ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [15 juin 1789.] ||4 [États généraux.] ront présentés, el que Sa Majeslée sera suppliée d'y donner sa sanction. Je demande, de plus, qu’on députe vers le ministre des finances, pour lui faire connaître que l’Assemblée désire prendre connaissance de l’état actuel des finances, et qu’elle va voter un emprunt pour subvenir aux besoins de l’Etat. Il s’élève de vifs débals sur cette motion : on combat surtout le projet d’un emprunt. Nos cahiers, disent plusieurs membres, ne nous prescrivent pas une marche si rapide. Nos commettants nous ont envoyés pour corriger les vices de l’administration, pour éteindre les dettes de l’Etat, et non pour les augmenter par des emprunts. Donnons une constitution à la nation; assurons les propriétés; puis nous aviserons au moyen d’établir des impôts. Toutes ces diverses motions sont vivement défendues de part et d’autre. Les débats se prolongeaient, lorsqu’on annonce une députation de la noblesse. Quatre membres sont envoyés au-devant d’elle, et elle est introduite : elle est composée de MM. de Bressey, le duc de Luynes, le marquis de Thiboutot, le baron de Flachsauden, le duc de Croï, le comte de Laglissonnière. Après avoir pris place sur leurs bancs, M. de Bressey, au nom de la députation, expose les motifs de là démarche de la noblesse, fait lecture de l’arrêté pris par la Chambre le 13 de ce mois, et en remet une copie. (Voyez plus haut le texte de cet arrêté, séance de la noblesse du 13 juin.) M . Bailly répond à la députation en ces termes: Messieurs, vous nous voyez occupés de l’exécution de la délibération prise le 10 de ce mois, et que nous avons eu l’honneur de vous communiquer le 12. Nous espérons toujours que vous vous réunirez à nous pour y concourir. La députation se retire ensuite, et elle est accompagnée par les mêmes membres qui l’ont introduite. La séance est levée à deux heures. Séance du soir. M. le Doyen ouvrela séance à cinq heures et demie du soir. M. Lavenue, l’un des députés de la sénéchaussée de Bazas, se présente et dit qu’il n’a pas répondu à l’appel fait le 13 parce qu’il était indisposé. 11 observe que ses pouvoirs sont contenus au même cahier que ceux de M. Saige, son co-! député, qui ont été vérifiés et trouvés bons. Il est admis à prendre séance. On reprend la discussion sur la manière dont l’Assemblée se constituera. Plusieurs membres proposent de décider la question sans désemparer, et de se constituer dans le jour. M. Target. Messieurs, autant je crois que l’importance de la question que nous agitons mérite d’attention, autant je crois que toute lenteur serait dangereuse ; il faut décider avec prudence , mais avec célérité ; et ce n’est qu’avec effroi que j'arrive à la discussion. Réduisons -nous à des idées simples et à nos principes ; surtout ne perdons jamais de vue la réunion des ordres, la votation par tête commandée par nos cahiers, la raison et la justice, la crainte du veto qui pourrait paralyser les Etats. Sans doute, ilfautnous constituer, mais quand? Aujourd’hui. De quelle manière? Gomme M. l’abbé Sieyès nous l’a indiqué. Le mot peuple ne remplit pas notre idée. Signifie-t-il communes? Alors cè n’est pas assez dire. Signifie-t-il la nation entière? Ce serait � trop dire. Choisissons donc le moyen qui, placé entre ces deux extrêmes, ne compromet ni nos droits ninos principes. Nous sommes les représentants connus de la nation , voilà ce que nous sommes ; et c’est avec cette qualité que nous sommes autorisés à dis-* cuter les droits de nos commettants. Je me hâterai de répondre à une objection qui nous a été faite ce matin. 11 faut compter les citoyens par les propriétés!. Certes ce paradoxe est bien étrange ; la propriété du pauvre est plus sacrée que l’opulence du riche1; il faut compter les têtes, et non pas les fortunes. Un système contraire serait destructif de tout droit national ; il éteindrait l’amour de la patrip et nourrirait l’égoïsme. Je pense encore qu’il faut renvoyer au bureaik l’examen de cette grande question’ et dans déni heures se réunir ici pour prendre un parti, e!t achever cette opération. M. Bergajsse (1). Messieurs, j’adopte, presque dans tous ses points, la motion de M. i’abbtp Sieyès. J’eri eusse fait une à peu près semblable!, s’il ne m’eût prévenu, et vous me permettrez de développer ici les motifs qui me portent à penser comme lui. Il n’est aucun de nous qui ne sente que nous ne pouvons différer davantage de nous constituer. Nous avons dû nous condamner à l’inaction dans laquelle nous avons vécu jusqu’à présent, tant que nous avons eu l’espoir de ramener dans la salle de l’Assemblée nationale, pour y délibérer en commun avec nous, les députés de la noblesse et les députés du clergé. Peut-être cet espoir n’est-il pas perdu sans retour, du moins faut-il toujours le conserver; mais, quoi qu’il en soit, notre inaction, qui fut sage dans Je principe, cesserait de l’être aujourd’hui, si nous pouvions y persister encore. Le moment est donc arrivé où nous devons nous occuper des grands objets que la nation a soumis à notre examen ; mais pour nous occuper de ces objets avec la dignité qui convient au caractère auguste dont elle nous a revêtus, il importe que nous nous constituions dans les circonstances difficiles où nous sommes, de manière à ne pas perdre aucun des droits qu’elle nous a. chargés de défendre, de manière-à n’abandonner aucun des principes dont ces droits ne sont que! l’heureuse conséquence. Vous avez regardé, Messieurs, comme un deces: principes essentiels, et dont vous ne pouviez vous départir sans nuire sans retour à la tâche impor-, tante que vous avez à remplir, le principe qu’il faut délibérer par tête, et non par ordre, dans: l’Assemblée nationale. D’après cette opinion, il ne nous a pas paru convenable de souffrir que ce principe fut altéré ou modifié, même par aucun système ayant pour; objet la conciliation entre les ordres, quelques avantages néanmoins quedetels systèmes pussent' (1) Le Moniteur n’a reproduit qu’une faible partie du discours de M. Bergasse. {Étals généraux.