[9 décembre 1789.] [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. ANNEXES à, la séance de l'Assemblée nationale du 9 décembre 1789. lre ANNEXE. Mémoire présenté a V Assemblée nationale, et communiqué au comité de constitution , sur les villes d’Aix et de Marseille, relativement à la division de la Provence (1), par Charles» François Bouche, député de la sénéchaussée d'Aix (2). Messieurs, je serais coupable aux yeux de mes commettants si je laissais sans réponse le mémoire que je vais tâcher dej réfuter dans ses parties les plus marquantes : il est certainement la preuve du zèle, des talents et de l’activité des députés de la sénéchaussée de Marseille ; il prouve combien ils sont dignes de la confiance dont leurs concitoyens les ont honorés; mais on ne saurait leur pardonner de l’avoir produit, mystérieusement, à MM. du comité de constitution, et de ne l’avoir pas distribué dans les bureaux, pour en donner connaissance à tous les membres de l’Assemblée nationale, enfin de ne l’avoir pas communiqué expressément à tous les députés de Provence, ou pour les forcer de lui rendre justice, ou pour les inviter aie combattre. Les députés de la sénéchaussée de Marseille veulent que cette ville forme un département séparé. Tel est d’abord le fond et le but du mémoire. Voici comment ils s’y prennent. Pour asseoir leur système, ils commencent par se qualifier de députés de Marseille. Ce fait n’est pas exact; ils sont députés de la sénéchaussée, et non de la ville de Marseille. Cette observation affaiblit l’intérêt que Marseille est bien capable de faire naître, et que personne n’éprouve plus que moi. Ce genre de députation manifeste déjà la confusion, bien loin d’être une preuve nécessaire de la séparation que les députés de Marseille sollicitent. Ils disent que leur motion du 2 novembre, tendant à laisser à Marseille une administration séparée, n’a été ni discutée, ni jugée; qu’elle est restée dans toute son intégrité, et qu’ils en réclament le jugement définitif. Leur motion a eu le sort de celles de tant d’autres députés; elle a eu le sort de la mienne tendant à laisser à la Provence un seul département ou assemblée provinciale, et à laisser aux provinces et villes du royaume le soin de se localiser, à la charge de se conformer aux règles générales que la sagesse de l’Assemblée nationale leur dicterait. Le décret général fut rendu après et sans égard pour la motion des députés de la sénéchaussée de Marseille, et pour les motions de tous les autres députés qui se tinrent et se tiennent pour condamnés, quoiqu’on n’ait pas discuté par le menu et en détail leurs motions particulières. Les députés marseillais savent bien que l’usage (1) La haute Provence n’a ni terres ni habitants : les côtes de la mer sont riches et peuplées ; la partie de l’occident est dans la médiocrité. Ces trois parties contiennent tout au plus 700,000 habitants : l’union seule peut les soutenir. ( Note de M. Bouche.) (2) Ce mémoire n’a pas été inséré au Monitnur. 455 de l’Assemblée nationale n’est point et ne peut pas même être de laisser la liberté à cette manière de discuter; les affaires deviendraient interminables dans une Assemblée de 1,200 personnes, où on trouverait 1,200 motions à discuter et à juger. Le 12 novembre, j’eus le courage de me déclarer opposant à tous les décrets qui seraient rendus sur la constitution municipale et provinciale de la Provence, si ses députés n’étaient pas entendus. Je demandai acte de mon opposition ; il me fut refusé, et je me soumis avec respect. Le 13 novembre, voyant que le procès-verbal ne faisait pas mention même du rejet de ma motion, je me plaignis avec force ; car enfin je voulais me justifier aux yeux de mes commettants : la mention même du rejet de ma motion de la veille me fut refusée encore. Je gardai un silence respectueux ; je me tins pour bien condamné, et je restai convaincu que l’Assemblée nationale était plus éclairée que moi. Revenons. Par son décret général, l’Assemblée nationale jug ea donc que la ville de Marseille ne devait pas être distinguée des autres villes du Royaume, quanta l’administration. Premier déboutement. Dans