[Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [23 octobre 1789.] J’observe que, quoique la nation soit elle-même un corps, elle peut conserver ces propriétés, tant qu’il lui sera plus avantageux de les retenir que de les aliéner ; parce que l’intérêt national étant au-dessus de toutes les règles particulières qui ne sont établies qu’en sa faveur, fait exception perpétuelle à ces règles qui ne peuvent pas être rétorquées contre lui. Je propose moins de décréter aujourd’hui la vente des biens-fonds retirés sur les corps, et celle des domaines, que de consacrer et d’assurer le principe par lequel tous ces biens seront désormais à la disposition de la nation. La jouissance peut être provisoirement conservée aux possesseurs actuels, jusqu’à ce que le moment opportun des aliénations arrive ; et l’administration des domaines serait utilement confiée pendant quelque temps aux assemblées provinciales. Il n’entre pas dans mon objet actuel de développer par détail tous les avantages de cette opération. Il suffit de faire remarquer, qu’en sanctionnant une maxime de la plus saine politique, la nation se mettrait en état d’augmenter l’utilité publique des institutions les plus avantageuses, retrancherait les richesses excessives de celles qui le sont moins, et ferait tourner leur superflu, jusqu’à présent perdu pour la chose publique comme pour l’objet des fondations, au salut de l’Etat périclitant par la plus pressante calamité. Le moyen d’assurer imperturbablement la solidité des remplacements dus aux corps dont les propriétés seraient aliénées est simple : le prix des ventes serait employé à l’extinction de la dette publique ; ce qui diminuerait d’autant la contribution de chaque province dans l’impôt dû à l’Etat. L’intérêt représentatif des propriétés vendues serait converti au profit de chaque corps en rentes sur la province. Celle-ci l’imposerait sur elle-même séparément, comme objet de dépense locale -, et le produit de cette contribution, ne se confondant jamais avec les deniers publics, serait versé dans une caisse provinciale particulière qui payerait sur les lieux, de quartier en quartier. L’acquittement de ces rentes serait garanti aux corps par les provinces, à qui leurs administrateurs en répondraient. Je propose donc de décréter les points suivants : « 1° Le clergé et tous les corps ou établissements de mainmorte sont, dès à présent, et seront perpétuellement incapables d’avoir la propriété d’aucuns biens-fonds ou autres immeubles. « 2° Tous les biens de cette nature, dont le clergé et les autres corps de mainmorte ont la possession actuelle sont, de ce moment, à la disposition de la nation, et elle est chargée de pourvoir à l’acquit du service et aux charges des établissements, suivant la nature des différents corps, et le degré de leur utilité publique. « 3° La nation peut disposer aussi des domaines de la couronne, soit en les hypothéquant, soit en les aliénant, à l’exception seulement des forêts qui ne seraient pas aliénées, s’il est jugé plus avantageux de les conserver; l’administration des biens domaniaux situés en chaque province sera confiée aux assemblées provinciales qui vont être établies. « 4° Il sera avisé dans le cours de cette session aux moyens de tirer successivement de toutes ces propriétés, d’abord le parti le plus avantageux aux établissements dignes de la protection publique, et d’appliquer ensuite l’excédant de leur valeur au rétablissement des finances de l’Etat. » M. de üéthlsy, évêque d'Uzès (1). Messieurs, c’est devant vous qu’on attaque le droit sacré de la propriété, et c’est déjà un avantage qu’on donne à ses défenseurs. La simple vérité s’enhardit devant de tels juges et pour une telle cause, et ose, forte de sa force et de votre justice, se présenter sans crainte pour repousser les efforts de l’éloquence et la séduction des idées nouvelles et commodes. On pose en principe, Messieurs, que les biens du clergé ne sont pas à lui, mais à la nation ; et de ce principe on