3 [Assemblée nationale.} ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [3 janvier 1791.] Chaque tribunal de district ayant la connaissance, ! et faisant à la fois les fonctions de tribunal criminel, le président de ce tribunal sera également président en matière criminelle. Cinq juges composant chaque tribunal de district, t’un d’eux * sera chargé de remplir les fonctions d’accusateur public, et le greffier du tribunal civil le serait en même temps du tribunal criminel; et les vues du comité sont remplies, l'économie de son plan n’est point dérangée. Que l’on ne dise pas que les juges de district seront déjà assez occupés par les affaires civiles, et qu’il ne faut point les détourner de leurs fonctions. L’expérience nous annonce déjà que vos tribunaux sont tellement multipliés, qu’ils n’ont presque rien à faire. Votre sainte institution des juges de paix, l’établissement des bureaux de pacification produisent le salutaire effet que vous en attendiez, et les procès sont presque tous assoupis à leur naissance. L’état de juges dans l’état actuel des choses, est ce qu’on appelait autrefois un véritable métier de chanoines. Leur zèle souffre de leur inaction forcée, et c’est entrer dans leurs intentions que de leur assurer du travail et de l’occupation, et de les tirer de cet état d’inaction qui ne peut produire que l’effet fâcheux d’amener le dégoût des affaires et d’enfanter l’inexpérience et l’ignorance. Je prévois depuis ici la grande objection que l’on va me faire, et j’avoue qu’elle est de quelque considération. L’on va me dire que si le système que je propose était adopté, il serait bien difficile de composer un juré de deux cents personnes. Je réponds que nous verrons bientôt arriver le moment où les districts eux-mêmes, trop multipliés, circonscrits dans des limites trop étroites, demanderont leur réunion à des districts voisins. Elle est trop généralement sentie et reconnue, cette nécessité de la réunion de districts, pour ne pas s’opérer dans peu, et alors vos districts plus étendus, tous les obstacles cessent; et n’allons pas, pour un inconvénient du moment, établir un système duquel découleraient tant de conséquences fâcheuses, et auxquelles il serait difficile de remédier par la suite. Je conclus donc de décréter l’article 1er en ces termes : « Chaque tribunal de district aura en même temps la connaissance des affaires civiles et criminelles. » M. Chabroud. Avant de continuer la discussion dans l’ordre des titres de la loi qui vous est proposée, je crois nécessaire de discuter tout d’abord la question de savoir si les déposisious des témoins seront ou non rédigées par écrit. La décision prise à cet égard doit avoir, en effet, la plus grande influence sur toutes les dispositions précédentes et suivantes. (Cette motion est adoptée.) M. Prngnon . Suffit-il que les jurés croient l’accusé coupable, ou faut-il que le crime soit prouvé? Voilà un problème. En s’abandonnant à la sensation du moment, les jurés peuvent bien dire qu’ils croient l’accusé coupable; mais s’il ne faut plus de preuves légales pour déclarer un citoyen coupable, tout devient conjectural, et c’est au tribunal des conjectures que se portent l’honneur et la vie des hommes. Erigerez-vous en principes qu’il n’est pas nécessaire que le crime soit prouvé, et franchirez-vous ce grand pas? voilà donc vos jurés arbitres de la vie et de la mort de tous les citoyens. La preuve résidera donc dans la perception individuelle de chaque juré ; donc par cela seul, tout résultat certain et uniforme devient impossible, puisqu’il existe autant de différence entre la perception d’un homme et celle d’un autre, qu’entre les traits de leurs figures. Sans doute, la première justice que l’on doit à un citoyen prévenu de crime, c’est de se hâter de l’absoudre ou de le condamner, parce qu’il ne faut jamais oublier qu’il est homme et un être sensible; ainsi la loi criminelle doit être généreuse et magnanime; ainsi il faut que les juges du fait soient en général des hommes d’un sens simple et droit, viri probi et recti corde ; mais conclure de là, que les dispositions ne doivent pas être écrites, c'est, depuis qu’on raisonne mal, la plus mauvaise conséquence que l’on ait tirée. Les jurés, dit-on, ne peuvent combiner des dépositions; et cependant, c’est à de tels hommes que vous confiez toutes les existences. Suffit-il donc d’être un homme grossier, d’être ni?