SÉANCE DU 6 BRUMAIRE AN III (27 OCTOBRE 1794) - N° 23 129 atrocités dont il est accusé? Tout se réduit là; et que le Tribunal reprenne sur le champ son activité pour mettre fin à cette horrible affaire, tout autre cessante; car il ne s'agit pas ici de généraliser la mesure ; ce travail pourrait entraîner des longueurs très funestes. C'est pour vous donner cet avis important que je suis monté à la tribune : la lenteur dans l'exercice de la justice enhardit le coupable et désespère l'innocent. Je fais la même demande à l'égard de Joseph Le Bon. [Ceux qui, dans certaines tribunes, n'avaient point applaudi aux victoires, ont fait un grand tapage de mains à cette demande. Aussi Guyomar a-t-il observé que ce n'est point par amour pour la patrie que l'aristocratie applaudit lorsqu'il s'agit de juger un représentant, mais parce qu'elle s'imagine prendre tour à tour la tête de tous les députés.] (72) [Plusieurs membres disent qu'il ne faut pas s'occuper en ce moment d'affaires particulières, mais discuter sur le champ le projet du comité. La motion de Raffron n'a pas de suite] (73) La priorité est accordée à la discussion du projet de décret. 23 Un membre du comité de Salut public [MERLIN (de Douai)] présente, au nom de ce comité et de ceux de Législation et de Sûreté générale, un projet de loi sur les formes qui peuvent garantir la représentation nationale dans les accusations portées contre ses membres ; il demande, qu'au lieu de la motion d'ordre précédemment faite, ce projet soit discuté article par article. Cette proposition est décrétée (74). MERLIN (de Douai) (75) : Chargé par vos comités de Salut public, de Sûreté générale et de Législation, de vous présenter un projet de décret sur la manière dont il doit être procédé à l'égard des représentants du peuple qui pourraient se trouver prévenus de délits, je ne l'ai pas été de vous faire en leur nom un rapport qui aurait exigé un très long travail et qui par cette raison même n'aurait pu vous être soumis dans le court délai que vous aviez fixé ; je ne sais pas même si, indépendamment de cette considération, un pareil travail eût dû occuper (72) J. Univ., n° 1796. (73) J. Perlet, n° 764. (74) P.-V., XL VIII, 80. (75) Moniteur, XXII, 359-360 et 363-366. Débats, n° 764, 521-523, n° 765, 545-547, n° 766, 561-564, n° 767, 573-578; J. Paris, n° 37-38 ; Rép., n° 37 ; J. Mont., n° 14 et n° 15 ; Ann. Patr., n° 665; Ann. R. F., n° 36 et n° 37; C. Eg., n° 800; J. Perlet, n° 764; Mess. Soir, n° 802; J. Fr., n° 762 et n° 763; F. de la Républ., n° 37 ; J. Univ., n° 1793 ; Gazette Fr., n° 1029 ; M. U., XLV, 108-110. Cette discussion est inégalement rapportée par l'ensemble des gazettes. vos comités collectivement. Autant, selon moi, un rapport est nécessaire quand il s'agit de motiver un projet de décret qui porte sur des faits, autant il est inutile, pour ne pas dire dangereux, dans un grand nombre de cas où il n'est question que de principes. Dans une assemblée délibérante les faits ne peuvent être connus que par l'exposé qu'on lui en donne et par les preuves sur lesquelles on les appuie. Les principes au contraire, se présentent d'eux-mêmes à tous les bons esprits et il est peut-être bien des circonstances où les discussions auraient et plus de latitude et plus de profondeur, et par conséquent plus d'utilité, si les esprits n'étaient pas dès le premier abord prévenus par un discours étudié, compassé, arrangé de la manière la plus propre à enlever les suffrages. Ce n'est donc pas un rapport de comité que je viens vous faire sur le projet de loi qui vous est soumis; je viens, en mon nom seul, vous présenter quelques observations simples et rapides sur la question plus importante que difficile à résoudre, qui a été élevée dans l'Assemblée, par opposition au plan des trois comités. Elle consiste, vous vous le rappelez, à savoir si, comme vous le proposent vos comités, vous devez, relativement à des représentants du peuple qui se trouveraient inculpés, vous renfermer dans les fonctions de jurés d'accusation, ou si, comme vous le propose un de nos collègues, vous devez exercer à leur égard même les fonctions de jurés de jugement. Je dis que cette question est facile à résoudre ; et pour en déterminer la solution en faveur de l'opinion de vos comités, je pourrais me