le comité particulier des députés de Provence, dont les auteurs du mémoire parlent, on n’a point agité avec eux la question de savoir si Marseille serait, ou non, annexée à quelque département provençal, mais si l’on établirait en Provence un ou plusieurs départements ou assemblées provinciales. Je fus d’avis de n’y en établir qu’un : mon avis ne fut pas du côté le plus nombreux. Dès le premier mot que les députés delà sénéchaussée de Marseille prononcèrent sur la séparation de cette ville, tous les membres du comité se réunirent pour les repousser. Second déboutement. Le 17 décembre, il y eut une assemblée des députés de Provence au comité rie constitution. Les députés marseillais essayèrent de remettre sur le tapis la séparation de Marseille. Les députés de Provence se réunirent encore contre eux. Troisième déboutement. Du calcul qu’ils font, pages 6 et 7 de leur mémoire, il résulte que la Provence contient 859,000 habitants. Il est de fait qu’elle n’en a que 698,500; on en compte communément 700,000. Il résulte encore des pages susdites, que la Provence a 1,301 lieues carrées de surface. La Provence ne contient qu’environ 900 lieues carrées de surface, dont plus de la moitié est dans une infertilité rebelle à tout genre de culture. Me méfiant de mes faibles lumières, je l’ai fait mesurer par d’habiles géographes, sur des cartes fidèles que je me suis procurées. Je l’ai divisée, sous divisée, cantonnée, districtée, dépar-tementée en cinq systèmes différents, et toujours je me suis convaincu qu’elle n’avait qu’environ ’900 lieues carrées de surface. M. Necker, dit-on, a avancé le contraire dans son ouvrage sur l'Administration des Finances de la France. Cela est vrai; mais je prie qu’on observe que M.Necker n’a donné à la Provence que 1,146 lieues et non 1,301 ; qu’il lui a donné 754,400 habitants, et non 859,000, comme les députés marseillais l’ont écrit dans leur mémoire. Dans son cacul, M. Necker a compris une partie des terres anciennes de la Provence, et il a donné I plus de surface et plus d’habitants. 456 {Assemblée nationale. J ARCHIVES PARLEMENTAIRES. {9 décembre 1789.] M. Neeker a écrit d’après les états déposés dans les bureaux du ministère. Ces états sont inexacts, j’ai eu, l’hiver dernier, l’occasion fréquente de 'm’en convaincre. Avec un texte pareil, M. Neeker a écrit des erreurs en fait de population et d’étendue, au moins provençales. A présent, veut-on savoirllepowrgmoïdes calculs exagérés des députés marseillais? Le voici tel que je le présume ; car ils ne m’en ont pas fait la confidence. Ils ont dû dire : En donnant beaucoup (�étendue, beaucoup d’habitants à la Provence-, ün seul département paraîtra trop grand; deux ne satisferont pas tout le monde; trois seront suffisants; et alors, Marseille se sauve à travers tant de lieues et tant d’individus, et elle forme un quatrième département. Je ne sais pas si je me trompe, mais je crois avoir pris leur intention sur le fait : il est possible que je les calomnie; en ce cas, je leur en demande pardon. Quoi qu’il en soit, Marseille, peuplée d’hommes intelligents, actifs, laborieux, et de bons citoyens, riche, commerçante, savante et guerrière, est faite pour illustrer et soutenir toutes les associations auxquelles on voudra l’adjoindre. Les députés de Marseille ne pouvant plus espérer d’obtenir par là un département particulier, demandent à annexer Marseille au département de la Provence orientale. Les députés de la ville de Marseille sont trop judicieux, je les honore trop pour que je croie que les vieilles querelles de l’an deux mille quatre cent quarante, avec l’occident de la Provence, aient part à cette demande; mais je sens qu’il n’y aurait point d’égalité parmi les divers départements de Provence, si Marseille passait du côté de l’orient, et était réunie aux villes, bourgs et villages du côté de la Méditerranée. Riche peuplée et industrieuse comme elle l’est, Marseille accroîtrait par sa masse la masse de la population et des richesses qui sont, pour ainsi dire, concentrées dans la partie orientale et maritime. Les autres parties ou pauvres ou médiocres, qui sont surchargées d’une multitude de grands, chemins, de ponts, dechausséesetd’édifi ces publics se trouveraient sans soutien. 