[Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. ladite somme tout à la fois sur celle de ma pension de cette année 1790; et comme peut-être les recouvrements souffrent quelque retard, et que la caisse de M. le trésorier pourrait, à l 'époque fixée pour les payements, n’être pas suffisamment pourvue, j’ai l’honneur de vous prévenir que mon intention est de ne recevoir ni le surplus de ma pension de cette année, ni le premier quartier de celle de l’année prochaine, que lorsqu’on pourra les solder commodément et sans la moindre gêne. « Cette attention de ma part est assurément bien peu de chose, mais le denier de la veuve ne fut pas dédaigné; et si cet exemple pouvait avoir quelque influence, plusieurs de ces deniers accumulés formeraient une somme considérable. «Vous le savez parfaitement, Messieurs, et votre dévouement civique, joint à la sagesse de votre administration, te démontre évidemment à tout notre district. Vous nous devons tous à la chose publique, et surtout au maintien de notre auguste, sublime, admirable Constitution. «Ah! Messieurs, qu’il est doux aujourd’hui, qu’il est consolant de sacrifier nos plus chers intérêts, notre vie même, s’il le faut, pour la gloire et le bonheur de l’auguste et loyal restaurateur de la liberté française! Quelle délicieuse volupté que celle d’expirer d’amour pour une patrie si chère désormais à tous les vrais citoyens, pour une patrie si merveilleusement constituée! « Non, Messieurs, les annales du monde, depuis sa création, n’offrent rien d’humain qui lui soit comparable. « Cest avec ces sentiments, gravés dans mon cœur en traits de feu, que j’ai l’honneur d’être, avec un profond respect, Messieurs, votre très humble et très obéissant serviteur. « Signé : Bactave, curé de Tourne. » Réponse de M M. les administrateurs du directoire du district de Cadillac. « Monsieur le curé , votre offrande à la nation est assurément peu commune et doit excéder la proportion d’un bénéfice où vous ne desservez que cinq cents paroissiens. « Votre lettre est encore plus rare, par l’expression de vos sentiments patriotiques; non content de donner ce que vous avez, vous craignez même, et vous différez de réclamer ce qui vous sera dû par la nation, que vous voudriez encore doter de ce qui vous reste, quand elle est forcée de demander ou de retirer plus qu’elle ne l’aurait souhaité. Mais votre traitement vous sera remis dès que vous paraîtrez au district, dussent ses administrateurs vous céder tout leur traitement pour compléter le vôtre. « Vous feriez naître l’émulation de la générosité, même dans les âmes les plus étroites. La vôtre paraît s’élever à toute la hauteur de la Constitution. Celle-ci, sans doute, est un bienfait à vos yeux qui remplace et compense tous les sacrifices. « Oui, Monsieur, elle fera tôt ou tard le bonheur de ses ennemis, de ceux qu’ou prévient et qui préviennent contre elle. Après la religion, qui n’est point un ouvrage de l’esprit humain, rien n’a paru daus le monde aussi beau que ci-tte Constitution décriée par ceux qui devraient la prêcher. Soyez l’apôtre de l’une et l’autre ensemble, et vous les verrez se soutenir à l’envi. « Le directoire vous remercie de cet exemple de dévouement; mais plus on louerait votre don, et T XXL (30 décembre 1790.] �21 la grâce que vous y mettez, moins on le relèverait a vos propos regards, tr-p purs et trop modestes pour y voir rien d’extraordinaire. « Nous sommes, avec un zèle de patrie et de fraternité civique égal au vôtre, etc. » (L’Assemblée décrète que ces deux pièces, seront imprimées et insérées en entier dans le procès-verbal de ce jour.) Un membre du comité de judicature fait un rapport concernant les contestations qui se sont élevées entre les anciens fermiers des devoirs de la ci-devant province de Bretagne, et sur lesquelles un premier rapport a déjà été fait à l’Assemblée, au mois de septembre dernier; il s’agit de savoir à quel tribunal ces contestations seront portées. (L’Assemblée renvoie cette question à l’examen du comité de Constitution.) M. Chasse! présente une pétition que le club des artistes adresse à l’Assemblée, relativement au monument public qui doit être érigé à J.-J. Rousseau, d’après le décret de l’Assemblée. (Cette pétition est renvoyée au comité des pensions.) M. de BSoufFlers, au nom du comité d’agriculture et de commerce , fait un rapport relatif aux encouragements et aux privilèges à accorder aux inventeurs de machines et de découvertes industrielles. Ce rapport est ainsi conçu (1) ; A fructibus eorum cognoscetis eos. Messieurs, il enirait aussi dans vos desseins paternels de vivifier, ou, pour mieux dire, de ressusciter l’industrie française, car les arts ont partout un droit de cité, partout leurs intérêts sont les mêmes que ceux des citoyens; comme eux, ils ont besoin de liberté et de lois ; comme eux, ils sont fondés à vous demander une constitution. Les principaux éléments de ce travail, si digne de vous, Messieurs, ne tarderont pas à vous être présentés par votre comité d’agriculture et de commerce; mais comme tous les arts, et ceux dont nous jouissons, et ceux dont nous jouirons, ont une mère commune, et que tous doivent ou devront leur naissance à l’invention, il paraît à propos de fixer d’abord vos regards sur les inventeurs dont la seule dénomination rappelle à votre pensée les premiers, les véritables bienfaiteurs du monde, et promet encore à la sociélé de nouveaux bienfaits. Tels sont les hommes jusqu’à présent trop peu connus, trop mal accueillis, dont votre comité vous porte aujourd’hui les plaintes pour le passé, les vœux pour l’a venir, au sujet d’une protection spéciale qu’ils réclament à si juste titre, et que la nation a tant d’intérêt à leur accorder. Avant de vous soumettre le projet de cette loi si nécessaire et si désirée, votre comité a cru devoir remonter d’abord aux principes de la théorie qui doit dicter la loi, pour descendre ensuite aux formes d’exécution que la loi doit prescrire ; et, dans cette vue, il s’est proposé à lui-même les questions suivantes : (1) Le rapport de M. de Boufflors u’a pas été inséré au Moniteur. l 46 722 [Assemblée nationale.) ARCHIVES PARLEMENTAIRES [30 décembre 1790.) Quels sont les droits des inventeurs ? et quelles obligations la société peut-elle leur imposer? Quelle a été, jusqu’à présent, notre législation à cet égard? quelle est celle des autres nations? et quels sont les différents effets de ces législations différentes? C’est aprèsavoir succinctement exposé les premières vérités, qui, dans la marche que nous nous traçons, doivent nous servir de but et d’alignement; c’est après avoir suivi, dans leurs procédés et dans leurs résultats, les gouvernements qui s'écartent de ces vérités ou qui s’en rapprochent; enfin c’est après avoir examiné ce qui se doit, ce qui se fait et ce qui se peut, que votre comité d’agriculture et de commerce osera vous présenter un projet de décret sur un objet aussi évidemment et ausd étroiiement lié aux plus grands intérêts de l’Empire français. S’il existe pour un homme une véritable propriété, c’est sa pensée; celle-là du moins paraît hors d’aiteinte, elle est personnelle, elle est indépendante, elle est antérieure à toutes les transactions; et l’arbre qui naît dans un champ n’appartient pas aussi incontestablement au maître de ce champ, que l’idée qui vient dans l’esprit d’un homme n’appartient à son auteur. L’invention, qui est la source des arts, est encore celle de la propriété; elle est la propriété primitive, toutes les autres ne sont que des conventions; et ce qui rapproche et ce qui distingue en même temps ces deux genres de propriété, c’est que les unes sont des concessions de la société, et que l’autre est une véritable concession de la nature: peut-être même la seule étymologie du mot suflirait-elle (1) pour nous prouver que dans l’origine des choses la propriété a été regardée comme le partage du premier, et par conséquent comme le droit de l’inventeur. Tant qu’un inventeur n’a pas dit son secret, il en est le maître, et rien ne l’empêche, ou de le tenir caché, ou de fixer les condit ons auxquelles il consent de le révéler. Il est libre en contractant avec la sociéié, comme la société en contractant avec lui : le contrat une fois passé, elle est engagée envers lui comme il est engagé envers elle; et tant qu’il est fidèle à ses