfin, on en est venu à ce point, que celui-là est odieux et paraît dénaturé, qui ne porte pas toutes les affections et ne verse pas sa fortune sur un de ses enfants. C’est presque toujours l’aîné des mâles qui est l’objet de cette criminelle préférence. Partez, je vous prie, de ce point certain, et ne le perdez jamais de vue, c’est que l’institution d’héritier en (1) Ce discours, prononcé dans la séance du 2 mars 1791, n’a pu être inséré à sa place dans ce volume. jAssemtdée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [6 avril 1791.] (jifl pays de droit écrit, soumise à l’empire de l'habitude est plus rigoureusement observée que si elle était prescrite par la loi la plus positive; calculez ensuite avec moi, tous les maux qui découlent de cet ordre vicieux de choses. Je ne dirai pas que l’inégalité entre les enfants blesse les lois sacrées de la nature. Cette vérité est du petit nombre de celles que personne n’est tenté de contester, de celles qui tiennent au sentiment plus qu’à la réflexion; car l’homme le plus simple, celui dont la raison est la moins exercée, sait aussi bien que l’homme le plus éclairé, qu’il est injuste de traiter un enfant mieux que l'autre; il n’a pas besoin de raisonner pour s’en convaincre, et son cœur l’instruit mieux que tous les livres. Je n’ajouterai pas qu’on ne viole jamais impunément ces lois premières et fondamentales, que plus les empires s’en éloignent, plus ils approchent de leur destuction ; j’examinerai seulement les effets désastreux de celte inégalité dans l’état social. Du sein d’une même mère sort ud tyran et des esclaves, un oppresseur et des opprimés. Cependant c’est ensemble, c’est sous le même toit que doivent habiter ces frères aux yeux de la nature, ces ennemis aux yeux de la société. Aussi que doit-il arriver d’un semblable rapprochement? Le voici : Assemblés autour de ceux qui leur ont donné la vie, ils ne leur présentent que des hommages imposteurs; ils s’étudient à les tromper par de feintes carresses, par des prévenances mensongères; ils perdent bientôt ces goûts simples et purs, ces affections douces et paisibles; leurs âmes contractent l’habitude de la fausseté, de l’hypocrisie et de la servitude; chacun cherche à disgracier son rival pour s’enrichir de ses dépouilles; la jalousie et la haine les agitent, les tourmentent sans cesse, et leurs cœurs, comprimés par ces passions malfaisantes, ne s’ouvrent point aux sentiments nobles et généreux. Qui pourrait dire tous les excès auxquels des frères ain-i irrités peuvent se porter les uns envers les autres? Jeneretracerai pointici des exemples connus, et qui feraient frémir; et combien sont ignorés, combien sont ensevelis dans l’ombre du mystère. C’est cependant dans ces asiles domestiques, que s’élèvent et se forment les jeunes citoyens qui viennent ensuite composer la grande famille. Ce sont ces leçons du premier âge qui décident souvent du sort de la vie; ce sont ces germes jetés dans le cœur de l’enfance qui se développent et portent leurs fruits dans l’âge avancé. Si les écoles premières de la vertu deviennent ainsi les repaires du vice, comment les mœurs privées ue se corromperaient-elles pas? Et les mœurs privées corrompent nécessairement les mœurs publiques. Un autre effft moins observé et non moins réel de cet état habituel de dissimulation, de contrainte et de guerre, c’est que ces affections pénibles de l’âme ont l’influence la plus pernicieuse sur l’existence physique, qu’elles l’affaiblissent, la dégradent ; que cette existence physique, réagit à son tour sur l’existence morale pour la dépraver, tant ces deux causes se touchent se tiennent étroitement et se combinent dans le système de notre organisation. C’est ainsi que les hommes dégénèrent, que les nations s’abâtardissent par une multitude de causes plus ou moins lentes, souvent imper-ceptibleSj mais toujours infaillibles ; et c’est une belle et intéressante étude pour le législateur, que celle