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [15 juin 1789.] 115 produire, quelque respectables que fussent les motifs de ceux qui les proposaient, quelque louable que pût être le but auquel ils voulaient tendre. Quand il en sera temps, il ne vous sera pas bien difficile de démontrer qu’en agissant ainsi, vous n’avez fait que remplir un devoir impérieux, et que si vous aviez pu vous permettre une conduite opposée, vous n’auriez pas moins compromis les intérêts du monarque, que les intérêts de la nation, que les intérêts même des deux classes de citoyens privilégiés, qui semblent, en ce moment, se séparer de vous, séduites malheureusement par des préjugés funestes, dont elles n’ont calculé ni l’influence, ni le danger. Vous direz à la nation : que si vous n’avez pas voulu vous désister, même d’une manière provisoire, de la délibération par tête, c’est qu’il ne vous a pas été permis d’oublier que l’œuvre principale à laquelle vous êtes appelés est une constitution à faire ; c’est que vous avez compris que pour travailler à cette œuvre avec quelque succès il faut que tous ceux qui y coopèrent aient une volonté semblable, tendent au même but, s’unissent dans les mêmes habitudes; c’est bue vous êtes convaincus que votre constitution ne serait qu’un assemblage de pièces peu faites pour aller ensemble, si les hommes destinés à en tracer le plan n’entretenaient entre eux une communication intime et de tous les instants; ç’est que vous n’avez pu vous persuader qu’une Institution étant une chose commune, où tous es intérêts doivent être ordonnés pour l’intérêt [énéral, il fût sage, il fût même possible de dé-erminer une constitution, en isolant les intérêts, m les faisant, pour ainsi dire, délibérer à part, m les séparant avec une attention puérile, quand e bien public exige, avec autant d’empire, qu’ils oient confondus. I Vous direz à la nation : que si vous n’avez pas voulu vous désister de la délibération par tête, è’est que vous avez parfaitement senti qu’une telle condescendance consommait, sans retour, dans la monarchie, la distinction des ordres avec toutes les conséquences déplorables qu’elle entraîne ; c’est que vous n’avez pu vous dissimuler due, cette distinction une fois consommée, quelque promesse qu’on eût pu vous faire, quels qu’eussent été même les sacrifices auxquels on se serait décidé, infailliblement la seule force des choses aurait maintenu ou promptement ramené parmi nous la distinction entre les professions qu’on n’y remarque pas moins qu’entre les ordres, qt qui en est la suite inévitable ; qu’ainsi, comme par le passé, vous auriez compté un petit nombre ue professions honorables, affectées uniquement dux privilégiés, et un grand nombre de professions qu’aucun honneur n’aurait environnées, parce que les privilégiés auraient dédaigné de les remplir. , Vous direz à la nation : que les professions honorables étant aussi celles auxquelles le pouvoir ést attaché, telles que la profession militaire, la rhagistrature supérieure, les premières dignités de l’Eglise, vous n’avez pas eu de peine à voir que, de la seule distinction des ordres, il résultait que la totalité des citoyens se seraient naturellement divisée en deux classes: la classe des nobles qui aurait gouverné, et la classe nombreuse du peuple à laquelle on n’aurait laissé d’autres destinées que d’obéir, sans espoir de jamais gouverner à son tour; et si partout où beaucoup d’hommes gouvernent par le seul privilège de la naissance, l’aristocratie existe avec tous ses abus, vos commettants comprendront facilement que lorsque vous vous êtes élevés avec tant de persévérance et de force contre la distinction des ordres, lorsque vous avez refusé de rien entreprendre sous un pareil régime, même pour la prospérité commune, c’est qu’en combattant cette distinction funeste, c’était aussi l’aristocratie, c’est-à-dire le pire de tous les gouvernements, que vous vous occupiez de combattre. Vous prouverez à la noblesse : qu’une aristocratie, sous un monarque, chez un peuple surtout très-nombreux, et qui n’est pas accoutumé à la servitude personnelle, ne saurait être durable, qu’il n’est pas possible que bien promptement une institution de cette espèce ne devienne odieuse au prince comme au peuple : au peuple, qu’elle écrase et qu’elle humilie; au prince, dont elle empêche plus qu’elle ne modère la puissance. Vous prouverez à la noblesse : que par la nature même des choses, il faut absolument qu’une aristocratie intermédiaire entre le prince et le peuple, après des convulsions plus ou moins longues, finisse par amener après elle le despotisme ou l’anarchie : le despotisme, si le peuple se livre au prince, pour se venger de ses tyrans; l’anarchie, si le peuple, las de ses fers, s’agite pour les briser. Vous prouverez à la noblesse : que vouloir l'aristocratie, c’est vouloir le pouvoir, et non pas la liberté ; que la liberté est une chose tellement commune, qu’il est impossible qu’elle existe, partout où l’on peut dire qu’un citoyen a plus de liberté qu’un autre , que plus de liberté d’un côté suppose nécessairement une puissance dont on peut abuser ; que moins de liberté d’un autre côté suppose nécessairement une sujétion qui peut avilir; que de quelque manière qu’on dispose les choses, quelque impérieuses, quelque fixes, quelque impartiales, même en apparence, que fussent les lois dont on pourrait convenir, si la nation, à l’instant où elle s’occupe de se régénérer, a le malheur de se diviser en ordres, dont l’un infailliblement gouvernera, comme je viens de vous le dire, et l’autre infailliblement sera gouverné; de toute nécessité, la liberté ne