engagements, elle ne lui doit pas moins de protection dans les moyens qu’il prend pour le développement de sa nouvelle idée, qu’elle ne lui en accorderait pour l’exploitation de son patrimoine. C’est d’après ces premières notions, qu’en ce moment les auteurs de plusieurs nouvelles découvertes (soit qu’ils les aient déjà fait connaître au public, soit qu’ils en difièreut encore la manifestation), demandent seulement que ce genre de propriété leur soit garanti par le corps social, afin d’être défendus contre tous les préjugés et tous les intéiêts privés qui pourraient tenter de les troubler, de les supplanter ou de les rivaliser dans l’exercice de leurs droits les plus sacrés; et leur ambition se borne à percevoir exclusivement les fruits d’une faveur que la nature leur a faite exclusivement. (1) Le mot propriété signifie le partage du premier. — II faudrait bien peu connaître l'organisation de la langue latine pour ne pas voir que le mot proprietas est formé de la particule pro et pri syllabe radicale des mots qui désignent la primauté. L’étymologie des mots, alors qu’elle est incontestable, est en général d’une grande ressource pour leur définition. Elle a éclairci plus d’un doute ; et dans la plupart des questions de ce genre, nous n’avons pas de meilleur parti à prendre que de nous en rapporter au grand sens des premiers inventeurs du langage. Voici donc, si je ne me trompe, à quoi peut se réduire le premier contrat entre l’inventeur et la société. L’inventeur désire qu’on le laisse jouir paisiblement d’une chose qui vient de lui, qui est à lui : et la preuve qu’il en offre, c’est qu’elle n’est connue que de lui; il demande pour cela qu’on interdise d’avance à tout autre de s'en emparer quand il l’aura fait connaître, et ce n’est qu’à cette première condition qu’il manifestera ce qu’il appelle sa découverte. Or, cette première proposition, ainsi que la condition qu’on y attache, est essentiellement juste, et le corps social ne peut s’y refuser, car l’exposé de l’inventeur est vrai ou faux : dans le premier cas, la société a quelque chose à gagner; dans le second, elle n’a rien à perdre. Mais pour que l’inventeur ne soit point troublé dans sa jouissance par des concurrents avides ou jaloux, il faut qu’il soit ouvertement protégé par la puissance publique envers laquelle, dès lors, il contracte deux obligations indispensables. Sa première obligation est de témoigner une confiance entière dans l’autorité protectrice, et de lui donner une connaissance exacte de 1 objet pour lequel il la requiert, afin que la société sache positivement à quoi elle s’engage, et afin que, dans tous les cas, l’inventeur ait un titre clair et précis auquel il puisse recourir. La seconde obligation du citoyen, protégé par la société, est de s’acquitter envers elle; ce qu’il ne peut faire qu’en partageant avec elle, deman ère ou d’autre, l’utilité qu’il attend de sa découverte. Or, la forme la plus naturelle de ce partage, est que le particulier jouisse, pendant uu intervalle donné, sous la protection du pub ic ; et qu’après cet intervalle expiré, le public jouisse du consentement du particulier. Cependant, comme les avantages que i’inven-teur promet à la société, et qu’ii se promet à lui-même, sont encore éloignés et douteux, et que la protection qu’il en réclame, et que la sécurité qu’il lui doit, sont un bien actuel et réel, il convient qu’il tléjiose des arrhes entre les mains du corps social, avec lequel U vient de transiger; et le contractant lui-même fera volontiers cette proposition : 1° pour convaincre qu’il est dans l’intention de tenir son marché; 2° pour dédommager la partie publique des services qu’il en recevra; 3° pour donner un gage de l’utilité qu’il attache à sa découverte, eu offrant d’avance à la patrie des prémices reelies pour des fruits encore en espérance. Avant de rien arrêter, il est bon de nous assurer s’il ne se trouve personne de lésé dans uu pareil contrat: et quelle serait la partie plaignante? serait-ce la société? mais elle acquiert des jouissances nouveihs, sans avoir rien perdu des anciennes. Serait-ce l’inventeur? mais il jouit du fruit de son génie sous une sauvegarde qu’il a lui-même invoquée. Seraiem-ce euiiti les autres agents de l’industrie nationale? mais ils ne se trouvent gênés ni dans leur travail ni dans leur commerce. Ils ne sont privés uerien, ils restent comme ils étaient; ils jouiront un jour de la découverte qui vient d’éclore; et quels que soieut leurs intérêts présents (1), s’ils prétendaient s’op-(1) Est-co bien aux agents do l’industrie à redouter les inventeurs, eux qui ne doivent jamais perdre l’espérance de le devenir? Mais s’ils no deviennent pas inventeurs, qu’ils deviennent au moins citoyens ci qu’ils voient eux-mêmes sur quoi porte leur inquiétude. Ils craignent qu’une nouvelle invention ne vaille mieux que tout ce qu’on a trouvé jusque-là dans le même 723 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [30 décembre 1790.] poser à cette nouvelle disposition, ils se rendraient coupables, ou d’un acte de tyrannie contre l'inventeur, en le dépouillant du droit naturel qu’il avait sur son idée, ou d’un attentat contre la société, en faisant avorte'- les avantages qu’elle pouvait attendre de la publicité de l’in-venion. Et ceux qui voudraient donner à un pacte aussi raisonnable et aussi juste le nom, devenu odieux, de privilège exclusif, reviendront bientôt de cette erreur, et reconnaîtront la différence immense qui existe entre la protection assurée à tout inventeur, et la prédilection accordée à tout autre privilégié. Un privilège exclusif d’entreprise, c’est-à-dire un monopole dans les objets actuellement connus d’industrie et de commerce, est une concession qu’on ne pouvait pas faire. Un litre d’inventio t, au contraire, est une autorisation qu’on ne pouvait pas refuser: l’un attaque les druits de la grande comnmnauié, l’au re les étend ; l’un donne à un particulier ce qui appartient à tous, l’autre assure au particulier cequt n’appartient qu’à lui; et, en protégeant sa propriété contre l’invasion, il l’excite à la mettre en valeur au profit de la société. Après avoir établi les premiers principes que la raisou nous présente, il est temps d’examiner ceux que notre gouvernement a constamment suivis sur un objet aussi important pour le bonheur individuel et pour la prospérité publique. Nous serions-nous donc trompés jusqu’à présent sur notre patrie? notre sol est-il ingrat? notre climat est-il sauvage? nos mœurs sont-elles barbares ? nos concitoyens sont-ils stupides? Car pourquoi les arts languissent-ils? pourquoi nos manufactures tombent-elles? pourquoi l’industrie d’un au re pays triomphe-t-elle de noire industrie et dans ses moyens et dans ses résultats? et pourquoi l’éiranger vient-il constamment lever des tributs sur un peuple auquel il porte envie? La nature a tout fuit pour nous ; mais nous n’avons pas aidé la nature; elle avait déposé sur ces riantes contrées tous les germes du bonheur et de la richesse; mais une influence maligne lésa toujours desséchés ; c’était à de bonnes lois à les féconder; mais nous avions un fisc, et nous n’avions pas de luis. Combien et pendant combien de temps tous les efforts de notre industrie n’ont-ils point été contrariés par un tissu de tègiements coutiairesà tous les progrès des arts, à tous les développements des facultés naturelles, à toute iuveution autre que celle d’enchaîner les talents? Quelle barbarie n’a point exercé contre l’amour de la nouveauté, si naturel et si reproché aux Français, ce respect superstitieux pour la routine, qui défend d’ouvrir de nouvelles roules, et qui rend les anciennes impraticables ? Ei lorsque des hommes extraordinaires ont osé sortir des chemins baitus, ou, pour mieux dire, dégradés, quels obstacles ou quels pièges n’ont-ils points rencontrés sous leurs pas? ignorant dans le bien, habile genre, car autrement la perle serait pour l’inventeur et non pour eux. ils craignent donc que les arts ne fassent un pas de plus ; Us craignent donc que l’esprit humain n'acquière une connaissance do plus ; ils craignent donc que l'Etat ne soit un peu plus florissant; ils craignent donc que les hommes ne soient un peu plus heureux. Non, non, ils ne se livreront point à ce découragement immoral; et s’il leur resie quelque inquiétude, le sentiment de leur devoir et celui