11 n’est pas certainement dans l’intention de la ville de Marseille, de rendre les Provençaux de l’occident et du septentrion, malheureux d’une simple satisfaction dont elle jouirait, sans accroître sa gloire et son opulence, qui sont au plus haut point possible. Mais, disent les députés de la sénéchaussée de Marseille, l’administration de cette ville est différente et ne peut s’allier avec d’autres. Je prie ces Messieurs de se ressouvenir que l’administration de Marseille n’a été différente qu’en ce qu’elle était sous la main tortionnaire des intendants, lorsque l’administration des autres communautés était sous celle des Etats. La vallée de Barcelonette et les terres adjacentes pourraient faire la même objection que Marseille; mais elles n’osent pas la faire, parce qu’elles en sentent la faiblesse. Dans tout le reste, toutes les communautés de Provence se ressemblaient; mais il ne s’agit plus ici d’une différence d’administration. Bientôt des Alpes aux Pyrénées, des rivages du Rhin aux bords de l’Océan et de la Méditerranée, toutes les administrations municipales etprovinciales seront les mêmes : qui en connaîtra une, les connaîtra toutes; ainsi cette objection des députés de Marseille expire de faiblesse. Il est une observation décisive; la voici : Si Marseille appartenait au département de l’orient et maritime, tout le département occidental resterait chargé de la construction et de l’entretien des grands chemins par lesquels on transporte chez elle les productions et les fabrications de la France; elle jouirait sans contribuer aux frais de ses jouissances : cela ne serait ni juste, ni politique, ni moral; ce serait outrager les Marseillais que de leur supposer une exemption semblable. Les pays agricoles, réplique-t-on, ne peuvent s’allier avec tes pays commerçants. La partie occidentale n’est que cultivatrice. Les pays agricoles peuvent se soutenir par eux-mêmes, les pays commerçants ont besoin des pays agricoles, sans ceux-ci, ceux-là ne seraient rien, ou presque rien. Les navigateurs marseillais qui fréquentent les ports de Sardaigne, des Etats du Page, de la Sicile et de l’Afrique, prouvent cette vérité. Du côté de l’orient, ajoute-t-on, Marseille trouverait des villes commerçantes qui ont les mêmes habitudes et la même profession. Du côté de l’orient, je ne vois que Toulon que le commerce de Marseille pompe continuellement ; tout le reste est agricole. Enfin on dit que Marseille a des dettes. Elle en aura du côté de l’orient comme du côté de l’occident : placée sur l’un comme sur l’autre point, elle les payera parce que ses dettes n’intéressent qu’elle. Réunie aux pays agricoles, elle sera obligée d’entrer dans des détails qu’elle appelle minutieux et de parcimonie ; elle sera gênée dans ses grandes vues, dans les réparations qu’elle est obligée de faire pour son port, ses rues, etc. Voilà ce qu’on objecte encore. Eh! fut-elle jamais plus gênée que sous l’administration des intendants,, dont la suppression doit être comptée parmi les biens infinis que l’Assemblée nationale a faits à la France ? Sous l’administration des intendants, les administrateurs municipaux de Marseille ne pouvaient pas, sans leur permission écrite, dépenser plus de 50 livres. En se faisant des associés, Marseille s’acquerra de nouveaux amis ; les détails de parcimonie lui deviendront utiles. Telles sont les parties les plus marquantes du mémoire que je voulais réfuter. Les députés do la sénéchaussée de Marseille sont trop raisonnables pour trouver mauvais que, lorsqu’ils font tant d’efforts pour cette ville intéressante à tant d’égards, lorsqu’ils prouvent par leur zèle et leurs talents qu’ils furent dignes de la confiance dont elle les honore, je donne de mon côté des preuves que j’aime ma province entière, et que je fasse quelques efforts pour son bonheur. Ce bonheur je ne l’ai point vu dans la séparation absolue de� parties qui n’en faisaient qu’un corps, et j’ai eu le courage de le soutenir jusqu'à trois fois dans le sein de l’assemblée générale, et