tire deux conséquences, qui sont que la nation peut dépouiller le corps du clergé de la possession générale des biens ecclésiastiques, et qu’elle peut encore dépouiller chaque ecclésiastique de la jouissance particulière, personnelle, usufruitière et à vie, à laquelle la juste possession de son bénéfice lui donne droit. Certes, Messieurs, une assemblée de législateurs impassibles comme la loi qui émane d’eux, voudra sûrement, avant d’admettre de pareils principes de dépouillement, avoir profondément examiné si la puissance de les exercer n’a pas aveuglé sur le droit qui pourrait les consacrer ; et d’abord, Messieurs, examinons le principe générateur de la doctrine qu’on voudrait vous faire adopter. On dit : les biens du clergé lui ont été donnés pour les employer à la défense du culte, à l’entretien des ministres de la religion et au sou? lagement des pauvres. Tous ces objets sont d’une utilité générale pour la nation, c’est donc à la nation qu’on les a donnés; qu’elle fournisse à tous ces objets, et son devoir sera rempli. On dit encore : le clergé n’est pas, ne peut pas être propriétaire des biens dont la nation lui a laissé jusqu’à ce moment la régie. Qu’est le clergé? un corps dans la nation, une collection d’individus ; et un être moral comme lui ne peut être propriétaire. Que de réponses à faire à ces assertions ? On pourrait facilement les repousser par les titres mêmes de possession, en disant que le don libre est un des principes les plus purs de propriété, en prouvant que beaucoup de ces biens n’ont pas même été donnés, mais conquis par le travail, le premier de tous les titres de propriété, et que beaucoup aussi ont été achetés. On pourrait rappeler chaque fondation à l’intention du fondateur, et prouver que ce n’était pas pour l’utilité commune et générale de la nation que ces fondations étaient faites, mais pour s’assurer un service local, perpétuel et consolateur. On pourrait dire que dans tous les gouvernements un corps a la faculté de posséder des propriétés foncières; que tout corps, dans un Etat, y est un être physique, un individu politique, et qu’enfin la nation, qu’on voudrait déclarer propriétaire des biens ecclésiastiques, n’est elle-même qu’une collection d’individus et la grande réunion de tous les citoyens classés suivant le besoin de l’ordre social, en corps, communautés, états, professions; mais, Messieurs, en étendant et accumulant les preuves contre le principe, je ne ferais qu’abuser de votre patience. Vous l’avez jugé, sans doute, et vous pensez déjà que ce n’est pas d’injustices particulières que la grande justice, la justice générale et nationale peut se former ; je ne ferais d’ailleurs qu’affaiblir la force de l’évidence, qui écrase ce soi-disant principe, dans un écrit intitulé : Observations sommaires sur les biens ecclésiastiques, qui est dans les mains de tout le monde, (1) Le Moniteur ne donne qu’une analyse du discours de M. de Béthisy. [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [23 octobre 1789.] 488 auquel on a fait des réponses, et auquel on n’a pas répondu. Mais, Messieurs, il est deux moyens de renverser un faux principe, et par sa fausseté même, et par celle de ses conséquences; et quelles sont-elles ces conséquences ? les voici : on peut dépouiller le corps du clergé de la propriété de ses biens ; on peut dépouiller chaque ecclésiastique de la portion de ces biens dont il est propriétaire usufruitier, en vertu du titre particulier de son bénéfice. Suivons ces deux conséquences, et voyons si elles sont justes et utiles ; et d’abord prenons la question générale. Je dis donc qu’il n'est ni juste ni utile à la nation de dépouiller le clergé de ses biens, et je crois que j’aurais tout prouvé, en prouvant que cela n’estpas juste; car il ne peut pas être utile à une nation d’être injuste. En effet, Messieurs, qui peut autoriser un corps politique àdemander à une portion du grand tout un sacrifice quelconque ? rien, que l’utilité générale; rien, que