de leurs ressources ne tardeiont pas à les rassurer. dans le mal, ne craignons pas de le dire, le fisc a tout gâté; il a vicié les intentions les plus sage-, il a faussé toutes les bonnes dbections; toujours enhardi par les besoins publics que ses perfides secours ne cessaient d’augmenter, il s’est a îné de to i te lu force qu’il a ravie à l’an tori t é légale pour faire la guerre à tous les intérêts légitimes; il a tout dégradé, et no-; principes, et nos mœurs, et nos lois, et notre génie; il a tout écrasé du poids des impôts, tout, jusqu’au travail, sans penser, sans voir que le travail est lui-même un premier impôt, une juste corvée que l’homme paye à la nature et à la société; qu’il est la source de la richesse, et que l’impôt doit porter sur les produits et non sur les moyens, sur la récolte, et non sur le labour. Les atts eux-mêmes, ainsi que toutes les professions utiles qui s'honorent de les servir, le fisc s’en est emparé; il les a isolés, il les a comprimés, il les a dénaturés, il en a fait autant d’institutions fiscales (1); et bientôt ces mêmes arts, qui sont tous fi ères, ce-arts dont la force et dont la gloire sont dans leur union, ces arts dont plusieurs sont appelés libéraux, et qui devraient 1 être tous, se sont montrés inquiets, jaloux, intéressés, ennemis les uns des autres : et ce beau royaume de France, où tout les appelait pour étonner l’univers, est devenu le théâtre de leurs guerres, au lieu d’ètre celui de leurs prodiges. Ne craignons point de porter nos regards sur (1) Nous avons dit, avec lous ceux qui ont médité sur ces matières, que tout privilège exclusif, dans les objets aciuellement connus u’industrie et de commerce, était un monopole; et pour s’en convaincre, il suflit de jeter les yeux sur ces corporalions connues, depuis plusieurs siècles, sous le nom de maîtrises et jurandes, c’est-à-dire sur ce nombre fixe d’hommes à qui seul il est permis de faire et de vendre ce que les autres hommes pourraient faire et vendre aussi bien qu’eux. 11 est cependant un témoignage honorable que nous devons et que nous rendons bien volontiers à ces antiques associations, c’e.t que dans tous les temps elles ont toujours été composées des hommes les plus honnêtes, et que nulle auire classe de citoyens, au milieu des progrès de la corruption générale, lia plus religieusement conservé la décence et la simplicité de. mœurs de nos pères: quoique l’institution soit vicieuse, la profession n’en est pas moins estimable ; aussi parmi ces hommes, il en est une partie qui ne se doute point de la charge dont ils sont p ur l'Etat, et une autre qui en gémit; et même en conversant sur ces matières avec la plupart d’entre eux, il est aise de reconnaître que ces sortes de corporations sont en eifel autant de privilèges exclusifs, mais au profit du fisc, et non des privilégiés: il est aisé déjuger que ces privilégies sont les piemicres victimes des faveurs qu’on leur envie, et que c’est eux que bon vexe en leur donnant le droit de vexer. En effet, si l’on considère ce qu’il doit en coûter à ces communautés en emprunts autorisés par le fisc, eu prêts exigés par ce même fisc, en lettres de maîtrises, en finances d'offices, en frais d’apprentissage et de compagnonnage, en frais de réception, en frais d’assemblée, en frais de loyer ou d’achat de maison commune, en frais d’administration, de deniers communs, en frais de procédure, de consultation, de saisie, de pou i suite, et mi le autres de cette nature, on verra que le fisc a voulu de bonne heuro partager, avec un nombre déterminé de fournisseurs, des profits, qu’il les autorisait et même qu’il les forçait à rendre excessifs ; on verra que le fisc a de tout temps imaginé de prélever sur les marchands un impôt qu’il leur ordonnait da lever sur les peuples ; on verra que le fisc s'est toujours placé outre le xaoricant et le consommateur, pour empêcher l’un de mieux faire, et l’autre d’acheter à meilleur marché ; enfla on verra que le fisc a toujours eu l’ambition d’être l’entrepreneur du bonheur public ; mais quel bonheur et à quel prix? 724 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [30 décembre 1790.] les premières causes de tant de maux prêts à finir. Que d’embarras, que d’obstacles, que de chagrins, que de dégoûts, de tout temps réservés à ceux qui osaient se présenter à notre administration, comme inventeurs de découvertes utiles au genre humain ! Peignez-vous un de ces hommes simples et tels que l’incompréhensible nature se plaît à les choisir pour ses plus intimes confidents; peignez-vous, dis-je, cet homme, admis avec bien de la peine, auprès d’un sous-ordre, qui s’applaudit de ne pas lui ressembler, et qui se croit en droit, non de l’entendre, mais de le condamner. Le malheureux client, que son Aristarque intimide, ose à peine lui présenter ce mémoire, objet de tant d’espérances, et fruit de tant de veilles ; on le reçoit d’un air importuné, on le parcourt d’une air distrait, on le rend d’un air dédaigneux, et presque toujours on y joint cette ancienne maxime qui. sur ce point, renferme presque toute la jurisprudence des bureaux ; Sur cent projets de cette espèce , il n'y en a pas an de raisonnable ; réponse outrageante et plus absurde encore que les plus absurdes projets, puisqu’elle a plus d’une fois sacrifié sans retour les avantages de la nation à la tranquilité d’un commis. Et tel est cependant, et tel sera toujours le sort des meilleures choses, quand elles dépendront du caprice des hommes, et non de la bienveillance des lois. Et, pourtant., cet arrêt insensé d’un juge, inconnu à la loi, a bien souvent été définitif; car le vrai talent, presque toujours fier dans sa modestie, a peine à s’exposer deux fois à de pareils rebuts. Mais si par hasard l’inventeur ne se rebutait point, s’il trouvait un accès plus favorable, s’il obtenait que le rapport de son affaire fût porté à l’administrateur en chef, ordinairement on lui nommait des commissaires, c’est-à-dire une censure, pour donner et motiver un avis sur la chose proposée. Ce serait peut-être ici le lieu de montrer l’injustice et l’inconséquence réelle de cette ancienne manière de procéder, si juste et si sage en apparence. Et qu’est-ce en effet que des censeurs en pareille occasion? C’est un tribunal, qui juge des choses qui n’existent point encore, et qui, à son gré, leur permet ou leur défend de naître; un tribunal, qui craint d’être responsable lorsqu’il autorise, et qui ne risque rien lorsqu’il proscrit; un tribunal, qui n’entend que lui-même, qui procède sans contradiction, et qui prononce sans appel dans des causes inconnues, où l’expérience serait la seule procédure convenable, et où le public est le seul juge compétent. Et, à quels hommes osait-on confier une aussi étonnante magistrature àexercer dansledomaine de la pensée? Les mieux choisis, sans doute, étaient les savants; mais les savants eux-mêmes ne sont-ils pas quelquefois accusés d’être parties au procès? ont-ils toujours été justes envers les inventeurs? Convenons-en : l’étude a peine à croire à l’inspiration; et des hommes accoutumés à tracer les chemins qui mè-n ent à toutes les connaissances, supposent difficilement qu’on puissey être arrivé à vol d’oiseau. Quelquefois les censeurs étaient des agents de fisc, attachés, par état et comme par religion, à l’intolérance administrative ; quelquefois c’étaient des membres de ces corporations exclusives d’arts et métiers, qui, dans toute nouveauté, voient le germe d’une concurrence dangereuse, et qui regardent un inventeur comme un ennemi qu’il faut étouffer en naissant. On voit aisément que, d’après de tels principes, les hommes les plus habiles étaient les plus à craindre, et les premiers écartés. Aussi, combien de citoyens précieux, après avoir négligé le soin de leur fortune, pendant. les plus belles années d’une vie consumée en études, en recherches, en méditations; après avoir épuisé leur patrimoine en fabrications, en frais inutiles, en essais infructueux, et surtout en vaines démarches, ont vu souvent leur espoir le plus cher et le mieux fondé s’évanouir tout-à-coup? Combien d’entre eux, en proie à tous les besoins, privés de ressources, accablés de regrets et d’inquiétudes, se sont expatriés, ou bien ont langui dans des asiles ignorés ou souvent humiliants? Et, qui sait même si des créanciers inexorables n’ont point