de le soutenir dans tous les comités de Provence. Si la belle, la consolante constitution que l’Assemblée nationale donne à la France, s’affaiblissait jamais ; si le gouvernement redevenait entreprenant; si le despotisme, écrasé par des mains courageuses, s’agite un jour sous la main de quelque ministre audacieux ou adroit; si un ennemi étranger entre dans nos terres, trois parties séparées et indépendantes les unes des autres se regardant comme étrangères les unes aux autres, sous le même ciel et sur le même sol, seront en ¬ vahies pièce à pièce, une à une, sans qu’elles puissent se défendre. Un esprit d’égoïsme, un eu- [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [9 décembre 1789.] 457 ractère de solitude éloigneront les âmes en distinguant les intérêts. Telles sont mes craintes pour ma province; puissent-elles être vaines! Dans tous les pays de la terre, le gouvernement peut être comparé' à un loup affamé, sans cesse brûlé par une faim dévorante. Si vous voulez essayer de le contenir en lui opposant 75 ou 85 petits roquebs, il les dévore; mais si, au contraire, vous lâchez contre lui 32 dogues, il est effrayé, se retire et le troupeau est sauvé. C’est l’histoire des départements et des provinces. Celles-ci réunies constammentà l’Assemblée nationale, leur conducteur et leur centre auraient eu, ce me semble, bien plus de force: rien cependant n’aurait empêché que les provinces fussent divisées en plusieurs districts correspondant, dans leur propre sein, à un centre commun et unique. Il est possible que l'amour du bien m’ait aveuglé sur le bien même que l’Assemblée nationale a fait et veut faire encore, par l’établissement de tant de petits corps politiques vivant à la porte les uns des autres, et toujours, cependant, sur un terrain différent; en ce cas, ma bonne foi doit me servir d’excuse. Un cœur aimant est toujours en peine sur l’objet aimé; et je conviendrai que c’est avec douleur, que j’ai vu qu’on ait voulu faire dans ma province trois corps d’un seul, déjà faible, épuisé et bien petit. Vers la tin du onzième siècle, la Haute-Provence voulut avoir une administration indépendante de celle de la Basse-Provence. Lors du dénombrement général fait en 1200, les habitants de la première furent obligés de déclarer que l’appui des habitants de la seconde leur était absolument nécessaire, puisque, sans elle, ils ne pourraient ni contenir les torrents qui ravageaient leurs campagnes, ni payer tous leurs devoirs au Comte. Depuis cette époque, le sort de la Haute-Provence a bien empiré ; elle a perdu plus d’habitants, de terres et de bois, en acquérant plus de dépenses particulières et publiques , plus de digues à construire et plus de chemins à entretenir ou à réparer. Ces raisons et une foule d’autres que je passe sous silence, quant à présent, m’obligent donc de regarder comme très-funeste à la Provence la triple division sous laquelle elle a été meurtrie; mais ce qui m’épouvante, c’est la cessation des travaux publics entrepris à frais communs; c’est la liquidation des caisses publiques; c’est la répartition des charges provinciales et nationales; c’est l’apurement des obligations communes à tous les habitants de la province. Des provinces autant et même plus étendues et plus peuplées, ont eu du moins la prévoyante et sage sobriété de ne se diviser qu’en deux départements. La raison, la politique et la nature appelaient la mienne à n’en former qu’une. Richesse, médiocrité et pauvreté qui forment ses trois caractères locaux, ne peuvent pas se séparer sans se nuire. Après m’être occupé de la Provence entière, je dois faire quelques réflexions concernant la ville d’Aix. Mon caractère de député me donne le droit de porter mes regards Par la Provence entière; mais député de la sénéchaussée d’Aix, je dois surtout le plus grand intérêt à celte ville. Aix n’a ni terroir fertile, ni commerce, ni industrie, ni entrepôt. Sans cesœ pompée par la ville de Marseille, dont l’aspiration, principalement depuis 1669, se porte sur les hommes et sur les choses d’un bout de la Provence à l’autre, elle n’a jamais pu subsister que par les secours de la