[Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [28 janvier 1790.] 36o On demande la lecture des lettres-patentes confirmatives des juifs portugais. M. le Chapellier les lit ; les débats recommencent. M. le Chapelier. Je demande la priorité en faveur du décret du comité de constitution. S’il s’agissait d’examiner si les juifs peuvent avoir le droit de citoyens, les arguments qu’on leur oppose auraient quelque fondement ; mais il ne s’agit que de conserver des droits acquis. Les droits pouvaient être qualifiés autrefois de privilèges, quoique ce ne soient que des droits. Quant aux juifs d’Alsace et de Lorraine, leur cause doit être séparée, quoique les juifs d’Alsace aient demandé que ceux de Bordeaux soient assimilés à eux. J’adopte l’avis du comité ; car celui de M. l’abbé Maury compromet l’état des juifs de Bordeaux. M. l’abbé Maury. Le décret du comité serait un décret éternel ; ces lettres-patentes qu’on a lues ne font que confirmer des privilèges ; or ce n'est pas un privilège d’être citoyen actif dans un Etat. Je propose, en conséquence, qu’ils continuent de jouir seulement des droits qui leur sont attribués par les lettres-patentes ; si l’on voulait aller plus loin, il serait impossible de résister à des arguments en faveur des juifs d’Alsace et de Lorraine ; il ne faudrait que faire enregistrer les mêmes lettres-patenjes au parlement de Metz. Ainsi le décret du comité changerait un brevet dérogatoire en loi du royaume, et ce décret assimilerait à perpétuité les juifs à tous les autres citoyens, M. le Chapelier. On ne peut pas faire dépendre l’état des juifs de Bordeaux de ceux d’Alsace ; la question est de savoir si on ôtera aux Juifs portugais, de Bordeaux et des autres villes, les droits de citoyen. Il n’y a aucune connexité entre l’état des juifs de Bordeaux et ceux d’Alsace ; il s’agit de conserver aux uns leur état, au lieu qu’il faudrait en donner aux autres qui n'en ont pas. Je conclus par demander la priorité pour le projet de décret proposé par le comité. M. de Beauharnais propose un autre projet en ces termes : « Que les juifs de Bordeaux continueront de jouir des droits dont ils ont joui jusqu’àprésent en vertu de lettres-patentes. » La question de priorité s’élève entre le projet proposé par le comité, et celui proposé par M. de Beauharnais. M. de Sèze propose de décréter que les juifs de Bordeaux continueront d’exercer les droits de citoyens actifs. La priorité est accordée à la rédaction de M. de Beauharnais. Plusieurs amendements sont présentés. M. Briois de Beaumctz propose d’étemlre le décret aux juifs de Bayonne. M. Grégoire. Je demande que le décret ait lieu pour tous les juifs portugais, espagnols et avignonnais. Quant aux juifs allemands , je demande l’ajournement à jour fixe me proposant de réfuter les paralogismes de M. l’abbé Maury et autres. M. le président le Pelletier de Saint-Fargeau propose une rédaction qu’il dit renfermer les divers amendements déposés ; elle porte que les juifs espagnols, portugais, et avi-gnonnais, qui, en vertu de lettres-patentes, jouissent de privilèges particuliers, exerceront à l’avenir les droits de citoyens actifs, s’ils réunissent les autres conditions prescrites par la Constitution. La question préalable est demandée sur les amendements. M. de Lameth observe qu’on ne peut les comprendre en une seule délibération, parce qu’ils ne se ressemblent pas. L’Assemblée décrète que tous les amendements seront successivement mis aux voix. Le premier amendement est d’ajouter les mots juifs espagnols, portugais et avignonnais. La question préalable est proposée et rejetée ; ensuite l’amendement est décrété. On propose d’ajouter au premier amendement le droit d’être admis aux charges municipales comme par le passé, pour ceux qui en auront joui. On observe qu’il faut juger auparavant s’ils seront citoyens actifs. Cet amendement est mis aux voix. La première épreuve par assis et levé paraissant douteuse, on vient à une seconde épreuve, dont le résultat est également incertain. Plusieurs membres demandent