se trouvera pas également partagée entre les citoyens, de toute nécessité, l’habitude de commander d’une part, et l’habitude d’obéir , de l’autre n’amèneront toujours à leur suite, après une révolution plus ou moins prompte, que le despotisme de plusieurs et la servitude de tous, et tous les genres de corruption que la servitude et le despotisme peuvent enfanter à la fois. Vous représenterez au clergé : que si la distinction des ordres doit infailliblement naturaliser l’aristocratie parmi nous; que si le régime aristocratique est, comme vous le savez tous, le plus grand ennemi de la liberté, il ne peut, sans un crime manifeste, favoriser la distinction des ordres. Car enfin, Messieurs, il y a un accord éternel entre la morale et la liberté, et sans doute le clergé veut contribuer, autant qu’il est en lui, au rétablissement de la morale dans cet empire. Qr les hommes ne sont bons, ils n’acquièrent tout le degré de moralité dont ils sont susceptibles, que là où ils sont libres, que là où ils n’aperçoivent au-dessus d’eux, dans l’ordre civil, que la raison et la loi : que la raison, qui émane de Dieu même; que la loi, qui ne doit être autre chose que l’expression de la raison. Les hommes ne sont bons encore que là où, pour jouir d’une existence heureuse et douce, ils n’ont point de 'caprices à flatter, point de vices à imiter ; là où leur conscience peut être impunément leur pre- ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [15 juin 1789.] 116 [Élats généraux.] mier maître ; là où ils peuvent être justes sans imprudence, vertueux sans danger, la où toutes les espèces de crainte, que le spectacle de la domination orgueilleuse d’un seul, et surtout de plusieurs, entretient ou produit, ne viennent ni modifier leur caractère, ni dépraver leurs habitudes. Vous représenterez au clergé, et vous ne serez pas démentis par les dignes pasteurs que vous avez l’avantage de compter maintenant au nombre des membres de cette Assemblée, que s’isoler de la nation, s’éloigner du peuple, c’est aller précisément contre l’esprit de son institution ; que le vœu de la religion comme de la politique bien entendue est essentiellement l’égalité des hommes ; que dans une occasion où il s’agit de faire le bien de tous, en se rapprochant de cette égalité précieuse, il y a une sorte de disconvenance à ce que les ministres de la religion délibèrent à part, comme si leur intérêt pouvait jamais être autre chose que l’intérêt commun ; qu’en se séparant ainsi, loin de rendre la religion chère au peuple, ils accoutument un peu trop à penser qu’elle est étrangère aux grandes discussions que le bien public peut occasionner ; que s’il est vrai, en particulier, qu’un ministre de la religion n’obtient jamais plus de vénération et de confiance que lorsqu’il vit d’une vie simple et commune, que lorsque les besoins de ses frères sont les siens, que lorsqu’il partage avec eux tout ce qui peut leur arriver de prospérité ou d’infortune; ce n’est peut-être pas un spectacle bien moral, un spectacle bien propre à ramener parmi nous le respect pour les idées religieuses, que de voir l’élite de nos pasteurs détachés de la grande masse de la nation, conférer à l’écart sur des prérogatives ou des privilèges, tandis qu’il est question de fonder une patrie, tandis qu’il est question de régénérer les mœurs, tandis qu’il s’agit de rendre, pour chacun de nous, dans un meilleur ordre de choses, l’exercice de toutes les vertus plus familier et plus facile. Enfin, Messieurs , vous exposerez au prince : qu’en vous élevant, comme vous l’avez fait, contre la distinction des ordres, c’est aussi sa légitime autorité que vous vous êtes occupés de garantir ou de défendre. Vous exposerez au prince : que si cette fatale distinction des ordres avait pu devenir constitutionnelle, si, en conséquence, comme je l’ai déjà dit, elle eût entraîné après elle une distinction dans les professions, si, en conséquence, comme je l’ai dit également, l’ordre de la noblesse avait continué à tenir en réserve pour lui-même les premières dignités de l’Eglise, toutes les places de la haute magistrature, le commandement des soldats, l’aristocratie, dont le monarque se serait trouvé tout à coup environné, ne lui eût pas été moins funeste qu’à la nation ! Qu’est-il besoin de vous prouver, en effet, combien une aristocratie, telle que celle dont il s’agit ici, une aristocratie à la fois religieuse, judiciaire et militaire, une aristocratie disposant ainsi de toutes les espèces de pouvoirs, non plus d’après l’usage, remarquez bien ceci, mais d’après le vœu de la constitution, deviendrait redoutable, même pour le trône. Vous exposerez au prince : que si cette fatale distinction des ordres avait pu devenir constitutionnelle, toute bonne administration , ainsi que toute bonne législation, eut été impossible dans l’Etat, chaque ordre ayant son veto dans l’Assemblée nationale, quand il s’agirait de porter une loi dans les assemblées provinciales , quand il s’agirait d’appliquer une loi, on aurait vu résulter de cette multitude prodigieuse de veto, une opposition dans les idées, un désordre dans les démarches qui se seraient étendus du centre aux extrémités du royaume ; et au milieu de cet inconcevable tumulte, je le demande, qu’eût pu faire le gouvernement, cherchant pariout la règle, et ne trouvant nulle part cette règle, cependant indispensable ? Vous exposerez au prince : qu’en même temps que vous êtes convaincus que la distinction des ordres dans les corps délibérants est un système destructif de toute bonne législation, comme de toute bonne administration, vous n’en êtes pas moins persuadés qu’il faut des dignités, des rangs dans une monarchie ; mais des dignités, des rangs qui soient accessibles au mérite, partout où il pourra se trouver ; mais des dignités, des rangs qui ne puissent pas heurter la liberté commune, en