traîné dans les prisons des hommes à qui l’antiquité, plus juste dans sou ignorance, aurait peut-être élevé des temples? Quelques-uns, plus heureux ou plus adroits, se présentaient avec des attestations souvent équivoques, avec des recommandations souvent mendiées, et recevaient une récompense arbitraire pour un mérite encore incertain. Jusqu’à présent nous avons reproché des torts personnels envers les inventeurs : voici le moment de relever des erreurs politiques au sujet des inventions. En partant du principe incontestable, qu’il était juste de récompenser et de publier une idée nouvelle, alors qu’elle est utile, on a cru satisfaire à tout par une transaction quelconque entre l’inventeur et le gouvernement, et cette manière d’acheter en herbes les moissons du génie, trouve encore des défenseurs. Alors, dit-on, la société demeure quitte envers l’auteur, et l’industrie nationale acquiert les avantages que renfermait la découverte. Je n’examinerai point s’il est impossible à un intrigant habile d’exagérer au gouvernement le prix d’une chose inconnue; je n’examinerai point non plus si un acquéreur tout-puissant comme le gouvernement, ne pourrait jamais se prévaloir de sa force et de la faiblesse, ou même de l’indigence du vendeur : je suppose un moment que dans la transaction les deux parties contractantes ont été parfaitement sincères et parfaitement libres, et je demande encore si la transaction peut être parfaitement juste. Vous ne connaissez pas ce que vous achetez, pourrait-on dire au gouvernement : la chose peut être utile, ou ne 1 être noint; car l’usage est le véritable indicateur de l’utilité, et l’utilité le véritable indicateur du prix : mais ce prix indéterminé est la mesure exacte de la propriété de l’inventeur; puisqu’il est essentiellement renfermé dans son idée. C’est au propriétaire de celte idée à la faire valoir; il en a le droit, il ne lui faut plus que la sécurité. Protégez-le donc, et ne le payez point : en ne le protégeant point, vous lui refuseriez ce qui lui est dû; en le payant, vous lui donneriez outre chose que ce qui lui est dû; en un mot point de marche, car ce marché sera libre ou forcé; s’il est forcé, vous êtes tyrans; s’il est libre vous êtes téméraires. Dans cet étrange marché, qui sera l’appréciateur? sera-ce le gouvernement qui achète, ou l’inventeur qui vend? et, dans tous les cas, où est l’acheteur assez riche pour payer un homme ce qu’il s’estime? où est l'homme assez modeste pour ne s’estimer que ce qu’il vaut? où est l’expert en état de les mettre d’accord? Quelques partisans de la liberté indéfinie croiront voir à nos principes des conséquences dangereuses, et nous diront : quoi ! dans un moment où tout retentit du cri de la liberté, où tous les intérêts s’immolent d’eux-mêmes à la liberté, où la loi n’est elle-même que le soutien, l’instrument, le ministère de la liberté, vous allez nous proposer des gènes et des contraintes! Où sera ta liberté, nous diront-ils, si elle n’est [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [30 décembre 1790.] dans l’industrie et dans le commerce? et où sera la liberté de l’industrie et du commerce, si vous établissez le despotisme du talent et la tyrannie des inventeurs? Essayons de prouver à nos estimables adversaires que nous l’aimons autant qu’eux cette liberté, mais que peut être nous la connaissons mieux; montrons-leur qu’un louable enthousiasme les égare, et qu’en ce moment, ils défendent le mot contre la chose. Qu’entend-on par liberté? Est-ce la faculté de disposer de ce qu’on a, ou de ce qu’on n’a point? Si on adopte la seconde définition, il n’v a plus de loi ni de société; si, au contraire, il faut, avec toutes les honnêtes gens, s’en tenir à la première, que peut-on trouver dans la théorie que nous avons d’abord exposée, qui donne à l’inventeur au delà du droit d’user de ce qui est à lui, et qui porte la moindre atteinte à ce droit chez les autres membres de la société? Remontons à nos principes : l’idée nouvelle de l’inventeur lui appartient-elie, ou non? tout ce que cette idée contient, et le développement de ce contenu ne lui appartient-il pas aussi par une conséquence nécessaire? quel autre que lui peut avoir droit à ces choses avant de les connaître? et quel autre peut connaître ces choses sans l’aveu de celui qui les possède, ou, pour mieux dire, qui les renferme? JNe peut-il pas dire : je ne les découvrirai qu’à condition que personne n’eu usera que de mon consentement? ne peut-il pas dire à la force publique : gurantissez-moi cette condition, et je parle : sinon je me tais ; et la force publique serait -elle une force protectrice, si elle répondait : je ne veux, me mêler en rien de ce qui vous regarde, je ne m’informe point si la chose est utile ou non, c'est à vous à le savoir et à le montrer. Si vous êtes troublé, défeudez-vous comme vous pourrez : pour moi, je ne m’en charge point? Mais, répondrait l’inventeur, s’il osait, je vous demande de contenir ceux qui voudraient envahir ma propriété; c’est contre l’usurpation, contre la fraude, contre le vol que je vous implore, et non contre les druits de personne; je demande à mettre ma récolte, bonne ou mauvaise, sous la foi publique. Sera-t-il donc défendu de toucher aux autres récoltes, et permis d’enlever la mienne? Osera-t-on encore nous répéter que, sous des termes déguisés, nous demandons des privilèges exclusifs? et confondra-t-on toujours, sous la même dénomination, ce qu’il y a de plus sacré avec ce qu’il y a de plus injuste? Toute préférence personnelle, lorsqu’elle est gratuitement donnée par les hommes est arbitraire, et par conséquent absurde, et dès lors elle est révocable, mais elle est respectable, quand elle est donnée par la nature. Pourquoi cette distinction? C’est que nous pouvons demander raison aux hommes de ce qu’ils sont, et que la nature n’est point obligée de nous en donner de ce qu’elle fait; nous ne saurons jamais pourquoi il lui a plu d’établir les différences qui nous frappent entre des hommes qui paraîtraient avoir des droits égaux à ses dons, comme elle leur a donné des droits égaux à nos soins; elle ne Ta pas fait: elle a répandu, comme au hasard, la force, la grâce, l’adresse, l’intelligence et tous les divers attributs dont elle pouvait douer les êtres sortants de ses mains; et en les traitant ainsi, elle a donné à chacun tout ce qui devait résulter de ces premiers avantages. Ainsi donc, une loi qui contrarierait le libre développement de tous ces dons naturels, tant 725 que l’exercice n’en serait point immoral, au lieu d’être une loi de liberté, serait une violence et une vexation perpétuelle; et, par la même raison, une loi qui laisse chacun comme il était, et qui permet à chacun d’être ce qu’il peut être, ne doit point être regardée comme un privilège, mais comme une protection : voilà précisément le cas où se trouvent les inventeurs. La loi que nous sollicitons eu leur faveur n’est qu’une pure et simple protection; c’est l’esprit inventif, c’est l’invention elle-même qui est un privilège, et celui-là, nous ne pouvons ni le conférer, ni le révoquer. Mais, dira-t-on, l’Assemblée nationale elle-même a décrété l’emploi d’une partie des revenus publics à l’encouragement de l’industrie. A cela je réponds, que son intention est sans doute que ce genre de secours ne soit accordé qu’à des hommes qui les mériteront, et qu’à des hommes auxquels ils seront nécessaires. A Dieu ne plaise que je veuille interdire aux inventeurs de participer à ces encouragements, comme les autres agents de l’industrie. Il leur sera toujours libre de traiter, s’ils l’aiment mieux, avec l’administration ; mais il ne sera pas toujours libre à l’administration de traiter avec eux. Il est beaucoup d’objets trop futiles en eux-mêmes pour mériter l’attention du corps social, et qui cependant peuvent devenir une source de bien pour celui qui les a découverts : et dans les inventions d’une plus grande importance, il en est beaucoup dont le mérite ne peut être reconnu que par des épreuves, la plupart du temps incertaines et dispendieuses ; or, ces épreuves, aux frais de qui seront-elles faites? sera-ce aux frais du gouvernement? Mais à quels risques ne s’exposera-t-il point? Sera-ce aux frais de l’inventeur? Mais la plupart du temps où seront ses moyens? L’annonce d’une invention nouvelle, eu fait d’industrie, est