l’appel nominal. Il se forme dans la partie de la salle, à droite de M. le président, un groupe d’un certain nombre de députés qui s’opposent vivement à cet appel, en demandant qu’il soit renvoyé à une autre séance. Chaque fois que le secrétaire commence l’appel, il s’élève un murmure pour l’interrompre. Une heure entière se passe dans cet état. M. le due de Liancourt. Il est du devoir et de l’honneur de l’Assemblée de ne plus retarder l’appel nominal. Je réclame la règle d’après laquelle une délibération commencée ne doit pas être interrompue. Plusieurs membres, qui sont debout dans la salle s’y opposent, et demandent l’ajournement, sur le fondement que, l’heure étant très-avancée, plusieurs prélats et curés ont quitté la séance. Enfin, après beaucoup de débats, et par la persévérance de la majorité de l’Assemblée, l’appel nominal se fait. Le résultat de l’appel donne 374 voix pour admettre l’amendement qui accorde aux juifs portugais, espagnols et avignonnais les droits de citoyens actifs, et 224 contre l’amendement. La motion principale est ensuite mise aux voix, avec les différents amendements admis, et l’Assemblée rend le décret suivant : « L'Assemblée nationale décrète que tous les juifs connus sous le nom de juifs portugais, espagnols et avignonnais, continueront de jouir des droits dont ils ont joui jusqu’à présent, et qui leur avaient été accordés par des lettres-patentes. En conséquence, ils jouiront des droits de citoyens actifs, lorsqu’ils réuniront, d’ailleurs, les conditions requises par les décrets de l’Assemblée. » M. le vicomte de Mirabeau monte à la tribune et demande la parole pour dénoncer à l’Assemblée des excès commis dans le Bas-Limousin , le Quercy et la Bretagne . M. le Président fait remarquer à l’orateur 366 [Assemblée nationale.l ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [28 janvier 4790.] que la séance s’est prolongée outre mesure ; il rnend le manuscrit de M. le vicomte de Mirabeau jour le transmettre au comité des recherches. Voy. ce document annexé a la séance de ce jour.) M. le Président lève la séance à huit heures du soir et indique celle de demain pour dix heures du matin. annexe A la séance de l’Assemblée nationale du 28 janvier 1790. Dénonciation par M. le vicomte de Mirabeau (1) des excès commis dans le Bas-Limousin, le Quercy et la Bretagne (2). Messieurs, les deux députés de la noblesse du Bas-Limousin étant absents, plusieurs relations vraiment affligeantes de ce qui s’est passé dans cette partie de la province qui m’a honoré de sa confiance m’ont été adressées; et je crois devoir déposer sur le bureau de l’Assemblée nationale celle qui m’a le plus frappé, et dont l’authenticité ne peut être contestée. Il paraît prouvé que quelques municipalités, averties à l’avance des désordres qui devaient avoir lieu, n’ont pris aucune précaution, et comme ces refus de maintenir l’ordre public se multiplient à l’infini dans plusieurs provinces du royaume , j’imagine qu’une dénonciation formelle peutêtre utile ; il me le paraîtaussi de donner une grande publicité à ces événements, en regrettant de ne pouvoir en donner autant aux moyens employés pour les déterminer. Extrait du procès-verbal de ce qui s’est passé au château de Saint-Julien près Cressensac, le 10 de janvier 1790. M. le comte d’Aubery, connu pour le meilleur des hommes, qui a toujours été l’ami et le protecteur de ses vassaux; M. le marquis de Lastei-rie, son gendre, colonel du premier régiment des carabiniers, qui, depuis trente-deux ans, sert dignement son roi et son pays, habitant leur château de Saint-Julien en Bas-Limousin, ont été attaqués, ce 10 janvier, par une troupe d’environ trois cents brigands armés de fusils. Le marquis de Lasteirie, qui avait été instruit du complot, leur a fait lecture de la loi martiale, montré le drapeau rouge, et ordonné de se retirer. Ce qu’ayant refusé, le marquis de Lasteirie est monté à cheval, lui onzième, a chassé ces brigands sans tirer un seul coup. De leur côté ils ont tiré trois coups de fusil, dont un a percé le chapeau