politique. L’hiver dernier lui a enlevé ses oliviers, et lui a fait une plaie que trente ans suffiront à peine pour cicatriser. Tous les cultivateurs et les propriétaires sont donc condamnés à languir dans le besoin pendant cette longue succession d’années. Depuis 124 ans avant Jésus-Christ, tous les tribunaux civils, religieux, politiques et militaires, sont dans le sein de la ville d’Aix. Ces divers établissements attiraient chez elle les Provençaux et les étrangers, et leur concours alimentait ses habitants. Peuplée aujourd’hui d’environ 24,000 individus, ce serait prononcer contre eux un arrêt de misère et de mort, que de ne pas la rendre chef-lieu du département et des tribunaux de justice et souverains qui seront établis. Elle n’a pas été ni ne sera jamais aussi riche, aussi brillante, aussi heureuse, aussi peuplée que la ville de Marseille ; mais elle est plus ancienne qu’elle ; elle est mieux située qu’elle, elle soutint Marseille dans son berceau : cette ville voudrait-elle aujourd’hui déchirer le sein qui la réchauffa, et exténuer celle qui accueillit avec tant d’humanité les dieux et les débris de la fortune de ces fondateurs, et qui leur fit généreusement le don du précieux local que leurs descendants occupent aujourd’hui ? Plus rapprochée du centre, la ville d’Aix est plus à portée des administrés et des justiciables. On ne lui conteste point l’avantage de renfermer dans son sein le plus grand nombre d’hommes les plus propres à être administrateurs ou juges, et que l’espérance d’y jouir d’un état acquis à grands frais, y avait amenés ou fixés. Qu’on se représente pour un moment une ville ancienne, capitale de sa province et d’une grande souveraineté, accablée de dettes et d’impôts, où sont 24,000 individus sans commerce, sans terroir et sans manufactures, tous utiles, tous bons citoyens ! qu’on se représente, dis-je, cette ville privée tout d’un coup des établissements qui l’alimentaient et sous la foi desquels ses habitants s’étaient rassemblés! ..... La sensibilité et la justice m’ordonnent de me taire, et m’imposent la loi d’attendre, pour la ville d’Aix, des amis et des protecteurs parmi tous ceux qui m’entendent et qui me liront, Ces déchirantes réflexions ne paraîtront pas hors de propos, lorsqu’on saura que Marseille, qui possède tout l’or et presque tous les habitants de la Provence, qui correspond avec toutes les nations de l’univers; qui, en envois ou en retours, en fabrication ou en matières qui attendent la vente , fait un commerce annuel de près de 60 millions ; qui est peuplée de près de 90,000 habitants, dans laquelle entrent et sortent journellement plus de 25,000 étrangers, qui jouit, dans tous les genres, de l’utile, du nécessaire, du commode et du somptueux, ces réflexions, dis-je, ne paraîtront pas hors de propos lorsqu’on apprendra que Marseille, changeant de système, et consentant de faire partie du département de l’occident, demande de devenir le chef-lieu du département et de l’administration. Combien l’ambition est quelquefois inconséquente ! Ici, pour satisfaire celle qu’on attribue à Marseille, les députés de sa sénéchaussée oublient qu’ils ont tiré de la différence d’administration un de leurs moyens de séparation. Marseille appelle à l’appui de sa demande, sa supériorité dans tous h-s genres. Eh! c’est précisément parce qu’elle jouit de cette supériorité, que la saine politique et la raison publique ordonnent qu’elle ne soit point 4�8 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [9 décembre 1789.] augmentée. Marseille ne s’aperçoit pas qu’elle s’égorge avec ses propres armes. L’Assemblée nationale veut rendre tout égal et répandre partout ses bienfaits. Elle détruirait ses décrets, et ne les détruirait qu’en faveur de Marseille, si, à l’ascendant inconcevable dont cette ville jouit en Provence, elle réunissait d’autres moyens qni l’accroîtraient, au préjudice d’une ville qui a des droits incontestables à être chef-lieu d’un département et résidence des tribunaux de justice, à divers titres : l°EUe est peuplée de 24,000 individus qui n’ont de ressources, tant en corps qu’individuel-lement, que dans