l’impossibilité de procurer le bien général sans ce sacrifice de l’intérêt particulier. Or, Messieurs, je nie que l’utilité générale puisse s’y trouver, et celle qu’on y cherche peut se trouver ailleurs : quelle, peut-elle être en effet? Sans doute on vous dira que ces biens seraient vendus au profit de l’Etat, et en acquitteraient les dettes; mais, Messieurs, ce sophisme de finance n’est pas fait pour vous séduire. On acquitterait des dettes, mais on en contracterait une autre; car je ne présume pas que les vues d’envahissement osent aller jusqu’à proposer de prendre, sans rendre un équivalent, sans fournir à toutes les dépenses que ces biens acquittent; et cette autre dette qu'on mettrait, Messieurs, à la place de celles qui seraient remboursées, deviendrait une charge perpétuelle ajoutée à l’impôt. S’il y avait un bénéfice procuré par la vente des biens ecclésiastiques, il serait nul pour les générations suivantes, et peut-être pour la nôtre, et la charge resterait à jamais. Sans doute un meilleur ordre de choses, surveillé par la nation elle-même, éloignera les causes de désordrequi ont été le principe d’une grande partie de la dette nationale; mais que d’événements cependant peuvent forcer une grande nation à contracter des dettes ! une guerre dispendieuse et malheureuse, des calamités, des disettes, des dissensions intestines, enfin toutes les maladies qui attaquent et énervent le corps politique. Et alors où seraient les ressources ? on n'aurait plus personne à dépouiller ; on ne pourrait les chercher que dans de nouveaux sacrifices demandés aux propriétaires des fonds; mais ces fonds chargés déjà d’une masse d’impôts, chargés des dépenses qu’acquittaient les biens du clergé, ne pourraient plus se prêter à de nouveaux besoins. Le bien momentané, s’il avait existé, serait oublié, et il n’en resterait plus que le souvenir importun d’une injustice infructueuse pour le bonheur public. Je ne m’appesantirai pas, Messieurs, àréfuterlesfauxcalculsquiont été mis sous vos yeux avec toute la confiance de la persuasion et de l’ignorance des bases et des détails; ils seront contredits et soumis à cet examen arithmétique, qui est le désespoir de tous les spéculateurs. Je me permettrai�seulement une observation simple, qui paraît avoir échappé à ceux qui calculaient nos dépouilles; ils ont bien compté l’actif et même ils l’ont exagéré, mais ils se sont débarrassés du passif par une inconcevable dis' traction. Cependant, Messieurs, il n’est que trop fait pour être aperçu. La masse des dettes acquittées par nos biens est très-considérable. Celle du corps entier du clergé est connue; mais celte des diocèses, des chapitres, des corps religieux, des maisons particulières, de beaucoup de bénéfices, forme une seconde masse inconnue ; et toutes réunies, formeraient une triste soustraction au calcul qu’on s’est complu à vous faire. Mais, Messieurs, ce n’est pas assez de prouver que l’envahissement de nos biens, qu’on vous propose, ne serait d’aucune utilité aux générations suivantes; je crois démontré qu’il ne procurerait aucun avantage à la génération présente ; car enfin, tous les possesseurs actuels des bénéfices ont un droit acquis à leur jouissance usufruitière qu’il est impossible de leur ôter, à moins de recourir à ce droit, honteux à prononcer dans l’ordre social, le droit du plus fort. Il faudrait donc d’abord les laisser jouir, et attendre leur extinction, ou au moins leur donner un revenu égal à celui dont ils jouissent. Il faudrait encore pourvoir à la subsistance des religieux et religieuses supprimés; et, dans ce siècle d’humanité, dans ce siècle de lumière et de justice, car la lumière doit mener à la justice, vous ne voudriez pas, ou porter le trouble dans les familles en y renvoyant des individus obligés de réclamer leurs droits civils, ou les y repousser pour y être à la charge et à la merci de parents dont à peine ils seraient reconnus; et il ne vous échappera pas de remarquer, Messieurs, que celui dont