un titre sans doute, mais un titre non encore vérifié, et qui ne donne point droit aux récompenses ; car si l’invention est utile, elle porte sa récompense avec elle; si elle ne l’est pas, elle n’en mérite point : et si des notions de la justice on voulait descendre à celles de l’administration, il serait encore aisé de prouver, que presque tout ce que l’on achète ainsi pour publier après, reste sans utilité pour la nation, parce que l’inventeur, malgré sa confiance dans sa découverte, n’a pas ordinairement assez de moyens pour soutenir la concurrence de toute l’industrie nationale; parce que tous les antres agents de cette même industrie ont chacun la même crainte ; parce que la plupart joignent à cette considération un doute plus ou moins fondé sur l’utilité réelle d’uue invention qu’eux-mêmes n’ont point conçue ; enfin parce qu’il est naturel de considérer une invention récente comme un enfant qu’il faut laisser, pendant les premiers temps de son existence, entre des mains amies, et qu’on ne doit point exposer à la lutte avant l’âge de la force. Mais qu’arrivait-il autrefois de ces transactions entrel’inventeuretiegouvernement? Ou lesecret, dès le premier instant de sa manifestation, était condamné à un éternel oubli, et alors l’utilité ou l’inutilité de la découverte revenait au même, en périssant avec elle; ou si quelqu’une échappait à cette fatalité, on se déterminait enfin à éprouver si elle était réelle ou chimérique, avantageuse ou nuisible : alors de deux choses l’une, ou l’essai manquait, et le prix de l’invention achetée était perdu; ou il réussissait, et bientôt une foule de concurrents, effrayés d’une idée utile, comme 726 {Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. {30 décembre 1790.] d’un stratagème de guerre prenaient les mesures convenables pour en empêcher l’exécution; et les moyens man quaient rarement pour de pareils desseins, sous un tégime hérissé de mille formalités an moins aussi favorables à la ruse qu’au bon droit. Voilà comme chaque lumière nouvelle, allumée pour un instant dans le champ des arts, était pour jamais éteinte par le souille impur de l’envie qu’elle offusquait; voilàcomme, depuis des siè' les notre industrie et notre administration ont erré d’un pas égal dans les mêmes ténèbres. Et par la réunion et par le funeste enchaînement de tant et tant d’obstacles, entre lesquels il s’en trouvait toujours un insurmontable, le génie de l’invtntion, tantôt assoupi, tantôt enchaîné, tantôt découragé, tantôt indigné, ou ne se montrait point, ou ne prospérait point, ou fuyaitvers des nations plus hospitalières, enlevant à la France des richesses dont on avait méconnu la source, et portant à nos rivaux une supériorité que la nature nous avait inutilement desti ée (1). Sur ce point, tous les peuples de l’Europe sont encore p'us ou moins éloignés de connaître leurs vrais intérèis: un seul a vu la lumière; un seul a pris sur les autres les avantages des clairvoyants sur les aveugles. Chez les Anglais, aucun essor de l’esprit n’est arrêté; chez eux, tout homme qui se croit inspiré d’une idée utile a droit de la faire connaître et d’en partager les avantages; chez eux, une découverte est déclarée la propriété de celui qui l’a manifestée; chez eux enfin, l’intelligence humaine est regardée comme un domaine illimité, où la sagesse publique encourage les nouvelles cultures; et un coup d’œil rapidement jeté sur cette partie savante de la législation anglaise vous montrera, Messieurs, combien l’accueil que depuis près de deux siècles cette nation éclairé-fait à toutes les nouvelles inventions, assure de supériorité à son industrie sur celle de taus les peupl s du monde. En Angleterre tout inventeur de nouvelles découvertes ou de nouvelles perfections, en fait d’arls et métiers, s’adresse à la loi qui ne repou-se personne; la chancellerie est obligée d’appointer sa requête, et sur-le-champ, il signifie un acte d’opposition connu sous le nom de caveat, pour prendre date de sa déclaration et prévenir toutes celles qui pourraient se faire sur le même objet; on dresse aussitôt des patentes avec une clause de rigueur, qui oblige l’inventeur à fournir, dans (1) U semble que ce soit pour nos inventeurs français qu’ont été faits ces vers si connus : Sic vus non vobis, etc. Entre beaucoup d'exemples que je pourrais citer, quelques-uns me suffiront. Le balancier pour frapper les médailles fut imaginé, en 1615, par Nicolas Briol, qui, ne pouvant le faire adopter en France, trouva plus d’accès en Angleterre; et, sans l’autorité du chancelier Soguier, peut-être l’usage du balancier nous serait-il encore inconnu. Le moulin à papier et à cylindre, inventé en France en 1630, fut porté en Hollande, et n'est revenu que depuis peu dans sa véritable patrie. Le métier à bas fui d’abord inventé à Nimes, L’inventeur, contrarié en France, passa en Angleterre où il fut magnifiquement récompensé; mais les Anglais, dans leur générosité, eurent, dit-on, une faiblesse dont ils seraient incapables aujourd’hui : ce fut d’envier la gloire de cette belle découverte à un Français, et do l’attribuer à un détours compatriotes. Les Anglais nous doivent de même une nouvelle malrice peur la monnaie, un nouveau métier à gaze, la teintu e du colon en rouge, et plusieurs autres decouvertes dont les auteurs n’ont point etc prophètes dans leurs pays. Ne regrettons rien, réparons tout, et lâchons seulement que désormais nos abeilles ne portent plus leur miel hors de la ruche. l’intervalle de quatre mois, une description exacte, appelée spécification, de la déconveite qu’il vient d annoncer; et sur c-tie spécification, on lui délivre un extrait de la patente, ali n de lui servir de titre pour la fabrication et la distribution exclusive de sa nouvelle découverte; mais sous la double condition que les moyens spé ifiés par l’inventeur n’ont point encore été employés dans les fabrications nationales, et que l’inventeur ne se servira que des moyens détaillés dans la spécification qu’il dépose. Ces n êmes patentes autorisent celui qui les obtient à céder son droit à qui bon lui semble, ou à ouvrir une souscription pour rassembler les fonds nécessaires à l'entreprise, à la charge toutefois de ne pas admettre plus de cinq associés ou souscripteurs à 1 exercice de sa patente. L�s frais de ces diverses expéditions s’élèvent environ à 80 guinées, et la taxe des patentes devient, par leur nombre, une branche du revenu public : le reste va de soi-même ; et la patente une fois i xpédiée,le gouvernement ne s’informe point si l’inventeur a été sincère ou non dans sa déclaration, s’il estou non fidèle à ses engagements ; lu loi est faite ; s’il y contrevient, -ù d’autres y contreviennent, c’est à ta partie lésée à se plaindre ut aux tribunaux à prononcer ; et qu’on ne soit point effrayé pour ces tribunaux de la tâche qui leur est imposée ; quand une fois les droits respectifs de chacun sont fixés avec précision, il est aiséd’y comparer les prétentions respectives; alors, tous les obstacles hisparais.-ent, toutes les obscurités s’éclaircissent, toutes les complications su simplifient; et ce qui répond à tout, c’est que depuis cent cinquante ans, dans un pays où la plainte est libre, où la presse est libre, où les hommes sont libres, on n’a connaissance d’aucune réclamation contre les applications les plus rigoureuses de cette loi tutélaire de l’industrie. Nous ne discuterons p dut les perfections dont cetie loi serait encore susceptible; nous n’examinerons point si des spéculations fiscales n’ont point trop élevé la taxe des patentes; nous ne rechercherons point si la limite impo-é ; au nombre des actionnaires est vraiment utile, et si un Angleterre l’intérêt des manufactures établies et celui de la banque nationale obligent à porter cette ai tei n le apparente au droit primitif et absolu de l’inventeur. A quoi mèneraient ces discussions? Ce n’est point à l’Angleterre que nous devons nos conseils. Sommes-noms d ailleurs en droit de la juger sur cet article ? et la splendeur dont elle jouit ne serait-elle point une réponse victorieuse â toutes nos objections? Revenons plutôt sur nous-mêmes, et pour ne voir encore que ta partie la plus excusable de nos erreurs, c’est-à-dire les prétendus encouragements prodigués depuis plusieurs siècles a ix prétendus auteurs de nouvelles découvertes, évaluons, si