borner à cette réflexion, qui vous a été présentée, que, pour établir dans la représentation nationale un jury d'accusation et un jury de jugement, il faudrait au moins momentanément la diviser en deux sections, dont l'une serait chargée d’accuser, l'autre déjuger; division qui touche de bien près à l'idée de deux Chambres permanentes, et qui pourrait y conduire un jour; division que vous deviez rejeter pour ce seul motif; division qu'il ne serait pas, j'ose le dire, en votre pouvoir d'autoriser, ni de pratiquer, au mépris du principe fondamental et sacré reconnu par tout le peuple français, que la représentation nationale est une et indivisible. Mais indépendamment de cette observation péremptoire, il est un point sur lequel on ne saurait trop s'attacher : c'est qu'un citoyen, pour être représentant du peuple, ne perd pas ses droits de citoyen. Ainsi, un représentant du peuple a-t-il le malheur d'être inculpé, il faut sans doute que la loi ait, pour l'atteindre, les mêmes moyens que pour atteindre les autres citoyens; mais il ne faut pas que les moyens de garantie dont elle assure la jouissance aux autres citoyens lui soient refusés. Or voyons ce que la loi a fait pour les citoyens ordinaires, lorsqu'ils sont inculpés. Elle veut d'abord qu'ils soient entendus par un officier de police, qui décide, d'après la nature et les preuves de l'inculpation, s'ils doivent être arrêtés provisoirement. 130 ARCHIVES PARLEMENTAIRES - CONVENTION NATIONALE Elle veut ensuite qu'en cas d'arrestation provisoire, ils soient conduits devant un jury d'accusation, qui prononce sur le point de savoir s'ils doivent être mis en jugement. Elle veut enfin que, mis en jugement, ils soient traduits devant un nouveau jury, et que ce nouveau jury ne puisse être composé d’aucun des individus qui ont formé celui d'accusation. Dans cette marche vous voyez deux institutions différentes, dont l'une, renfermée dans la dénonciation, l'arrestation et l'accusation, représente l'action de la société sur chaque individu ; et l'autre, restreinte au jugement, a surtout pour objet la garantie des droits des individus contre la société. Si un seul pouvoir était chargé de l'une et de l'autre, rien ne lui serait plus facile que d'opprimer les citoyens; premier et dernier terme de la justice, il ferait tout, seul et sans contrôle ; il pourrait en diriger tous les mouvements vers un but qu'il se serait proposé : dès lors la porte resterait évidemment ouverte à l'injustice et à la tyrannie. La loi ayant partagé entre plusieurs pouvoirs qui agissent successivement, les différentes parties de l'administration de la justice criminelle, il n'y a plus de motif pour opprimer, parce que l'oppression serait inutile à chacun de ces pouvoirs. En vain, un seul tenterait-il d'abuser de son autorité; celui qui doit le suivre le réprimerait. Qu'un juge de paix par exemple, veuille nuire à un homme, ou le perdre, il le fera arrêter; mais ce ne sera pas lui qui décidera de la légitimité de l'arrestation ; un autre pouvoir prononcera après lui sur cet objet; un autre statuera ensuite sur la question de savoir s'il y a lieu d'accuser la personne arrêtée ; un autre enfin jugera si elle est coupable. Ainsi, aucun pouvoir ne disposera seul du cours entier d'une instruction criminelle, nul ne peut espérer que le mouvement particulier qu'il lui a imprimé se prolonge au delà du cercle des fonctions qu'il occupe. Ainsi, tous les pouvoirs, ne pouvant suivre chacun leur volonté, sont ramenés à une règle commune qui est la loi. Ainsi, tous les ressorts de la justice, contenus les uns par les autres, sont forcés d'agir pour un but commun qui est la justice. Ainsi, pour garantir le triomphe de l'innocence comme pour assurer la punition du crime, il faut que toute instruction criminelle soit partagée entre plusieurs pouvoirs successifs. Voilà quelle est, par rapport aux citoyens ordinaires, la théorie de la procédure criminelle. Elle est, comme vous voyez, parfaitement appropriée à la garantie que tout individu a droit d'exiger du corps social, et elle remplit exactement ce grand objet. Maintenant je demande par quelle fatalité vous priveriez de cette garantie essentielle et sacrée un représentant du peuple qui se trouverait chargé d'une inculpation? et certes ce serait bien