SÉANCE DU 20 VENDÉMIAIRE AN III (11 OCTOBRE 1794) - N08 22-23 67 22 Un membre du comité de Salut public demande et obtient la parole. Il lit les dépêches que le comité vient de recevoir de la part du général Championnet, employé dans l’armée de Sambre-et-Meuse, lequel adresse à la Convention l’état des objets pris par cette armée à Juliers et à Aix-la-Chapelle. Le président présente au peuple et à la Convention les drapeaux ennemis enlevés à la prise de ces deux �places, ainsi que les clefs de ces deux villes : il donne l’accolade fraternelle à l’aide de camp qui les a apportés, au bruit des cris de vive la République et des fanfares de la musique (55). Avant le départ du cortège, Prieur de la Marne, au nom du comité de Salut public, s’avance sur l’amphithéâtre, accompagné des drapeaux pris sur l’ennemi par l’armée de Sambre et Meuse ; il présente au peuple les clefs de Juliers, d’Aix-la-Chapelle et de Cologne, et lit les lettres de Jourdan, général en chef, desquelles il résulte que depuis le 11 courant l’armée de la République a poursuivi tous les jours les sattellites des tyrans, et leur a fait un grand nombre de prisonniers. A Cologne on a trouvé 50 000 sacs d’avoine, 20 000 sacs d’orge, 60 pièces de canon dont deux de 48, et une grande quantité de munitions de tout genre. Les cris de vive la République répondent de toutes parts à ces nouvelles satisfaisantes (56). 23 L’institut musical et les artistes du théâtre des arts exécutent plusieurs strophes d’une hymne en l’honneur de J.-J. Rousseau. La Convention se met en marche, et suit, pour l’ordre et l’exécution des cérémonies, le plan décrété par elle, et elle arrive au Panthéon. Les restes de J.-J. Rousseau y sont déposés sur une estrade au milieu de l’édifice. Le président de la Convention se place près de l’estrade, et prononce le discours suivant : Citoyens, Les honneurs du Panthéon décernés aux mânes de Rousseau sont un hommage que la nation rend aux vertus, aux talens et au génie. S’il n’avoit été que l’homme le plus éloquent de son siècle, nous laisserions à la renommée le soin de le célébrer : mais il a honoré l’humanité, mais il a étendu l’empire de la raison et reculé les bornes (55) P.-V., XLVII, 111. C 321, pl. 1338, p. 23. J. Fr., n" 746. (56) J. Paris, n” 22; J. Univ., n° 1782. de la morale, voilà sa gloire et ses droits à notre reconnoissance. Moraliste profond, apôtre de la liberté et de l’égalité, il a été le précurseur qui a appelé la nation dans les routes de la gloire et du bonheur; et si une grande découverte appartient à celui qui l’a le premier signalée, c'est à Rousseau que nous devons cette régénération salutaire qui a opéré de si heureux changements dans nos moeurs, dans nos coutumes, dans nos lois, dans nos esprits, dans nos habitudes. _ Au premier regard qu’il jeta sur le genre humain, il vit les peuples à genoux, courbés sous les sceptres et les couronnes; il osa prononcer les mots d’égalité et de liberté. Ces mots ont retenti dans tous les coeurs, et les peuples se sont levés. Il a le premier prédit la chûte des empires et des monarchies; il a dit que l’Europe avoit vieilli, et que ces grands corps, près de se heurter, alloient s’écrouler comme ces monts antiques qui s'affaissent sous le poids des siècles. Politique sublime, mais toujours sage et bienfaisante, la bonté a fait la base de sa législation : il a dit que dans les violentes agitations il nous faut nous défier de nous-mêmes ; qu’on n’est point juste si l'on n’est humain, et que quiconque est plus sévère que la loi est un tyran. Le germe de ses écrits immortels est dans cette maxime, que la raison nous trompe plus souvent que la nature. Fort de ce principe, il a combattu le préjugé ; il a ramené la nature égarée ; et à la voix de Rousseau, le lait de la mère a coulé sur les lèvres de l’enfant. Enfin, comme si Rousseau eût été l'ange de la liberté, et que toutes les chaînes eussent dû tomber devant lui il a brisé les langes mêmes, de l’enfance, et à sa voix l’homme a été libre depuis le berceau jusqu'au cercueil. Citoyens, le héros de tant de vertus devoit en être le martyr. Rousseau a vécu dans la pauvreté, et son exemple nous apprend qu’il n'appartient point à la fortune, ni de donner ni de ravir la véritable grandeur, Sa vie sera une époque dans les fastes de la vertu ; et ce jour, ces honneurs, cette apothéose, ce concours de tout un peuple, cette pompe triomphale, tout annonce que la Convention nationale veut acquitter à-la-fois, envers le philosophe de la nature, et la dette des Français, et la reconnoissance de l’humanité. La Convention en décrète l’impression et l’insertion au bulletin (57). (57) P.-V., XLVII, 112-113. C 321, pl. 1333, p. 34, imprimé de 5 p. Bull., 21 vend, (suppl. 2); Moniteur, XXII, 223-224; Débats, n° 751, 330-332; Ann. Patr., n” 649; C. Eg., n° 785; F. de la Républ., n° 21, 23; J. Fr., n° 746, 748; J. Perlet, n" 748; Mess. Soir, n” 784; M.U., XLIV, 318, 342-343.