nous l’osons, si nous le pouvons, et ces achats dispendieux de mille et mille secrets, ou que l’on connaissait auparavant, ou dont on ne s’est point souvenu depuis, et ces protections offensives, et ce� franchises injustes, et ces attributions de revenus publics, si souvent, si témérairement accordées à des entrepreneurs intrigants ; et tant de bâtiments fastueux, mais encore plus chers, élevés, à la sollicitation de ces mêmes hommes et î-ou� leur direction, aux frais du gouvernement; et tant et de si fortes avances auxquelles ce même gouvernement n’a cessé d’ujuuler de nouveaux secours, et tant de prêts qui ne lui furent et qui ne lui serontjamais rem- 727 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [30 décembre 1790.] boursés, et tant d’actions, tant de parts d’entreprises dont il a si souvent fait les fonds, et si rarement touché le dividende. Ce serait peu d’additionner toutes ces munificences : il faudrait encore les apprécier, et par les valeurs de l’argent aux diiférentes époques de notre monarchie, et par la pé m rie habituelle de noire Trésor, et par l’intérêt toujours croissant à mesure qu’on remonte vers des périodes plus reculées; enfin, il faudrait, après avoir supputé ce que ces dépenses ont du coûter, y ajouter ce qu’elles auraient pu valoir, et cherc ier ce qu’elles ont rapporté. Comparons à présent cette marche fantasque, incertaine et ruineuse, avec celle d’un gouvernement, qu’une loi jude et prudente éloigne de tant d’écueils, qui toujours favorable aux nouvelles entreprises, ne partage aucun de leurs dangers; qui ne fait aucune avance, et recueille toujours quelque avantage; qui, dans chacune de ses opérations, offre un bienfait et rencontre un prolit; et que la reconnaissance et la prospérité toujours croissante de sa nation, récompense à chaque instant du respect religieux qu’il conserve pour les droits de l’homme, et de la sage protection qu’il accorde à ceux du citoyen. Et qui de nous ne penserait, en observant ce triste contraste, que nous nous sommes toujours mis en frais pour payer les moyens d’assurer notre décadence, et que chez les Anglais, au contraire, la fortune elle-même semble acheter le droit de les combler de ses dons? Et que serait-ce donc, Messieurs, si je vous faisais observer cette insidieuse variété de fabrications anglaises étalées avec faste et ch* z tous nos marchands, et chez tous nos citoyens, et dans toutes nos cités, et dans toutes nos demeures, pour reporter ensuite vos regards sur nos monotones productions dans les mêmes genres d’industrie, qui demeurent installées et comme emprisonnées au fond des magasins de nos manufactures désertes, et les chefs mêmes de ces manufactures découragés et réduits souvent à l’humiliante condition de facteurs du commerce anglais ? Nus goûts, nos fantaisies, nos caprices, nos mod s sont dans les intérêts de l’A'iüleiene, et notre vanité môme nous méprise. Tout s’avilit ici par la routine ; là, tout se régénère par l’invention. C’est l’invention, toujours reconnaissante envers sa patrie adoptive, qui en Angleterre, par des moyens et des effets toujours sûrs et toujours imprévus, inspire sans cesse à l’opulence de nouveaux désirs, et prescrit au travail de nouvelles tâches. C’est elle, qui présentant toujours aux riches de nouveaux moyens d’enrichissement (1), entretient leurs (1) Les nouvelles entreprises en tout genre d’industrie sont depuis longtemps en Angleterre, et seront bientôt en Françe la manière la plus avantageuse de placer des capitaux ; et si l’on veut y réfléchir, de tous les moyens d’accroître une grande fortune, il n’en est point de plus séduisant pour l’intérêt personnel et déplus satisfaisant pour le patriotisme. Chaque découverte utile qui prospère, est une conquête sur l’ignorance et un tribut sur tout le genre humain ; et ceux qui de leurs moyens pécuniaires ont contribue à sa réussite, loin de devenir odieux à leur patrie, lui montrent dans leurs profits le thermomètre de sa prospérité. Je lai-sc à comparer cette manière vraiment civique de s’enrichir avec cet obscur agiotage vers lequel tous les calculs et toutes les méditations de nos égoïstes et de nos prétendus financiers ne cessent do se tourner. Qu’ils rentrent en eux-mêmes, et qu’ils voient si les premiers éléments de la morale permettent de spéculer incessamment sur de nouvelles variations, et par conséquent sur de nouvelles convul-fonds dans une circulation toujours plus rapide, grossit le Trésor public, ajoute à la fortune commune, rend la cupidité même utile, et bannit l’aspect affligeant de la pauvreté, loin d’un pays qu’elle favorise; c’est encore elle qui, tourmentant sans relâche un fol amour to jours prêt à se refroidir, le féconde, le ranime, et répand sur les campagnes anglaises un éclat et une vie dont la nature et le climat s’étonnent également. C’est elle enfin, c’est toujours l’iavention qui assujettit l’Europe, que dis-je 1 le monde, à un tribut volontaire, mais régulier, envers une nation qu’on peut regarder tout entière comme une, grande corporation d’arts et métiers : effrayante association, dans laquelle et les plus habiles ouvriers et les premiers manufacturiers et surtout les génies les plus inventifs de toutes les nations s’empressent à se faire agréger. Nous le savons trop bien, Messieurs, les Anglais ne travaillent pas seuls pour l’Angleterre : chez eux, sur plus de mille privilèges d’invention, actuellement en exercice, on en voit les n*mf dixièmes accordés à des étrangers ; et les citoyens que nous compterions dans cette armée auxiliaire de l’industrie anglaise, pourraient, eu ajoutant à nos regrets, relever aussi nos espérances. Voilà comme ils trouvent, jusque dans leurs rivaux, des instruments de leurs triomphes; voilà comme ils nous opposent à nous-mêmes, semblables à ce grand roi du Nord qui battait ses ennemis avec leurs propres soldats. Cependant, malgré tant de ressorts d’une part, malgré tant d’entraves de l’autre, notre industrie, en plus d’un genre, a conservé sa supériorité sur l’industrie des Anglais ; ils ne l’ignorent pas; ils savent que noire nation ne leur cède eu rien, ni pour l’aptitude au travail, ni pour les facultés de l’esprit, ni pour les dons du génie, et que la France est plus riche en population ; ils savent que notre terre est plus féconde, que rms productions sont plus variées, que notre sol offre de lui-même la plupart des matières premières que leur commerce va chercher au delà des mers; ils savent que chez nous une étendue plus vaste, une position plus heureuse se prêteraient à presque toutes les cultures, et que notre sions dans l’état des affaires publiques; qu’ils jugent dans leur conscience si la détresse commune est un champ qu’un bou citoyen puisse mettre en valeur ; qu’ils conviennent, s’ils l’osent, et des fausses alarmes, et des fausses sécurités qu’ils ont l’art do répandre à propos dans des esprits plus simples que les leurs, soit qu’ils veuillent vendre trop cher ou acheter trop bon marché; qu’ils nous expliquent eufin ce jeu scandaleux où les hommes les plus rusés font tous les sains, où les honnêtes gens font toutes les pertes, et dont l’etat paye tous les frais. Est-il question, au contraire, d’une nouvelle découverte, le particulier qui en a conçu l’idée, et ceux qui lui ont fourni les fonds nécessaires pour la mettre en activité, proposent à leur nation une enireprise dont ils font les premières avances, dont ils courent les premiers hasards, et dont ensuite ils partagent avec elle tous les avantages : et ceux de leurs concitoyens dont les dépenses volontaires ont contribué à les enrichir, n’en sont-ils pas amplement dédommagés, et par les jouissances nouvelles qu’ils se sont procurées et par l’accroissement de prospérité de leur commerc national? En un mot, l’agioteur dans les fonds publics désire sans cesse ; et lorsqu'il le peut, il occasionne à sa patrie toutes les pertes dont il pense tirer un profit; l’entrepreneur d’une nouvelle invention, au contraire, commence par faire tous les sacrifices dont l’Etat peut tirer quelque avantage, et no trouve. ses profits qu’après avoir assuré ceux de ses concitoyens. 