l'en priver que de concentrer dans la représentation nationale le pouvoir de dénoncer, de faire arrêter, d'accuser et de juger définitivement un de ses membres. J'en ai déjà dit assez pour rendre cette vérité sensible ; mais je crois devoir y ajouter encore une observation, qui, sur la question qui s'agite en ce moment, m'a toujours singulièrement frappé. Dans toute espèce de système d'instruction criminelle, il est évident qu'arrêter un prévenu, c'est une toute autre opération que de juger : il doit donc exister une démarcation essentielle entre l'institution qui a pour but de saisir le prévenu avant la conviction et l'institution qui n'agit et condamne qu'après la conviction. Celle-là, en effet doit être active et prompte : celle-ci doit être passive et réfléchie. La première est provisoire, la seconde est définitive ; en un mot l'une est la police, l'autre est la justice. Sans doute ces deux institutions ont en général le même but, puisqu'elles tendent l'une comme l'autre à la répression des délits et au maintien de l'ordre public. Mais il n'en est pas moins clair qu elles ont chacune un objet distinct, qui exige une organisation particulière et des moyens différents. Ainsi, que la représentation nationale, exerçant la police qui lui appartient essentiellement sur ses membres, se saisisse de celui qu'une dénonciation appuyée de preuves préparatoires lui présente comme prévenu de crimes, et qu'après avoir examiné sa conduite, elle le livre à la justice, rien en cela que de conforme aux principes, rien qui ne s'accorde avec l'intérêt du peuple ; mais qu elle devienne à son égard un pouvoir judiciaire, et que pour le juger, elle se transforme en tribunal, ce serait faire revivre, pour le perdre, tous les maux qu'a produits, sous l'ancien régime, la confusion du pouvoir d'arrêter et du pouvoir de juger. C'est une chose bien monstrueuse, en effet, que le même homme puisse d'abord voter mon arrestation et mon accusation, et ensuite me juger. Eh! si cet homme est mon ennemi, n'ai-je pas tout lieu de craindre qu'il ne m'arrête, qu'il ne m'accuse que pour me condamner ensuite, ou qu'en définitive il ne me condamne que parce qu'il m'a fait arrêter, que parce qu'il m'a mis en état d'accusation, que parce qu'un mouvement rétrograde coûte à son orgueil? Est-il donc sage, est-il donc politique d'exposer un individu à la tentation de commettre une injustice pour couvrir une erreur, et d'échapper à la responsabilité d'une faute par un crime? Remettez donc, et remettez toujours la fonction de juger en d'autres mains que la fonction d'arrêter et d'accuser; vous faites dès lors cesser tous les abus; chaque institution conserve son caractère, son objet, ses moyens; l'arrestation et l'accusation ne sont plus que ce qu'elles doivent être, des précautions nécessaires de sûreté et d'ordre public; chacun s'y plie aisément, l'opinion publique les apprécie sous ce rapport, et personne n'est tenté de s'y soustraire. Qu'on ne vienne plus nous dire qu'un décret d'accusation équivaut à une décision de jury de jugement, et qu'aucun tribunal n'oserait absoudre un citoyen que la représentation nationale aurait accusé. Je dis, moi, que raisonner ainsi, c'est outrager la justice elle-même ; je dis plus, c'est insulter à la souveraineté du peuple; car c'est aussi SÉANCE DU 6 BRUMAIRE AN III (27 OCTOBRE 1794) - N° 23 131 la souveraineté du peuple qui s'exerce dans les déclarations des jurés du jugement ; les jurés de jugement ne sont, dans les déclarations, que les organes de l'opinion nationale ; et assurément il n'est pas à craindre que des citoyens probes, vertueux et sentant la dignité de la mission qu'ils ont reçue d'exprimer la conviction du peuple sur des faits particuliers, se laissent influencer par d'autres au point de subordonner à l'opinion de ceux-ci, leur opinion personnelle. Aurait-on oublié d'ailleurs que Marat, décrété d'accusation par la très grande majorité de la Convention nationale, n'en a pas moins été acquitté par le Tribunal révolutionnaire! et qu'on ne dise pas que lui seul ait eu cet avantage; plusieurs citoyens avant et après lui ont été acquittés par ce même Tribunal, quoiqu'ils y eussent été mis en jugement, les uns en vertu de décrets d'accusation, les autres en vertu de décrets d'arrestation ou de