qui lui découvre l’influence des lois, des mœurs et des usages sur la perfection ou l’imperfection physique et morale de l’espèce humaine. Comment voir sans une indignation profonde l’opulence d’un frère contraster douloureusement avec la misère de son frère? l’un jouit de toutes les superfluités de la vie, l’autre manque du nécessaire. L’ambition et l’orgueil enivrent celui-ci, celui-là languit dans l’humiliation et, l’avilissement ; tous deux sont également corrompus. Tels sont les fruits empoisonnés d’une vanité insensée qui fonde la grandeur et l’élévation d’une famille sur un de ses rejetons en détruisant tous les autres. Combien ce préjugé ne paraîtra-t-il plus barbare et plus absurde aujourd’hui que tous les monuments de l’orgueil sont anéantis, et que le premier comme le plus grand des titres est celui de citoyen ! Combien aussi ne serait-il pas plus dangereux dans ses conséquences! Vous avez, Messieurs, déterminé les conditions nécessaires pour l’exercice des droits les plus sacrés de l’homme, et rappelez-vous que la fortune est une des bases que vous avez jetées. S’il est libre à des pères et mères de déshériter leurs enfants; car la réduction à la légitime est une véritable exhérédation sans cause, si, dis-je, vous leur laissez cette puissance, vous les laissez les maîtres de faire des citoyens actifs ou non actifs, éligibles ou inéligibles. Vous dépouillez des citoyens sans nombre de leurs droits politiques. Vous en faites des étrangers au sein même de la société. Les bienfaits de la Révolution se tourneront en poison pour eux. Esclaves sous le despotisme, ils pouvaient se consoler de leurs fers; esclaves sous le régime de la liberté, ils leur seraient insupportables. Que voulez-vous d’ailleurs que ces enfants disgraciés deviennent? Privés des dons de la fortune, vous en faites des célibataires, ils tremblent de s’associer une compagne pour partager leur triste destinée, ils sont forcés de renoncer aux doux noms de père et d’époux. 11 leur restait autrefois une ressource bien cruelle, il est vrai; ils ensevelissaient dans les cloîtres leur désespoir et leur ennui : ces ténébreux asiles étaient peuplés de ces victimes infortunées; mais maintenant qu’ils sont détruits, que vous avez donné ce grand exemple d’humanité et de justice, où traîneraient-ils leur malheureuse existence? Quelle est la carrière qui s’ouvrirait devant eux? 11 n’en est point où les premiers pas ne soient pénibles, ne soient coûteux; et qui leur servirait d’appui, et qui les aiderait à les faire? On ne peut, sans frémir, voir ces générations jetées au hasard dans la société, abandonnées à elles-mêmes, sans cesse aux prises avec les premiers besoins, et réduites en quelque sorte par la nécessité à conspirer contre l’ordre et la tranquillité publique. L’inégalité dans les partages eutre les enfants se présente encore, s’il est possible, sous un plus grand aspect. Celte inégalité accumule toutes les propriétés dans les mains de quelques êtres privilégiés. Or, c’est une vérité reconnue et démontrée, que la division des propriétés est la source la plus féconde de la prospérité publique. C’est elle qui fait fleurir l’agriculture, le premier, le plus utile des arts ; c’est elle qui augmente lesproductions, et les hommes se multiplient avec les moyens de subsistance. La division des propriétés attache un plus grand nombre de citoyens à la vie champêtre, à cette vie qui régénère les mœurs, qui rend les hommes plus simples et meilleurs. Le propriétaire, affec- (514 [Assemblée nationale.) ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [6 avril 1791.] tionné au sol qu’il cultive, lient à sa patrie par des liens plus étroits. La division des propriétés empêche la trop grande disproportion dans les fortunes. Quand le petit nombre a tout, et que le plus grand nombre n’a rien, bientôt il n’existe plusquedes maitreset des esclaves. Les riches mettent les pauvres dans leur dépendance, les maîtrisent, les oppriment. De l’inégalité des fortunes, à l’inégalité des droits, il n’y a qu’un pas, et il est glissant. De l’inégalité des droits, à la destruction de la liberté,' il n’yen a plus qu’un autre, et il est insensible. Des richesses extrêmes ne peuvent pas exister sans une extrême pauvreté ; l’opulence enfante le luxe, le luxe enfante le vice et les crimes, tout se lie, tout s’enchaîne dans l’ordre moral comme dans l’ordre physique, le premier anneau nous conduit à tous les autres. L’mégalité est la boîte de Pandore, elle recèle tous les maux qui affligent l’espèce humaine. Plus on y réfléchit, plus on demeure convaincu de cette importante vérité. Ce n’est pas que je prétende qu’une égalité absolue dans les fortunes soit possible ; cette égalité parfaite est une chimère. Mais ce qu’on ne peut pas prévenir avec trop de soin, c’est cette énorme disproportion qui renverse tous les rapports entre les hommes, et qui est le fléau le plus dangereux, le plus destructeur des sociétés. Le législateur doit tendre sans cesse et de tous ses efforts à rétablir un équilibre que la nature des choses dérange et rompt sans c-sse. Le grand art de la législation, son bienfait suprême est de maintenir autant qu’il est possible cet équilibre. Quand je pense que notre sol produit des moyens de subsistance au delà des besoins de ceux qui l’habitent, et que néanmoins les trois quarts des hommes ont à peine la nourriture la plus grossière et manquent même du nécessaire, je me dis : je n’en veux pas davantage, notre système social est vicieux. Examinons néanmoins les objections qui servent de prétexte dans le pays de droit écrit, pour traiter inégalement les enfants. La loi rend leur sort égal, elle est depuis longtemps dans ce pays, ce qu’elle < st aujourd’hui pour toute la France; mais le préjugé, plus fort que la loi, en décide autrement. Ne parlons donc ici que de la volonté de l’homme; mais rappelez-vous que cette volonté est constante, invariable et uniforme dans toutes les familles. Dicter des lois qui s’exécutent lorsque nous ne sommes plus, prolonger son autorité au delà de son existence, est un sentiment qui tient à l’orgueil, à cet amour de dominer dont l’homme est si jaloux; car l’homme simple, l’homme de la nature ne voit pas après lui, il laisse aux choses à faire ce qu’il n’est plus en son pouvoir de régler. Si les biens étaient communs entre les membres d’une même société, il ne se présenterait même pas à l’idée d’aucun associé d’en vouloir ordonner la distribution en quittant la vie. Dans le partage primitif qui a été fait des propriétés, les chefs, qui ont eu une portion de ce patrimoine commun, ont contracté l’obligation tacite et impérieuse de les transmettre à leurs enfants. Des lois étaient même inutiles pour les empêcher d’en agir autrement; car c’est aller contre le vœu de la nature, et tant que l’homme n’est pas corrompu, il obéit à ce vœu sans effort. On ne peut pas se figurer un père assez barbare pour déshériter ses enfants. C’est à îa suite des abus, je dirais volontiers des délits des pères que les lois sont venues protéger les enfants contre des sentiments dénaturés, qu’elles leur ont assuré une partie de l'héritage de leurs aïeux à titre de légitime. Ceite digue a été opposée à l’injustice. Eli bien ! qui de nous trouve la liberté de l’homme attaquée parce frein mis à ses passions? Cependant, il ne peut toucher à cette portion sacrée, il ne peut en disposer, pourquoi la liberté serait-elle plus violée en empêchant un père d’avantager un enfant au préjudice de l’autre? Et en tin veut-on que ce soit là une gêne, une entrave? je dirai que la loi sociale est obligée quelquefois d’en mettre à la liberté naturelle; que nous ne suivons pas, au milieu des sociétés civilisées, tous les préceptes de la plus pure nature ; que ces entraves sont souvent justes, nécessaires; qu’elles tiennent invinciblement à l’ordre que nous nous sommes créé. La loi réprime aussi