d’un cavalier de maréchaussée ; M. de Lasteirie a été secouru par la brigade de Meissac (commandée par M. Bout-tant, dont la conduite ferme et prudente mérite des éloges, ainsi que son zèle pour le bien public), quelques amis et ses domestiques; les défenseurs de Saint-Julien sont dignes de l’estime publique ; malheureusement dans ce moment d’anarchie, il (1) Ce docnment n’a pas été inséré au Moniteur. (2) J’ai réclamé la parole pour faire la dénonciation dont il s’agit : l'ordre du jour et entre autres discussions celle relative aux juifs do Bordeaux, a forcé M. le Président à me renvoyer au comité des rapports où j’ai remis l’original signé de moi. Je désire qu’on y sente la nécessité de prendre promptement un parti sur un objet aussi important. ( Note deM.le vicomte de Mirabeau.) faut avoir un vrai courage pour oser défendre les citoyens irréprochables. Les gens intéressés aux malheurs publics, n’avant pu soulever les censitaires du seigneur de Saint-Julien, ont mis des affiches incendiaires dans beaucoup de paroisses, pour engager les mauvais sujets à venir piller et brûler Saint-Julien; la plus grande partie des habitants de Guremonte ont sonné le tocsin, se sont armés, et ont formé la grande partie de l’attroupement pour avoir part au pillage ; les municipalités et les milices des petites villes qui avoisinent Saint-Julien ont été prévenues plusieurs jours d’avance des projets des brigands, et ont prouvé par leur conduite dans cette occasion que si elles ne fomentaient pas, au moins elles toléraient les attroupements. Je ne me permettrai aucunes réflexions, parce que je n’ai aucunes données pour assigner les vraies causes de cet événement, qui, de tous ceux qui viennent de se passer en Bas-Limousin et en Quercy, est celui qui a en lieu les suites les moins fâcheuses-, je me contente d’articuler les faits et de m’engager à en fournir la preuve ; des troubles de la même espèce viennent d’avoir lieu dans le Quercy, dans le Rouergue et dans l’Auvergne. Les détails doivent en être parvenus à votre comité de rapports. Quant aux événements de même nature qui ont eu lieu en Bretagne, j’en ai reçu hier une relation détaillée. Je vais commencer par donner lecture de la lettre qui me les annonce, et des détails qui ne viennent pas de la même personne, mais dont jem’engage aussi à fournir les preuves. Quelle douleur ne serait pas la vôtre, Messieurs, si l’on pouvait soupçonner que quelques-uns des discours prononcés dans' cette tribune, lors de l’affaire du parlement de Rennes, ont été les causes premières de ce soulèvement, qui n’est autre chose qu’une nouvelle jacquerie, c’est-à-dire la guerre de ceux qui n’ont rien contre ceux qui possèdent ; que les invitations qu’on a faites au peuple breton de compter les bras, et que d’autres phrases, que je n’ose qualifier, sont peut-être le germe de ces nouvelles insurrections. Je dirai plus, Messieurs, et je le dirai, convaincu de la douleur que doivent éprouver les députés bretons, leur dernière adresse à leurs commettants a été lue dans les paroisses. Elle désigne la noblesse et le clergé comme les ennemis du peuple et à l’époque de sa publicité les châteauxont été pillés, les archives brûlées et les personnes des nobles menacées. Une dernière observation préliminaire que j’invite l’Assemblée à faire, c’est que les paroisses de Maxant et d’Augan, d’où est parti le premier essaim de brigands, sont celles de la province de Bretagne qui ont fourni le plus de mauvais sujets dans tous les temps ; que sept à huit habitants de ces lieux furent roués pour assassinats, il y a quelques années, c’était le digne foyer d’une aussi criminelle insurrection dans lequel le choix des complices pourrait déceler les auteurs. Nota. Je crois ne devoir publier aucune signature, mais je me rends garant de ce qui est énoncé dans les lettres. Rennes, ce 23 janvier. Permettez-moi, Monsieur, de mettre sous vos yeux les désordres affreux qui remplissent cette province, et les scènes d’horreurs qui s’y succèdent avec une rapidité effrayante, et une atro-