l’existence était assurée à peu de frais dans la vie commune, aura besoin de beaucoup plus pour mener une vie isolée et sous des habitudes nouvelles pour lui, Ces dépenses, il est vrai, n’auraient qu’un temps, mais elles s’étendraient sur la génération actuelle ; et dans ce moment, je m’attache à vous prouver que, même elle, ne retirerait aucun avantage de l’envahissement de nos biens. On vous a trompés d’ailleurs sur l’importance de la ressource. J’en ai déjà indiqué plusieurs preuves ; une bien forte encore, c’est la fausse évaluation de nos fonds : avec raison on vous proposerait de les vendre; mais très à tort on porte à un prix trop haut celui de ces ventes ; tout tendrait à le diminuer, et la quantité même des terres que cela mettrait en vente, et le nombre de celles qui y sont déjà dans le royaume, et qui montent, dit-on, à six mille, et enfin la diminution réelle qu’éprouvera le prix des terres, par les suppressions des droits féodaux et de tous privilèges , tout cela, Messieurs, n’a pas été calculé, et je ne puis concevoir une pareille erreur. Tel est l’aveuglement et la prévention de tout le système ; il ne laisse apercevoir que les rapports qui le favorisent, et cache soigneusement tout ce qui pourrait lui nuire. Je dis donc, Messieurs, que l’envahissement de nos biens ne serait ni juste, ni utile, ni pour la génération actuelle, ni pour les suivantes; je dis encore que l’utilité générale qu’on cherchait dans cette ressource peut se trouver ailleurs. En effet, il est impossible de croire qu’une nation comme la nôtre, qu’un empire aussi vaste et aussi riche soit réduit à un tel dénuement, qu’il eût péri sans une seule, unique, insuffisante et passagère ressource. Vous ne connaissez pas encore vos richesses, vous n’avez pas encore fouillé la mine abondante des justes réformes et d’une économique administration, et l’on s’empresse de vous dire que l’envahissement du patrimoine d’une partie de vos concitoyens est le seul moyen de parer à la banqueroute! Il en est un autre, Messieurs, c’est le respect de la propriété, c’est l’union intime de l’intérêt [23 octobre 1789.] 489 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. de la propriété à l’intérêt public. Que toutes les forces du gouvernement protègent et la liberté et la propriété, et bientôt chaque citoyen sentira '' que les sacrifices ne sont que des garants de ses droits et de ses possessions, et il ne les calculera ► plus, et l’Etat sera sauvé et la justice respectée ; car, sans justice publique, Messieurs, point de succès solides. Je conclus donc, que la première conséquence du faux principe qu’on veut établir ► sur nos biens est tout aussi fausse que le principe lui-même, et que, par conséquent, on ne ► peut dépouiller le corps du clergé de sa propriété foncière. Je dis encore qu’il ne serait ni plus juste * ni plus utile de dépouiller chaque ecclésiastique de sa propriété usufruitière. Sur quel principe se fonde-t-on, quand on croit le pouvoir? On suppose toujours que les fonds ecclésiastiques appartiennent à la nation, et l’on dit que dans les mains de chaque titulaire, ils ne sont qu’une concession libre et momentanée. " Le principe est faux, et la conséquence l’est donc ; mais quand l’un et l’autre seraient vrais, 7 je dis qu’il ne serait pas juste encore de dépouiller les possesseurs actuels. Car enfin, Messieurs, vous le savez, dans toute possession le vice du titre est couvert par la bonne foi et le temps ; sans cela rien de certain dans l’exercice de la propriété. Or, depuis que le clergé possède des * biens en France, chaque bénéficier a toujours joui comme propriétaire usufruitier et incommu-� table. Nous avons donc dû croire tous que votre nomination à un bénéfice nous faisait de vrais propriétaires. Les parents qui s’épuisaient pour donner à leurs enfants une éducation analogue à l’état ecclésiastique, pouvaient donc croire recueillir un jour le fruit de leurs sacrifices, en les ’ voyant appelés à partager le patrimoine des