l’abord des étrangers ; 2° Elle ne peut imposer que sur les consommations et payer ses charges que par elles : moins il y arrivera d’étrangers, moins il y aura de consommation ; 3° Avant la mortalité de ses oliviers, elle ne faisait une rcolte médiocre que tous les deux ans. On sait que l’olivier ne produit utilement que de deux ans l’un. Ses oliviers étant morts, de trente ans la ville d’Aix ne récoltera rien. Tous les jours, à toute heure, à tout moment, Marseille emmagasine tous les biens, toutes les productions des quatre parties du globe ; 4° L’université d’Aix est désertée; son séminaire n’a jamais été bien fréquenté ; son chapitre est peu nombreux ; les revenus de son archevêché se consomment ailleurs ; ses maisons religieuses vont lui être enlevées ; 5° Elle a contracté avec les autres communautés de la province des engagements pécuniaires qu’il faut qu’elle tienne, au moins pour la part dont elle restera chargée après l’apurement général. Elle sera dans l’impossibilité absolue de, Taire face à ses engagements, si on lui en ôte les moyens; 6° Un palais dejjjustice, presque aussi grand que la moitié du château des Tuileries, est commencé, et est à peine à deux toises hors de ses fondements. Il était destiné à loger quatre différents tribunaux ; il aurait pu servir à en loger un cinquième, la cour des monnaies, si Marseille ne s’était enrichie de la possession de ce tribunal et de la fabrication de la monnaie, depuis 3 ou 4 ans. La ville d’Aix n’a pas encore cicatrisé les plaies quecette translation lui a occasionnées. Que fera-t-on de cet édifice, si la ville d’Aix n’est plus ce que sa situation, ses besoins, sa population demandent qu’elle soit? 7° En perdant les détails et la correspondance de l’administration générale qu’elle avait, des tribunaux nombreux, divers particuliers riches, l’abord des étrangers, et les consommations, la ville d’Aix perdrait les moyens de faire face aux charges locales, de département et de l’Etat. Le décret que Marseille sollicite, sans autre raison que celle de ne pas dépendre d’une autre ville qui la vaut, à tous égards, par le patriotisme et les commodités locales,” et qui vaut, mieux qu’elle par son ancienneté et par ses titres, ce décret suffirait seul pour anéantir la ville d’Aix dans moins de dix ans. En un mot, il n’est pas, et ne peut pas être dans les équitables intentions de l’Assemblée nationale de mettre d’un côté toutes les ressources et de l’autre toute la misère et la dépopulation. Geque j’ai dit jusqu’à présent ne concerne que la vilie d'Aix. J’ai eu pour juges les Provençaux qui m’ontentendu. Je serai 'jugé par ceux qui me liront. Je vais les appeler plus fortement au secours de mon opinion, et solliciter surtout celle des Provençaux du département d’occident. Les décrets de l’Assemblée nationale portent que les administrés et les justiciables seront voisins des administrateurs et des juges, autant qu’il sera possible. Voilà la loi. Marseille, située précisément sur le dernier pouce de terrain du département d’occident, obligerait, si elle devenait le chef-lieu de l’administration, les habitants de ce département de faire cinq ou six lieues de plus qu’ils ne feraient, si le chef-lieu était à Aix, vrai centre de ce département, et la loi serait éludée, au grand préjudice des administrés et des justiciables. Pour se convaincre de ce fait, il n’y a qu’à jeter les yeux sur la carte. La même objection peut-être faite très-solidement à Marseille, si, réunie, ce qui ne peut pas être, au département de l’orient, elley portait les mêmes prétentions. Résumons. Marseille, voulant former, contre la lettre même des décrets de l’Assemblée nationale, une administration séparée, place sur la lisière la ville d’Aix, qui, dès ce moment, par son site, ne serait plus bonne à rien, pas même à être chef de district. Marseille, voulant, contre l’ordre des choses, appartenir au département de l’orient, produit le même désavantage contre la ville d’Aix, et la détruit. Marseille, portant dans le département de l’orient les mêmes prétentions que dans le département d’occident, détruit encore la ville d’Aix en la