1 30 décembre 1790, j 728 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES climat est à la zone tempérée, et que cette zone elle-même est aux autres climats. Ainsi donc, les deux peuples ont chacun leurs avantages ; mais ceux des Anglais, nous pouvons les acquérir, et les nôtres ne seront jamais qu’à nous. La nature nous a plus favorisés que nos rivaux ; joignons-y, comme eux, la liberté et la loi. Donnons aussi à la vivacité française un libre essor, dans une juste direction ; appelons aussi le génie de l’invention à notre aide, ou seulement ne le repoussons point; il est indigène en France, il habite parmi nous : qu’il soit libre enfin ; qu’il rentre dans ses droits, et bientôt nous le reconnaîtrons à ses bienfaits (1) ; bientôt, il saura découvrir à mille citoyens des trésors cachés au fond de leur pensée ; bientôt, (1) On aurait peine à se représenter combien un promier rayon d’espoir de recouvrer une propriété qu’on peut regarder comme celle de soi-même, a fait germer d’idées nouvelles dans l’esprit de nos artistes français. Maison en pourrait juger par une première esquise que j’ai sous les yeux, des efforts inattendus auxquels de toutes parts on se dispose ; je ne la présenterai point ici : il me suffira d’auuoncer que mille genres d’industries, ou qui n’étaient point encore venus dans la pensée des hommes, ou qui demeuraient ensevelis avec leurs premiers auteurs, ou que d’autrespeuplcs avaient eu soin de conserver mystérieusement à leur usage et à leur profit, vont enrichir la France ; et il aisé de prévoir que les sciences vont tracer aux arts de nouvelles routes, en même temps que les arts vont offrir aux sciences de nouveaux moyens de réaliser leurs grandes conceptions. Et qui pourrait calculer tout ce que la physique et la chimie, la chirurgie, préparent de secours et de consolation à notre faiblesse et à nos infirmités ? qui pourrait se représenter toutes les merveilles que la mécanique, cette extension incalculable do la force et de l’adresse humaine, est sur le point d’opérer? Il semble qu’un nouvel ordre de choses soit prêt à paraître, et que les imaginations françaises deviennent autant d’ateliers invisibles où se préparent des suppléments à tout ce que nous connaissons. Mais au milieu de cette grande fermentation, une pensée se présente la première à mon esprit, c’est que toutes cos idées, toutes ces méditations, tous ces essais, tous ces travaux se dirigent et tendent avec une sorte d’émulation au soulagement et à l’embellissement de la société. Servir le monde, ou lui plaire, voilà le but commun de tous les inventeurs. Je vois les uns étudier et proposer ce qui manque à la perfection des filatures et des tissus; d’autres songent à multiplier les moyens d’économie et do sûreté dans l’intérieur de nos demeures; un autre cherche à diminuer pour l’Etat la consommation excessive des matières combustibles ; là, ce sont d’infaillibles précautions récemment imaginées contre les dangers multipliés des voyages ; ici l’on présente à l’homme une armure ingénieuse qui doit le rendre insubmersible; plus loin, on lui offre la facilité de vivre dans un autre élément et do travailler sous les eaux, pendant qu’ailleurs on croit avoir trouvé des procédés plus suis et plus prompts pour rendre les marais à la culture et à la salubrilé ; et que plus loin, on s’occupe de porter à peu de frais l’arrosement et la fécondité dans des terrains qui paraissent condamnés par la nature à une éternelle sécheresse. Quand d’aussi belles tâches ne seraient pas parfaitement remplies, ne devrait-on pas toujours quelque estime aux hommes qui se les proposent? Sans doute, une véritable gloire attend ceux qui réussiront dans ces grandes entreprises : mais ceux-là mêmes qui s’exerceront sur des objets moins importants, ne resteront pas sans honneur; car les hommes tiennent compte de ce qui leur est agréable, comme de ce qui leur est utile. Pourrait-on regarder, sans intérêt, les efforts industrieux de celui qui s’empresserait h saisir et à fixer les plus imperceptibles linéaments, les nuances les pins fugitives de chaque herbe et de chaque (leur, et qui se promettrait d’offrir une collection comme vivante de toutes les plantes de l’univers? n’en doutons point, il viendra dans nos ateliers seconder nos efforts, faciliter nos travaux (I), perfectionner nos ouvrages, inspirer (de préférence peut-être) nos plus modestes artisans, et les faire passer soudain, d’une longue obscurité à tout l’éclat de Ja fortune et île la renommée. Cet espoir n’est point une illusion ; un mot peut le réaliser, et les Anglais alors n’auront plus qu’à se glorifier de nous avoir montré la route du bonheur. Serait-on indifférent pour un de nos artistes qui, par des procèdes ignorés, parviendrait à ressusciter l’art presque oublié du filigrane, et à laisser bien loin derrière lui les plus patients et les plus adroits ouvriers de l’Indoustan ? N’applaudirait-on pas encore à celui qui confierait au tissu du velours les traits, les couleurs, les lumières, les ombres, les demi-teintes du tableau le plus fini, cl qui parviendrait à douer, pour ainsi dire, une navette des talents d’un grand peintre ? Rien n’empèchc que d’autres no se livrent eu même temps à des études plus sérieuses; ainsi, par exemple, à côté dos artistes qui s’appliqueront aux ouvrages les plus délicats, on pourra voir un savant essayer de déterminer la pesanteur réelle des corps au milieu des fluides qui les contrebalancent, et tenter d’offrir au commerce universel, un poids à l’abri de l’influence des temps et des climats. Le même homme entreprendra de montrer une mesure toujours égale à elle-même, dans une ligne géométriquement correspondante à la distance de deux étoiles fixes, et il a conçu l’espoir d’opposer la régularité des corps célestes aux variations inévitables et perpétuelles des substances de notre globe. Plusieurs amis de l’humanité, à l’envi l’un de l’autre, travailleront à faciliter cl régulariser la mouture, cette première et si importante préparation de l’aliment universel. Ils se serviront de forces d’un genre inconnu. Ils économiseront celles dont on fait usage. Ils espèrent assujettir les eaux et les vents à de nouvelles lois. Ils veulcntdemander aux machineselles-mèmes un nouveau compte des grains qui leur sont confiés, et promettent au genre humain de lui conserver désormais cotte partie considérable do sa nourriture, que l'imperfection des moulins a jusqu’à présent absorbée eu pure perte. Au milieu de tant d’hommes empressés à se rendre utiles à la grande famille humaine, il en est un qui tonte un vol encore plus audacieux : il assure que do longues et profondes méditations sur la nature des choses et sur l’action réciproque des fluides lui ont enfin découvert un agent plus puissant que ceux dont nous avons jusqu’à présent invoqué le secours. 11 se flatte, avec cette aide nouvelle, do maîtriser les éléments les uns par les autres, et do pouvoir appliquer un jour leurs forces incompréhensibles à des travaux prodigieux. Ces merveilles, dira-t-on, n’existent point encore; non sans doute; mais il fut une époque où l’on pouvait en dire autant do toutes celles qui existent. C’est rarement le génie qui doute du génie ; il fait trop bien que rien ne lui est impossible, pourvu qu’on lui donne un libre essor, pourvu que Prométhcc no reste point attaché au Caucase. (1) Rendre facile ce qui est utile, et produire plus d’effet avec moins d’efforts voilà la tâche commune que les arts se sont proposés de tout temps et le but vers lequel ils ne cesseront jamais de s’avancer. Le premier artiste qui a imaginé le moyen de substituer le travail d'une femme ou d’un enfant à celui d’un homme fait, est devenu le bienfaiteur du goure humain, et celui qui diminuerait de moitié le nombre des ouvriers employés à une fabrication quelconque, mériterait les mêmes éloges. Voici l’occasion de rassurer fraternellement les inquiétudes ordinaires à la plupart de nos ouvriers, et de les guérir, s’d se peut, d’un préjugé trop accrédité dont, plus d’une fois, les suites ont été funestes à l’industrie nationale. Ces utiles citoyens, accoutumés à n’avoir que leur travail pour patrimoine, étaient pardonnables dans le principe, en pensant que diminuer le nombre des hommes employés à un travail, c’était enlever à plusieurs d’entre eux les moyens de subsister; mais égarés par cette inquiétude, ils se sont portés, en plusieurs occa- [30 décembre 1790.) 