les mauvaises actions et l’homme est-il esclave parce qu’il ne peut pas faire le mal? Mais non, l’homme qui a des enfants n’est pas enchaîné à nos yeux parce qu’il n’est pas libre de les dépouiller; ou du moins, si ce sont là des chaînes, ce sont celles que la nature et la justice lui forgent; ce sont celles que la société a le droit de lui faire porter et, si une fois nous admettons que le père de famille laisse sa fortune à ses enfants, je ne vois aucune raison pour qu’il soit le maître de la leur partager légalement. Ici sans doute, on invoquera la puissance paternelle, on vantera ses précieux avantages, on soutiendra que c’est avec la libre disposition de ses richesses qu’un père tient ses enfants dans une salutaire dépendance, qu’il récompense ceux qui méritent son amour, qu’il punit ceux qui ont encouru sa disgrâce. Je ne viens point m’élever contre cette puissance; personne plus que moi n’en reconnaît les heureuses influences, personne ne lui rend un plus pur hommage. Un père tient son empire de la nature même; c’est elle qui t’a chargé d’élever ses enfants, de veiller à leur conservation; il dirige leurs actions, il est juge de leurs différends ; les enfants de leur côté lui doivent respect et obéissance, rien ne peut suppléer la surveillance paternelle; c’est là, c’est dans l’intérieur des familles que se forment les citoyens; il est donc très important que les bonnes mœurs y régnent, que les chefs y soient aimés, respectés, que les jeunes élèves soient soumis à leurs leçons; c’est au milieu de cette sainte union, de ce doux concert, que régnent la paix et le bonheur. Je ne parle point ici de la durée que doit avoir cet empire ; je traiterai cette question importante dans un autre moment. Mais ne nous le dissimulons pas ; s’il est des pères justes, raisonnables et sensibles, il en est aussi de despotes, de dénaturés; et si la puissance entre les mains des uns est sans danger, elle est entre les mains des autres une arme bien redoutable. Si nous étions dans une société naissante, si l’homme avait la simplicité des premiers âges, si ses mœurs étaient pures, si ses sentiments n’étaient point altérés, il y aurait moins à redouter, sans doule, les abus du pouvoir paternel. Tous les enfants seraient également chers aux auteurs de leurs jours, ils les aimeraient de la même tendresse ; indulgents pour leurs fautes, ils ne les puniraient qu’avec regret et surtout qu’avec justice; mais chez un peuple vieux et corrompu, chez un peuple aussi loin de la nature, des goûts et des affections qu’elle inspire, où l’ambition, l’intérêt et tous les vices agitent sans cesse et dépravent les cœurs, comment se reposer sur la bonté de l’homme? Gomment croire [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [6 avril 1791.] 615 qu’il n’abusera pas de sa puissance, qu’il n’aura pas de prédilections injustes, qu’il n’écoutera que la voix de la raison, qu’il ne sacrifiera pas ses enfants à son avarice, à son envie de dominer, à des motifs plus coupables encore? Non, non, ce serait se faire une trop étrange illusion. C’est faute de s’être assez pénétré de la différence qu’il y a entre un peuple à peine sorti des mains de la nature, et un peuple civilisé depuis des siècles, que plusieurs écrivains recommandables par leurs lumières ont pensé que la puissance paternelle ne pouvait pas être trop étendue. Cette institution leur a paru la source la plus précieuse, et la sauvegarde la plus sûre des bonnes mœurs. Ils se sont laissés entraîner d’autant plus aisément dans ce système, qu’ils l’ont vu établir chez des peuples anciens qui sont encore aujourd’hui notre étonnement et notre admiration. Maisaumilieu de quelles circonstances la puissance paternelle s’est-elle formée, s’est-elle accrue chez ces peuples? comment s’est-elle combinée avec les autres lois sociales? quel a été son degré d’influence sur les mœurs? en a-t-elle suivi le cours, ou est-ce elle qui l’a dirigé? a-t-elle été la