plaçant, sur la lisière et force les administrés et les justiciables de son département oriental de, faire sept ou huit lieues de plus, pour venir chercher administration et justice; grand inconvénient auquel les habitants des départements doivent s’opposer de toutes leurs forces. Tout, jusqu’à sa richesse et sa population, appelle Marseille au département d’occident de la Provence, et l’y appelle en second. Ses richesses et son commerce lui conserveront toujours l’éclat de la première place. Ayant sous les yeux les décrets de l’Assemblée nationale, la carte de Provence, unétat exact desesforces, un souvenir très-présent des titres d’Aix et de Marseille, une connaissance profonde de l’impossibilité absolue de la première pour se soutenir, si eile reste sans le titre de chef-lieu de département et privée des tribunaux de justice; convaincu de la grande facilité de la seconde à continuer de fleurir sans ce double secours, j’ai rédigé cette opinion. Eh ! combien de choses' il me resterait à dire, si le temps, les circonstances et une suite pressée d’affaires me le permettaient ! Tout ce qu’on a dit, tout ce qu’on dira, tout ce qu’on pourrait dire, en faveur de Marseille, d’agréable et d’avantageux, n’aboutirait jamais qu’à donner des preuves plus fortes de son extrême supériorité sur Aix et les autres villes de Provence, et à ruiner sa cause, puisqu’il s’agit ici de porter du secours aux faibles contre les puissants. L’Assemblée nationale ne peut prononcer sur cette cause, qued’après les règles générales qu’elle a dictées, et qui condamnent Marseille ; mais je prendrai pour prononcer sur les circonstances qui la constituent, des hommes bien éclairés, bien instruits des localités, de bons et généreux citoyens, les députés de Provence. Si l’un d’eux'me convainc de mensonge, sur une de mes assertions, je consens d’être regardé comme faux sur toutes , et mon mémoire doit être foulé aux pieds. Personne ne dira jamais de Marseille plus de bien qu’elle n’en mérite ; [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [9 décembre 1789.] 459 personne n’en dira jamais plus que moi : mais il faut que justice soit faite, et que lorsque la Provence et toutes les nations commerçantes de 1 univers s’épuisent pour Marseille, Marseille ne réponde pas à ce dévouement en dépouillant des voisins qui ne veulent et ne peuvent pas lui nuire, et qui se félicitent de sa gloire. En traçant ce mémoire, j’ai consulte mon cœur, la justice, les convenances et les décrets de l'Assemblée nationale. J’ai osé m’ériger en organe de vingt-quatre mille individus intéressants� qui ont compté sur mon zèle, comme ils espèrent tout de la justice des législateurs de la France. DEUXIÈME ANNEXE. Mémoire envoyé far M. le garde des sceaux à M. le président de l'Assemblée nationale , au sujet du décret portant réformation de quelques points de la jurisprudence criminelle (I). La promulgation d’une loi nouvelle donne toujours lieu à"un grand nombre de questions. Les unes se décident par une lecture attentive, et les juges ne les proposent sans doute que par un excès de précaution; les autres plus délicates, et sur lesquelles il est plus difficile de prononcer, portent sur des cas non prévus, non exprimés dans le texte qui n’embrasse jamais toutes les espèces. Celles-là ne peuvent être résolues en quelque sorte que par les rédacteurs eux-mêmes, il faut plutôt alors une interprétation qu’une explication, et pour la donner, il est nécessaire d’être pénétré de l’esprit de la loi et d’en connaître à la fois toutes les intentions. Le décret de l’Assemblée nationale, portant réformation de quelque points de la jurisprudence criminelle, a fait naître plusieurs difficultés. M. le garde des sceaux désirerait vivement les aplanir; il désirerait qu’une loi dictée par les sentiments d’humanité les plus dignes d’éloges, ne rencontrât pas d’obstacles dans son exécution ; que toutes les dispositions en fussent tellement connues, tellement saisies suivant leur véritable sens, que l’on pût se flatter que les juges en conserveront religieusement l'esprit dans tous les actes de leurs procédures. Il croit donner une