devenant trop exclusivement l’apanage d’un petit nombre de citoyens. Ainsi le prince aurait lieu de remarquer que, loin de diminuer sa puissance, comme on ose le dire, vous l’augmentez réellement en le rendant plus indépendant dans ses choix, en le rapprochant davantage de toutes les classes de la na-j tion, par l’exercice d’une bienfaisance plus im4 partiale et, disons mieux, d’une justice plus étendue. Vous exposerez au prince, et cette pensée sera, chère à son cœur : que si vous formez des souhaits pour que cette malheureuse distinction deei ordres ne se reproduise jamais, c'est que vous sentez que par elle il se trouverait pour toujours isolé de son peuple ; c’est que vous sentez qu’i s’élèverait sans retour entre le trône et la nation une barrière fatale , que ni le peuple, ni id monarque lui-même, ne pourraient franchir. Or, il est vrai de dire de tous les hommes, et il faut lé dire aussi des rois, que plus ils s’isolent de leurs semblables, et plus ils deviennent faibles et mal-l heureux. Elle l’a voulu de la sorte cette éternellè Providence qui, pour l’avantage de l’espèce humaine, a placé le bonheur et la puissance dans la communauté des affections et des intérêts ; qui fait exister le soupçon et la crainte à côté de toutes les espèces de tyrannies; et qui, à mesure qu’un homme se met, par son orgueil, à part des autres hommes, lui ôte en jouissance réelle; en pouvoir véritable, en pouvoir sur les volon� tés (car voilà le véritable pouvoir), tout ce qu’il croit acquérir en domination. Ces idées, et bien d’autres encore, vous saurez les développer avec ce caractère de grandeur, cette espèce de majesté tranquille, qui convient aux vérités qui ont le bien universel des hommes pour objet. Il y a dans la raison une force souveraine, contre laquelle toutes les autres forces sont impuissantes, et comme vous ne parlerez que le langage de la raison la plus pure; vous ne devez douter ni de l’effet que vous pro* duirez, ni des conséquences heureuses qui rér sulteront pour le prince et la nation, de votre fermeté à défendre les bons principes, et de votre attention à ne vous en départir jamais dans le système de conduite que vous avez adopté. Or, Messieurs, si vous n’avez point à craindre que, lorsque vous mettrez sous les yeux de la nation et du monarque les motifs qui vous ont déterminés dans tout ce que vous avez fait jusqu’à présent, ces motifs ce soient pas trouvés sages et raisonnables ; s’il vous est facile de prouver que, maintenant qu’il s’agit de faire une constitution, vous n’auriez pu vous départir de la dé- [Étals généraux.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [15 juin 1789.] 117 libération par tête, sans compromettre l’autorité du prince et la liberté du peuple, sans vous exposer à faire entrer dans cette constitution des éléments de despotisme et de servitude ; sans doute, qu’en ce moment où il s’agit de donner à votre Assemblée la forme et le nom qui lui conviennent, vous ne perdrez pas de vue les maximes qui vous ont. dirigés, et que vous avez mis tant d’intérêt à défendre. D’après cette idée, il est donc impossible de supposer que vous puissiez adopter une forme et une dénomination qui tendent à faire croire que vous vous constituez en ordre. Vous rejetterez donc la dénomination d’Assemblée des communes ou même de représentants du peuple qu’on vous a proposée, quoique ce soient les communes qui vous aient députés, quoique vous vous honoriez de représenter le peuple ! Vous sentirez, qu’en adoptant des dénominations de ce genre, des dénominations qui, dans l’usage, ne sont affectées qu’à une partie de la nation, quelque nombreuse qu’elle soit, et non pas à la nation tout entière, vous avez l’air de consentir à une diversion qui vous afflige ! Vous ôtez même à vos délibérations le grand caractère qu’elles doivent avoir. Vous vous considérerez sous un autre point de vue. Vous n’oublierez pas que si vous tenez votre titre des communes, en vous députant elles ont entendu faire un député de la nation, et non pas un député d’un ordre quelconque; que ce n’est même qu’en conséquence de cette opinion, qu’elles ont pu vous donner la faculté de délibérer sur tous les intérêts de la nation ; sur son système de législation, comme sur son système d’administration ; sur son système de législation, qui importe également à toutes les classes de citoyens ; sur son système d’administration , qui les affecte également toutes ; vous n’oublierez pas que, pour délibérer ainsi, il faut avoir un titre qui réponde à l’importance et à l’étendue de la délibération dont on s’occupe ; que vous ne pourriez donc vous considérer uniquement comme députés des communes, qu’autant que vous n’auriez à traiter que l’intérêt des communes; mais qu’ayant à faire une constitution, c’est-à-dire une chose qui, de sa nature, embrasse les intérêts de tous les individus qui peuvent se trouver dans un Etat, c’est à un titre plus analogue à l’œuvre dont vous êtes chargés, que vous devez prétendre. Ces réflexions exposées, il ne reste plus qu’à chercher la dénomination qui vous convient. Or, certainement, Messieurs, il vous est impossible d’en adopter une autre que celle que M. l’abbé Sieyès vous propose ; il n’y a que celle-là qui soit conséquente, si je puis me servir de ce mot, à la manière dont vous avez agi jusqu’à présent; il n’y a que celle-là qui maintienne dans toute son intégrité le droit national de la délibération par tête, auquel j’aime à croire que vous êtes maintenant attachés; il n’y a que celle-là, entin, qui annonce véritablement tout ce que vous êtes, tout ce que vous devez être, pour remplir la tâche importante qui vous est confiée. Députés de la nation pour organiser le système politique de la nation, votre Assemblée rie peut se constituer autrement qu’en Assemblée des représentants de la nation. Cette vérité me paraît