cause ou l’effet, a-t-elle été l’une et l’autre? n’a-t-il pas existé aussi des peuples chez lesquels la puissance paternelle était nulle? et ces peuples n’ont pas été les moins grands, les moins vertueux de la terre. Que de questions il y aurait à examiner, si les exemples ici devaient être la règle de nos jugements 1 Pour ennoblir la puissance paternelle et lui donner un grand caractère, on la fait servir de modèle à toutes les autres, on l’accompagne sans cesse de belles et magnifiques images. C’est le gouvernement domestique, dit-on, qui a donné la première idée des gouvernements politiques. Ceux-ci n’ont été formés qu’à son imitation et sur ses principes. Certes, ce n’est pas là ce qui pourrait nous faire chérir la puissance paternelle, ce n’est pas là ce que nous devons compter au nombre de ses bienfaits. C’est cette puissance en effet qui a beaucoup favorisé le despotisme des gouvernements, qui lui a prêté les armes les plus fortes pour opprimer le genre humain. C’est en disant, en répétant continuellement aux peuples, les chefs sont vos pères, vous êtes leurs enfants, qu’on les a façonnés à une obéissance servile, qu’on les a endormis dans la confiance la plus aveugle ; et la confiance a toujours perdu les nations. Quoi qu’il en soit, continuons d’examiner les effets de cette puissance avec le calme de la raison : or la raison, la morale et l’équité, tout nous dit que la puissance paternelle, pour être utile, doit être renfermée dans de justes bornes, doit être tempérée par de sages lois. Tout nous dit que le sort des enfants ne doit pas être livré à l’arbitraire et au despotisme domestique. Interrogeons l’expérience; nous avons des parties de l’empire où la loi commande l’égalité entre les enfants, et où en même temps il n’est pas permis aux pères et mères de rompre celte égalité. Eh bien! dans ces contrées les enfants chérissent-ils moins les auteurs de leurs jours? Ont-ils moins toutes les qualités de l’homme et du citoyen ? A-t-on remarqué, comme une exception frappante, que les enfants qui naissent dans les pays régis par le droit écrit, aient plus de talents et de vertus? a-t-on remarqué que là les mœurs fussent plus pures, les crimes plus rares, les hommes meilleurs? je ne le pense pas. Ce serait par des faits de cette nature, cependant, qu’il faudrait justifier une institution dont on n’aperçoit d’ailleurs que les dangers. Nous irons plus loin; nous sommes portés à croire que dans les pays de droit écrit, les mœurs domestiques sont moins bonnes, les vices plus communs, les hommes plus dépravés que partout ailleurs, nous en avons déjà dit les raisons. L’habitude de la dissimulation, de la fausseté, l’état perpétuel de gêne et de contrainte, Ja rivalité et la jalousie entre des individus destinés à vivre ensemble et à s’aimer, ne peuvent engendrer que la plus affreuse corruption. C’est, il faut l’avouer, un étrange moyen de se faire chérir de ses enfants, de les former à la vertu, de leur inspirer le goût des choses grandes et utiles, que de les conduire par un sordide intérêt ; que de leur dire : si vous n’obéissez pas servilement à ma voix, je vous déshérite. La piété filiale s’achète-t-elle donc ainsi? L’amour est-il un sentiment qui se paye? Supposez-les maintenant tous dociles à cette volonté souveraine, s’empressant tous également de témoigner à leurs pères et mères leur attachement et leur amour ; comme ils ne peuvent pas être tous avantagés, et que l’empire irrésistible de l’usage ordonne de choisir un objet chéri, la disgrâce frappe sur des enfants qui avaient le même droit et les mêmes espérances. Que dis-je? le préféré est presque toujours celui qui était le moins digne de l’être. Je suppose avec vous, que des enfants aient mérité la haine de leurs pères et mères, n’est-ce pas une punition bien absurde que celle qui consiste à les priver de leur fortune? Est-ce là sérieusement un moyen qui puisse les corriger, qui puisse rectifier leurs