ministres des autels. Nous n’avons donc pas cru * devoir être arrêtés par aucune crainte de dépouillement et de regrets futurs, quand renonçant, pour la plupart, à nos biens patrimoniaux, nous avons cherché dans cette satisfaction une seconde jouissance du nouveau patrimoine que nous avons trouvé dans notre état. Mais, dira-t-on, on ne dépouille pas les ecclésiastiques; on leur retire un don qu’on pouvait , ne pas leur faire. Les biens dont iis jouissent, ils ne les tiennent pas comme les autres propriétaires, ou de leurs pères, ou du produit de leur •industrie. Mais, Messieurs, sont-ce donc là les seuls justes titres de propriété? Nous ne les tenons pas de nos pères, il est vrai ; mais nous les tenons du don libre des fondateurs, qui ont placé au milieu de la nation une masse de biens qui est véritablement un patrimoine national, puisque * tous les citoyens qui se vouent aux devoirs qu’ils imposent sont appelés aies partager. Et déplus, - Messieurs, quel est l’état dans la société qui ne doive pas procurer au citoyen qui le remplit une existence suffisante et indépendante? Quoi! les ministres de la religion devraient-ils politiquement même être les seuls voués à l’incertitude et à la dépendance? Leur ministère exige cette con-, sidération que les hommes n’accordent jamais à ceux dont le sort est dans leurs mains. Sans doute �.ils doivent la chercher dans leur exactitude à remplir leursdevoirs; mais, Messieurs, vous connaissez trop les hommes pour croire qu’ils l’obtiennent, s’ils ne sont pas libres de tout besoin, et si leur état même ne met pas dans leurs mains ce moyen puissant de la bienfaisance, si analogue à leurs devoirs et la plus douce consolation de * leurs travaux. Enfin, nous possédons nos biens comme tous les citoyens, sous la sauvegarde des lois et de la bonne foi publique. Les plus jeunes de nous les ont grevés, dans leurs mains, d’engagements nécessaires pour leurs établissements, et qu’ils ont calculés, avec justice, sur les produits d’une jouissance qu’ils ont dû croire certaine. Les plus âgés reposent tranquillement leurs vieux jours sur la certitude, ou d’un nécessaire bien acquis, ou d’une aisance, prix de leurs anciens travaux, et qu’ils se plaisent à partager avec ceux de leurs parents qui leur offrent un bonheur de plus, en leur offrant de vrais besoins à soulager, et l’occasion de rendre à leurs familles les dépenses qu’elles ont pu faire pour leur éducation. Je dois le dire, pour l’honneur de la partie la plus nombreuse du clergé, il n’est presque pas un seul curé du diocèse où la Providence m’a placé, qui n’ait honoré sa modeste habitation, en la rendant l’asile ou de la vieillesse d’un père, ou de l’infortune d’une mère, ou de l’indigence de quelqu’un de ses parents. Je crois, Messieurs, que personne ne refusera à la partie la plus riche du clergé la justice qui lui est due dans le même genre, et j’interrogerais avec confiance ceux mêmes qui seraient les excitateurs les plus' ardents de leur dépouillement. Nous sommes donc , Messieurs , vrais propriétaires usufruitiers ; nous possédons de bonne foi et de temps immémorial ; notre possession est sous la sauvegarde des lois et de la foi publique; nous avons grevé notre jouissance d’engagements justes, légaux, et qui doivent être respectés; enfin, nous sommes vos concitoyens, vos frères, et la même loi qui vous protège nous doit protection. Il serait donc de toute injustice de violer dans nos mains ce droit sacré de la propriété, seul fondement solide de toute société humaine, et pour la défense duquel, surtout, nous avons été envoyés ici par tous nos commettants. Mais, Messieurs, il serait souverainement injuste de nous dépouiller; cette injustice ne pourrait être d’aucune utilité à la chose publique, premièrement par son caractère même d’injustice, mais de plus par les dédommagements que sans doute on n’oserait pas ne pas donner à chaque possesseur actuel. Cette dernière vérité, Messieurs, ne peut se prouver que par des calculs; mais