* probus , pour mesurer la valeur d’une déposition ? Mais combien ne faut-il pas avoir exercé son jugement, avoir appris à comparer, et des faits et des idées, à saisir et tous les rapports et toutes les faces, pour apprécier avec justesse le mérite d’une preuve. Si, dans chaque procédure criminelle, il se présentait deux témoins qui marchassent de front, et qui déposassent d’une manière précise et directe sur toutes les circonstances du délit, s’il n’y avait qu’un fait, je conçois que les hommes les plus ordinaires seraient en situation de dire, l’accusé est coupable ou ne l’est pas; mais il y a telle affaire dans laquelle on entend cinquante ou cent témoins, où les circonstances se combinent d’une manière étrange. Gomment, avec les meilleurs organes, combiner de tête la troisième déposition avec la trentième, la vingt-cinquième, avec la centième? On ne vous propose pas même d’obliger les jurés à prendre des notes succinctes des dépositions, et souvent il y en aura qui ne sauront pas écrire. Sauront-ils évaluer la distance qu’il y a de la probabilité à l’évidence? Sauront-ils graduer l’échelle? sauront-ils que la probabilité approche du vraisemblable, le vraisemblable du vrai, le vrai de la certitude, et la certitude de l’évidence? Et, sans cette science, comment sauront-ils si l’accusé est coupable ou innocent? On ne peut balancer la destinée des accusés qu’entre deux points invariables, la condamnation et l’absolution; ces deux destinées ne peuvent être jouées, et jouées avec des chances dangereuses pour l’intérêt de la société et le repos de l’innocence. Roberston, en parlant du siècle de Charles-Quint, dit qu’alors il y eut une constellation de grands hommes. Eh bien! quand vous auriez à m’offrir une constellation d’excellents jurés pour chaque département, encore tremblerais-je, et beaucoup, sur le sort des accusés qui seraient condamnés d’après des preuves orales; et ceux mêmes qui accepteraient de telles fonctions seraient, par cela même, indignes de les remplir ; car probablement Montesquieu les eût-il refusées. En Angleterre au moins, les jurés ne font qu’autoriser le juge à prononcer; et lorsqu’il voit qu’ils décident contre l’évidence, il peut leur substituer d’autres jurés; mais ici ils font violence à la confiance du juge, qui n’est plus qu’un instrument obéissant, et vous leur donnez ce droit terrible d’après des dépositions empreintes dans l’air! Si vous mettez en principe, avec le comité, qu’il ne faut pas que le crime soit léga-l lement prouvé, mais que c’est assez que l’accusé soit cru coupable, je maintiens que c’en est fait de la société; je maintiens qu’il faut fuir la [3 janvier 1791. J 4 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. France si les lois n’y sont plus que des armes, et des armes remises dans les mains de l’inexpérience. Une déposition non écrite n’est point une déposition, n’est pas une preuve légale; et tout accusé, condamné sans cette preuve-là, est condamné illégalement, c’est-à-dire juridiquement assassiné. Voilà où le comité vous conduit, et il appelle cela protéger la liberté ! On répond que les jurés ne peuvent exister avec des preuves écrites. Observez que M. D »port, au mois d’avril, vous a fait décréter les jurés au criminel; on voilait alors les conséquences de cet établissement. Je prétendis qu’avant de les décréter il fallait avoir sous les yeux un aperçu de leur organisation. La proposition fut rejetée, et on soutint qu’il fallait d’abord décréter le principe : maintenant qu’il l’est, on vous dit que la conséquence est qu’il ne peut y avoir de preuves écrites, par ce que des jurés ne seraient pas en état delà combiner. Telle est la constante manière dont on vous fait procéder; on vous met un principe en avant, sans vous dire où l’on veut qu’il vous conduise; et ce principe passé, le comité revient au bout de quatre mois, et vous dit : Vous avez en tel temps, décrété tel principe; pour Jui être fidèle, il faut adopter tel article. Cet article est combattu; mais il y a une tactique d’après laquelle c’est un membre du comité qui parle le dernier ; il a eu le temps de se préparer et de s’armer; et, avec ces deux avantages-là, on va aux voix. Observons que le juré ayant vu les dépositions rédigées devant lui, peut, avec l’intelligence la plus ordinaire, les combiner par écrit; que la rédaction soulage et son attention et sa mémoire : mais les confier à la seule mémoire, c’est écrire sur la neige. Un témoin dont la déposition n’est pas écrite, la fait avec bien moins d’attention; il ne dépose pas, il raconte : premier danger. Il en est un second d’un genre opposé, mais qui n’est pas moins grave : les regards de l’accusé, ceux de son conseil, de ses parents, de ses amis, feront vaciller le témoin; et si l’on n’écrit pas la déposition, le résultat en sera nul. Remettons-nous-en à l’expérience : la loi voulait, elle veut