penchants et les rendre gens de bien? Est-ce là une peine analogue au délit, et qui lui soit proportionnée? le malheur est souvent la source des vices et des crimes; et parce qu’un enfant aura encouru l’inimitié de son père, faut-il qu’il manque des premières nécessités de la vie? faut-il l’exposer à devenir un homme dangereux pour la société? Pères, soyez justes, soyez bons envers vos enfants, et ils vous aimeront, et ils vous consoleront dans votre vieillesse, vous tiendrez dans la seule dépendance qu'un homme puisse attendre d’un autre homme, la seule qui puisse plaire, qui soit durable et qui ne dégrade pas celui qui y est soumis. Si un enfant est un dissipateur, alors et seulement alors on ne doit pas laisser sa fortune à son absolue disposition. Il a besoin d’un guide, d’un tuteur, cet acte de prudence est pour son propre intérêt; il ne faut pas qu’il consomme en un jour ce qui peut le faire vivre jusqu’à la fin de sa carrière, l’humanité même veut qu’on ait pour lui la prévoyance dont il est dépourvu. Ce n’est cependant pas une raison pour qu’on diminue la portion qui lui appartient, on doit uniquement en régler la distribution avec sagesse. Enfin, et je vous suis jusque dans vos derniers retranchements, voulez-vous que la faculté accordée aux pères et mères de se choisir un héritier, de l’enrichir au dépens des autres ait des avantages ! voulez-vous que ce pouvoir retienne quelquefois dans le chemin de la vertu des enfants qui s’en seraient écartés, que la justice préside à plusieurs dispositions de famille ? eh bien I je vous l’accorde ; mais je vous demanderai à mon tour s’il n’est pas vrai que cette faculté est une source féconde d’injustice, qu’elle favorise souvent l’avarice, l’ambition, les passions les plus condamnables, qu’elle corrompt les enfants et 616 lÀssemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [6 avril 1791.] qu’elle a plus d’inconvénients que d'avantages. Car, en dernière analyse, c’est cette balance du bien et du mal, qui est la vraie pierre de touche des lois, qui sert à distinguer les bonnes des mauvaises ; il ne suffit pas de citer quelques bienfaits particuliers d’une institution pour la rendre recommandable, il faut aussi en considérer les fâcheuses conséquences, et comparer le tout afin d’obtenir un résultat exact. Ce n’est pas non plus l’ancienneté d’une loi qui en fait l’apologie, sans quoi les longues erreurs qui gouvernent les hommes seraient d’éternelles vérités. L’homme se ploie à toutes les formes; l’éducation, l’exemple et l’habitude lui font supporter jusqu’à l’esclavage. Qu’on ne répète donc plus ce misérable argument avec lequel on peut consacrer tous les abus. La position dans laquelle vous vous trouvez ne vous permet pas de laisser cette grande quesiion indécise. Des lois opposées se présentent : ici, des coutumes commandent aux pères et mères de maintenir l’égalité entre leurs enfants ; là, des usages leur permettent de rompre cette égalité. Cette diversité choquante dans un point aussi important, ne peut exisler dans un empire où vous ramenez tout à l’uniformité, où les mômes principes politiques et d’administration gouvernent les citoyens. Forcés de faire un choix, de quel côté pencherez-vous? le parti que vous avez à prendre n’est pas douteux. Je ne dirai pas que jamais les circonstances ne furent moins propices pour laisser le sort des enfants à la disposition absolue des auteurs de leurs jours. Dans un temps de parti, dans un temps où les opinions se divisent sur les plus grands intérêts, où elles se soutiennent avec acharnement, où l’on paraît ennemi, si l’on ne partage pas les mêmes principes; quels dangers n’y aurait-il pas à laisser aux chefs de famille, le droit de distribuer leur fortune, suivant leurs préjugés et leurs passions? Le levain des haines publiques fermenterait dans l’intérieur de toutes les familles pour les diviser, et vous verriez éclater de toute part des exemples effrayants d’inimitié