aussi l’assertion contraire ne mérite aucune confiance que le calcul à la main. C’est là où l’on verrait s’évanouir tous les rêves des faiseurs de projets et tous les délires des imaginations destructives. Je soutiens donc, Messieurs, qu’il ne serait ni juste ni utile de dépouiller les possesseurs actuels des biens ecclésiastiques; je soutiens qu’il ne serait ni juste ni utile d’envahir les biens du clergé, et j’en conclus qu’il n’est pas vrai que ces biens soient la propriété directe de la nation. Sans doute elle en est la première propriétaire comme de tous ceux de la patrie, mais tout son droit de propriété sur eux comme sur tous est de les protéger dans chaque propriétaire particulier, et d’en appeler aux besoins publics la partie nécessaire aux dépenses communes. Mais je me trompe, Messieurs : les biens ecclésiastiques sont, dans la main du clergé, la vraie propriété de tous les citoyens, puisque tous peuvent les partager en acquérant les qualités nécessaires à leur jouissance. Ce sont vos enfants, ce sont vos frères, ce sont vos parents, qui sont appelés à jouir de ce patrimoine commun, et, ce qui l’anoblit, c'est que l’humanité secourable et religieuse en rend les pauvres copartageants. Je crois avoir rempli ma tâche, Messieurs, 490 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES [23 octobre 1789.] mais cependant permettez-moi de repousser une objection trop répétée. On dit qu’il faut rendre nos biens au commerce en les ôtant-de nos mains ; mais, Messieurs, que veut dire cette assertion? Veut-on multiplier les ventes, ou seulement les mutations de possesseurs? Quant aux ventes, que fait à la chose publique leur multiplication? Je n’y vois d’utilité que pour les notaires qui passent les actes, et pour les seigneurs qui percevaient des droits de lods et ventes, et rien pour la nation. Quant aux mutations, certainement elles sont moins fréquentes par les ventes que par les vacances ecclésiastiques : et considérez de plus, Messieurs, que les ventes ne font que transporter un bien de la main d’un riche dans la main d’un autre riche, au lieu que nos mutations vont chercher ceux qui ont besoin, et peuvent les aller chercher dans toutes les classes de citoyens. Cette prétendue nécessité de remettre nos biens dans le commerce est donc nulle et illusoire, et s’évanouit ainsi que tous les projets envahisseurs, devant le jour irrésistible de la vérité et de la justice. Mais, Messieurs, si nos biens sont à nous, si nous, nous sommes citoyens, qui peut avoir le droit de nous les ôter? La nation? La nation est l’agrégation de tous les citoyens eux-mêmes réunis par leur volonté commune, et dont tous les membres ont les mêmes droits. La justice la plus impartiale est la seule base de cette réunion, et si cette base est renvervée la réunion s’écroule. Dès lors plus d’ordre, plus d’ensemble plus de force publique. La barrière sacrée de la propriété une fois franchie, le serait bientôt encore ; et bientôt vous verriez au nom de la nation aussi, attaquer les propriétés foncières et héréditaires, et prononcer ce mot destructeur de toutes grandes sociétés, mais si flatteur pour le plus grand nombre, ce mot de loi agraire. Votre sagesse le repousserait sans doute, mais avec quel poids il parlerait en sa faveur, celui qui pourrait citer un aussi grand exemple ! J’ose l'espérer, on ne le citera pas. Sans doute, Messieurs, et c’est le dernier signal de détresse d’une nation, elle peut exiger, dans un besoin extrême, jusqu’au sacrifice d’une partie des fonds des propriétés; mais alors encore, la justice doit dicter ses demandes, l’impartialité doit tracer ses plans, et la plus juste proportion entre tous les propriétaires doit fixer le sacrifice de chacun au salut de la chose publique. Alors, Messieurs, nous gémirions, non sur nos biens, mais sur la patrie réduite à une assez cruelle extrémité. Vous l’avez sans doute remarqué, Messieurs, je n’ai parlé que de la propriété de nos biens. Leur partage, leur meilleure