incontestable. Cependant j’ai une objection à résoudre. On ne manquera pas de me répéter ce qu’on a déjà dit : que si vous vous déclarez Assemblée des représentants de la nation, vous blessez nécessairement les classes privilégiées et vous achevez ainsi de les aliéner, quand vous annoncez que vous conservez toujours au fond de vos cœurs l’espérance de les ramener parmi nous. Je réponds d’abord, que lors môme que de telles considérations seraient fondées, les principes que je viens de développer n’en seraient pas moins véritables, et que lorsqu’il s’agit de travailler à une constitution, ce n’est pas par des considérations, mais d’après des principes qu’il faut se déterminer. Je réponds, en second lieu, que c’est à tort que vous craignez de blesser les députés des classes privilégiées. Certainement ils conviendront avec vous du principe : qu’il n’y a qu’un député de la nation qui puisse traiter des intérêts de la nation; certainement ils conviendront avec vous : que s’ils ne se considéraient eux-mêmes que comme députés du clergé, comme députés de la noblesse, ils n’auraient aucun droit à s’occuper de la totalité des intérêts de la nation, de la constitution à faire, par exemple. Or, parce qu’ils trouvent plus convenable de choisir entre deux titres, qui sont également à leur disposition, celui qui les rapproche le plus du système de la délibération par ordres qu’ils ont adoptée ; pourquoi trouveraient-ils mauvais qu’entre deux titres aussi, qui sont également à notre bienséance, nous fassions choix de celui qui peut s’allier avec la délibération par tête, dont il vous est impossible de vous départir? J’avoue que cette observation me paraît si forte que je pense qu’il serait superflu d’ajouter l’épithète de connus ou de vérifiés et la qualité de représentants de la nation, que M. l’abbé Sieyès veut que nous prenions. Certainement M. l’abbé Sieyès ne nous propose cette épithète, certainement il ne désire que nous appelions notre Assemblée l’Assemblée des représentants connus et véritiés de la nation, que pour calmer nos craintes, que pour avertir aussi les deux autres ordres, qu’en prenant la dénomination qui nous est proposée, nous ne prétendons en aucune manière les dépouiller de la qualité de représentants de la nation; que nous voulons seulement être fidèles à nos principes, au système que nous avons adopté sur la vérification commune des pouvoirs, système qui ne nous permet de reconnaître comme députés de la nation que ceux qui auront consenti à se faire vérifier en commun avec nous. Mais, d’après ce que je viens de dire, nos craintes sont-elles bien fondées? N’y aurait-il pas d’ailleurs une autre manière d’instruire les deux autres ordres des motifs qui nous ont déterminés à choisir la dénomination dont il s’agit ici? Ne pourrions-nous pas, par exemple, en revenant à la déclaration de M. Chapelier, que nous avons rejetée comme prématurée, mais non pas comme mal fondée, faire un exposé des motifs qui nous ont portés à nous constituer en Assemblée des représentants de la nation? Je ne sais pourquoi je pense que si cet exposé était rédigé comme il doit l’être, si cette grande question de la séparation ou de la distinction des ordres, car c’est la même chose au fond, était traitée avec toute la profondeur et toute la dignité que son importance exige, si on l’envisageait sous toutes ses faces, dans tous ses rapports avec l’ordre po-'litique et moral qui nous convient, je ne sais, dis-je, pourquoi je pense qu’il nous serait possible de ramener à nous, sans employer d’autre moyen de persuasion que l’usage d’une raison éclairée et tranquille, ces mêmes classes privilé- ARCHIVES PARLEMENTAIRES. 118 [États généraux.] giées qui semblent obstinées maintenant dans le parti qu’elles ont adopté. Croit-on que lorsque nous prouverons à la noblesse, qui opère principalement ici la division qui nous afflige (et certes je pense qu’on peut arriver jusqu’à la démonstration sur ce point), croit-on, dis-je, que lorsque nous lui prouverons que la distinction des ordres est la cause cachée de tous les malheurs de la monarchie depuis plusieurs siècles, le principe générateur de tous les abus, l’éternel obstacle à toutes les révolutions utiles; croit-on que lorsque nous lui ferons connaître qu’avec cette distinction des ordres, la liberté surtout est impossible, elle ne se hâtera pas de l’abandonner comme un préjugé malheureux qu’elle a conservé trop longtemps. Les nobles désirent non moins que nous la liberté, car il est honteux aujourd’hui de ne pas souhaiter la liberté. Or, quand vous montrerez qu’en s’obstinant dans leurs erreurs, ce sont des fers qu’ils forgent pour une nation à peine échappée à sa longue servitude, j’en ai pour garant l’honneur qui vit dans leurs âmes, pensez-vous qu’ils ne frémiront pas plus que vous encore des conséquences funestes que leur obstination pourrait avoir? Et pouvez-vous imaginer que, sous les yeux de l’Europe qui les jugera avec toute la sévérité qu’exigent les intérêts majeurs qui nous occupent, iis voudront encourir le blâme à jamais ineffaçable d’avoir empêché autant qu’il était en eux la restauration d’un grand peuple marchant de concert vers le système d’une liberté raisonnable, et travaillant à se donner des lois qui puissent servir d’encouragement et de modèle aux autres peuples opprimés comme lui. Au reste, quand mes conjectures à cet égard ne seraient pas fondées, il y aurait encore cela d’utile dans l’exposé des motifs que je vous propose; que, par ce moyen, vous vous rallierez avec force à l’opinion publique. Et vous savez que ce n’est que par l’opinion publique que vous pouvez acquérir quelque pouvoir pour faire le bien; vous savez que ce n’est que par elle que la cause si longtemps désespérée du peuple a prévalu ; vous savez que devant elle toutes les autorités se taisent, tous les préjugés disparaissent, tous