encore qu’en matière légère, au civil, les témoins soient entendus sommairement, et leurs dépositions non rédigées; cependant un usage, fondé sur la nécessité, avait abrogé, dans presque tous les tribunaux, cette déposition; on avait fini par les écrire, parce que l’expérience avait averti du danger de la non rédaction par écrit; avait averti que c’était établir leur haine de l’arbitraire dans le sanctuaire même de la loi. Où est le mortel qui aurait pu juger sur des dépositions non écrites l’affaire de la Pivardière, celle du 6 octobre, et cent autres que l’on pourrait citer? Combien n’y aura-t-il pas de probabilités de plus contre la vérité des témoignages, dès là que le témoin le plus décidément parjure ne pourra être convaincu. Il y avait malheureusement de faux témoins, malgré la possibilité de la conviction; or, combien n’y en aurait-il pas du moment où elle deviendrait impossible? Quel frein y aura-t-il contre cette classe d’bommes assez vils pour vendre leur conscience ? On suppose ensuite aux jurés une finesse de tact, une netteté d'aperçu qui est la chose la plus rare chez les hommes instruits. Ils céderont à la première impression ; mais cette impressiou-là ne trompe-t-elle jamais? L’expression du visage est-elle toujours celle de l’àme? en est-elle, sijepuisle dire, la gravure et l’estampe? est-il bien sûr que de telles indications soient toujours le chemin de la vérité? Cependant, si vos jurés se trompent, nulle ressource ouverte pour réparer leurs erreurs. Le comité veut nousreporter à laposition dans laquelle nousétions avant l’invention de l’écriture. Le non emploi de l’écriture est une institutiondigne de la barbarie. Ainsi, ce n’est pas d’avancer, c’est de rétrograder que l’on parle. Quel essai terrible on vous propose ! il s’agit de conjurer contre les vérités établies, de détrôner la raison publique. Il faut que, depuis l’Hôpital, tous les législateurs aient déliré. On a tant et si bien dit que la preuve vocale était dangereuse, qu’il était malheureux d’être réduit à cette preuve pour les crimes, voulez-vous ajouter à son danger? Lorsque notre opinion chancelle, nous cherchons, pour nous accorder, la statue d’un grand homme. Dites-moi quel est celui qui a prononcé que la preuve testimoniale ne devait pas être écrite, et sur quel homme de génie vous pouvez-vous appuyer? Ce n’est pas sur de vieilles nations que l’on peut faire de telles expériences anatomiques. Prenons garde que l’on ne nous applique ce que Pline disait des médecins de son temps : Discunt peri-culis nostris, et per expérimenta mortes agunt. Craignons d’être avertis par les gémissements de l’innocence, et de n’avoir à lui offrir que d’inn tiles regrets. Comment voulez-vous juger de la bonté de l’établissement des jurés, si vous ne pouvez comparer leur décision avec des dispositions arrêtées. Le peuple croira qu’ils disposent à volonté de là vie et de l’honneur; à quoi ne les exposez-vous pas ? Si les dépositions ne sont pas écrites, ils n’auront plus de frein ; on cherchera à les acheter, et cela sera bien plus facile, puisqu’ils n’auront dans le fait le pouvoir de faire une grâce, sans qu’on puisse les convaincre d’avoir mal décidé. Je demande donc qu’il soit décrété que letémoin sera d’abord entendu devant le juge, que sa déposition sera rédigée par écrit etqu’illa réitérera devant les jurés, sans qu’alors elle ait besoin d’être écrite de nouveau. M. Chabroud. L’institution des jurés nesym-patise pas avec des dépositions par écrit. Je crois donc que les dépositions par écrit ne sont pas admissibles ; je soupçonne même que la plupart des personnes qui sont d’un avis contraire, n’y ont pas sérieusement réfléchi. Marchons avec les principes, et nous verrons que le danger est où nous cherchons le préservatif. On se sert de l’écriture pour conserver la mémoire des choses. Gela posé, l’écriture n’est pas nécessaire là où la mémoire des choses est inutile. On se servait de l’écriture dans le temps où la procédure était discontinuée presque aussitôt que commencée. L’examen par jurés annonce une autre forme. Je soutiens qu’un témoignage peut être plus facilement altéré, s’il passe par la filière de la rédaction, que si tous les témoins étaient rassemblés devant le juré. Je demande donc que si l’on veut conserver l’institution des jurés dans toute sa pureté, la procédure ne soit pas faite par écrit. M. l’abbé Bourdon, curé d'Evaux. Je dénonce à l’Assemblée un imprimé qui contient le prétendu serment de M. l’évêque de Clermont. Il y est dit que ce serment a été adopté par un grand nombre de membres du clergé... Plusieurs membres de la partie droite : Cela est vrai !