distribution entre les ministres des autels est une question à part que je n’ai pas traitée, et sur laquelle sans doute tout le monde sera d’accord. Sans doute aussi on ne me fera pas l’injustice de conclure de ce que j’ai dit, que je pense que nos biens ne doivent pas être appelés au secours de la chose publique. Cette antique erreur, si elle a existé, ne peut plus se montrer. Nous devons, comme citoyens, et, dans les jours de la détresse, nous devons l’exemple des sacrifices à la patrie. Mais où les rendre, ces sacrifices? est-ce sur les fonds de nos iens ? Certes, ceux de nous qui croiraient pouvoir les offrir me paraîtraient bien hardis et me sembleraient en même temps bien économes de leurs jouissances personnelles. Ces fonds sont au clergé. Nous ne sommes pas ici le clergé délibérant, et nous n’avons pas mission. Mais ce qui est à nous, mais ce que nous pouvons offrir, mais ce qui serait sans doute approuvé par tous nos commettants, c’est un sacrifice sur nos revenus qui-surpassât ceux de tous nos concitoyens, et c’est à quoi je conclus, et en outre qu’il n’y a pas lieu à délibérer sur la propriété de nos biens. M. Treilhard (1). Messieurs, le clergé est-il propriétaire des biens qu’il possède? Il suffit d’énoncer cette question pour en faire sentir l’importance. Que le clergé possède plus ou moins d’immeubles; que ces immeubles soient grevés de charges plus ou moins considérables ; qu’ils aient été été donnés purement et simplement, ou sous condition : rien n’est plus étranger à la question. Le propriétaire des biens du clergé, quel qu’il puisse être, doit acquitter toutes les charges légitimes dont ils sont grevés ; les fondateurs et les créanciers ne peuvent donc avoir ici aucune espèce d’intérêt ; de quelque manière qu’on décide, leurs droits, s’ils en ont, doivent être sacrés. Les calculs sur les possessions ecclésiastiques ne sont pas moins indifférents : quelque avantage qu’on pût trouver à envahir ces possessions, la nation ne pourrait en disposer sans injustice, si elle n’en est pas propriétaire; et si, au contraire, la propriété lui en appartient, il faut déclarer cette vérité, même quand on suppose-, rait que les possessions ecclésiastiques n’excèdent pas ce qui est rigoureusement nécessaire pour le culte divin. Peu importe aussi, dans ce moment, l’usage que le clergé a pu faire de ses revenus; s’il en a mal usé, il faut réprimer l’abus ; mais cet abus ne fournirait pas un argument solide contre sa propriété, comme la sagesse de l’emploi ne suffirait pas pour la lui acquérir. Ecartons toutes ces considérations et une foule d’autres que les partisans et les adversaires de la propriété du clergé ont pu respectivement opposer; ce n’est pas par des considérations pareilles qu’une question de cette nature peut se décider. Pour la traiter avec méthode, il faut, avant tout, bien déterminer ce qu’on entend par le mot propriété. Les lois le définissent par le droit d'user et d'abuser. On dit d’abuser, et ce n’est pas sans motif que la loi a employé cette expression; c’est elle précisément qui distingue le simple? possesseur du propriétaire. Le premier peut user, mais sans détruire, sans détériorer le fonds; il ne peut donc pas abuser : le propriétaire seul a le droit de se jouer de la chose. Ce n’est pas que l’exercice du droit de propriété ne puisse quelquefois être momentanément suspendu dans la main du propriétaire, on a cité l’exemple du mineur, qui ne peut pas dis-’ poser, parce que pour disposer il faut consentir, et que pour consentir il faut des connaissances que la loi ne suppose pas avant un certain âge ; mais cette suspension accidentelle de l’exercice d’une partie des droits de la propriété ne prouve rien contre la définition qu’on a donnée : la propriété n’en est pas moins le droit d’user et d’abuser. Le clergé a-t-il le droit d'user et d’abuser des biens qu’il possède? Le clergé a acquis, il jouit, il aliène. Mais pour (1) Le Moniteur se borne à mentionner le discours de M. Treilhard.