les intérêts particuliers s’effacent. Vous ferez donc une chose aussi sage qu’utile en vous investissant, pour ainsi dire, de toute sa puissance, au moment où, par un acte solennel, vous déciderez votre marche dans la carrière politique. D’après ces diverses considérations, j’adopte l’arrêté de M. Sieyès , sauf les mots vérifiés et connus , que je crois devoir en retrancher ; mais je voudrais en même temps, qu’aussitôt que l’Assemblée des représentants de la nation sera constituée, ellenommequelquespersonnespour rédiger et mettre ensuite sous les yeux du Roi et de la nation un exposédes motifs qui l’ont portée à se constituer de cette manière; exposé dans lequel on traiterait avec l’étendue et la dignité convenables l’importante question de la délibération par tête, de la séparation ou la distinction des ordres dans l’Assemblée nationale, et où l’on s’attacherait à déterminer avec la plus grande clarté les effets politiques et moraux que la distinction des ordres doit produire. M. Chapelier parle ensuite. Son avis est à peu près conforme à celui de M. l’abbé Sieyès; il propose ce seul changement, qu’au lieu des représentants connus et vérifiés de la nation française , on substitue les représentants de la nation française légalement vérifiés. [15 juin 1789.] Ce changement est appuyé par plusieurs membres, et généralement approuvé. M. Thouret défend la motion de M. Mounier ; il attaque celle de M. de Mirabeau, comme embrassant trop ou trop peu : car, a-t-il dit, si, par le mot peuple, vous entendez ce que les Romains appelaient plebs, vous admettez dès lors la distinction des ordres; si ce mot répond à celui de populus, vous étendez trop loin le droit et l’intention des communes. Passant ensuite à la discussion de la motion de M. l’abbé Sieyès, il la combat. Puisque nous devons nous constituer, a-t-il dit, il faut nous constituer de telle sorte que si le clergé et. la noblesse se réunissent à nous, nous ne nous trouvions pas dans la nécessité de changer de constitution. M. de Mirabeau prend de nouveau la parole pour défendre sa motion; il donne le plus grand développement à ses principes. Il s’est appuyé des lois anglaises pour proûver que par le mot peuple on entend la plus prande partie de la nation, et que, sous ce rapport, la dénomination sous laquelle il propose à l’Assemblée de se constituer, est la seule propre, la seule qui, dans tous les temps, pût lui convenir. Il passe ensuite au droit de veto dont il a déjà parlé, et qu’on a combattu. Le refuseriez-vous au Roi? s’est-il écrié. Pensez-vous qu’il ne faut pas sa sanction pour vous constituer? Pour moi, Messieurs, je crois le veto du Roi tellement nécessaire, que j’aimerais mieux vivre à Constantinople qu’en France, s’il ne l’avait pas; oui, je le déclare, je ne connaîtrais rien déplus terrible que l’aristocratie souveraine de six cents personnes qui, demain, pourraient se rendre inamovibles, après-demain héréditaires, et finiraient, comme les aristocrates de tous les paysdu monde, par tout envahir. Revenant ensuite à la dénomination de peuple français , il s’étonne qu’elle paraisse choquer quelques membres. Cette qualification de peuple français, a-t-il ajouté, je l’adopte, je la défends, je la proclame, par la raison qui la fait combattre. Oui, c’est parce que le nom de peuple n’est pas assez respecté en France, parce qu’il est obscurci, couvert de la rouille du préjugé ; parce qu’il nous présente une idée dont l’orgueil s’alarme, et dont la vanité se révolte; parce qu’il est prononcé avec mépris dans les Chambres des aristocrates : c’est par cela même que nous devons nous imposer non-seulement de le relever, mais de l’ennoblir, de le rendre désormais respectable aux ministres, et cher à tous les cœurs. Après avoir analysé les opinions et les motions des différents orateurs, il déclare persister dans la sienne. M. IBalouct. Messieurs, avant que la liberté soit établie, nous avons besoin de son esprit et de sa langue pour en fonder les bases : je réclame donc un de nos droits les plus sacrés, celui sans lequel (ous les autres seraient en péril, le droit de dire librement son avis, et de donner un libre essor, non pas à la témérité, mais au vrai courage qui se tait, lorsqu’il n’a pas l’usage légitime de ses droits et de ses moyens. Si j’insiste ainsi sur la liberté de mon opinion, c’est que j’ai déjà éprouvé que quelques personnes essayent de flétrir l’avis qui leur déplaît; mais de tous les murmures possibles, je ne crains que celui de ma conscience ; et le respect que je dois à cette Assemblée, celui que je me dois à ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [1S juin 1789.] 119 [États généraux.] moi-même, m’impose l’obligation de ne pas fléchir davantage sous le despotisme de plusieurs que sous celui d’un seul ; je demande donc qu’en continuant aujourd’hui la discussion des motions proposées, on en renvoie ce soir l’examen dans les bureaux, et que la délibération définitive soit remise à demain. Je vais vous rendre compte maintenant, Messieurs, de mes observations sur les différents modes du constitution qui nous ont été proposés. De grands principes viennent d’être établis avec une grande éloquence; et je vois dans les motions, dans les avis des préopinants, plus de vérité à recueillir qu’à censurer. J'adhère "aux propositions qui nous déclarent ce que nous sommes en effet, les représentants de la majeure partie de la nation, où les représentants du peuple, en ajoutant qu’en aucun temps, dans aucun cas, nous ne devons reconnaître les séparations des ordres, ni leur prévention négative; et je me félicite'd’avoir développé les mêmes principes dans un plan connu de plusieurs de nos collègues, dont j’ai communiqué les détails et remis le précis au-bureau, il y a déjà trois semaines; il était conçu en ces termes : Nous ne pouvons renoncer au principe