nouvelle marque du zèle dont il est pénétré, et de l’application qu’il ne cessera d’apporter au maintien de la pureté de la loi, en s’adressant à l’Assemblée elle-même, et en se concertant avec elle sur les points qui ont fait naître des doutes raisonnables. On peut diviser en trois classes les questions proposées jusqu’ici: 1° celles qui ont rapport à la fonction des adjoints; 2° celles qui concernent la fonction des conseils; 3° celles qui tiennent à la forme de l’instruction et à celle des jugements. QUESTIONS RELATIVES A LA FONCTION DES ADJOINTS. La loi a voulu que des adjoints fussent présents à tous les premiers actes de la procédure qui se font toujours en l’absence de l’accusé. Dans cette première époque, elle les a constitués en quelque sorte les surveillants du juge instructeur, et les a proposés à l’investigation exacte et impartiale de la vérité. Ainsi, elle a dit qu’il en assisterait deux à la plainte (art. 3) ; deux aux procès-verbaux dressés par le juge (art. 5); et elle leur a imposé l’obligation de faire en leur âme et conscience, au juge, les observations tant à charge qu’à décharge qu’ils trouve-ron tnécessaires pour l’explication des dires des témoins, et V éclaircissement des faits déposés. Mais lorsqu’une fois l’accusé est présent, la procédure se faisant contradictoirement avec lui et publiquement, le ministère des adjoints devient superflu, et leur assistance doit cesser dès cet instant (art. 11). Voilà les dispositions précises de la loi ; elles sont claires, on en sent facilemnet l’intention. Cependant elles ne paraissent pas suffisantes, et elles laissent encore de l’incertitude sur l’étendue de la mission des adjoints, et le terme précis qu’il faut y donner. PREMIÈRE QUESTION. On demande si les adjoints doivent assister au rapport sur lequel interviendra le jugement qui prononce un décret, et qui dorénavant ne pourra être rendu que par trois juges, lorsqu’il s’agira d’un décret de prise de corps ou d’ ajournement personnel. La loi n’a rien prononcé de positif sur ce point et l’on ne peut dès lors eu chercher la solution que dans la combinaison des différents articles, ou dans l’esprit général qui a présidé à leur rédaction. Dans le texte relatif aux adjoints, on trouve deux sortes de dispositions; les unes qui prescrivent et déterminent activement leur mission, l’autre qui en fixe le terme. Les premières leur donnent l’assistance à la plainte, aux procès-verbaux, à V information qui précède le décret : voilà tout ce qu’elles expriment. Quelques juges se sont cru fondés à en tirer la conséquence que voilà aussi les seuls actes où les adjoints doivent être présents et que la loi n’y ayant point compris le rapport fait pour parvenir au décret, ils ne doivent pas s’y trouver. Cependant la foi ne fait cesser l’assistance des ad joints, qu’à l’instant où l’accusé se fera présenter sur le décret. A cette époque, le jugement qui a prononcé ce même décret est rendu, le rapport qui le précède est fait ; et aussi quelques juges ont-ils pensé que la présence des adjoints devait avoir lieu au rapport, par cela seul que leurs fonctions ne finissaient qu’après la présentation de l’accusé sur le décret. Ainsi, deux opinions différentes se sont élevées, et toutes deux se sont étayées du texte môme de la loi. Celui qui a embrassé la première ne suppose rien, n’ajoute rien, ne se permet point d’interprétation, d’induction. Il lit avec attention, et exécute avec scrupule; là où il ne voit pas d’ordre positif, il ne change rien à ce qui se pratiquait avant la loi. Celui qui a préféré la seconde, a besoin au contraire d’expliquer, de commenter, do raisonner par anologie, et de prétendre que les adjoints assisteront au rapport d’un juge, quoique le texte ne l’ait pas dit, et cela, parce qu’ils ne doivent se retirer qu’âpres que ce rapport aura nécessairement ôté fait. Peut-être si l’on se bornait à ce rapprochement, serait-on fondé à croire que la première opinion est celle qu’il faut préférer, comme étant la plus régulière : 1° parce que la loi a spécifié tous les actes où elle voulait la pré-(1) Ce mémoire n’a pas été inséré au Moniteur.