729 ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [Assemblée nationale.) Mais, dira-t-on, pour les égaler faut-il donc les imiter? Il le faut, pour les surpasser. S’il n’était qu’un chemin pour arriver au bien, nous en écarterions-nous, parce que d’autres y seraient entrés? Ils n’ont point eu ce vain scrupule, ces fiers et sages Américains, ces dignes amis de toute liberté, qui, daus leur nouvelle Constitution, ont adopté la législation de l’industrie anglaise, comme le plus sûr moyen d’assurer aussi l’affranchissement et la prospérité de leur industrie! Eh! quoi, cette manie d’imitation dont nous avons été trop souvent et trop justement accusés, ne poriera-t-elle jamais que sur des objets frivoles ? et s’arrêtera-t-elle au moment où l’imita-sions, aux excès les plus dangereux ; et dans leur désespoir, ils ont quelquefois brisé des machines imaginées pour suppléer, d’une manière supérieure, à l’imperfection du travail manuel. Je les plains, et par conséquent, je les excuse; mais si je pouvais leur parler à tous, voici ce que je leur dirais : « Vous savez tous que le prix de la plupart des fabrications dépend presque en totalité de la liberté ou du bon marché de la main-d’œuvre. Vous savez encore que le débit de telle ou telle fabrication est plus grand, à mesure que le prix eu devient moins considérable. Vous savez que lorsque l’etranger parvient à fabriquer les mimes objets à un prix fort inférieur au nôtre, il devient aussitôt notre concurrent ; que bientôt il nous prime, et qu’alors nous n’avons plus de débit à espérer. Ou a beau faire des défenses et des saisies, les fabrications étrangères semblent sortir de dessous terre, et se montrent dans tous nos magasins. Alors nos maîtres de manufactures voient leurs marchandises leur rester : et comment feront-ils pour soutenir leur etablissement? Ils avaient aupaia-vant beaucoup d’ouvriers chez eux, ils ne peuvent plus les occuper, ils ne peuvent plus les payer : voilà des entrepreneurs ruinés, voilà des ouvriers sans pain, et cependant l’argent de la Franco passe à l’étranger, dont les manufactures ont hérité des nôtres. St vous y réfléchissez, mes amis, vous verrez que ce malheur, trop commun, tient ordinairement à la cherté de la fabrication française, et que cette cherté vient la plupart du temps de la quantité d’ouvriers qu’on y emploie. 11 est donc presque toujours vrai de dire que ceux qui emploieront plus de monde à leur fabrication, finiront par ne plus fabriquer du tout, et par conséquent par ne plus employer personne. Pour vous rendre la chose plus sensible, je vais faire une supposition. Prenons pour exemple une étoffe dont le prix de fabrique serait en France de 24 livres. Je suppose uu moment que les étrangers, qui ont adopte les inventions propres à diminuer le nombre des ouvriers, sont parvenus à donner précisément la même qualité d’etoffe à 20 livres, le gouvernement a voulu empêcher ces étoffes de passer en France; mais vous savez qu’il y a toujours des moyens de faire la contrebande ; et enfin les étrangers ont tant fait, que ces mêmes étoffes se trouvent rendues dans nos magasins, et qu’elles y seront débitées à 22 livres au lieu de 24 livres qu’elles coûtaient dans nos fabriques. Il est bien clair qu’eu peu de temps les étoffes à 22 livres feront tomber celles de 24 livres, puisqu’on y trouve la même qualité, et qu’on les paye 40 sols do moins. C’en est donc fait de nos manufacturiers et de nos artisans. Un homme habile survient, il s’adresse à un chef de manufacture prêt à congédier ses ouvriers, ou même à leur faire banqueroute, et il lui enseigne un moyen de simplification qui diminue do moitié le nombre des bras autrefois employés à la fabrication de cette même étoffe ; or, cette diminution réduit le prix de l’étoffe au moins d’un tiers. Et par conséquent ce que nos manufacturiers ne pouvaient livrer que pour 24 livres ils le livreront désormais pour 16. Qu’arrivcra-t-il alors; les ouvriers auront-ils vraiement droit de se plaindre? non, car ils allaient tous être renvoyés, et l’on va du moins en garder la moitié ; mais l’autre moitié rcslera-t-ello sans ressource? non encore, car le débit sera considérablement augmenté, plus do gens voudront de la même étoffe, parce que son prix sera mis à la portée déplus de monde, il faudra donc augmenter les ouvriers à proportion du débit ; mais les choses en resteront-elles à ce lion devient raisonnable? Tout adopter est d’un enfant, tout rejeter est d’un insensé. La sagesse ennoblit l’imiiation même : celui qui n’imite qu’après avoir examiné, se rend indépendant de ses modèles, et ne les suivrait point dans leurs erreurs ; il ne suit personne, il marche à la perfection ; et, comme disait un ancien, s’il est ami de Platon, il l’est encore plus de la vérité. M. de IBoufflers, rapporteur , donne ensuite lecture d’un projet de décret. M. Kabey. Je fuis la motion que les académies soient suspendues dans leurs exercices ordinaires point-là? non encore; car tous les avantages que les étrangers avaient sur nous, notre inventeur nous les a donnés sur eux; nous sommes les maîtres à notre tour : ce que nous leur achetions autrefois, nous allons le leur vendre ; le débit sera triplé, quadruplé, nos manufactures n’y suffiront pas. Il faudra monter de nouveaux ateliers, il faudra former de nouveaux établissements, le nombre total d’ouvriers que nous avions autrefois sera trop petit, il faudra y ajouter au lieu d’en retrancher, les maîtres en trouveront difficilement, on sera obligé d’augmenter les salaires pour s’en procurer. Et voilà comme une simplification utile devient un avantage pour ceux-mêmes à qui d’abord elle avait paru contraire; mais des suppositions ne suffisent pas, il faut des faits, et on voici un qui vous prouvera que je n’ai rien exagéré. Vous connaissez tous ce fameux Arkrigt, d’Angleterre, qui a successivement inventé les différentes machines actuellement en usage dans sou pays pour la filature du coton. Chacune de ces machines est à peu près une simplification de la précédente, et demande moins d’ouvriers pour faire la môme quantité d’ouvrage. Les Anglais ont d’abord pensé quefeurs femmes et leurs enfants no gagneraient plus comme auparavant leur vie à filer du coton ; mais on n’a pas tardé à s’apercevoir qu’à mesure qu’il fallait moins d’ouvriers pour le même travail, il se présentait beaucoup plus de travail à distribuer aux ouvriers, et que l’augmentation de l’ouvrage commandé était toujours plus forte à proportion que la diminution do la main-d’œuvre ; en sorte que personne ne restait oisif, et qu’on voyait au contraire à toute heuro de nouveaux ateliers eu mouvement. Enfin les choses en sont venues au point qu’au lieu de 100,000 bras employés autrefois dans ce pays à la filature du coton lorsque les Anglais no connaissaient encore que le simple rouet des ancieus temps, on en compte aujourd’hui plus de 400,000 occupés à ce genre de travail, où les. plus petits enfants gagnent de quoi nourrir leurs pères et mères, et les plus faibles vieillards de quoi nourrir leurs enfauls. C’est pourtant un seul homme, c’est un inventeur auquel tout un peuple a d’aussi grandes obligations. Cet Arkrigt doit tout à la loi qui lui a permis de jouir de sa découverte et d’en faire jouir sa patrie. lié bien, mes chers amis, les mêmes destinées vous sont offertes à tous tant que vous êtes, par le decret de l'Assemblce nationale. Cet Arkrigt était d’abord un simple journalier, comme les plus pauvres d’entre vous ; il est aujourd’hui connu de toute l’Europe ; il a, dit-on, plus d’un million de rente, j’aime à penser que plusieurs d’entre vous, chacun dans leur genre, seront un jour des Arkrigt. Je désire que celte note soit répandue, s’il so peut, daus tous les ateliers, qu’elle soit lue par tous les ouvriers qu’elle intéresse, qu’ils jugent eux-mêmes des explications que je leur donne, cl qu’ils les regardent comme des conseils d’amis. Eu effet, j’ai toujours vu leur cause liée à celle que j’ai défendue, et l’espoir d’assurer et d’adoucir leur condition m’a constamment animé dans mon travail; j’aime à leur répéter que c’est pour eux surtout que j’ai parlé, que c’est leur bien surtout que j’avais en vue : et quel intérêt pourrait prévaloir dans mon cœur sur celui de la classe la plus nombreuse, la plus laborieuse, la plus utile, et en meme temps la moins fortunée de mes concitoyens, de ccs hommes qui ont tant fait pour la société, et qui on ont si peu reçu ?