de l’indivisibilité des Etats généraux; mais nous ne pouvons ni ne devons déclarer que nous les représentons seuls. ■ Nous constituer Assembléenationale, sans égard bu clergé et à la noblesse, serait une scission désastreuse qui produirait la dissolution des Etats (généraux. Nous soumettre aux formes vicieuses des précédents Etats généraux, ce serait annuler potre double représentation, et nous priver des moyens de réformer les abus les plus onéreux au (peuple. Prendre un parti qui ne compromette point nos droits, qui n’offense ceux de personne, et qui nous mette eu état d’agir en développant notre caractère national dans toute sa dignité, est le seul conseil que nous puissions recevoir de la raison, d’une prudente fermeté, le seul qui convienne aux dangers de notre position et au salut de la chose publique. Tel est l’objet d’une grande députation au Roi, en lui présentant une adresse (qui réunît trois grandes intentions, un monument de nos hommages et de notre fidélité au Roi; un (acte déclaratoire des droits, des vœux et des espérances de la nation; une assertion de notre indépendance des ordres privilégiés, comme représentants du peuple, et de notre volonté d’agir eu cette qualité vis-à-vis du monarque, sans rompre avec le clergé et la noblesse, sans nous séparer d’eux s’ils veulent s’unir à nous, et sans reconnaître aucun pouvoir négatif entre le trône et mous. Cette seule déclaration serait un premier monument des droits de la nation, et un grand pas de fiait vers une constitution. Elle nous met sur-le-jehamp en activité, sans que les ordres privilégiés 'puissent nous imputer une scission, et sans nous subordonner à leurs prétentions. J’ai eu occasion de vous dire depuis que nous ne devions point adopter un mode de constitution sans savoir où il nous conduit et ce que nous en pouvons faire. Or, je ne vois point de sûreté dans l le premier mode de constitution qui vous a été proposé. Il semble qu’on vous suppose, Messieurs, étrangers à toutes les considérations, indépendants de tous les obstacles, dominant toutes les volontés, et arrivant au milieu des siècles sans égard au passé, sans inquiétude pour l’avenir. Ce n’est point là, Messieurs, notre position-Nous ne sommes point un peuple nouveau sur lequel les lois, les coutumes, les préjugés même n’aient aucune influence. Nous sommes députés aux Etats généraux. Mais que sont les Etats généraux? c’est la réunion des députés du clergé, de la noblesse et des communes. Le clergé, la noblesse prétendent que les Etats-généraux ont toujours existé en ordres séparés. Nous prétendons avec plus de fondement le contraire. Mais notre assertion peut-elle devenir subitement une loi? Hier, aujourd’hui, nous sommes encore les députés des communes. Un simple acte de notre volonté pourrait-il nous transformer en Assemblée nationale? Et comment un des prêopinants a-t-il pu nous dire que quelque titre, quelque constitution nominale que nous donnions à notre Assemblée, la sanction royale lui est inutile, que cette dénomination même” devient indifférente au monarque? Le Roi nous appellera, dit-il, le tiers-état; et nous, nous prendrons la qualité de représentants de la nation. Mais depuis quand le chef et les représentants d’une nation peuvent-ils, sans inconvénients , être discords sur leurs qualités respectives? Prenez bien garde, Messieurs, qu’ici les qualités établissent les droits, qu’agissant pour et au nom de nos commettants, nous avons un exercice libre et légitime de nos pouvoirs; mais que pour peu que nous les établissions d’une manière équivoque, soit en les exagérant, soit en les réduisant au moindre terme, nous nous trouverons dans l’impuissance de les développer et de les employer utilement. Instruits par nos malheurs passés , sans doute nous ne devons pas renouveler aux yeux de l’Europe étonnée le spectacle déplorable des précédents Etats généraux. Sans doute, il ne faut plus qu’on reproche aux représentants de la nation de subordonner l’intérêt général aux intérêts privés des différentes classes qui la composent, et de reconnaître dans les premiers ordres un droit qui appartient exclusivement au monarque, celui de rejeter ou de sanctionner les lois et les impôts consentis ou proposés par l’Assemblée nationale. Mais n’oublions pas que le clergé et la nobiese, appelés comme nous à la régénération de l’Etat, ont droit , comme nous , à cette haute destinée. Malheur à ceux qui voudraient dissoudre une aussi sainte communauté! Sans doute, ce serait la dissoudre que de nous ramener impérieusement aux réformes exclusives et aux tristes époques de notre abaissement et de notre nullité. Sans doute, le peuple français ne doit plus subir le joug de ces usages funestes qui ont trop longtemps usurpé l’autorité des lois. Il doit au moins se préserver de leurs déplorables effets : et pour cela, Messieurs, quel moyen, quelle précaution nous est nécessaire? Une seule : la volonté ferme, inébranlable de nous y soustraire; la déclaration de cette volonté. Là se trouvent nos droits et nos pouvoirs; au delà èn est l’abus. Là, sans attenter aux droits d’autrui, nous manisfestons avec dignité, avec la puissance de la raison , avec celle de la volonté d'un grand peuple, nous manifestons , dis-je, un caractère vraiment national, qui ne peut nous être contesté. Voulez-vous l’agrandir par de plus imposantes dénominations? Votre force devient faiblesse, et vos paroles restent sans moyens. Qu’est-ce en effet que la constitution d’une Assemblée quelconque? C’est la déclaration de son existence légale, conformément à une loi déjà faite, ou conformément à une loi qu’on a le pouvoir de faire actuellement. ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [20 [États généraux.] Si je cherche maintenant ce que c’est qu’une loi, je trouve que c’est une intention juste et utile exprimée par une volonté souveraine. Car ce qui est injuste peut bien être ordonné et exécuté par la force, mais n’aura jamais le caractère auguste de la loi. D’après ces principes qui sont, je crois, incon-� testables, je demande ce que signifie le mode � de constitution des représentants de la nation ? Quelle est la loi qui l’autorise? Où est la volonté souveraine qui a exprimé cette intention juste et utile? Sommes-nous seuls la puissance législative? Pouvons-nous y suppléer? La volonté générale vous y a-t-elle autorisés? Vos constituants vous ont-ils enjoint de résoudre de cette manière la question qu’ils n’avaient pas même prévue , sur la vérification des pouvoirs? ont-ils même réclamé dans tous les bailliages, sur le refus des deux premiers ordres d’y procéder en commun? Ce n’est pas que je ne regarde comme injuste, de la part du clergé et de la noblesse, de s’y refuser aujourd’hui. J’ai déjà eu occasion de le dire, et je le répète maintenant : aucun motif, aucun fait historique ne pouvait détruire cette raison irrésistible qui n’avait jamais été alléguée dans les précédents Etats généraux. Si la vérification commune et réciproque n’a pas toujours eu lieu, c’est parce qu’il n’y apasde preuve qu’elle ait été réclamée; mais lu 'réquisition d’une des parties contractantes suffit pour y obliger les autres. Cependant, par ce refus obstiné des deux ordres, faut-il que tout périsse? Et la priorité d’une injustice légitimerait-elle celle qui la suivrait? Si le clergé et la noblesse ne veulent point se lier envers vous, ne vous liez pas envers eux. Que leurs pouvoirs ignorés agissent sur l’ordre dans lequel ils veulent rester circonscrits. Ils en sont les représentants; et vous l’êtes d’un peuple immense. Mais ils font partie de la nation; ils sont sans doute connus des corps auxquels ils appartiennent ; et vous, les députés des communes, pour-uoi vous appelleriez-vous les seuls représentants e la nation? Les députés du clergé et de la noblesse vont nous demander qui nous a donné ce caractère d’authenticité et qui les en a privés? Nous répondrons que nous avons sur eux l’avantage d’une intention juste et légale, d’une doctrine vraiment nationale. Mais, ajouteront-ils, il n’y a pas eu plus de vérification commune pour vous que pour nous ; et ce n’est pas de la formule de l’appel et de la forme matérielle de cette salle que vous tirez votre force. L’Assemblée qui a ordonné l’appel n’avait elle-même aucune juridiction sur les autres ordres; etlelieu dans lequel s’est fait cet appel n’est pas exclusivement celui où peuvent se tenir les Etats généraux. 11 est vrai, Messieurs, que vous êtes plus essentiellement les représentants de la nation, que ne le sont les députés du clergé et de la noblesse; car les premiers éléments de la force sociale et politique consistent dans le corps national qui nous a députés. C’est sous ce rapport que votre existence est grande, que votre influence doit l’être, et qu’elle est indépendante des prétentions négatives des deux autres ordres. Mais au lieu de les anéantir, vous les mettez en action si vous allez au delà de vos pouvoirs. Or, je n’en connais point parmi nous qui nous permette d’adopter et de créer un mode absolument nouveau de constitution. Que disent en effet les pouvoirs les plus impératifs sur l’opi-{16 juin 1789.] nion par tête? de se retirer si l’on vote par ordre. Cette recommandation est très-différente de celle de s’établir les seuls représentants connus de la nation, qui es-.t une attaque directe aux autres ordres. Cette attaque provoque dans l’instant une défense, une résistance, une scission ; et c’est là, Messieurs, le malheur que je désirerai toujours éviter. Nous l’éviterons en restant ce que nous sommes, les représentants du peuple, ou de la majeure partie de la nation car l’une et l’autre désignation nous conviennent également. Je demande seulement qu’on prenne en considération les arrêtés proposés; et j’adopte de préférence ceux qui donnent un plus grand développement à nos motifs. Cette motion n’est pas goûtée par l’Assemblée. Les débats augmentent de plus en plus. Plusieurs membres veulent que la question soi! décidée sans désemparer; d’autres demandent d’ajourner au lendemain. M. le Doyen consulte l’Assemblée, et il est décidé que la question sera renvoyée à demain. M. Desmazlère fait, au nom de Messieurs du premier bureau, le rapport de l’examen des pouvoirs de MM. Besse, curé de Saint-Aubin; Grégoire, curé d’Embermesnil, Dillon, curé du vieux-Pouzages; Bodineau, curé de Saint-Bien heuré de Vendôme; Marolles , curé de Saint-Quentin. L’Assemblée prononçant sur ce rapport déclare les pouvoirs bons; et les actes qui les constituent sont rendus à Messieurs les curés. La séance est levée à dix heures passées. ÉTATS GÉNÉRAUX. , Séance du mardi 16 juin 1789. | CLERGÉ. ! On reprend la discussion sur la proposition de se réunir au tiers. Les débats occupent toute la séance sans produire de résultats. La discussion est interrompue par une députation de l’ordre de la noblesse, à la tête de laquelle est M. de Beaumetz, qui apporte l’arrêté pris aujourd’hui par cette Chambre sur les moyens de remédier à la cherté des grains. NOBLESSE. | M. le Président dit qu’il a été mardi porter} au Roi l’arrêté de la Chambre; que Sa Majesté lui] a répondu qu’elle le recevra, par égard pour lai noblesse; mais que l’usage est qu’on le lui fassé parvenir par le garde des sceaux. Cette réponse excite des réclamations, et donné lieu à des réserves de la part d’un grand nombre de membres de l’Assemblée. Dans la même séance, on prend en considération la proposition du clergé de s’occuper de la misère du peuple. Voici ce qui est arrêté sur cet objet: « Arrêté que l’ordre de la noblesse nommera des commissaires à l’effet de se concerter avec1 ceux des autres ordres pour aviser aux propositions qui lui ont été faites par l’ordre du clergé,