traduction. Je ne répondrai pas aux autres arguments qui vous ont été proposés en faveur du projet que je combats. Ces arguments tombent d'eux-mêmes devant les grands principes dont vous êtes tous pénétrés; je me borne donc à invoquer la question préalable contre le projet, et à demander la priorité pour celui de vos trois comités. [On demande la discussion article par article] (76) Le rapporteur lit l'article Ier, conçu en ces termes : Le premier article est adopté en ces termes : La Convention nationale, après avoir entendu ses comités de Salut public, de Sûreté générale et de Législation, décrète : Article premier. - Toute dénonciation contre un représentant du peuple sera portée ou renvoyée devant les comités de Salut public, de Sûreté générale et de Législation réunis et elle lui sera communiquée avant qu'il ne puisse en être rendu compte à la Convention nationale (77). Le rapporteur lit l'article IL Si les trois comités pensent qu'il doit être donné suite à la dénonciation, ils viendront déclarer à la Convention qu'il y a lieu à examen. Le second article est mis à la discussion; un membre propose divers amende-mens qui sont rejetés par la question préalable, d'autres sont renvoyés au comité (78). CADROY : Il me semble que la latitude donnée aux trois comités est injurieuse à la sou-(76) Débats, n° 766, 563. (77) P.-V., XL VIII, 80. (78) P.-V., XL VIII, 80. veraineté du peuple. Je ne veux pas que les comités puissent laisser ensevelies dans leurs cartons les dénonciations dont ils ne voudront pas rendre compte. D'après l'article, il s'ensuivrait que, si les comités ne pensent pas qu'il y ait lieu à examen, ils ne viendront pas le déclarer à la Convention. Voyez quelle latitude et quelle durée vous donnez au soupçon. Le peuple n'aurait-il pas le droit de se plaindre, si vous laissiez vos comités les arbitres absolus des dénonciations portées contre des représentants du peuple ? Il n'y a que la Convention qui puisse tranquilliser le peuple et faire taire le soupçon. Je demande que, dans le cas de l'article II, les comités viennent faire un rapport, dans lesquels ils déclareront s'il y a ou n'y a pas lieu à examen. ALBITTE : Comme la représentation nationale est ce qu'il y a de plus respectable sur la terre, il faut examiner avec la plus scrupuleuse attention les dénonciations portées contre quelques uns de ses membres. Ce n'est pas toujours le peuple qui dénonce ; c'est plus souvent l'intrigue. On s’empare de chaque événement pour lui donner la couleur de ses passions. N'est-il pas arrivé d'ériger en vertu dans une circonstance ce que dans une autre on érigeait en crime? Il faut prendre des mesures pour faire respecter et honorer la Convention; il faut qu'on ne puisse déverser sur tous le soupçon d'un crime imputé à un seul. Le projet de décret ne me paraît pas complet; il faut que le premier article dise que la dénonciation portée contre un représentant du peuple lui sera communiquée. Quant à l'article II, vous ne pouvez accorder à vos comités une demi-confiance. Si la dénonciation est grave, ils viendront vous en faire part; ne leur faites pas l’injure d'en douter; mais si l'accusation est vaque ou absurde, pourquoi ne pas leur donner le droit d'en juger? N'est ce pas faire un grand mal à la chose publique que d'occuper toujours le peuple de dénonciations? Voulons-nous avoir l'estime du peuple, commençons par nous estimer nous mêmes. Je pense qu'il est inutile d'obliger les comités à déclarer qu'il n'y a pas lieu à examen ; le principe énoncé dans l'article II me paraît suffisant. GOUPILLEAU (de Fontenay) : Je m'oppose aussi à l'amendement de Cadroy. Il a prétendu qu'on laissait trop de latitude au trois comités, qu'ils pourraient laisser ensevelies dans leurs cartons des dénonciations qui leur seraient portées ; mais je le prie d'observer que, d'après l'article Ier, toute dénonciation sera portée ou renvoyée aux trois comités. Le dénonciateur a toujours le droit d'apporter sa dénonciation à la barre ; la Convention a le droit d'en demander compte aux comités. Si vous adoptiez l'amendement qu'on vous propose, je soutiens qu'avec un million, Pitt ferait dénoncer successivement tous les membres de la Convention, et tous les jours la tribune ne serait occupée que par les rapports sur cet objet.