et de vengeance. Je ne vous parlerai pas, dis-je, de ces circonstances, vous me répondriez : elles passeront, et nous travaillons pour les siècles. Mais la raison et la justice sont pour tous les temps; et ici, la raison, la justice, l’intérêt suprême de la société, vos principes, réclament avec énergie, l’égalité entre les enfants. Ce grand acte d’équité répandra le bonheur sur d’immenses contrées. Les victimes sans nombre que vous allez délivrer de l’esclavage domestique le plus intolérable, que vous allez sauver de la misère et de l’humiliation, que vous allez rendre à la société, vont lever leurs mains reconnaissantes vers le ciel, et bénir leurs bienfaiteurs et leurs travaux. Ce grand acte d’équité s’étendra sur toute la France et sur chaque famille. C’est alors que les enfants seront vraiment égaux, et que l'égalité civile se combinant avec l’égalité politique, se prêtant lune et l’autre un appui mutuel, vous aurez fondé la liberté générale sur des bases immuables et éternelles. Je demande donc que l’égalité des partages établie entre les enfants par la loi, ne puisse être détruite par aucune disposition de l’homme, de quelque nature qu’elle soit. DEUXIÈME ANNEXE A LA SÉANCE DE L’ASSEMBLÉE NATIONALE DU MERCREDI 6 AVRIL 1791, Opinion de il/. Mougins de Roquefort, député du département du Var , sur le droit de tester (1). — (Imprimée par ordre de l’Assemblée nationale.) Messieurs , l’homme aura-t-il la faculté de tester? Telle est l’intéressante question qui nous occupe. S’il ne fallait pour la résoudre qu’invoquer les lois romaines, elle le serait pour l’affirmative, et quoique d’un pays régi par leur empire, j’avoue qu’elles exigent dans certains cas des réformes salutaires. Des coutumes locales ont encore introduit sur cette matière des dispositions aussi injustes qu’étranges. En Provence, lorsqu’un père, une mère ou autres ascendants mouraient sans tester, les mâles recueillaient par égales portions leurs héritages. Les filles n’avaient qu’un droit de légitime. Cette loi était odieuse; elle présentait une subversion des sentiments de la nature, elle protégeait le sexe le plus fort contre le plus faible. Vous l’avez anéantie, en établissant l’égalité des partages dans le3 successions ab intestat , et j’ai applaudi de tout mon cœur à ce sage et salutaire décret. Quant aux successions testamentaires, le droit écrit permet aux ascendants de ne faire qu’un seul héritier et de ne laisser que la légitime aux autres enfants. Cette loi est encore mauvaise sous certains rapports ; le père ou la mère qni ont usé dans toute sa latitude de la permission qu’elle leur accorde ont été injustes, j’ai presque ait cruels. Il faut donc tempérer la rigueur de ces lois. Mais en les modifiant, devez-vous en détruire le germe et l’esprit, gêner dans tous les cas la disposition de l’homme, enchaîner ses affections et lui interdire la faculté de tester ? Je soutiens que : 1° en thèse générale la liberté de tester doit être laissée intacte ; 2° Qu'il faut la restreindre en ligne directe, mais avec ce tempérament que la puissance paternelle ne devienne pas illusoire et sans effet. Je reprends ces deux propositions. Les exposer d’une manière sommaire c’est acquérir de nouveaux droits à votre indulgence. Leur développement sera suivi d’un projet de décret qui me paraît concilier le vœu de la nature avec celui de la liberté. Interdire à l'homme, qui n’a point d’enfants, et qui n’a point contracté, si j’ose m’exprimer ainsi avec la nature, la faculté de tester, c’est renverser et détruire les bases immuables et sacrées sur lesquelles la liberté est fondée. 1° Cette prohibition serait opposée aux principes consacrés dans votre déclaration des droits. 2° Elle offenserait les lois observées chez tous les peuples policés. 3° Elle serait une source de fraudes, d’abus, et tendrait à enchaîner les affections les plus chères au cœur et aux sentiments. (1) Cette opinion n’a pas été prononcée.